Notes
Introduction
1La question du genre déclenche des conflits sans issue ; certes la passion anime les parties en présence, mais surtout on emploie les mêmes mots sans leur donner le même sens. De quoi parle-t-on quand on dit « genre » ? Il faut revenir au sens que John Money donna à gender quand il le proposa en 1955 à partir de son travail sur les intersexués pour parler du statut social en fonction du sexe.
2Le terme prend tant et si bien qu’il s’éloigne de son sens originel. On arrive au déni de la réalité biologique dans le mouvement lgbtiq (lesbien, gay, bisexuel, trans, intersexe, queer). Après le féminisme révolutionnaire qui luttait pour l’égalité des droits dans le statut social des sexes apparaît un néo-féminisme qui veut la disparition de toute différence de statut entre les sexes et de « l’obligation de l’hétérosexualité » dans la procréation.
3L’enfant est en cause dans trois situations différentes :
- son sexe n’est pas parfaitement clair (intersexuation, troubles du développement du sexe) ;
- son sexe est clairement établi, mais l’enfant refuse le statut social de son sexe tel qu’il se le représente en tant qu’enfant et deviendra peut-être à l’âge adulte un transsexuel ;
- pour tout enfant, on propose que ce soit l’enfant qui décide s’il est une fille ou un garçon.
4Deux idéologies s’affrontent : croire à la réalité biologique, ne pas y croire. On ne peut pas changer le sexe biologique, on peut changer le statut social. Existe-t-il des statuts sociaux en fonction du sexe qui puissent contenter tout le monde ? Le refus libertaire de tout statut (norme) est motivé chez Judith Butler par le combat pour la liberté sexuelle dans sa demande d’une identité queer.
5En tant que citoyens, nous souhaitons une réflexion sociétale approfondie sur le statut d’homme ou de femme. En tant que membres d’équipes médicales, nous tenons à garder notre liberté de conscience dans nos conduites thérapeutiques.
Le sens de gender et de genre
6L’édition la plus récente de l’Oxford Dictionary sur Internet (Oxford Dictionary, 2015) nous donne des précisions intéressantes. Le mot gender apparaît dans la langue anglaise au xive siècle et vient de l’ancien français gendre, qui vient du latin genus. Genus signifie « naissance, famille, nation » et aussi « type de noms ». Le mot gender a été utilisé depuis le xive siècle comme un terme grammatical, et aussi au sens de « l’état d’être mâle ou femelle », mais ce sens « n’est devenu courant qu’à partir de la deuxième moitié du xxe siècle. Bien que les mots sex et gender aient le même sens, “état d’être mâle ou femelle”, ils sont typiquement utilisés de manière légèrement différente : sex tend à se référer aux différences biologiques tandis que gender se rapporter aux différences culturelles ou sociales. »
7D’ordinaire, les dictionnaires précisent le texte dans lequel un mot nouveau ou un sens nouveau d’un mot apparaissent ; ils donnent le nom de l’auteur, la référence du texte, voire le texte. Pour gender, silence total.
8Genre, au sens grammatical, désigne une classe de noms qui commande des flexions, des accords : un petit fauteuil, une petite chaise. En français, deux genres : masculin, féminin ; en anglais, en allemand, trois genres : masculin, féminin, neutre. Dans toutes les langues indo-européennes, deux ou trois genres.
9L’illusion ethnocentrique nous porte à croire qu’il en est ainsi dans toutes les langues. Greville Corbett (1991) nous apprend qu’il y a des langues qui n’ont aucun genre, parlées par de nombreuses personnes, par exemple en Asie, et les enfants n’en apprennent pas moins qu’ils sont des garçons ou des filles. Il y a, dans d’autres langues, de nombreux genres, parfois jusqu’à vingt.
10Le lien avec le sexe est lâche ; ce n’est pas par mépris pour la jeune fille que, en allemand, das Mädchen est au neutre, mais pour des raisons morphologiques : tous les noms en -chen sont au neutre.
11Si, en anglais, gender n’a que deux sens, en français, genre est polysémique. Le Trésor de la langue française [1] nous apprend que « genre humain » est l’ensemble des êtres humains ; que, dans la taxinomie, le genre se situe sous la famille et au-dessus des espèces ; qu’il y a des genres artistiques, littéraires ; qu’en mathématiques ou en musique, genre prend des significations spécifiques, que seul l’initié comprend ; qu’on a bon ou mauvais genre. Et Marcel Proust a mis dans la bouche de Swann cette remarque : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, … pour une femme… qui n’était pas mon genre ! »
12Qui a quasiment inventé, en tout cas remis à l’ordre du jour, le sens identitaire/statutaire de gender/genre ?
13Beaucoup d’articles et des livres entiers sont consacrés au genre, voire à « l’histoire du concept de genre ». Je ne les ai probablement pas tous lus ; parmi ceux, nombreux, que j’ai lus, aucun ne cite – fait étrange – le texte fondateur de Money. On dit vaguement « dans les années 1950 », c’est en 1955 ; on dit « un psychologue américain », c’est John Money. Qui est John Money ? Que dit-il précisément ? Pourquoi le dit-il ? John Money sent-il à ce point le souffre qu’on ne le nomme pas ?
14En 1952, John Money, psychologue originaire de Nouvelle-Zélande, soutient une thèse de Ph. D. à l’université de Harvard sur l’hermaphrodisme (Money, 1952). Il est venu travailler à Baltimore dès 1951 avec Joan Hampson et très vite au Johns Hopkins Hospital, avec Lawson Wilkins, qui a créé le premier service d’endocrinologie pédiatrique qui ait jamais existé. Ce service draine une importante patientèle de toute l’Amérique du Nord et, en quelques années, Money peut publier des études statistiques. Il a notamment la possibilité de comparer des garçons et des filles ayant la même condition médicale, les uns élevés dans leur sexe biologique, les autres dans l’autre sexe ; à cette époque, les cas d’ambiguïté ou d’incertitude n’avaient pas fait l’objet d’investigations approfondies à la naissance, comme on en fait aujourd’hui ; à l’accouchement, le médecin ou la sage-femme attribuait un sexe de son propre chef.
15Le constat de Money fut que les enfants, en règle très majoritaire – 100 cas sur 105 (Money, Hampson, Hampson, 1957) –, s’accommodaient bien d’un sexe d’assignation contraire au sexe biologique s’ils avaient été élevés avec conviction dans ce sexe par leurs parents. Il y avait donc ce qui apparaît comme une dissociation entre nature et culture, mais que Money considère comme une interaction au cours du développement ; il propose, pour en rendre compte, le terme gender role dans deux articles en 1955 (Money, 1955 ; Money, Hampson, Hampson, 1955). Voici le texte le plus développé (Money, Hampson, Hampson, 1955).
« Par le terme de rôle de genre, nous voulons dire tout ce qu’une personne dit ou fait pour rendre public qu’elle a le statut de garçon/homme, ou bien celui de fille/femme. Le terme inclut la sexualité au sens d’érotisme, mais ne s’y limite pas. Un rôle de genre n’est pas établi dès la naissance, mais est construit en accumulant rencontres et échanges, un apprentissage occasionnel et non planifié et une instruction et une inculcation explicites, et en mettant ensemble deux et deux pour faire quelquefois quatre et quelquefois de manière erronée cinq. En bref, un rôle de genre s’installe à beaucoup d’égards comme la langue maternelle [2]. »
17Ce texte est si important et si méconnu que nous le citons en version originale en même temps que notre traduction.
« By the term, gender role, we mean all those things that a person says or does to disclose himself or herself as having the status of boy or man, girl or woman, respectively. It includes, but is not restricted to sexuality in the sense of eroticism. A gender role is not established at birth, but is built up cumulatively through experiences encountered and transacted – through casual and unplanned learning, through explicit instruction and inculcation, and through spontaneous putting two and two together to make sometimes four and sometimes, erroneously, five. In brief, a gender role is established in much as the same way as is a native language. ».
19Il est très clair que le genre est « le statut social en fonction du sexe ». La personne annonce par ses paroles et ses actes qu’elle « a » l’un des deux statuts attribués dans une culture binaire (éventuellement un autre statut dans une culture qui n’est pas binaire). Ce statut, elle l’a de par son sexe biologique ; dans ce cas, 2 et 2 font 4. Ou bien elle l’a de par son éducation ; dans ce cas, 2 et 2 font 5.
20Après gender role vient gender identity. L’expression n’a pas été inventée par John Money ; il précise qu’Evelyn Hooker (une psychologue qui a joué un rôle dans la dépathologisation de l’homosexualité) l’a proposée dans la correspondance qu’ils ont entretenue après 1955 (Money, 1985). L’expression a pris et eu un grand succès auprès des sociologues, dans les Women’s Studies et auprès des militants lgbtiq ; mais les dictionnaires n’en donnent pas la définition.
21Money va utiliser un acronyme g-i/r, Gender-Identity/Role. Le genre est comme une pièce de monnaie avec une face intime, le sentiment d’être un homme ou une femme, donc de relever du statut d’homme ou de femme, et une face publique, la proclamation qu’on a le statut social d’homme ou de femme.
22En se détournant du sens identitaire/statutaire de genre, on dit des absurdités. Faute de pouvoir empêcher l’emploi du terme genre, pensez « statut social en fonction du sexe » chaque fois qu’on dit genre, vous serez surpris du nombre et de l’énormité des absurdités !
23Quant à la « partition » entre sexe et genre, Money se défend de l’utiliser. Il l’attribue à Robert Stoller (1968, 1975). Pourtant Stoller ne rompt pas le lien entre sexe et genre, il maintient l’existence de forces biologiques et dit seulement que parfois les forces psychologiques peuvent l’emporter sur les forces biologiques. La pensée de Money est un écheveau qui demanderait à être démêlé ; il veut maintenir le g-i/r comme un package « orientation sexuelle plus conduites sexuées » en laissant volontairement beaucoup de questions à l’arrière-plan. Il voit dans la distinction « Sex and Gender » un retour à la dualité corps et âme ; ce qui cimente le g-i/r en une unité, c’est la conviction. Quand une personne dit : « Je suis un homme ; j’ai le droit d’être traité comme un homme », cette conviction n’a pas besoin d’être étayée par la réalité biologique. Quand il s’agit des vêtements ou de nombreuses tâches, ça marche. Mais cette conviction n’a jamais pu faire pousser un pénis ou un vagin. Ce que réclame Money, en tant que sexologue, c’est la liberté pour chacun d’avoir la sexualité de son choix, même si la capacité procréative ne suit pas. Et, sur ce point, il a été entendu et suivi même s’il n’est pas nommé.
24Le statut est complexe. Il est fait de prescriptions et de proscriptions, inscrites dans des textes légaux ou transmises par la tradition orale ; de droits et de devoirs, d’us et coutumes portant sur les conduites, les vêtements, les tâches, le langage ; de stéréotypes motivés ou immotivés.
25Dans une société multiculturelle comme la nôtre, à changements rapides, la contrainte est moindre que dans les petites sociétés étudiées par les anthropologues, l’individu a le choix de son sous-groupe, de la mode qu’il suivra ou non, etc. Dans un texte sur la poupée Barbie (Chiland, 2006), l’auteur conclut : « Barbie n’était pas mon genre. » Dans notre culture, on peut s’assumer et s’annoncer comme femme en chantant avec Mistinguett : « On dit que j’aime les bijoux, les toilettes, c’est vrai. » À l’époque où j’ai fait mon apprentissage du transsexualisme à la consultation de Jacques Breton, une sorte de Mistinguett est arrivée ; cette « femme femme » était une transwoman. Quand j’étais lycéenne dans un établissement public, il nous était interdit de porter des pantalons ; puis vint la guerre, un lycée mal chauffé et, en temps de grand froid, on nous autorisa le port de pantalons (théoriquement de ski) ; aujourd’hui, de la crèche à la maison de retraite, les femmes portent des pantalons, sauf les filles et les femmes de religion juive hyper-orthodoxe, pour qui un pantalon acheté au rayon des vêtements pour dames n’est pas un vêtement de femmes, ce serait un manquement au Deutéronome, 22/ 5 : « Une femme ne portera point un habillement d’homme, et un homme ne mettra point des vêtements de femme ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l’Éternel, ton Dieu. »
26Ce sont les individus qui acceptent de faire de la mode une contrainte, croyant ainsi accroître leur séduction. Butler refuse les normes (bien qu’on ne puisse pas vivre en société et refuser toutes les normes). Tout ce qui fait partie du statut social en fonction du sexe dans notre culture n’a pas le caractère d’une norme contraignante ; on peut annoncer de manière diverse qu’on est une femme ou un homme. Mais justement Butler refuse qu’on annonce qu’on est un homme ou une femme ; c’est une distinction qui n’a pas de sens pour elle. Cependant elle ne refuse pas la maternité pour une femme ; avec sa compagne, elle a un enfant, mais elle a refusé à une journaliste de dire laquelle d’elles deux était la « mère biologique » : cela n’a pas d’importance, a-t-elle dit.
27L’annonce qu’on est un homme ou une femme n’a justement d’importance que par rapport à la différence fondamentale de rôle des deux sexes dans la procréation. Au cœur de la lutte contre le statut social de sexe des néo-féministes, il y a le refus de « l’hétérosexualité obligatoire ». L’hétérosexualité dans notre culture n’est pas obligatoire, mais elle est nécessaire si l’on veut procréer, sauf à passer par le détour de l’assistance médicale à la procréation au-delà même de ses limites actuelles, légales (pas de grossesse pour autrui autorisée en France) ou techniques (pas ou pas encore d’utérus artificiel).
28Nous sommes loin de la lutte légitime pour l’accès des femmes à toutes les études et à tous les métiers et aux fonctions de responsabilité. La différence biologique entre hommes et femmes existe ; mais, ce contre quoi il faut lutter, c’est la hiérarchisation de valeur entre hommes et femmes, ce que Françoise Héritier a appelé « la valence différentielle des sexes », et ça, c’est une rude affaire qui fait sens.
Qu’est le genre devenu ?
29Les sociologues, notamment les ethno-méthodologistes, les féministes, les Women’s Studies s’emparent du terme « genre ». Il permet de montrer que l’identité sexuée est socialement construite et de dénoncer l’arbitraire du statut social en fonction du sexe. Que l’identité sexuée soit socialement construite, oui, mais à partir d’une base biologique. Quant à l’arbitraire, il avait été montré sans avoir besoin du terme « genre ».
30En 1949 est publié Male and Female. A Study of Sexes in a Changing World (Mead, 1949), un livre issu de conférences que Margaret Mead, anthropologue, avait faites les années précédentes ; elle montrait que le statut fait à l’un et l’autre sexe variait d’une culture à l’autre et était donc largement arbitraire ; deux caractéristiques seulement étaient, l’une universelle : les femmes portent les enfants dans leur ventre et les allaitent avec le lait de leurs seins, l’autre presque universelle : ce sont les hommes qui font la guerre.
31La même année, 1949, Simone de Beauvoir publie Le deuxième sexe. Sa formule : « On ne naît pas femme, on le devient » va devenir célèbre. Elle ne veut pas dire qu’on naît asexué, on naît female, femelle, mais on devient une femme, woman, conforme aux critères de féminité de la société dans laquelle on vit et qu’on peut récuser. En anglais, male et female veulent dire à la fois « mâle » et « femelle », et couramment « homme » et « femme » ; en français, « mâle » et « femelle » résonnent autrement, on a l’air de parler des humains comme s’ils étaient des bestiaux ; l’être humain est un être parlant certes, il n’en est pas moins un animal humain, fait de chair et de sang et non d’une mystérieuse substance psychédélique.
32Dans ce livre, Simone de Beauvoir souligne la force musculaire de l’homme ; il s’impose comme le sexe fort tandis que la femme est considérée comme le sexe faible. En fait, l’homme a une vulnérabilité développementale plus grande et une longévité moindre que la femme (Chiland, Lebovici, 1981). Mais il a infériorisé, rabaissé, dominé la femme.
33Simone de Beauvoir ne soulève pas le problème que pose l’existence d’intersexués. Elle n’étend pas non plus sa formule aux hommes : « On ne naît pas homme, on le devient », pourrait-on dire. L’homme naît mâle, il ne naît pas guerrier et macho, il le devient. La reconnaissance de l’objection de conscience permettant à un homme de substituer un service humanitaire au port des armes et à l’obligation de tuer est récente ; auparavant il était fusillé comme déserteur. Il y a un arbitraire aussi dans le statut de l’homme.
34Simone de Beauvoir avait la grossesse en horreur ; pour elle, c’était son droit de choisir de ne pas avoir d’enfant, mais elle en avait horreur chez les autres aussi (Lamblin, 1993). Avec les néo-féministes, c’est l’horreur de l’hétérosexualité qui va s’instaurer ; avoir un enfant, oui, mais pas par le moyen d’un coït hétérosexuel. Le combat féministe n’est plus au premier chef l’égalité des droits sociaux, mais la proclamation de l’égalité des sexualités. La liberté de la sexualité entre adultes consentants dans leur vie privée ne suffit plus ; on demande quelque chose d’impossible : aucune loi ne peut faire qu’un couple de même sexe soit capable de procréer des enfants. Si bien que ce que l’on accorde, le mariage entre personnes de même sexe, est trop aux yeux des uns et trop peu aux yeux des autres ; même s’il devient égal en dignité, le couple de même sexe est différent quant aux capacités procréatives.
35La différence sexuelle entre hommes et femmes est la seule différence biologique qui ait une valeur de survie pour l’espèce humaine, puisque la procréation est sexuée chez l’être humain. Les attaques des néo-féministes vont porter sur cette différence entre les organes génitaux.
36Gayle Rubin (1975, p. 204) écrit : « Une révolution féministe convaincue ferait plus que libérer les femmes. Elle libérerait les formes d’expression sexuelle, et libérerait la personnalité humaine de la camisole de force du genre. […] Je sens personnellement que le mouvement féministe doit rêver de bien plus que l’élimination de l’oppression des femmes. Il doit rêver de l’élimination des sexualités obligatoires et des rôles sexués. Le rêve que je trouve le plus irrésistible est celui d’une société androgyne sans genre (mais non sans sexualité), dans laquelle l’anatomie sexuelle de chacun n’aurait rien à voir avec qui il est, avec ce qu’il fait, et avec qui il fait l’amour. »
37Judith Butler va soutenir en 1990 que la différence de sexe (les organes génitaux) est le produit d’un discours social pour opprimer les lesbiennes. En 1993, elle reconnaît que le corps importe et qu’il est matière, mais non le sexe. Plus tard, en 2004, plus raisonnablement, elle admettra qu’il faut supprimer dans le genre ce qui rend la vie impossible à certaines personnes.
38Deux idéologies s’affrontent, l’idéologie scientifique et l’idéologie queer. Queer est un mot anglais qui signifiait « bizarre » et a été utilisé pour stigmatiser les homosexuels, puis a été repris avec fierté d’abord par les homosexuels, ensuite pour caractériser une identité indifférenciée, d’aucun sexe/genre [3], de l’un ou l’autre, ou des deux à la fois ; on pourrait dire qu’être queer, c’est se débarrasser du genre vécu comme carcan. Les néo-féministes, qui se disent lesbiennes et non pas femmes (Wittig, 2001), pensent avoir besoin de l’indifférenciation sexuelle pour faire cesser la persécution contre les lesbiennes.
39Mais c’est plus qu’un affrontement idéologique, c’est un déni de la réalité biologique que nous allons retrouver quand il s’agit des enfants, de l’intersexuation, du refus du sexe biologique ou tout simplement de l’éducation en général.
Les intersexes
40Quelques enfants naissent avec un mélange des composantes biologiques du sexe. On a d’abord parlé d’hermaphrodites, puis de pseudo-hermaphrodites (ils n’ont pas toutes les composantes de chaque sexe et ne sont pas féconds dans les deux sexes), ensuite d’intersexués. Aujourd’hui, depuis 2006-2007, la médecine les considère comme des troubles de développement du sexe (Disorders of Sex Development, dsd). Certains militants disent plus volontiers « intersexes », car ils récusent le caractère pathologique de leur état et veulent être considérés comme « une variation sur un thème ontogénétique normal » (Diamond, 1996). Ces discussions sur les mots renaissent constamment et empêchent d’avancer. Dans notre culture, la maladie est un phénomène naturel et non le produit de forces surnaturelles, il faut lutter contre la stigmatisation de la maladie. Trouble ou non, les intersexes ont besoin de soins médicaux.
41Quels soins et quand ? Cela varie avec la condition médicale, ce que les militants enragés, prisonniers de leur rage d’avoir un problème d’intersexuation, refusent de prendre en considération, tandis que les militants engagés, qui coopèrent avec les équipes médicales, le font. Certains doivent être soignés dès la naissance (par exemple l’hyperplasie des surrénales dont le dépistage est obligatoire lors de l’accouchement). L’intéressé n’est donc pas en état de donner son avis et une concertation aura lieu entre les parents et l’équipe médicale ; il ne faut pas faire d’interventions qui ne répondent pas à une nécessité de soin, mais à un souci de conformisme. Plus tard, un accès à un changement d’état civil devrait être facilité aux intersexes.
42La conviction des parents dont Money a souligné le rôle n’est plus du même ordre aujourd’hui : les parents savent ce qu’il en est de la condition de leur enfant ; par exemple, en cas d’insensibilité complète aux androgènes, ils savent que l’enfant a une vulve et pas de pénis, a une formule chromosomique xy, n’a ni ovaires, ni utérus, mais qu’on conseille de l’élever en fille (qui sera infertile) ; ils peuvent adhérer à cette proposition et traiter leur enfant en fille, ils ne peuvent pas avoir la conviction qu’il s’agit banalement d’une fille. Si l’enfant est déclaré de sexe féminin à l’état civil, cela ne dit rien de la complexité de son sexe biologique, cela veut dire qu’on lui assigne le statut social de femme.
Les transsexuels
43Certains enfants sont, dans l’état actuel de nos connaissances, mâles ou femelles. Et pourtant, précocement, ils vont exprimer un refus de jouer le rôle socialement attribué à leur sexe, refuser leur statut de garçon ou de fille.
44On le constate plus précocement chez le garçon (fin de la première année) que chez la fille, simplement parce qu’on ne supporte pas qu’un garçon ne veuille jouer qu’avec des poupées et ait des « manières de fille » tandis qu’on supporte que la fille joue avec des autos et se conduise quelque peu un garçon manqué.
45On est incapable de donner des chiffres ; on ne repère que les enfants vus en consultation, et l’on conduit les garçons en consultation parce qu’on ne tolère pas les comportements féminins chez les garçons (mettre des robes) tandis que toutes les filles peuvent mettre des pantalons.
46Nous disons garçons féminins, filles masculines. Naguère on a parlé d’enfants transsexuels (mais ils ne deviendront pas tous transsexuels, ne demanderont pas tous une tch [transformation hormono-chirurgicale]) ; aujourd’hui on parle d’enfants transgenres, mais transgenre est un mot ombrelle qui recouvre des demandes diverses. L’enfant n’est pas en train de refuser le statut fait à l’adulte, statut qui dépasse sa compréhension (le plafond de verre !). Curieusement on ne le dit pas. Qu’est le statut de fille pour un bébé d’un à trois ans ? Mettre des robes longues (une grande serviette fera l’affaire), la faire tourner autour de soi, se maquiller, faire des mimis, être admiré, câliné, embrassé, etc. Qu’est le statut de garçon pour un bébé d’un à trois ans ? Ne pas pleurnicher, vouloir être utile responsable, se montrer fort, se bagarrer, etc.
47Que deviennent ces filles masculines ? Il n’existe pas d’études catamnestiques tandis qu’on en a pour les garçons très féminins, par exemple celle de Richard Green (les autres études donnent des proportions analogues) : trois quarts deviennent homosexuels ou bisexuels, parmi lesquels un transsexuel, un quart banalement hétérosexuels. C’est un fait intéressant pour comprendre la relation entre homosexualité masculine et identification féminine ; seuls quelques homosexuels demandent à devenir des femmes ; certains homosexuels sont des hommes efféminés (mais des hommes), d’autres sont virils et même soignent particulièrement la virilité de leur corps ; peut-être ont-ils eu une proximité très grande avec leur mère dans l’enfance qui ne les a pas conduits à vouloir devenir une femme, mais à prendre une distance érotique avec les femmes.
48Ce constat catamnestique conduit les militants à affirmer qu’on commet « un génocide homosexuel » si l’on tente de faire accepter son statut de garçon à un garçon très féminin objet de moqueries et de persécutions. C’est même déclaré contraire à l’éthique par la wpath (World Professional Association for Transgender Health) et dans certains états des États-Unis.
49Les homosexuels sont nombreux, les transsexuels rares. Parmi les enfants refusant le statut de leur sexe biologique, nous ne savons pas prédire ceux qui deviendront des transsexuels, qui seront des persisters. Chez eux, une détresse très grande les conduit à chercher une issue en jouant le rôle de l’autre sexe ; et à persister si cela marche en se persuadant peu à peu qu’ils appartiennent vraiment à l’autre sexe. Plus tard, quand on leur accorde la transition, la fille transformée en garçon (et vice-versa pour le garçon transformé en fille) dit : « Je suis un garçon, j’ai toujours été un garçon. » On peut comprendre qu’elle le dise ; mais les parents le disent aussi, le médecin qui l’a soignée le dit aussi. Nous retrouvons le déni de la réalité biologique : elle était une fille qui souffrait intolérablement d’avoir le statut de fille, qui a obtenu le statut (le genre) de garçon ; mais sa phallopoïèse n’est pas un pénis fonctionnel, même si son phénotype est parfait grâce à la suppression de la puberté et maintenu parfait grâce à l’injection d’hormones mâles.
50Quand un enfant se révèle persistant au début de la puberté, l’équipe d’Amsterdam a proposé qu’on pratique une suppression de la puberté de 12 à 16 ans à l’aide d’analogues de la gnrh, (Gonadotropin-Releasing Hormone) puis l’administration d’hormones de sexe contraire au sexe biologique de 16 à 18 ans, et finalement la chirurgie. On évite ainsi l’angoisse au jeune adolescent, et le développement des caractères sexués secondaires qu’il sera difficile d’éradiquer ensuite. L’équipe d’Amsterdam l’a fait avec prudence et avec le soutien constant de l’adolescent et de sa famille ; elle considère la suppression de la puberté comme la poursuite d’une période d’observation qu’on peut interrompre à tout moment. L’interrogation demeure sur les effets à long terme. Et surtout, on voit des endocrinologues proposer ce traitement sans le soutien d’une équipe pluridisciplinaire.
51Pour les adultes chez qui l’indication de la thc a été posée après une période d’observation soigneuse, on a pu constater qu’ils étaient soulagés de leur souffrance. Mais le souci devrait demeurer de trouver un traitement non mutilant.
Il appartient à l’enfant de décider s’il est un garçon ou une fille
52Quelle ne fut ma stupeur d’entendre dire, à Atlanta, en 2011, au Symposium de la wpath, qu’il appartient à l’enfant de décider s’il est un garçon ou une fille. La proclamation des transgenres est que c’est un droit humain de choisir son sexe/genre.
53Je suis une fille, j’ai 3 ans, je déclare que je suis un garçon, on me laisse faire tout ce que je veux, me bagarrer, rentrer avec le pantalon déchiré, etc. Mais à 12 ans, j’ai des seins bien visibles, des règles et toujours pas de pénis.
54On est dans la même veine quand à Stockholm on (un tout petit nombre) propose de supprimer les pronoms personnels masculins et féminins au profit d’un néologisme neutre, ou quand, en France, on lance les abcd de l’égalité. Certes il était bon que les enseignants découvrent que filles et garçons pouvaient partager les mêmes activités, mais illusoire de croire que supprimer les différences établirait l’égalité. On ne peut pas supprimer les différences et ce qui est source d’inégalités est la hiérarchie des différences. Les êtres humains ont de multiples différences : sexe (différence de signification vitale), couleur de peau, cheveux (malheur aux rouquins), yeux, ethnie (langue, habitus, mœurs, vêtements, etc.). Le plus important est d’apprendre le plus tôt possible et avec acharnement à ne pas rejeter celui qui est différent ; ce fut inscrit au programme de la halde et jamais appliqué.
Conclusion
55Pourquoi le fait universel de la valence différentielle des sexes ? Question d’une grande difficulté, qui ne peut être développée ici. On peut remarquer que le féminisme, s’il a dénoncé la valence différentielle des sexes, ne s’est pas attaqué à ses sources. Nous allons retrouver une réalité biologique prise dans un réseau d’interprétations sociales.
56La femme, sur les parois des grottes préhistoriques, est représentée par une blessure, sa vulve saignant sous une flèche qui la blesse représentant le sexe de l’homme.
57Les substances corporelles, dit Godelier (1982, p. 353), « hurlent et, d’un certain point de vue, la sexualité, c’est le hurloir indiscret des rapports d’oppression et d’exploitation ». Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, le sang menstruel est chargé avant tout de fournir la « preuve » irréfutable que les femmes ne sont victimes que d’elles-mêmes. Et les femmes ne peuvent que consentir. « Il suffit à une femme baruya de voir couler le sang entre ses cuisses pour qu’elle n’ait plus rien à dire et qu’elle consente, muette, à toutes les oppressions économiques, politiques et psychologiques qu’elle subit. » Un des maîtres mots de ce texte est consentement.
58Les néo-féministes vont protester et rappeler que « céder n’est pas consentir » (Mathieu, 1985). Mais je pense que Maurice Godelier apporte une pièce fondamentale du puzzle.
59Récemment a été publié L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail d’Alain Testart (2014), où il montre le rôle que joue le sang dans la division sexuelle (il vaudrait mieux dire « sexuée ») du travail : la femme peut participer à des activités de chasse et donner la mort (on a dit que la femme qui donne la vie ne doit pas donner la mort), mais elle ne peut pas faire couler le sang.
60Il faut non seulement reconnaître le réel biologique, mais travailler l’idéel, substituer un ensemble de représentations à un autre. Notre vision scientifique des choses rend possible un dégagement : non, le sang des règles n’est pas maléfique ; si une femme qui a ses règles rate sa mayonnaise, ce n’est pas le sang menstruel qui la fait tourner, mais c’est parce qu’elle a utilisé une huile en partie gelée. Petite fille, j’avais appris que je risquais une irruption de boutons sur le corps, voire la mort, si, en période menstruelle, je me baignais dans l’eau froide ou mangeais des glaces ; intrépide, je décidais d’expérimenter… et j’ai survécu sans dommage aucun. Étudiante en médecine, j’ai cherché ce qu’on disait sur ces « superstitions » dans les livres médicaux : rien. À tort, car il faut libérer la femme de cet aura qui l’a rend dangereuse aux yeux des hommes.
Bibliographie
Bibliographie
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