Couverture de EP_080

Article de revue

La destructivité des enfants et des adolescents malvoyants

Pages 177 à 185

Notes

  • [1]
    J’écrirai « enfants » pour « enfants et adolescents », sauf nécessité de différencier.
  • [2]
    ides, Paris.

1La déficience visuelle sévère (dvs) des enfants et des adolescents [1] a de nombreuses conséquences sur leurs façons de penser, d’éprouver des émotions, d’être au monde et parmi les autres (Galiano, 2013). Mais leur destructivité, tournée contre eux-mêmes ou contre les autres, a été peu ou pas étudiée. Elle est pourtant présente chez de nombreux enfants de l’institution où je travaille [2], sous des formes et dans des intensités diverses. Les causes et les mécanismes en sont multiples. Il est utile de les connaître pour la limiter.

Un sentiment majeur d’insécurité et des terreurs archaïques

2Cette fragilité se constitue dès la révélation de la dvs, à la naissance ou dans les premières années. Le bébé ou le petit enfant ne peut s’appuyer, ou pas suffisamment, sur la vue pour construire son adaptation au monde et aux objets, y compris vivants, qui s’y trouvent. L’enfant a du mal à évaluer la taille, la forme, la structure de l’espace qui l’entoure ainsi que l’emplacement et les caractéristiques de ses objets. Il fait l’expérience, dès qu’il se déplace, de leur dangerosité potentielle quand il se cogne contre eux ou en tombe. En ce qui concerne les vivants, il ne peut savoir, s’ils ne signalent pas leur présence, s’ils sont entrés dans son espace ou s’ils en sont sortis, il a du mal à reconnaître leurs comportements, leur visage, ainsi que les émotions et les intentions qui s’y inscrivent, et donc s’il peut leur faire confiance ou doit s’en méfier. Ceci affaiblit sa capacité à se mettre à la place de l’autre. De la réalité, l’enfant dvs ne perçoit, lentement et avec effort, que le plus visible, le plus évident. Il a du mal à associer les mots et les choses car il appréhende ceux-ci avec le toucher, l’audition, l’olfaction ou le sentiment de leur présence et de leur forme globale souvent plus que par la vue. Ainsi, la représentation qu’il en a n’est pas forcément la même que celle des autres. Selon la gravité de la dvs, le décalage entre sa perception du monde et celle de ses parents et de sa fratrie, puis celles des autres, enfants ou adultes, est plus ou moins grand et peut aller jusqu’à la rupture : il ne vit alors pas dans le même monde qu’eux. Certains enfants renoncent à préserver et développer cette relation (leurs parents de leur côté peuvent faire de même) et se développent dans une grande solitude, s’enferment dans leur monde, parfois avec des traits autistiques, ou dans une vie étriquée et précautionneuse, ou encore s’efforcent d’en prendre le contre-pied dans des conduites de risque. D’autres essaient de maîtriser la complexité excessive du monde en le réduisant à quelques éléments simples, insécables, figés, qu’ils apprennent et additionnent comme des briques de Lego. La journée, pour eux, n’est qu’une succession de moments, un emploi du temps qui doit se dérouler de façon immuable, le moindre changement provoquant la panique et des réactions violentes. De même, l’espace de la ville est réduit aux lignes de métro et aux stations qui les composent (une liste de noms et de chiffres), la musique aux noms des stations radio, à leurs fréquences, aux hits et aux « playlists » qu’ils diffusent (du quantitatif seul), ou encore à un seul chanteur défini par son histoire tragique ou à un seul style (le « métal », associé à la mort par ses titres et ses images).

3Le sentiment d’insécurité de ces enfants les pousse à faire bloc avec un ou quelques autres enfants dvs, bloc à la caractéristique unique et clivante dans lequel ils s’enferment, se coupent du monde, rejetant tous les autres dont ils ne supportent pas l’image dégradée qu’ils leur renvoient, suivant la logique raciste bien connue. D’autres enfants, pour masquer cette identité de dvs, en exhibent une autre, celle de clown (pour cacher leur détresse ou gagner les faveurs des autres), de « jeune de banlieue », etc., ou imitent comme des caméléons n’importe qui ou encore, ayant renoncé à être eux-mêmes, se négligent et leur corps désinvesti se déforme de façon pathétique et inquiétante. D’autres, par réaction, se fantasment super-héros ou super-méchant – aujourd’hui gangster ou terroriste –, jusqu’à parfois y croire.

4Le bébé ou le petit enfant dvs perçoit bien que son développement, dont il a une intuition plus ou moins précise inscrite dans son patrimoine génétique, n’est pas ce qu’il devrait être. Il constate jour après jour ses limites et ses insuffisances, qui ne sont pas celles des autres enfants. Il perçoit aussi les attitudes inadéquates de ses parents : rupture de relation, fugace ou durable (en particulier la « mère morte » incapable de le tenir dans ses bras), vœux de mort parfois explicites ou mis en actes, comportements d’emprise (ils font de lui un objet ou une cause à laquelle ils consacrent leur vie, dans le sacrifice ou l’exigence vengeresse que la société répare leur malheur, combat qu’il pourra plus tard reprendre à son compte sous des formes diverses). L’ordre du monde s’écroule – ce monde dans lequel il avait sa place naturelle, cet ordre dont ses parents qui devaient le protéger de toute souffrance étaient les garants –, et il ne sait à qui ni à quoi se raccrocher.

5L’enfant, et plus encore l’adolescent, rend ses parents responsables de son malheur, en particulier quand, consanguins, ils lui ont transmis la mutation génétique causale. Il pourra aussi éprouver de la culpabilité à les voir souffrir et sera tenté de s’enfermer avec eux dans une vie recluse et amère, ou il se révoltera contre eux – aussi contre leurs insuffisances, leur éventuelle séparation, dont il se sent responsable –, la société, le destin. Certains parents enferment l’enfant dans une identité dans laquelle il ne se reconnaît pas (« handicapé », « incapable » ou, au contraire, « impeccablement normal », et ils le rendent alors responsable de ses échecs, avec ses enseignants et ses éducateurs, se déchargeant ainsi sur eux de toute leur culpabilité), qu’il finit par accepter ou contre laquelle il se révolte, de façon plus ou moins positive.

6La fin de l’adolescence est un moment de vérité à hauts risques. La cruelle réalité de la vie hors de l’institution spécialisée, la confrontation à l’échec dans ses orientations professionnelles ou universitaires, mettent parfois fin aux espoirs, parfois excessifs, de ses parents, ou aux siens, parfois cautionnés par l’institution. Il pense qu’il a été trompé, qu’il s’est trompé lui-même, que tous ses efforts ont été faits en vain. Le risque alors est celui de l’effondrement ou de la révolte dangereuse.

Les peurs et les terreurs

7Il est souhaitable de différencier les peurs et les terreurs.

8Les peurs sont celles de se cogner, de tomber, d’être écrasé en traversant une rue ou bousculé et de tomber sur les rails du métro. Jacques Semelin (2016) fait une description précise de toutes ces peurs qui naissent dans les moindres moments d’une journée. L’enfant craint aussi d’être agressé (et encore plus s’il habite un « quartier sensible »), marginalisé (mais il peut revendiquer cette marginalisation, pour ne pas la subir passivement), exclu, humilié, instrumentalisé (par les autres ou par ses parents), ou encore d’être sans ressources, sans vie sexuelle, conjugale, sans enfant, etc. Contre ses peurs, il peut se révolter, déprimer, se replier sur lui-même, attaquer les autres pour ne pas se faire attaquer, pour se faire respecter, pour imposer sa place, ou encore chercher à être le meilleur, parfait, inattaquable, jusqu’au moment où il en constatera le leurre. Ces peurs ont un rapport étroit à la réalité (mais il ne faut pas pour autant négliger les fantasmes) et se révèlent assez facilement, ainsi que leurs causes, derrière les comportements inadaptés.

9Les terreurs se constituent précocement chez le petit enfant (Ciccone, 1997), avec la découverte ou l’annonce du handicap. L’ordre du monde effondré, c’est le retour au chaos, le sentiment d’insécurité généralisée, de ne pouvoir compter sur personne, la solitude majeure, la perte de confiance dans ses parents dont il attendait tout, aussi l’impression que le sol peut s’ouvrir sous ses pas et qu’il peut tomber dans le vide, que personne ne le retiendra, qu’il est lui-même dans le vide. La peur terrifiante de la mort (parfois justifiée) rassemblera plus tard ces éléments dispersés et leur donnera sens. Le monde est dangereux et incompréhensible, son corps – dont il n’arrive pas à constituer une image interne cohérente – part en morceaux, se liquéfie, devient informe, comme son visage, qui perd – flou comme celui des autres – ses traits caractéristiques, devient monstrueux ou lisse comme un œuf. L’enfant ne peut exprimer ces terreurs que par ses réactions excessives, parfois incompréhensibles, auxquelles ses parents réagissent de façon inadaptée, les augmentant. L’expression de ces terreurs prend des formes très diverses et parfois trompeuses, comme le calme et la docilité excessifs (de même que le silence et le corps figé expriment la très grande douleur bien plus que les cris et l’agitation auxquels ils succèdent), comme s’il fallait être sans faute et invisible-inaudible pour ne pas risquer d’attirer les foudres terrifiantes. Ces terreurs s’expriment aussi dans des fantasmes, des cauchemars, des dessins (explosions de volcans, déluges, soleil qui brûle la terre, attaques meurtrières de méchants, etc.), ou dans des comportements violents comme s’il fallait faire subir aux autres ce qu’ils éprouvent, pour le leur faire comprendre « de l’intérieur », pour ne pas être les seuls, ou encore pour espérer s’en décharger sur eux et ainsi s’en libérer.

Cette violence s’exprime aussi en actes

10Elle le fait comme relation d’emprise (physique ou psychique) sur d’autres, et elle peut, dans un second temps, procurer des « avantages secondaires » (les racketter, se venger sur eux de son malheur, etc.). Elle peut s’exercer contre l’enfant lui-même et son corps, dans des conduites de risque, l’auto-destructivité, l’inconsistance (il ne cesse de se laisser glisser de sa chaise, donne l’impression qu’il se liquéfie ou est en latex). Cette destructivité peut toucher aussi son psychique (incapacité d’éprouver des émotions ou penser, par inhibition, dispersion, rigidité et certitude, intolérance à toute contestation ou doute) ; aussi sa créativité (incapacité de finir un dessin, un travail, ou compulsion à les détruire dès qu’ils sont achevés). Le chaos, la désorganisation (ou l’organisation impossible) se voient dans l’impossibilité de l’enfant à jouer avec ses jouets, de les intégrer dans une histoire, même simple : ils n’existent que comme éléments indistincts, tous équivalents, et l’enfant ne peut que les lancer, les mettre en tas, les brasser. L’enfant fait de même avec le monde si complexe qu’il s’efforce de réduire à un ensemble, plus ou moins grand et plus ou moins ordonné, d’objets, neutres, impersonnels, abstraits ; ou d’en faire un conte de fées, idéal tant que la réalité n’en fait pas voler en éclats l’illusion.

11Il est une autre violence, plus rare, pulsionnelle (proche de l’amok), qui se déclenche immédiatement dès que le noyau de fragilité et de destructivité enkysté au fond du psychique, non intégré dans les processus psychiques, a été touché, par un geste perçu par ce noyau – pas consciemment par l’enfant – comme agressif et dangereux, par un excès de voix confuses, trop fortes, par le sentiment d’intrusion dans son espace pneumatique ou psychique, par le sentiment d’être « nullifié », néantisé par une remarque perçue comme dévalorisante, sans qu’elle ait eu ce sens et cette intention pour celui qui l’a prononcée. L’enfant ne peut s’en décharger qu’en frappant ce qui se trouve sur son chemin, objet ou personne.

12Plus tard, la crise de l’adolescence réactivera ces peurs et ces terreurs (Corcos, 2009) et la destructivité qu’elles entraînent.

Les autres conséquences possibles de la dvs

13Elle peut induire une hétéro et/ou une auto-dévalorisation, un optimisme (parfois proche de la mégalomanie) ou un pessimisme excessifs, une trop grande émotivité, la fragilisation des modèles et des points d’appui, des ruptures (de continuité temporelle, familiale – en particulier pour les familles venues d’ailleurs –, de références culturelles et identitaires). Un trouble identitaire en découle, surtout si s’ajoutent une immaturité affective, relationnelle et sociale et une insuffisance cognitive. Ces éléments poussent ces enfants, comme leurs pairs voyants mais encore plus, vers les réseaux sociaux (Jehel, 2012) auxquels la technologie actuelle (smartphones, tablettes, reconnaissance vocale, ordinateurs à clavier braille, etc.) leur donne un accès facile, ce qui accentue leur déconnexion de la réalité, l’indistinction entre fiction-imaginaire et réalité. Ils oscillent souvent entre une méfiance systématique et une confiance excessive pour éviter la solitude, au prix souvent de cruelles déceptions ou de dépendance. Le rapport au temps est perturbé, le passé – individuel, familial ou collectif – est idéalisé, figé ou refusé, et l’avenir impensable ou craint.

14Il est utile de demander aux parents si cette dvs est la première épreuve difficile qu’ils ont connue dans leur vie ou dans celle de leur famille. Peuvent être mieux comprises la place que la dvs et l’enfant occupent dans leur vie et dans leur désir, d’origine et actuel, ainsi que les diverses autres causes de ses troubles. En effet, nombre de ces enfants viennent de pays où leur dvs aurait pu être prévenue ou traitée précocement s’ils avaient disposé de bonnes conditions médicales. Dans ces pays existent aussi souvent une insécurité sociale et politique, parfois des dictatures et des guerres civiles ou terroristes. Le cas de Richard montre l’intrication des causes médicales, sociales, familiales, et « environnementales humaines » dans ses troubles et sa violence.

15

Richard, 13 ans, albinos, est venu à 10 ans du Congo avec sa mère seule, pour des soins, dit-elle, et pour fuir la violence locale (dictature, guerre civile, enlèvements d’enfants) et un mari violent. Richard montre une violence intentionnelle et pulsionnelle dès qu’il se sent agressé. Son parcours a été et reste chaotique : nombreux déménagements – à chaque fois, il perdait des objets auxquels il tenait –, échecs scolaires malgré une bonne intelligence. Il est angoissé, n’a pas confiance en lui, se dévalorise. Son environnement social et familial associe violence, délinquance et condamnations. Ses rêves, comme ses fantasmes, sont effrayants : solitude, agressions barbares sur le corps, meurtres, retour vers l’informe, catastrophes. Il doit frapper les morts pour les ressusciter mais il distingue mal les morts des vivants. Son père, pour sauver les autres (de sa violence ou de la destruction ?) met son démon dans son ventre puis meurt. Ce démon le pousse à des actes violents mais il ne peut l’extirper, sauf à mourir car il fait partie de sa chair. Richard a un discours mégalomaniaque (il est un super djihadiste, il va massacrer tous ceux qui ne sont pas musulmans, les juges et les policiers). Les attentats et la violence l’effraient et le fascinent. Son mode de penser est binaire : le vrai et le faux, le bien et le mal, ceux qui vont vivre et ceux qui vont mourir, eux et moi, etc. Il distingue mal l’imaginaire-fiction et la réalité, craint de rester seul avec ses terreurs, ne fait pas confiance aux adultes ni à ses parents, et il pense qu’ils ne voulaient pas qu’il vive. Il est écartelé entre deux cultures, deux tentations (le Bien et le Mal), plusieurs identités : africain (mais albinos, ce qui le met doublement en danger car il peut développer des cancers cutanés et aussi être agressé, voire tué, car considéré comme un sorcier), français, déficient visuel. Il rejette toutes ces identités et privilégie, de façon excessive et démonstrative, celle jugée plus valeureuse de « jeune de banlieue », délinquant mineur, tenté par le terrorisme djihadiste, pour se venger de son malheur et rétablir l’ordre du monde. Il ne sait rien de l’histoire de sa famille ni de celles du Congo et de la France. Son frère s’est converti à l’islam. Son beau-père l’éduque avec les mêmes violence et exigence rigides que lui-même a subies. Il ne lui laisse aucune alternative entre une obéissance totale et un rejet radical (« Si tu tournes mal, je te massacre, même si la loi l’interdit. ») Il vit dans son monde, en dehors de la réalité, mais il ne peut ignorer les attentats qui le terrorisent mais qu’il approuve.

La description

16La description, aussi précise que possible, dans ce qu’elle comporte et ce qu’elle exclut, dans les mots qu’elle emploie, accompagne tout au long la psychothérapie, dans ses va-et-vient entre hypothèses et scansions de son avancée. Elle indique aussi les éléments significatifs de la psychopathologie du patient auxquels l’analyste sera attentif. Ainsi, la description de Richard indique l’importance des ruptures (de l’albinisme et de la dvs par rapport à la norme du phénotype et de la vue, puis celles de la situation familiale et du lieu de vie). Elle indique sa perplexité sur les véritables raisons du départ de son père, de sa venue en France (dans l’intérêt de sa mère, du sien, des deux ?), sur la relation à sa mère (instrumentalisé ou « sauvé » par elle) et à son père (par sa violence s’identifie-t-il à lui, se situe-t-il dans sa continuité, s’affronte-t-il à lui, ou se protège-t-il ainsi des autres, ne pouvant plus compter que sur lui-même ?). Sa perplexité porte aussi sur ce que son père lui a transmis (cette violence, son albinisme et sa dvs), et sur la possibilité de s’en débarrasser (à quel prix ?) ou d’en assumer l’héritage. Mais un usage plus acceptable de sa révolte, moins stérile, est-il possible ? La description indique ses terreurs, en relation à son sentiment d’insécurité majeur (quelle est la part respective de son histoire sociale, familiale, médicale, de son environnement actuel ?), les formes qu’elles prennent, celles de tout enfant (catastrophes, monstres, agressions et dangers) et celles plus en rapport à la dvs (les pertes irrécupérables, la chute sans fin dans le vide qui s’ouvre sous ses pieds, la solitude absolue, la différence radicale avec les autres, etc.), celles qui sont induites par le monde actuel (le terrorisme, l’islamisme radical). Quand Richard, un jour, me crie : « Juif de merde, convertis-toi, nous t’égorgerons, tu iras en enfer », j’oriente la discussion sur l’importance de distinguer le jeu relationnel et le « pour de vrai », sur ce que la thérapie peut intégrer et à quoi elle peut donner sens, au-delà de quoi son comportement appartient au champ des relations sociales et des positions politiques, auxquelles s’appliquent des règles différentes. Cette question conduit à l’évocation des lois qui ont cours en France, qui s’appliquent aussi aux enfants et adultes dvs, aussi dans cette institution, qui n’est pas hors société. La discussion, qui est aussi interprétation de son acte, porte sur la différence entre soi et l’autre (et celle-ci inclut l’albinisme, la dvs, la situation sociale, le statut, etc.), sur les façons d’identifier quelqu’un (par l’apparence, les analogies, les suppositions, etc. ?) et sur les conséquences de cette identification (la marginalisation, l’exclusion, voire la destruction). Son apparence albinos ou de « jeune de banlieue » concentre-t-elle toute son identité ? La solidarité et le « bien vivre ensemble » ne sont-ils pas plus sûrs que les discriminations et les exclusions violentes ? De même qu’une pensée souple plutôt que dogmatique et rigide (vrai ou faux, vivant ou mort, eux et nous, moi et les autres, Bien ou Mal) qui, dans sa certitude, n’accepte ni compromis ni différentes interprétations sur une situation ou une parole.

17Bien sûr, nous n’avons pas discuté de tous ces thèmes dans cet entretien mais nous les avons, l’un et l’autre, gardés en mémoire et ils sont revenus, sous forme de paroles, de jeux, de dessins et d’interprétations pendant plusieurs mois. C’est ainsi que la thérapie put avancer, dans le double cadre sécurisant de l’institution et de la psychothérapie. Richard, dans mon attitude envers lui et ses réactions, même aux limites de l’acceptable, du supportable, dans mon effort de le(s) comprendre et de leur donner sens, put commencer à reprendre confiance dans les adultes, les Français, et dans l’ordre du monde dans lequel il pouvait avoir sa place.

Comprendre, prévenir, traiter la violence de certains enfants dvs

18La violence inquiétante de certains enfants dvs découle de la dvs elle-même mais aussi des caractéristiques de l’histoire familiale et de celles de leur vie actuelle. De nombreuses familles d’immigration récente (et c’est le cas de celles venues en France pour soigner la dvs de leur enfant) ont des conditions de vie difficile, souvent dans des quartiers où la violence existe dès l’école primaire : racket, brimades (qu’excite la dvs), bagarres, puis délinquance de degré divers. Il faut aussi tenir compte des méthodes éducatives parfois violentes des parents, que ceux-ci ont eux-mêmes subies dans leur enfance et qu’ils continuent d’appliquer à leur enfant (quand ils n’y renoncent pas sous la contrainte, ce qui augmente leur rancœur envers « la France » qui n’a pas correspondu à leurs attentes et qui, de plus, veut les déposséder de leur parentalité et de leur autorité en leur interdisant ces méthodes éducatives), pour se venger de lui, cause de tant de problèmes de tous ordres ou pour le forcer à réussir et payer leur malheur. C’est pourquoi il est important d’avoir des entretiens avec les parents (Lupon, 2018), mais il est difficile de les faire venir et évoluer.

19Ces enfants dvs ont besoin d’exprimer leur révolte, qui doit être reconnue, mais aussi d’ordre, parce que la dvs – son irruption autant que sa présence et les réactions de leurs parents – a introduit un désordre majeur dans l’ordre du monde et dans leur fonctionnement psychique, et a déstabilisé leurs repères. Ils ont besoin d’être aidés à reconnaître les éléments multiples de cette révolte – et pas seulement les plus visibles –, les divers personnages auxquels elle s’adresse – sans les confondre ni se tromper –, à en faire un bon usage – créatif et stimulant plutôt que stérile ou destructeur –, en tenant compte du contexte, des formes, de l’intensité, du sens qu’ils lui donnent et de leurs objectifs, à court et plus long terme.

20Pour aider ces enfants à atténuer leur destructivité et à en faire un usage plus créatif que destructeur, il importe de tenir compte des différents éléments constitutifs de leur mal-être mais aussi de leurs attentes et de leurs aspirations, et ne pas se contenter d’une interprétation unique, aussi évidente ou séduisante soit-elle (Phillips, 2018). Ainsi, quand un enfant fait, devant moi, répétitivement tomber de la table les jouets, je l’aide à différencier et comprendre le lâcher et le jeter (l’un d’abandon, l’autre de rejet), l’intention (les casser, m’agresser et, peut-être, à travers moi l’institution, la France, les adultes, ses parents, ou me montrer que lui aussi a été négligé ou cassé, par quoi, par qui ?). Il observe – j’y suis attentif, je peux lui dire mes hypothèses – mes réactions (l’indifférence, la colère, le rappel d’une règle), ma préoccupation de l’objet (le réparer, le garder même cassé plutôt que le jeter à la poubelle car il a toujours sa valeur pratique et affective) ou de lui, ma capacité à empêcher sa destruction de l’objet et la répétition de son geste, à l’apaiser et le rassurer, etc. Je tiens ainsi compte de la relation transférentielle, de la continuité des séances, quand elle existe (mais les rencontres ponctuelles ont aussi leur valeur, faute de mieux), des caractéristiques de l’enfant, de son histoire (familiale et médicale, et des événements significatifs qui l’ont scandée), de l’actuel (sa situation mais aussi le contexte politique et idéologique en France et dans le monde), ainsi que des grands éléments constitutifs de l’expérience de la dvs. Pour tous et surtout pour ceux qui montrent des traits autistiques, je leur montre, « en actes » de paroles et d’attitudes, dans la construction d’un espace commun de la relation psychanalytique, qu’ils ne sont pas incompréhensibles, que j’essaie de les comprendre, que je ne les force pas à quitter totalement leur monde mais qu’ils ont leur place, sans danger, dans le mien (qui est aussi celui des autres, que je représente).

Comment prévenir ces peurs, ces terreurs, ces désarrois, cette violence ?

21Il importe, bien sûr, de prévenir et traiter la dvs ; d’améliorer, comme pour d’autres maladies et handicaps, les modalités de sa révélation par les médecins. Aussi d’aider les parents, et particulièrement les mères, surtout quand la dvs se révèle à la naissance ou dans les premières années, à se déprendre du traumatisme pour accueillir leur enfant, à comprendre ses attentes et ses besoins, à y répondre, et l’accompagner jusqu’à ce qu’il soit suffisamment autonome, ce qui est l’objectif aussi des aides multiples qu’il reçoit des enseignants, des éducateurs, des rééducateurs, des « psys », etc. Il importe d’être particulièrement attentif aux moments de fragilité : celui où il prend pleinement conscience de son handicap et de ses conséquences actuelles et futures, le passage à l’adolescence (les conséquences de la dvs ne sont pas les mêmes que dans l’enfance), la fin proche de son parcours dans l’institution spécialisée, au collège ou au lycée. En cas d’échec, la pensée que tous ses efforts et ceux de ses parents, y compris pour certains l’abandon de la langue et des habitudes du pays d’origine, auront été vains puisqu’il reste marginalisé ou exclu, pourra provoquer effondrement ou révolte violente.

Conclusion

22La prévention et le traitement des conséquences négatives de la dvs, en particulier des peurs, des terreurs, des désarrois et des ruptures relationnelles, qui peuvent provoquer de la destructivité, à court et plus long terme, doivent être aussi précoces que possible. Ils doivent tenir compte de l’enfant (ou du bébé) lui-même, mais aussi de ses parents, de son histoire familiale, de ses conditions de vie, qui incluent les aspects sociaux, culturels, identitaires. Décrire plus précisément ce travail dépasse le cadre de cet article, mais pourrait faire l’objet d’un autre.

Bibliographie

  • Ciccone, A. ; Lhopital, M. 1997. Naissance à la vie psychique, Paris, Dunod.
  • Corcos, M. 2009, La terreur d’exister, Paris, Dunod.
  • Galiano, A.-R. 2013. Psychologie cognitive et clinique du handicap visuel, Bruxelles, De Boeck.
  • Jehel, S. 2012. « Culture médiatique violente chez les préadolescents », Les cahiers dynamiques, 2, p. 56-62.
  • Lupon, M. ; Armayones, M. ; Cardona, G. 2018. « Quality of life among parents of children with visual impairment: A literature review », Research in Developmental Disabilities, 5, 83, p. 120-131.
  • Oppenheim, D. 2017. « Pourquoi des adolescents croient qu’il est bien et légitime de massacrer des gens qu’ils ne connaissent pas et qui ne leur ont rien fait », Carnet Psy, n° 207, p. 54-57.
  • Phillips, A. 2018. Les plaisirs non défendus, Paris, Gallimard.
  • Semelin, J. 2016. Je veux croire au soleil, Paris, Les Arènes.

Mots-clés éditeurs : psychothérapie psychanalytique, terreurs, Déficience visuelle, destructivité, trouble identitaire, traumatisme

Date de mise en ligne : 19/03/2019.

https://doi.org/10.3917/ep.080.0177

Notes

  • [1]
    J’écrirai « enfants » pour « enfants et adolescents », sauf nécessité de différencier.
  • [2]
    ides, Paris.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions