Couverture de EP_056

Article de revue

Comprendre les loyautés familiales à travers l'œuvre d'Ivan Boszormenyi-Nagy

Pages 15 à 25

Notes

  • [1]
    Note de la traductrice.
  • [2]
    Traduit par Catherine Ducommun-Nagy.

Les origines de la loyauté familiale

1Pour comprendre les origines de la loyauté familiale et ses implications cliniques, il faut revenir à l’œuvre de Boszormenyi-Nagy (1920-2007). Il a été un des pionniers de la thérapie familiale et le fondateur de la thérapie contextuelle. Depuis quarante ans, son ouvrage Invisible loyalties (Boszormenyi-Nagy et Spark, 1973) reste le texte de référence dans toute discussion concernant la loyauté familiale. Ce qui est spécifique à son approche est d’avoir mis en évidence deux types de déterminants relationnels dont les autres approches psychothérapeutiques et familiales ne tenaient pas compte : un déterminant d’ordre existentiel qui l’amènera à proposer une vision dialectique de la personnalité et une définition paradoxale de l’autonomie, et un déterminant d’ordre éthique qui l’amènera à la découverte de l’importance de la loyauté pour les relations familiales. Au final, pour rendre compte de la réalité relationnelle, il ajoutera deux dimensions au modèle bio-psychosocial déjà bien connu : la dimension de l’éthique relationnelle et la dimension ontique (Boszormenyi-Nagy, 2000).

2Pour Boszormenyi-Nagy et Framo (1965), l’enjeu de toute relation est d’abord d’ordre existentiel : nous avons besoin de la présence des autres pour fonder notre existence en tant que Soi autonome. Il se situe là dans la suite des philosophes existentiels, en particulier de M. Buber (1929) pour qui il n’y a pas de Je sans un Tu (et réciproquement). L’autonomie individuelle résulte ici de la relation avec les autres, non de la coupure. Cette vision a un impact fondamental sur la compréhension des effets de la loyauté familiale. En assurant un lien avec les autres, elle devient une ressource relationnelle et non pas une entrave à l’autonomie individuelle comme tant de thérapeutes le pensent (Ducommun-Nagy, 2006).

3C’est en réalisant à quel point les notions de justice et d’équité étaient importantes dans les relations familiales que Boszormenyi-Nagy a compris que la loyauté jouait un rôle primordial dans les familles. Dans son travail clinique, il a mis en évidence que tous les êtres humains ont une attente de justice et de réciprocité dans les relations avec leurs proches et que cette attente détermine pour une bonne part l’attitude qu’ils vont ensuite avoir envers eux. Il parle alors d’éthique relationnelle. Ici, la définition de la justice devient intersubjective, d’abord parce qu’elle dépend d’un dialogue, ensuite parce que la valeur de ce que nous faisons pour les autres et de ce qu’ils font pour nous dépend d’une appréciation subjective. Il va en être de même pour la loyauté : il est impossible de définir dans l’abstrait ce qui constitue un comportement loyal ou au contraire une trahison.

Loyauté et conflits de loyauté, deux notions inséparables

4Le tout premier texte de Boszormenyi-Nagy (1972) sur la loyauté familiale se réfère aux implications de la loyauté pour le processus de transfert en psychothérapie. Il nous rappelle que dans toute psychothérapie, les enfants peuvent se trouver pris dans un conflit de loyauté quand leur investissement émotionnel du thérapeute menace le lien émotionnel avec leurs parents, ou quand les attentes des thérapeutes et celles de leurs parents sont discordantes. Les notions de loyauté et de conflits de loyauté sont, dès le départ, inséparables en raison de la définition même du concept de loyauté, que Boszormenyi-Nagy, dans un court texte d’introduction à cet article, définit comme un « facteur relationnel triadique. Du point de vue contextuel, la loyauté est basée sur une option relationnelle, une préférence basée sur les mérites acquis par son objet [la personne qui est l’objet de la loyauté [1] ; cette préférence présume la possibilité de pouvoir choisir entre deux partenaires. de ce fait, la notion de conflit de loyauté est implicite au concept de loyauté. La loyauté à nos parents est basée sur les plus substantiels des mérites acquis et toute loyauté ultérieure entre en conflit avec notre loyauté filiale primaire. L’enseignant, l’ami, le conjoint ou le thérapeute sont tous candidats en ce qui concerne les conflits de loyauté [2]. »

5Le dilemme cornélien est l’expression la mieux connue des conflits qu’entraîne la loyauté. Rodrigue, le héros du Cid, est écartelé entre son engagement envers sa bien-aimée et son engagement envers son propre père. Sa loyauté à son père devrait l’amener à le venger et à tuer le père de Chimène. Sa loyauté à sa bien-aimée devrait l’amener à épargner cet homme. Il est nécessaire de faire une distinction entre les conflits inévitables qui résultent de nos engagements et les solutions plus ou moins heureuses que nous trouvons pour les gérer. Rodrigue privilégiera les liens de sang (loyauté verticale) par rapport aux liens de cœur (loyauté horizontale) : « Oui, mon esprit c’était déçu, je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse » (Corneille, 1636). Tous les couples sont confrontés à la nécessité de trouver un équilibre entre loyauté verticale et loyauté horizontale. Il suffit de penser aux fêtes de famille. Si les parents de l’un des partenaires invitent le couple, comment l’autre pourra-t-il répondre à l’invitation de ses propres parents ? C’est en cherchant à se montrer équitables envers les deux familles d’origine que les couples sortent généralement de ce type d’impasse. Les solutions qu’ils mettent en place varient, mais elles sont généralement basés sur l’alternance : promesse de visite chez les uns pour une fête, chez les autres pour une autre occasion, etc. Quand la confiance règne, parents et beaux-parents sont capables d’attendre leur tour sans se sentir blessés.

Loyautés visibles et invisibles

6Par définition, la loyauté reste invisible tant que nous ne nous trouvons pas en face d’un choix à faire entre deux personnes ou deux groupes. Par exemple, il est évident que notre loyauté au parti politique dont nous sommes membres n’est pas inconsciente. Pourtant, elle ne peut se manifester d’une manière visible qu’au moment d’une élection. Nous pouvons donner notre voix au candidat de notre parti (loyauté directe), la donner au parti opposé (déloyauté) ou bien voter blanc. Ici, notre vote n’apporte rien à notre parti, mais au moins il ne donne pas de voix à l’autre. Indirectement nous restons donc loyaux. Nous pouvons alors parler de loyauté invisible au sens strict du terme. Elle est synonyme de loyauté indirecte.

7Dans les familles, on trouve la loyauté invisible chez les enfants qui ne peuvent pas se montrer loyaux envers leur parents en raison d’une coupure (enfants adoptés, enfants né d’un don de sperme anonyme, etc.). Puisque ces enfants n’ont pas d’issue pour exprimer leur loyauté à leurs parents de sang d’une manière directe, ils le font en repoussant les gens qui s’occupent d’eux. Quand l’enfant dit à ses parents adoptifs : « Vous n’avez rien à me dire, vous n’êtes pas mes vrais parents », il refuse bien sûr leur autorité. Mais ce qu’il dit avant tout, c’est qu’il fait le choix de privilégier le lien à ses parents de sang. Ceux-ci n’en sauront probablement jamais rien et les parents adoptifs seront à coup sûr blessés, tout le monde est perdant. C’est ici que les thérapeutes contextuels parlent de loyautés invisibles au sens clinique du terme.

8On trouve aussi la loyauté invisible dans le cas de personnes qui sont coupées de tous liens avec les groupes auxquels elles appartiennent pour des raisons diverses. Si ces personnes ne peuvent trouver le moyen d’exprimer leur loyauté d’une manière directe au groupe ethnique ou religieux auquel elles appartenaient avant la coupure, elles risquent de le faire en rejetant les valeurs ou les institutions de leur milieu d’accueil, ce qu’on voit souvent chez les adolescents issus de la migration dans des conditions de ruptures, d’exils, etc.

Les cinq dimensions de la loyauté

9Il est souvent difficile, pour les thérapeutes, de sortir d’une vision restreinte et unidimensionnelle de la loyauté. Cela peut amener à toute une série de malentendus qui aboutissent souvent à des impasses thérapeutiques. La loyauté familiale dépend de plusieurs facteurs dont l’importance varie en fonction des situations.

La dimension éthique de la loyauté

10Comme nous venons de le voir, le déterminant principal de la loyauté s’inscrit dans la dimension de l’éthique relationnelle. Elle résulte d’une attente d’équité dans les relations proches : nos parents attendent notre loyauté en récompense de leur disponibilité à notre égard. De même qu’il n’est pas possible de définir de manière objective ce qui constitue une injustice dans les relations proches, il est impossible d’établir objectivement ce qui constitue un comportement loyal ou ce qui constitue une trahison. Seul un dialogue entre les membres de la famille permettra d’établir dans quelle mesure les uns ont répondu aux attentes des autres ou non. Cela échappe à bien des thérapeutes qui pensent qu’ils peuvent déterminer ce qui constitue une expression de loyauté ou une trahison des attentes familiales sur la seule base de l’analyse d’un génogramme ou d’un entretien individuel.

La dimension psychologique de la loyauté

11La dimension psychologique de la loyauté est souvent mal comprise. Beaucoup de thérapeutes comprennent la loyauté comme un facteur psychologique inconscient qui nous condamne à reproduire les comportements même les plus négatifs de nos parents, ou alors à saboter nos propres projets pour ne pas les dépasser. Il s’agit là d’une supposition qui a amené à une vision très négative de la loyauté familiale : elle serait bien la force qui nous condamne à l’échec, et seule la trahison nous permettrait d’aller de l’avant dans notre vie. Or, cette vision est erronée à plus d’un égard. D’abord, seul un dialogue entre les membres de la famille concernés permettra d’établir ce qui constitue une expression de loyauté. Il devient alors très difficile d’avoir une vraie appréciation des manifestations de la loyauté familiales dans le cadre du traitement individuel. Nous devons nous défaire des clichés selon lesquels les thérapeutes peuvent identifier des loyautés familiale sur la seule base d’un génogramme ou que toutes les répétitions sont le résultat de la loyauté familiale. Pensons à la réaction des parents à qui on dirait que leurs enfants ratent leur vie pour leur être loyaux ! Ils seraient interloqués.

12Pour Boszormenyi-Nagy, l’enjeu se situe ailleurs. Il pense que tous les parents, même les plus matures, font l’expérience d’un sentiment de perte quand leurs enfants franchissent des étapes qui les rapprochent de l’autonomie. Ce ne sont donc pas les choix que font les enfants qui leur posent problème, mais les conséquences que ces choix entraînent en termes de séparation. Il introduit alors la notion d’un surmoi anti-autonome (Boszormenyi-Nagy, 1962) pour décrire, chez les enfants, l’intériorisation inconsciente qu’ils font du mal à leurs parents en les quittant. Tout pas vers l’autonomie peut alors générer un sentiment de culpabilité. C’est ensuite pour éviter ce sentiment désagréable que les enfants renoncent à leurs projets personnels. Comme il s’agit d’un processus inconscient qui n’a plus de lien direct avec la réalité extérieure, les enfants peuvent se sentir coupables de trahir leurs parents même longtemps après que ceux-ci ont indiqué qu’ils étaient prêts à les soutenir dans leur démarche vers l’autonomie. Ici, le travail thérapeutique consisterait à aider le patient à faire une distinction entre les pressions du surmoi anti-autonome et les attentes réelles de leurs parents.

13Mais même quand les parents restent très dépendants de la présence de leurs enfants, la loyauté offre une ressource importante. De tels parents seront plus disposés à accepter de soutenir les choix personnels de leurs enfants si ceux-ci peuvent les assurer de leur loyauté. Par exemple, des parents accepteront mieux qu’un enfant parte étudier à l’étranger s’il leur promet de rester en contact avec eux d’une manière régulière et accepte de faire l’effort de passer les fêtes de famille avec eux. En offrant sa loyauté à ses parents d’une manière non destructive pour lui, cet étudiant éviterait aussi de ressentir de la culpabilité. Les choses se présenteraient très différemment si le jeune décidait de rompre complètement avec des parents trop exigeants. Dans ce cas, sa culpabilité inconsciente l’amènerait peut-être à saboter ses études, voire à regagner le domicile familial suite à cet échec.

Les déterminants systémiques de la loyauté

14Les thérapeutes familiaux systémiques voient souvent la loyauté comme une règle qui nous est imposée par le système familial pour maintenir son homéostasie. Dans cette perspective, la loyauté familiale constitue une entrave directe à l’autonomie. Il est vrai que Boszormenyi-Nagy a affirmé que l’engagement personnel des membres de la famille les uns envers les autres permet d’assurer la continuité du système familial au cours du temps. Les familles ont besoin de la loyauté de leurs membres et elles punissent les déserteurs. Dans cette perspective, nous obéissons aux consignes de nos parents pour éviter leurs représailles. Mais si nous offrons de nous montrer disponibles pour eux dans des circonstances spécifiques, ou si nous abandonnons certaines traditions au lieu de couper tous les liens avec eux, nous serons moins attaqués.

Les déterminants factuels de la loyauté

15Dans la dimension des faits, le déterminant de la loyauté est vraisemblablement le simple lien biologique. Pour des raisons qui nous échappent en partie, les enfants ont tendance à offrir leur loyauté à leurs géniteurs, même quand ils ne l’ont pas méritée, voire quand ils n’ont jamais eu de liens avec eux. Les cliniciens savent bien que les enfants les plus négligés et les plus maltraités sont ceux qui se montrent les plus loyaux envers leurs parents. Il devient donc difficile d’invoquer la redevance dans de tels cas, car même une dette de vie serait vite épongée en regard de la dette des parents qui ont failli à leurs devoirs. Deux hypothèses sont possibles pour expliquer ces comportements :

  • nous avons peut-être une tendance innée à favoriser les gens dont nous partageons le plus directement le patrimoine génétique ;
  • nous avons besoin d’établir un lien avec nos géniteurs pour établir les contours de notre identité, tout comme la figure qui ne peut être perçue en dehors du fond dont elle se détache. Ici, la loyauté de l’enfant à ses parents serait liée à des motifs existentiels.

Les déterminants existentiels de la loyauté

16Dans la dimension ontique, la loyauté est liée à la définition dialectique de l’autonomie. Puisque notre possibilité d’autonomie dépend d’un lien avec les autres, nous offrons notre loyauté à nos proches pour créer un lien Soi-Autre dont nous avons besoin pour notre propre individuation. Les enfants ne sont donc pas vraiment perdants quand ils offrent leur loyauté à des parents qui ne l’ont pas méritée. Ils l’offrent même parfois aux géniteurs anonymes qui, sans le savoir eux-mêmes, ont contribué à leur vie : en l’absence de tout contact avec eux, c’est à travers leur offre de loyauté qu’ils établissent un lien avec eux (Ducommun-Nagy, 2006).

Les enfants et les conflits de loyauté

17Beaucoup de thérapeutes pensent que face aux conflits de loyauté, les enfants se trouvent plus démunis que les adultes. Ils estiment qu’en raison de leur dépendance matérielle et émotionnelle, les enfants sont obligés de rester loyaux à leurs parents alors que les adultes pourraient échapper aux conflits de loyauté en prenant de la distance avec leur famille. Mais d’une part, les adultes peuvent se trouver pris dans des conflits de loyauté tout aussi sévères que les enfants, et d’autre part, la vraie différence se situe au niveau de la responsabilité.

18En effet, ce n’est pas aux enfants qu’il incombe de trouver une solution aux conflits de loyautés qu’ils rencontrent. Cette responsabilité incombe à leurs parents et à tous les adultes qui sont responsables de les élever, qu’ils soient parents d’accueil, éducateurs ou enseignants. C’est à eux d’anticiper les difficultés que leurs choix peuvent entraîner pour les enfants dont ils ont la charge. Il serait injuste d’obliger les enfants à trouver des solutions aux dilemmes que les adultes n’ont pas été capables de résoudre. Ceci équivaudrait à une parentification. En cas de problèmes, c’est donc d’abord auprès des adultes que les thérapeutes devraient intervenir et seulement ensuite auprès des enfants. Ces derniers ont en outre à se rappeler qu’en soi, tout processus thérapeutique est susceptible de générer des conflits de loyauté (Ducommun-Nagy, 2010).

Les conflits de loyauté inévitables

19Tout comme les adultes, les enfants peuvent se trouver pris dans des conflits de loyauté qui résultent des circonstances. dans n’importe quelle situation de divorce ou de double appartenance, les enfants sont placés devant des conflits de loyauté qui résultent simplement du fait que leurs parents ne vivent pas ensemble ou qu’ils appartiennent à des cultures ou à des religions différentes. Les enfants issus de la migration doivent également répondre aux attentes de leur famille et aux attentes de leur milieu d’accueil.

20Le divorce est l’illustration la plus claire de ce type de situations. Que les ex-conjoints soient capables de coopération ou non, les enfants n’ont pas le don d’ubiquité. La séparation des parents prive les enfants de l’opportunité de se montrer loyaux envers eux en tant que sous-groupe distinct de tous les autres, et les conflits de loyauté deviennent inévitables. Beaucoup de couples séparés font de grands efforts pour continuer à collaborer en tant que parents et simplifier la tâche à leurs enfants. Mais ils ne pourront éviter que leurs enfants se questionnent, voire se plaignent, de leur séparation. La seule chose que ces parents peuvent faire est d’accepter d’entendre ces plaintes et d’accepter que leurs efforts pour rester de bons parents ne seront pas toujours récompensés.

Les conflits de loyauté évitables

21Les adultes doivent pouvoir identifier les situations qui pourraient générer des conflits de loyautés évitables. On peut en trouver de multiples exemples dans la vie d’enfants de couples mixtes ou dans celle d’enfants placés hors de leur milieu familial. Nos comportements les plus banals dépendent de ce que nos parents nous apprennent. En Europe, les enfants apprennent à manger avec un couteau et une fourchette ; en Asie, avec des baguettes ; dans beaucoup de pays, avec les doigts. Ils mangent de la même manière que leurs parents non pas parce qu’ils leur sont loyaux mais parce qu’ils n’ont rien appris d’autre. Les choses sont différentes quand les habitudes des parents divergent ou quand les enfants rencontrent d’autres habitudes en raison de la migration. Dès lors, les gestes qu’ils adoptent peuvent être perçus comme une démonstration de loyauté envers l’un des deux parents, ou envers un groupe plutôt qu’un autre. Les enfants qui ne voudraient blesser personne se trouvent parfois bien embêtés, il arrive même que certains attendent d’être seuls pour manger. Les choses seraient bien plus simples si les adultes pouvaient se mettre d’accord entre eux sur leurs attentes respectives. Dans le cas de couples mixtes, il serait important que les époux échangent sur ce qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants de leur langue, de leur culture ou de leur religion avant même leur venue. Dans le cas de l’immigration, il serait important que les intervenants sociaux et les enseignants trouvent le moyen de créer des liens avec les familles des nouveaux arrivants, par exemple en recourant à des médiateurs culturels. Les enfants seraient ainsi moins écartelés entre les attentes de leur famille et celles de leur milieu d’accueil. L’important ici n’est pas d’aménager la solution idéale, mais l’effort que les adultes font pour épargner un dilemme aux enfants.

Les clivages de loyauté

22Les situations de clivage de loyauté se distinguent des situations de conflits de loyauté par le fait que les deux parties impliquées ont une même exigence d’engagement absolu de la part de la personne qui leur est loyale : elles considèrent comme déloyale toute manifestation d’engagement envers l’autre partie. Dans le cadre de la famille, on trouve cette situation dans le cas de divorce où les ex-conjoints se haïssent, ou dans le cas de parents si démunis et si avides d’attention qu’ils ne tolèrent pas que leurs enfants manifestent la moindre attention à leur ex-conjoint. Pour eux, l’enfant qui manifeste son affection ou sa loyauté à « l’ex » devient un traître qui doit être puni par le rejet émotionnel, voire le rejet physique : « Si tu ne veux pas voir que ton père est un salaud, tu n’as qu’à aller vivre chez lui ! »

23Quand les deux parents ont le même degré de haine l’un envers l’autre et le même degré d’intolérance à l’égard de l’enfant qui essaierait de se montrer loyal envers les deux, le clivage de loyauté est complet. L’enfant est privé de toute chance de résoudre les conflits de loyauté qui résultent nécessairement de tout divorce, puisque aucune des solutions qu’il pourrait envisager pour rester loyal à ses deux parents n’est acceptable pour eux. Ceci peut avoir des conséquences cliniques graves. Quand les enfants ne voient plus comment répondre aux attentes d’un parent sans trahir l’autre, ils peuvent devenir dépressifs, ou avoir recours au passage à l’acte. Sur la base de leur expérience clinique, les thérapeutes contextuels s’accordent pour penser que le clivage de loyauté est probablement une des causes importante du suicide chez les jeunes enfants. Dans d’autres cas, les enfants et surtout les adolescents tentent de sortir de l’impasse en se montrant aussi déloyaux envers un des parents qu’envers l’autre. En se montrant violent à l’égard des deux parents, en fuguant, en refusant de communiquer avec eux ou en utilisant des drogues, ces jeunes tentent de rétablir une certaine équité en décevant de manière égale les deux parents. Il faut donc penser à la possibilité de clivage de loyauté quand on rencontre des troubles des conduites.

Ressources thérapeutiques et interventions

Les bases de la thérapie contextuelle

24Dans le travail thérapeutique avec les enfants qui se trouvent pris dans des conflits de loyauté ou dans des clivages de loyauté, la thérapie contextuelle offre des ressources uniques. D’une façon générale, la thérapie contextuelle a les mêmes visées que les autres approches thérapeutiques individuelles ou familiales : la diminution de la pathologie individuelle, l’augmentation de l’autonomie individuelle et la prévention. Par contre, sont uniques sa méthodologie – la partialité multidirectionnelle – et sa définition du moment thérapeutique. Par partialité multidirectionnelle, on entend que le thérapeute s’adresse successivement à chacun des membres de la famille comme à des personnes ayant le droit de recevoir de manière équitable mais aussi à qui on doit offrir la chance de découvrir qu’elles peuvent gagner en se montrant généreuses envers les autres (Ducommun-Nagy, 1995). Pour les thérapeutes contextuels, le moment thérapeutique est celui où l’un des partenaires de l’échange gagne en prenant le risque de faire un geste envers l’autre, et le récipiendaire du geste est bien sûr gagnant également. L’acte généreux entraîne à la fois une possibilité d’un dialogue Soi-Autre qui amène à une plus grande délimitation du Soi et un gain sous forme d’une plus grande valeur humaine. L’ensemble de ces deux gains peut être défini sous le terme de légitimité constructive, qui se manifeste sous forme d’une plus grande sécurité intérieure, et d’une plus grande liberté d’action.

25L’obstacle principal dans notre capacité de générosité se trouve dans ce que les thérapeutes contextuels nomment la légitimité destructive. Elle résulte de notre attente de justice. Quand nous sommes lésés, il est légitime que nous attendions une réparation. Le problème survient quand la personne qui a causé le dommage refuse de le reconnaître ou bien n’est plus là pour le réparer. Notre attente de justice peut nous entraîner à réclamer notre dû à des personnes qui, elles, ne nous doivent rien. Ici, c’est nous qui devenons injustes, ce qui est destructeur pour nos relations. La parentification est une des manifestations les plus typiques de la légitimité destructive puisqu’il s’agit d’une situation dans laquelle les adultes se tournent vers leurs enfants pour obtenir d’eux ce qu’ils n’avaient par reçu de leurs parents (amour inconditionnel par exemple).

Intervenir dans les clivages de loyauté

26Dans les cas de clivage de loyauté, l’intervention est souvent difficile parce que les parents sont aveuglés par leur légitimité destructive. Il est donc très difficile pour eux de reconnaître les dommages qu’ils causent à leurs enfants. en se basant sur les principes de la thérapie contextuelle, on peut tout de même espérer qu’il est possible de les amener à découvrir qu’ils ne seraient pas entièrement perdants s’ils offraient un peu plus d’espace à leurs enfants et s’ils leur permettaient un peu plus de contacts avec leur ex-conjoint. Des parents qui refusaient l’éventualité de tout contact entre leur « ex » et leurs enfants peuvent découvrir qu’en faisant le geste de coopérer avec le juge dans la mise en place de visites dans un lieu neutre, par exemple, ils gagnent une estime de Soi plus grande que s’ils attendaient simplement que ces visites leur soient imposées par décision de justice.

27Quand les parents sont trop pris dans leurs propres conflits pour envisager tout effort de collaboration, il est possible de mettre en place d’autres stratégies. Si les enfants sont assez grands, on peut les aider à comprendre l’origine des attentes irréalistes de leurs parents et les aider à définir ce qu’ils peuvent offrir, de manière réaliste, pour ne pas avoir à se sentir coupables de déloyauté, en particulier ce qu’ils peuvent se permettre d’offrir à un parent sans redouter de représailles de la part de l’autre. De plus, s’ils trouvent auprès du thérapeute quelqu’un qui peut reconnaître leurs efforts, ils se sentiront moins découragés. Le risque de comportements destructeurs peut alors diminuer. Quand les enfants sont plus jeunes, il est difficile de les aider de cette manière et il est alors parfois nécessaire de les placer dans un environnement qui les protège des trop grandes sollicitations de leurs parents.

Prévention

28Pour éviter que les enfants souffrent dans les situations qui peuvent générer des conflits de loyauté, il faudrait d’abord faire connaître la notion de conflit de loyauté aux personnes concernées. Cette information devrait idéalement être fournie aux futurs parents dans le cas de couples mixtes, aux futurs parents adoptifs, aux parents d’accueil et aux parents en voie de divorce. Les intervenants sociaux et les juges qui s’occupent d’enfants dans des situations de double appartenance devraient également recevoir une information similaire.

29Le point le plus important dans la prévention est d’aider les adultes à réaliser que la double appartenance peut placer les enfants dans des conflits de loyauté si les adultes ne font pas l’effort de se mettre d’accord sur les attentes qu’ils ont envers eux. Il faut ensuite aider les parents à découvrir que, quand ils évitent de charger indûment leurs enfants de la responsabilité de résoudre les conflits de loyauté, ce ne sont pas leurs seuls enfants qui en sortent gagnants, mais eux aussi.

La loyauté familiale, une ressource relationnelle

30En soi, les conflits de loyautés ne ressortissent ni à une pathologie individuelle, ni à une pathologie familiale. Ils résultent simplement de notre condition humaine. Dans la mesure où nous sommes engagés dans de multiples relations, nous devons faire face à des attentes multiples et souvent contradictoires de la part des familles et des groupes auxquels nous appartenons. Par définition, la loyauté implique que nous privilégions les intérêts de nos proches par rapport aux autres gens, et les conflits de loyautés sont inévitables, mais il existe mille manières d’exprimer notre loyauté à notre famille.

31Il est illusoire de penser que la thérapie pourrait nous permettre d’échapper aux dilemmes, mais selon les principes de la thérapie contextuelle, nous pouvons gagner en termes de liberté individuelle quand nous acceptons de prendre en compte les besoins des autres d’une manière réaliste. Même si nous sommes amenés à ne pas répondre à certaines des attentes de nos parents parce qu’elles sont destructives, il ne s’agit pas d’une trahison. Comme nos familles ont besoin de leur réussite pour perdurer au cours des générations, c’est en nous efforçant de protéger nos propres intérêts et ceux des générations futures que nous leur seront les plus loyaux.

Bibliographie

Bibliographie

  • Boszormenyi-Nagy, I. 1965. « Une théorie des relations : expérience et transactions »,dans I. Boszormenyi-Nagy, J. Framo, Les psychothérapies familiales, Paris, Puf, 1980.
  • Boszormenyi-Nagy, I. ; Spark, G. 1973. Invisibles Loyalties, réimpression New York, Brunner-Mazel, 1984.
  • Boszormenyi-Nagy, I. 1987. Foundations of Contextual Therapy, New York, Brunner-Mazel.
  • Boszormenyi-Nagy, I. 2000. Présentation plénière. Congrès annuel de thérapie familiale de l’association hongroise de thérapie familiale, Szeged.
  • Buber, M. 1929. Le Je et le Tu, Paris, Aubier, 1969.
  • Ducommun-Nagy, C. 1995. « La thérapie contextuelle », dans M. Elkaim (sous la direction de), Panorama des thérapies familiales, Paris, Le Seuil.
  • Ducommun-Nagy, C. 2006. Ces loyautés qui nous libèrent, Paris, Lattès.
  • Ducommun-Nagy, C. 2010. « Loyautés familiales et processus thérapeutique », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 44, p. 28-42.

Mots-clés éditeurs : clivages de loyauté, thérapie contextuelle, conflits de loyautés

Date de mise en ligne : 16/04/2013.

https://doi.org/10.3917/ep.056.0015

Notes

  • [1]
    Note de la traductrice.
  • [2]
    Traduit par Catherine Ducommun-Nagy.
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