1 Le présent travail essaie d’éclairer l’influence de l’hérédité transgénérationnelle sur l’évolution de la famille. Cette étude permettra d’éclairer certaines dérives liées aux entraves dans l’accomplissement de l’adoption.
2 Traiter de la fonction du transgénérationnel dans l’adoption implique d’expliquer le cadre théorique dans lequel la famille est pensée. Je parlerai de son approche psychanalytique, inspirée de la théorie de la groupe-analyse et de la théorie anthropologique de la parenté. Commençons par l’idée de réalité psychique, abordons ensuite celles du lien intersubjectif, des liens de parenté où circulent le transgénérationnel, les enjeux de l’adoption. Nous verrons que ces idées se croisent au niveau de plusieurs carrefours générant des synthèses.
La transmission générationnelle dans le lien intersubjectif parento-filial
3 Le modèle de l’analyse de groupe éclaire la dimension du collectif : un espace inconscient est reconnu comme indépendant de l’espace psychique de chaque individu qui fait partie du groupe, tandis que l’espace psychique individuel contribue à configurer l’espace psychique collectif.
4 Idée fondatrice en psychanalyse, réalité psychique signifie que chaque idée et fantasme inconscients produisent un effet de réalité. Si vous pensez que croiser votre voisin dans l’ascenseur vous porte chance, vous allez agir comme si cela était vrai, cherchant à l’y rencontrer. L’exemple est simple ; référé aux nombreux fantasmes qui habitent notre inconscient, cela donne un monde complexe ! En même temps, dire que le groupe engendre chez chacun de ceux qui le composent une réalité psychique originale peut se relier à la notion d’intersubjectivité, autrement dit, aux effets de nos actes, mots, émotions, fantasmes sur les autres, et réciproquement. Il serait toutefois risqué de penser que notre fonction de thérapeute est de supprimer l’interprétation des faits réels selon la réalité psychique en démasquant son manque de fondement logique. Il est probable qu’ensuite le patient en configure une autre interprétation toute aussi relative.
5 En synthétisant et en soulignant cet interfonctionnement psychique entre deux ou plusieurs sujets, on aboutit au concept de lien intersubjectif. Ainsi s’organisent les ensembles psychiques. Ceux qui sont familiarisés avec les faits culturels me comprendront aisément, car il est monnaie courante en sciences socio-anthropologiques de penser en termes de représentations sociales, dont les mythes. Je ne fais que confirmer l’importance de ces dimensions apportant en même temps une nuance : un fonctionnement inconscient dans les différents espaces s’instaure, outre chez l’individu, dans le petit groupe, dans le grand groupe, dans la communauté. La nature de ces contextes, le sens et les moyens que leurs membres mettent en œuvre pour atteindre les objectifs qu’ils se donnent, les singularisent.
Besoin d’autrui
6 En même temps, l’étude de la parenté m’a permis de bien situer les différents liens, d’alliance, de filiation, de consanguinité, avunculaire (entre l’oncle utérin [maternel] et son neveu) et de souligner, d’une part, la fonction spécifique de chaque personnage de la famille, père, mère, enfant, frère, sœur, et, d’autre part, dans leur interrelation, selon la manière dont chaque personnage est traité par les autres membres de la famille ; c’est-à-dire qu’il n’est pas suffisant que le père s’affirme comme tel, il est important que les autres le vivent et le traitent comme tel, et cela au quotidien, dans chaque comportement et aussi dans chaque acte symbolique, comme la déclaration à l’état civil ou les fêtes de famille (Eiguer, 1987).
7 Parler de liens ne signifie pas parler de relations aux objets internes, mais de relations entre sujets : dans ce domaine, nous ne privilégions pas la représentation inconsciente qu’un sujet entretient avec un objet, plutôt celles que deux sujets entretiennent l’un envers l’autre. Cela parle de réciprocité et nécessairement de reconnaissance mutuelle entre sujets du lien. Le terme « lien filial » suppose donc que cette réciprocité et cette mutualité soient prises en considération.
8 La différence entre réciprocité et mutualité est intéressante à souligner : la réciprocité signifie que les sujets en lien sont en synchronie ; ils accordent leurs affects, pensées et comportements en les modifiant. Cela ne signifie pas qu’ils tendent à imiter l’autre, mais à s’identifier partiellement à lui, ce qui suppose une certaine originalité. La mutualité évoque la sédimentation de ces fonctionnements en créant une structure originale ; ils font groupe (cf. P. Ricœur, 2004). Une nouvelle entité psychique se forme, le lien a une identité propre, il est désormais intégré par chacun des sujets. Quand je dis : « Mon père », je me reconnais comme son fils et comme appartenant au lien filial dont nous faisons partie ; cela donne une coloration particulière à notre relation, qui implique des codes, des normes, une culture et, pour ce qui concerne notre thème, la référence à des racines ancestrales communes.
9 Une partie significative de ma réflexion a été consacrée à l’étude des lignées et à leur influence sur la psychologie familiale. Des mises au point convergentes de psychanalystes et de thérapeutes de la famille sur le transgénérationnel ont été associées à celles des anthropologues. Elles ont permis de saisir le sens de nombreux désordres et de les traiter. En thérapie familiale psychanalytique, les membres de la famille vivent avec émotion la découverte progressive de leur généalogie : ils sont saisis à la fois par la nature de ces découvertes et par la consolidation du sentiment d’appartenance à leurs chaînes généalogiques.
10 Sur le plan pathologique, ces trouvailles rendent compte de troubles souvent mystérieux, insaisissables, qui apparaissent liés à des méfaits, à des revers de fortune, à la vie d’ancêtres tumultueux, faits et profils souvent gardés secrets.
11 Depuis longtemps, des psychanalystes ont établi des ponts entre la psychanalyse et l’anthropologie, entre autres Geza Roheim (1952) et Georges Devereux (1951). Mais, à la différence d’autres analystes, ceux-ci ont effectué des travaux de terrain, y compris des psychothérapies auprès de natifs d’autres cultures.
12 Ces voies permettent aujourd’hui d’approcher les difficultés de la migration d’une façon plus claire, juste et percutante. Pour une étude sur l’adoption, la question de la migration est fertile en perspectives : nombre d’enfants adoptés sont nés à l’étranger ; des similitudes symboliques existent entre la migration et la venue de l’enfant dans une famille où il n’a pas été engendré (Eiguer, 2007). Je donne un exemple évocateur de ces ressemblances. La relation du migrant et son pays d’accueil passe par trois étapes : rejet, assimilation et intégration. On peut y voir des correspondances avec l’adoption.
13 Il m’a aussi semblé possible d’aborder les découvertes sur le lien avunculaire dans la mesure où l’oncle maternel est un « père qui éduque », celui qui fonctionne comme courroie de transmission entre la famille d’origine et son neveu ; ce dernier le respecte et le prend comme modèle. En bref, l’oncle remplit la fonction paternelle, notamment dans les cultures à familles matrilinéaires. Il est, en raison de l’interdit de l’inceste fraternel, différent du père qui engendre.
14 Dans notre culture, le lien oncle maternel/neveu peut être associé aux liens grand-père/petit-enfant, parrain/filleul, et plus largement maître/élève, dans ce sens qu’ils ont une fonction de référence, de formation, de transmission de la loi, d’inscription dans le socius. On se souviendra de l’influence que Claude Lévi-Strauss (1949) a exercée sur Jacques Lacan (1966 ; 1974-1975) lorsque ce dernier a construit son modèle de la métaphore paternelle, du père symbolique, celui qui « donne un Nom ». Le nom du père ne veut pas dire attribuer à l’enfant un nom de famille mais le désigner comme un fils et, de ce fait, l’introduire dans une famille, lui accorder une place dans la généalogie.
15 Ainsi m’est-il venu à l’esprit l’idée, cliniquement confirmée par la suite, de préciser pour nos sociétés un quatrième lien de parenté, celui qui lie l’ancêtre et l’enfant.
16 Ces applications sont d’autant plus fécondes que l’on est sensible à la conception des liens. Les rapports entre les différents liens de famille avec leurs oppositions, comme l’anthropologie structuraliste l’a proposé depuis fort longtemps, deviennent ainsi plus clairs (lien du couple/lien entre la mère et son frère ; lien paterno-filial/lien avunculaire). Je propose un exemple de nos familles : le lien filial père/enfant devient rassurant et permet que l’enfant s’identifie au père, puis qu’il s’émancipe, pour autant que ce père se soit lui-même détaché, à la fois dans la réalité matérielle et dans sa réalité psychique, de son propre parent (de ses parents, les grands-parents de l’enfant). Le père assume sa paternité biologique mais, en même temps, il admet que son rejeton aille à la recherche d’autres guides spirituels. C’est une autre façon de montrer le besoin d’un autre. Le père ne restera pas trop « collé » à l’enfant, il se positionnera à la bonne distance et se montrera suffisamment juste s’il doit le corriger. Simultanément, l’attachement sentimental entre les deux parents les conduit ici à être solidaires et complices l’un de l’autre. L’importance qu’ils accordent à leur couple sur le plan affectif favorise l’épanouissement de l’enfant et son indépendance.
17 Dans la clinique des familles, on note également que, s’il y a des dysharmonies entre les liens de parenté, elles sont source de grand malaise, allant jusqu’à produire des symptômes. Par exemple, l’attachement soumis, et au fond peu rassurant, d’une mère à sa propre mère risque de ne pas favoriser la participation du père à l’éducation de l’enfant. C’est comme si, dans nos sociétés, le poids excessif de l’investissement psychique et émotionnel des générations antérieures conspirait contre l’épanouissement de la famille actuelle et la transmission, entre autres, des éléments indispensables à l’émancipation des enfants.
Hérédité psychique
18 L’adoption a interrogé le tissage du lien filial mais rarement les auteurs ont intégré la part des ancêtres dans ce processus ; il s’agit du lien enfant/transgénérationnel. Mais le transgénérationnel de qui ? De l’un ou l’autre des parents ? Celui de l’enfant adopté ?
19 Par transgénérationnel, nous entendons les liens psychiques que nous établissons avec nos ascendants des deux lignés, aïeuls et ancêtres, de branches directes et collatérales. Ces liens s’organisent par des mouvements spécifiques, différents de ceux du lien filial, ne fût-ce que par le fait que nous n’avons pas un contact direct avec nos ancêtres et que l’idée que nous nous faisons d’eux est véhiculée par nos parents (Eiguer, 1987). Ces liens sont tamisés, modifiés, par la manière dont ceux-ci vivent leurs ascendants. Plus encore dans le cas où l’héritage des ancêtres implique des secrets concernant leurs méfaits, des actes transgressifs ou violents, l’un ou l’autre des parents ou les deux en sont honteux et ils dressent des barrières pour empêcher que les enfants en soient mis au courant. Les représentations transgénérationnelles deviennent des fantômes désormais encryptés mais elles émettent des signes discrets agissant sur l’environnement. Ces interdits de savoir peuvent produire des inhibitions cognitives. Trois éléments sont à souligner. Le transgénérationnel implique :
20 1/ Une dimension universelle et pour ainsi dire fonctionnelle, nous intégrons l’héritage psychique et la référence identitaire aux lignées, à nos ascendants. Nous admettons être un chaînon d’une longue chaîne de générations, qui devrait continuer avec nos enfants. Enfants et parents appartiennent à la même famille.
21 2/ Une dimension dysfonctionnelle, où cet héritage est troublé, frelaté, altéré par la présence de cryptes et de fantômes, étant à l’origine d’indicibles, d’irreprésentables, qui forment des vacuoles dans le moi chez les héritiers et, de ce fait, sont difficiles à élaborer psychiquement.
22 3/ À partir de ces dimensions, il est important de signaler que l’ancestralité transmet des valeurs qui sont intégrées par les descendants. Admettre la précession des générations, c’est implicitement admettre la différence des générations, une des clés de la reconnaissance de la castration, avec la différence de genres.
23 4/ Avec le transgénérationnel, nous accueillons des mœurs et des coutumes familiales, des traditions et des goûts, une culture, une attitude face au sacré, que nous allons adopter et, même si nous en sommes réticents, ils font partie de nous. Parler de legs familial convient ici tout à fait.
24 5/ Ces éléments intègrent nos choix de vie, de profession et, chose importante, ils interviennent dans notre choix de partenaire, qui est aussi marqué par notre désir de voir en lui quelqu’un qui saura transmettre à nos enfants des valeurs et des traditions en accord avec les nôtres.
25 6/ Dans ce processus, nous sommes amenés à faire un travail pour adopter l’hérédité générationnelle, un travail en nous. C’est pour cela que nous révolter contre ce que l’on nous a légué est dans l’ordre de choses. Mettre au travail signifie voir les pour et les contre, créer un débat dans notre for intérieur.
26 7/ L’humain cherche à trouver un sens à sa vie. Dans cette quête, il lui serait intéressant de trouver un sens à sa famille ou plus exactement pourquoi les enfants ont besoin de parents et d’ancêtres, et ces derniers, de descendants.
Adopter les lignées ?
27 Dès lors que les acteurs de l’adoption viennent d’origines différentes, une question se pose, quelle lignée va intégrer la famille ? Celle des parents adoptants ? Consciemment, le but peut être celui-là, mais comment ce vœu se réalise-t-il de façon concrète ? Pour répondre à ces questions, une autre question s’impose : comment les parents ont intégré leurs héritages respectifs ? Est-ce que chacun est prêt à accepter l’ancestralité de l’autre ? Parfois, cela ne pose pas de problème et on peut même observer que chaque partenaire a une forte empathie envers la culture et les habitudes héritées par son conjoint, allant dans certains cas jusqu’à les préférer aux siennes.
28 Cependant, la clinique nous apprend que les résistances à intégrer l’ancestralité de l’autre sont nombreuses, notamment si la dimension exogamique est importante : le conjoint est vécu comme trop hétérogène par rapport à soi et à sa culture familiale. Les couples dits mixtes font partie de ce groupe.
29 Par ailleurs, le poids des identifications aux parents dépend de l’évolution des conjoints pouvant s’être éloignés après l’adolescence de la culture de leurs familles et avoir intégré d’autres traits et options, au fur et à mesure des rencontres et de la participation aux groupes, ce qui signifie des adoptions symboliques plus ou moins importantes. Toutefois, former un couple puis une famille risque la confrontation à des retours du refoulé du générationnel.
30 À cette étape, on se demande : de quel héritage souhaite-t-on marquer son fonctionnement familial ? Et, si l’exogamie a été vécue de façon ambiguë, des conflits ne peuvent-ils pas le perturber ? Voyons un cas de thérapie familiale psychanalytique.
La culture familiale fait partie des héritages. Sa mise au travail
31 Dans le cas de la famille Sygma qui avait adopté deux garçons, les parents ont tenu à leur raconter leurs vies passées jusqu’au plus petit détail. Les enfants se sont sentis progressivement familiers de ce passé. La thérapie a été engagée lorsqu’ils étaient pubères, 13 et 12 ans, dans le but de surmonter les difficultés scolaires des garçons. Le père ainsi que la mère venaient d’un pays étranger se trouvant sous l’emprise d’un régime dictatorial. Le père avait une activité clandestine de passeur, c’est-à-dire qu’il faisait franchir clandestinement la frontière à ceux qui voulaient émigrer. Il faisait également de la contrebande. Ces activités lui ont valu de la prison. Il aimait raconter ses activités illégales et amusait son assistance en expliquant les ruses dont il s’était servi. Enchantés, les enfants demandaient toujours plus de détails sur les prouesses paternelles. Le récit paternel de sa propre évasion occupait une place de choix parmi ces histoires. Les enfants en raffolaient et ne se fatiguaient pas de les réécouter. Ils savaient que cela avait été dangereux, mais l’ivresse que provoquait chez eux ce récit les conduisait à un étrange déni.
32 Lors d’une séance, l’un d’eux a expliqué qu’il lui était arrivé de s’en vanter devant ses copains, parfois devant certains adultes. Il disait être fier que son père ait été un contrebandier, qu’il ait ridiculisé les gendarmes et les douaniers à moult reprises, puis « mis en danger » le gouvernement de son pays. C’était « Mon père, ce héros ! » Mais la mère est devenue livide quand elle l’a entendu en séance. Elle nous a expliqué avoir éprouvé différents sentiments contradictoires. Bien qu’heureuse de voir que les enfants s’y montraient proches du père, elle avait peur que la chose ne soit ainsi ébruitée et que leurs ennuis ne recommencent. L’ombre du passé ! Il était possible que les enfants s’inscrivent davantage dans leur histoire – dit-elle. Ils semblaient les comprendre et aimer leur passé et leur choix d’existence. Mais, en même temps, il y avait comme une identification absolue aux orientations du père alors qu’elles avaient été le produit d’un choix par nécessité. Madame Sygma ajoutait qu’elle ne pensait pas que cela pouvait être source de fierté. Elle aurait préféré qu’ils soient sensibles aux souffrances que cela avait entraînées.
33 Le plus jeune a ajouté qu’il ne verrait rien de mal à devenir contrebandier si l’occasion se présentait. Son frère l’a taquiné : « Tu aimes revendre tes dvd pourris à des prix chers. Tu aimes tricher même avec ceux que tu appelles tes meilleurs amis. »
34 Je pensais, de mon côté, qu’au travers de leur fierté, monsieur Sygma apparaissait comme un véritable voyou ; il porterait le métier de contrebandier « dans le sang ».
35 Cette logique n’est pas sans rappeler celle de l’adoption. Des parents stériles adoptent en général par nécessité, de la même manière que ce père est devenu contrebandier en l’absence d’autre issue. Pour le passage des émigrants, on pouvait y ajouter une dimension idéologique. C’est comme si les garçons disaient : « Si tu te refuses à envisager l’idée que tu es devenu un contrebandier parce que tu aimais cette vie, tu ne peux pas nous dire que c’est pareil d’être enfant biologique ou adoptif. »
36 Il y apparaissait que la nouvelle filiation adoptive prenait une tournure que les parents n’avaient pas prévue. Eux-mêmes avaient décidé de s’exiler pour faire peau neuve et pour abandonner leur vie clandestine et marginale. Le père ne pensait pas avoir une âme de délinquant, la preuve étant qu’il n’avait pas repris la contrebande et même qu’il avait rompu avec les gens de ce milieu. En France, il avait entrepris des études de kinésithérapeute et en était heureux. Mais les enfants s’étaient comme fixés à ces narrations, qui avaient des ramifications diverses incluant des personnages connus d’eux et des membres des familles, dont les grands-parents restés au pays. En réalité, les péripéties de l’activité de contrebande jalonnaient le parcours concernant les familles d’origine et leurs membres. On pouvait y puiser les histoires de ceux-ci, préciser leurs identités, mieux connaître leurs personnalités. Contrairement à ce qui a été proposé à un moment donné, la contrebande avait des racines dans les deux lignées, les circonstances y ont joué un rôle secondaire.
37 Par la façon dont le père racontait sa vie clandestine, les deux garçons avaient eu l’intuition qu’il y éprouvait une certaine jouissance et que son choix de vie correspondait à une « vocation cachée ». Le prouver était pour eux plus important que la révélation d’un secret : c’était déduire que le père les considérait comme ses enfants. Ce fut en partie souligné lors d’une séance.
38 Dans tous les cas, quand on est adopté, on est censé intégrer le passé des parents avec leurs côtés lumineux et sombres, leurs ancêtres, leurs coutumes, leur éthique.
39 L’idée d’affiliation comme celle du lien intersubjectif nous éclaire : le filial est déterminé par la réciprocité. Faire partie d’une filiation, c’est se trouver curieux de connaître l’autre, impliqué dans sa vie au-delà de ses choix et de ses goûts, concerné par ses difficultés même si chacun chérit sa liberté et son indépendance. L’autre ne nous demande forcément pas d’être concernés par lui, mais c’est un processus inconscient, un engagement directement lié au fait de se trouver l’un face à l’autre et interagissant avec lui.
40 Dans cette famille, le secret transgénérationnel avait été encrypté, l’identification aux ancêtres, déniée. Les enfants ont voulu le dévoiler. Ils voulaient ainsi savoir si leur adoption était une filiation authentique. Rien de plus ni de moins que cela.
La recherche d’authenticité
41 Cette démarche inspire nombre de membres de ces familles, ils cherchent de l’authenticité pour légitimer finalement leur geste filiale. Elle ne s’obtient pas seulement par l’obtention de l’adoption plénière. Un processus psychique y est indispensable. L’adoption passe par l’intégration des lignées et ce qu’elles véhiculent à la fois de structurant et de pathogène.
42 Certains parents n’en parlent pas parce qu’ils ne s’y autorisent pas, par peur de la ventilation de secrets honteux, parce qu’ils sont en litige avec leurs origines, parce que leur fonctionnement psychique ne leur permet pas de sortir d’une immédiateté appauvrissante. Il faut aussi admettre que l’intérêt pour le passé ancestral n’est pas chose commune ; une certaine contemporanéité dédaigne l’ancien : « Il faut vivre au présent », « être dans le vent », « surfer sur la vague ». Des parents ne parlent jamais de leur histoire transgénérationnelle à leurs enfants adoptés, ni aux autres d’ailleurs.
43 D’autres parents essaient de parler de la culture d’origine de l’enfant. Dans un de mes cas (famille Prudent), la mère s’est informée sur les coutumes du Brésil, pays dont son enfant était originaire. Elle a fréquenté des migrants brésiliens, suivi des cours de samba, appris à jouer la musique brésilienne et à parler la langue portugaise. La famille passait aussi ses vacances au Brésil. Mais la mère était étonnée que cela laissait son enfant indifférent. Adolescent, celui-ci a voulu connaître sa mère biologique, mais il est resté assez désorienté à la suite de la rencontre avec sa mère qui s’est contentée d’une réponse convenue à sa question pourtant poignante : « Pourquoi tu m’as abandonné ? » Elle lui a répondu qu’elle était pauvre, et qu’ayant « déjà » beaucoup de bouches à nourrir, elle avait préféré le faire adopter par une famille qui était en mesure de subvenir à ses besoins.
44 Par la suite, l’enfant n’a plus voulu entendre parler de ses origines brésiliennes, mais les parents n’avaient pas compris qu’il était davantage prêt à entendre parler des origines de sa famille adoptante que de toute autre.
45 Cet enfant est, comme dans le cas précédent, très sensible à la difficulté de ses parents adoptants à assumer leur appartenance et plus précisément leurs origines ancestrales. Il souffre de leur manque de détermination à l’inscrire dans leur lignée ; cela signifie pour lui que son adoption est peu ou pas assumée. Le couple Prudent manifestait une très bonne disposition pour que l’enfant retrouve ses parents biologiques et le pays où il était né, mais ils sont passés à côté des désirs de leur enfant. L’adoption est un acte de courage.
46 Dans un travail précédent traitant de l’origine de l’attachement réciproque parents/enfant dans toute famille (Eiguer, 1990), j’ai fait part du sentiment suivant : dès la naissance, les parents manifestent de la « possessivité » en voulant inscrire l’enfant dans leurs lignées ; j’y vois une forme d’emprise. C’est une condition pour fonder leur attachement mutuel.
47 Cette forme d’emprise venant des parents, fonctionnelle certes, précède l’attachement, l’expression de leur tendresse pourtant indispensable, de leur holding, de leur présentation comme l’objet. Cette emprise se manifeste par une certaine fermeté : « Je te serre fort dans mes bras » et symboliquement : « Je te lie à moi avec des fils invisibles », car « Tu es mon enfant » ; enfin : « Mes ascendants sont les tiens. »
48 En synthétisant, pour tisser un lien filial adoptif sont indispensables :
49 – des échanges tendres, physiques et psychiques, qui auront une qualité singulière, la marque du filial ;
50 – des mots, des gestes et des comportements : « Tu m’as permis de découvrir ce que c’est qu’être père. » « Je t’aime comme un fils. »
51 – le désir collectif d’introduire l’enfant dans les lignées.
52 Adopter les lignées implique pour l’enfant de trouver une place dans la parenté, une place qui soit la sienne, c’est-à-dire identifiée, donc non confondue avec aucune autre, frère, neveux, cousin, filleul, petit-fils, etc. D’autres facteurs y contribuent : modifier la mentalité familiale (nous sommes une famille adoptante) n’est pas seulement une formule mais un travail, celui de « résoudre » la contradiction homogénéité/hétérogénéité, familier/non-familier, admettant que ces paires existent en chacun de nous. Ce travail se fait spontanément dans une majorité de cas d’adoption. Et un facteur favorise cette intégration, la vie en commun. Cela m’a amené à parler d’un autre lien psychique, celui de la cohabitation. Le partage du quotidien renvoie à l’affiliation, un ingrédient lié à la groupalité psychique (Eiguer, 2004).
Voler un héritage
53 Dans « Le roman familial », S. Freud (1909) souligne que l’enfant peut imaginer qu’il a été adopté ; à ce propos, Freud évoque le fantasme de l’enfant volé (« Mes parents m’ont volé à d’autres ») ; l’autre variante est l’enfant qui croit être le produit d’un adultère. Mais parvenir à configurer un fantasme n’est pas donné à tous ; quand on n’arrive pas à fantasmer, on peut agir ou délirer (Eiguer, 2005). Parmi les enfants adoptés, certains commettent des vols dans un certain vœu de concrétiser ce qui ne peut se représenter.
54 Dans le cas d’Oscar, adolescent adopté, traité en thérapie familiale psychanalytique et cité dans un travail antérieur (Eiguer, 2017), je rappelle l’épisode où il a perpétré le vol des bijoux de la grand-mère. Oscar est un voleur impulsif et kleptophile depuis son enfance ; il dérobe des objets sans valeur marchande qu’il accumule dans sa chambre. « Cette fois, il a dépassé les bornes », commente le père : « Voler les bijoux hérités par la grand-mère de sa propre mère ! Qui sait depuis combien de générations ces bijoux sont restés dans la famille ? »
55 Je leur transmets mon sentiment que ce geste porte peut-être le vœu de s’approprier une partie de ce qu’il n’a pas connu des lignées des parents adoptifs. Cette intervention a joué un certain rôle, car les vols ont cessé pendant un moment.
56 Les parents n’avaient pas l’habitude de lui faire partager des récits sur leurs origines ni de lui parler de ce que leurs ancêtres leur avaient transmis.
57 Des mois après, Oscar a parlé de son pays d’origine et, pour la première fois, de son nom de naissance. La mère a trouvé de curieuses consonances entre ce nom et celui d’un membre de sa propre famille…
Conclusion
58 Les familles Sygma, Prudent et celle d’Oscar nous ont permis de confirmer que l’attachement filial se tisse par des fils multiples, dont celui de l’ancestralité. Adopter un enfant, c’est l’intégrer à son transgénérationnel. Les écueils y sont importants ; surmonter la honte, l’indifférence, le déracinement et les irreprésentables. De ce travail long, ardu, minutieux, persévérant, émergent un enracinement et un sentiment qui surprend les acteurs de l’adoption : rien n’est possible sans un désir profond d’intégration de l’enfant aux lignées, ce qui implique une volonté d’emprise. Adopter suppose surmonter le rejet de ce petit étranger, son hétérogénéité incite chacun à admettre sa propre étrangeté inconsciente et à assumer ses propres racines familiales, même si elles ne lui conviennent pas en tous points.
59 Le fils Prudent se demandait pourquoi avait-il été abandonné ; les fils Sygma, pourquoi ils avaient été adoptés. Le débat sur le transgénérationnel suscite sans cesse un questionnement sur le sens, les raisons qui ont conduit à réaliser ce que l’on a fait.
Bibliographie
Bibliographie
- Devereux, G. 1951. Psychothérapie d’un Indien des plaines, Paris, Fayard, 2013.
- Eiguer, A. 1987. La parenté fantasmatique, Paris, Dunod.
- Eiguer, A. 1990. « Attachement ou emprise. Voilà la question », Rev. neuropsychiatr. enf. adol. Vol. 38, 4-5, p. 263-266.
- Eiguer, A. 2004. L’inconscient de la maison, Paris, Dunod.
- Eiguer, A. 2005. Nouveaux portraits du pervers moral, Paris, Dunod.
- Eiguer, A. et coll. 2007. La part des ancêtres, Paris, Dunod.
- Eiguer, A. 2017. « La maison, un lieu de vie et de bien-être », enfances&psy, n° 72, p. 17-28.
- Freud, S. 1909. « Le roman familial », Œuvres complètes, ix, Paris, Puf, 1998.
- Lacan, J. 1966. Écrits, Paris, Le Seuil.
- Lacan, J. 1974‑1975. Le Séminaire, Livre xxii, rsi (inédit).
- Lévi-Strauss, C. 1949. Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Plon.
- Ricœur, P. 2004. Parcours de reconnaissance, Paris, Stock.
- Roheim, G. 1952. Les portes du rêve, tr. fr. Paris, Payot, 1973.
Mots-clés éditeurs : adoption, inscription, Ancêtres, réalité psychique, identification, transgénérationnel
Mise en ligne 24/10/2017
https://doi.org/10.3917/ep.075.0051