Notes
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Pour les termes de mensonge, d’affabulation et de mythomanie, il y a peu de littérature à ce sujet ; on en trouve un peu plus dans les ouvrages anglo-saxons que dans les travaux français qui semblent ignorer ces notions.
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[2]
Jean-Paul Matot (1984) consacre un article très intéressant à Aragon et la question du brouillage, c’est-à-dire la dissimulation à l’enfant de certaines situations familiales compliquées.
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[3]
Le cas Dora est traité par Freud comme un cas d’adulte, alors qu’elle n’est qu’une enfant. Il triche sur son âge, Freud situe la scène du baiser à 14 ans alors qu’elle n’a que 13 ans.
Un enfant en quête de vérité
1« Il faut dire la vérité aux enfants » était une des fortes recommandations de Françoise Dolto, qui a été largement diffusée et a déterminé bien des attitudes éducatives parentales. Le « parler-vrai » aux enfants est entré dans les mœurs et est largement pratiqué par les parents qui y mettent une grande conviction. Cette conviction est devenue une injonction, et elle pose maintenant la question de savoir s’il faut tout dire à l’enfant. Quels sont les effets de ce « tout-dire » ? Quelles en sont les limites ? Cette attitude parentale rejoint une attitude sociétale correspondant à l’idéologie de la « transparence » qui prévaut dans de multiples domaines de notre société contemporaine.
2Par ailleurs, ce précepte de Françoise Dolto, apparemment très suivi, comporte bien des limites, et force est de constater que très souvent ce sont les parents qui mentent aux enfants. De nombreuses recherches statistiques montrent que ce souci de transparence ne joue pas dès lors qu’il touche des sujets des plus importants, tels que l’origine, avec les procréations médicalement assistées, ou la mort. Il est dit que pour les procréations avec donneurs de sperme anonymes, la moitié des parents environ ne disent pas la vérité aux enfants. Une étude récente sur les orphelins montre aussi à quel point les adultes ont du mal à nommer la mort (Valet, 2010). « Maman est partie en voyage » ; « papa est au ciel ». L’enquête montre les conséquences néfastes pour l’enfant de ce silence et du mensonge qui « altèrent la construction psychologique et l’insertion sociale ». Que peuvent faire de ces formules imprécises les enfants qui sont en quête de vérité ? Chercheurs implacables et inlassables, ils voudront connaître la vérité, et cette quête peut passer par la voie du mensonge.
Pourquoi les enfants mentent-ils ?
3Mais d’abord, pourquoi les enfants mentent-ils ? N’est-ce pas un symptôme ? En tant que tel, il est l’expression d’un malaise, d’une souffrance, et il demande à être interprété.
4Winnicott (1967) donne de la tendance antisociale une interprétation tout à fait intéressante. Ces agissements des enfants correspondent en fait à une déprivation et sont la manifestation d’une dépression camouflée et rarement repérée par l’entourage. Pour Winnicott, le vol, c’est l’expression de l’espoir. Car, dit-il, c’est quand l’espoir commence à pointer que l’enfant tend la main vers l’objet perdu. Ne pourrait-on dire que raconter des mensonges ou affabuler sont aussi une forme d’espoir ?
5Ainsi, le mensonge ne doit pas être considéré systématiquement comme un symptôme. À propos du vol, Winnicott dit : « Il y a des degrés dans le vol » (Winnicott, 1957). De même, il y a des degrés dans le mensonge. Ils peuvent être petits ou grands, passagers ou persistants. Ils peuvent se rencontrer dans tous les registres psychopathologiques et ne sont le signe d’aucun d’eux en particulier. Le mensonge est classiquement considéré comme obéissant au principe de plaisir, afin d’éviter un déplaisir, mais un enfant peut mentir pour réagir contre l’intrusion de parents trop rigides qui veulent tout contrôler. Il peut être un pouvoir magique pour maintenir l’omnipotence infantile dans des situations où celle-ci – l’illusion nécessaire de Winnicott – est gravement et prématurément menacée.
6Que cherche l’enfant à travers ces comportements qui contournent ou transgressent la loi ? Car il cherche quelque chose, dit Winnicott : « Le voleur ne cherche pas l’objet qu’il prend. Il cherche une personne. Il cherche sa mère, seulement il ne le sait pas » (Winnicott, 1957). Plutôt que de considérer ces comportements des enfants comme des passages à l’acte, on voit un enfant en quête, en quête d’affection, comme le dit Winnicott pour le vol : « L’enfant qui vole est un bébé qui cherche sa mère ou la personne qu’il a le droit de voler. » De même, l’enfant qui ment cherche la personne à qui il peut dire ou demander une vérité. Ainsi, plutôt que de voir dans le mensonge une expression psychopathologique, je dirais que le mensonge est l’expression d’une vérité, ou plus précisément une manière de faire advenir la vérité.
7La question du mensonge est peu abordée dans la psychanalyse et elle ne fait pas non plus partie des problématiques couramment abordées dans les psychothérapies ou les cures psychanalytiques, mais elle apparaît pourtant aussi bien chez les enfants que chez les adultes et elle pose alors au clinicien bien des problèmes. J’ai vu des cas d’adultes en psychothérapie qui ont organisé leur personnalité sur le mensonge et qui en souffrent. Ainsi, une jeune femme se sent « inauthentique », elle se plaint de n’avoir que peu de relations « vraies » avec les autres, évitant toujours les conflits et se mettant en retrait dès qu’une relation plus approfondie pourrait s’établir. Elle se rend compte qu’elle s’est construite ainsi depuis toute petite, face à un couple parental aimant mais très strict. Les exigences éducatives correspondaient en fait à des injonctions en double lien. Ainsi, sa mère lui reprochait de s’intéresser aux garçons, ce qui était très mal vu dans sa famille, mais elle a su plus tard que cette mère soi-disant vertueuse avait elle-même des relations extraconjugales. Le regard parental était tellement intransigeant qu’il était hors de question de discuter par exemple à propos des sorties interdites. La jeune fille est devenue dès lors experte dans la dissimulation et le mensonge. Cet aspect de son caractère continue à marquer ses relations avec les autres, alors qu’il n’a plus lieu d’être.
Mon enfant ment
8Que faire lorsque des parents affolés disent : « Mon enfant ment » ? Le mensonge de l’enfant inquiète toujours. Il suscite de fortes réactions émotionnelles et des attitudes éducatives parfois excessives, souvent inadéquates. Au cours de certaines psychothérapies d’enfants, mais aussi de cures d’adultes parlant de leur enfance, j’ai rencontré de telles situations qui m’ont amenée à réfléchir à l’articulation déni/dénégation/désaveu d’une part et mensonge/vérité/affabulation d’autre part.
9Il s’agit de situations ou plutôt d’épisodes où le patient apparaît comme ou est désigné comme : menteur, mythomane, affabulateur [1]. Dans chacune de ces histoires, j’ai vu un lien entre l’affabulation de l’enfant et certaines attitudes parentales marquées par le déni, voire le double lien. À partir de là, une hypothèse se profile : le mensonge ou l’affabulation de l’enfant est une réaction au mensonge parental, ou plus précisément, le mensonge ou l’affabulation est un recours, une stratégie de survie, face à une situation pathogène (parfois, mais pas toujours, psychotisante). C’est une voie d’issue qui, pendant un temps, ne peut pas s’élaborer autrement, et qui évite l’effondrement dépressif ou la décompensation psychotique. C’est le plus souvent un épisode passager, qui laisse place ensuite au développement névrotique normal ; mais quelquefois, il s’agit du début d’une organisation psychotique ou perverse.
Mais les adultes mentent aussi aux enfants
10L’enfant ment, certes… Mais les adultes mentent aussi aux enfants ! Plus souvent qu’on ne le croit, et surtout de manière plus sournoise. Les adultes ont déjà un premier avantage, c’est celui d’être adultes justement. Ces grandes personnes sont tellement plus fortes que les enfants. Comment ne pas les croire ? Et même si on ne les croit pas, comment leur dire qu’on ne les croit pas ? C’est dérangeant pour les adultes, et c’est perturbant pour l’enfant, car cela remet en cause l’image idéalisée de l’adulte, dont il a besoin. La plupart du temps, l’enfant ne peut pas dénoncer le mensonge de son parent, d’une part parce qu’il n’en a pas le droit, et surtout parce que le lien affectif qui le lie à ce parent l’empêche de remettre en cause l’image de celui-ci, au risque d’une perte d’amour, d’une rupture insupportable, comme l’a montré Ferenczi (1931-1932) et plus récemment le psychiatre-psychanalyste new-yorkais Leonard Shengold, qui écrit que les enfants maltraités sont comme des victimes d’un meurtre de l’âme. Ils « restent très largement possédés par un autre, leur âme devient l’esclave de l’autre », ce qui peut conduire à une organisation de la personnalité où l’enfant est clivé en deux parties, dont l’une est esclave, l’autre bourreau (Shengold, 1988).
11Le mensonge est néfaste s’il touche à l’histoire personnelle de l’enfant, à un événement qui le concerne de près, quand on cache à l’enfant quelque chose qui touche à ses origines, aux conditions particulières de sa venue au monde, aux circonstances singulières du désir ou du non-désir de ses géniteurs.
12Dans la clinique du handicap, on en rencontre de nombreux exemples. Que dit-on de son handicap à l’enfant ? Qu’en est-il du désir des parents à son égard ? Ces questions deviennent de plus en plus compliquées avec le diagnostic prénatal et les nouvelles technologies de procréation. En effet, que pouvons-nous dire aux enfants de ces événements, ces investigations, ces diagnostics qui ont précédé leur naissance ? Et qui concernent toujours un enjeu de vie et de mort ?
13Pour toutes sortes de raisons, il est fréquent que les parents mentent à leurs enfants. Il arrive aussi que les parents demandent à leurs enfants d’adhérer à leurs mensonges. « Le mensonge chez l’enfant est une cocréation où la part de l’environnement est souvent importante » (Schmit et coll., 2002). Encore faut-il spécifier le type de mensonge. Il y a les situations où il est de la plus haute importance qu’un secret ne soit pas divulgué, par exemple celle des immigrés clandestins, sans papiers. « Tu ne diras pas à la maîtresse que papa habite à la maison. » Le mensonge est alors imposé par les circonstances extérieures, mais cela n’empêche pas les effets perturbants sur les enfants. Puis il y a les situations plus pathogènes où la dynamique familiale repose sur un déni, ou pire sur une construction délirante (Enriquez, 1993).
14Dans « Constructions en analyse », Freud (1937) dit que le délire comporte toujours une part de vérité. À sa suite, je dirais que le mensonge ou l’affabulation comporte toujours une part de vérité. « La vérité sort de la bouche des enfants », dit sagement le vieil adage populaire. De plus, il arrive que les enfants, dans les situations plus banales, lorsqu’ils ne sont pas pris au piège du double lien, dénoncent les contre-vérités des adultes et obligent ceux-ci à dire ce qu’ils ne veulent pas dire. Céleste, 3 ans, qui fréquente la Maison Dagobert (Herrou et Korff-Sausse, 1999), où elle joue avec Vanessa, 4 ans, petite fille africaine atteinte d’une déficience mentale, demande à sa mère pourquoi sa camarade ne parle pas. « C’est comme toi, quand tu étais petite, tu ne parlais pas encore. » « Mais alors, rétorque Céleste, quand j’étais petite, j’étais noire aussi ? » Admirable réponse de cette petite fille, qui est en même temps une illustration du raisonnement enfantin marqué par la pensée magique, où les catégories ne sont pas encore irréversibles (on peut passer de noir à blanc, de la mort à la vie, de handicapé à non-handicapé et vice versa), mais aussi une réaction par l’absurde à l’explication évasive de la mère, provoquant un supplément d’information. En quelque sorte, Céleste force sa mère à dire ce qu’elle ne veut pas dire, soit la différence irrémédiable que constitue le handicap, ce qui est vécu comme une vérité blessante.
Le besoin de vérité
15« La vérité joue un rôle aussi déterminant pour la croissance de la psyché que la nourriture pour la croissance de l’organisme. Une privation de vérité entraîne une détérioration de la personnalité », écrit Bion (1965). Sans vérité, l’appareil psychique ne se développe pas, il meurt d’inanition. Patrick Ben Soussan (2002), lui aussi, souligne le besoin de vérité parmi les besoins fondamentaux des enfants. Mais cette vérité énoncée ou recherchée par l’enfant est méconnue par l’adulte, comme l’a montré Ferenczi, avec sa notion fondamentale de désaveu. On voit encore couramment dans la clinique, malgré l’évolution des mentalités et des pratiques, cette attitude de rejet : soit on ne l’écoute pas et on ne le croit pas ; soit on lui dit qu’il ment ou qu’il affabule.
16Le mensonge de l’enfant répond alors au mensonge de l’adulte. Un enfant ment lorsqu’on lui ment. Mais le statut psychique de ce que l’on nomme mensonge chez les parents ou chez les enfants n’est pas le même. Je dirais que chez les parents, il s’agit le plus souvent du mécanisme du déni alors que chez l’enfant, c’est de dénégation ou de fabulation qu’il faudrait parler, ou, dans certains cas, de fiction. L’enfant exprime, sur le mode de la fiction, une formulation qui mélange réalité événementielle et réalité psychique, une vérité qu’il ne peut pas dire autrement. Ce serait une forme particulière de roman familial.
Aragon, le Mentir-Vrai
17Un grand écrivain, Aragon, illustre ce rapport entre mensonge et fiction, le passage de l’affabulation à la vocation du romancier. Aragon a écrit une œuvre gigantesque (autant que Victor Hugo !), c’était un grand romancier, c’est-à-dire un inventeur d’histoires. L’écrivain était connu pour sa personnalité très complexe, pratiquant le mensonge, le simulacre, les doubles jeux. On a pu parler d’escroquerie intellectuelle, de mystification, d’infamie, surtout à propos de son lien avec le parti communiste et le stalinisme, de même que son lien avec le mouvement surréaliste. Il s’est fait traiter de menteur, et tel était-il.
18Mais – et c’est en cela qu’il illustre mon hypothèse – celui qu’on a traité d’imposteur ou de faussaire a été lui-même confronté à l’imposture dès le début de la vie. Le père d’Aragon était un homme marié et père de famille et ne l’a pas reconnu. L’enfant vivait dans la famille maternelle où on faisait passer sa grand-mère pour sa mère et sa mère pour sa sœur. La vérité ne lui a été révélée qu’à l’âge de 20 ans, disent les biographes. Son père, qu’il connaissait parce que celui-ci l’amenait en promenade avec sa mère au bois de Boulogne le dimanche matin, a voulu lui faire connaître sa paternité au moment de partir à la guerre, au cas où il viendrait à mourir… Il lui a offert une montre, dont Aragon disait qu’il ne la porterait jamais !
19Dans une de ses œuvres majeures, au titre évocateur, Mentir-Vrai, il évoque ses années d’enfance en mélangeant fiction et réalité. Il raconte l’histoire d’un enfant, c’est-à-dire lui-même ; le récit alterne avec des réflexions de lui-même adulte et écrivain, qui écrit l’histoire de cet enfant, marquant la distance douloureuse entre ces deux personnages, identiques et différents à la fois, séparés par le temps et la maturation qui les ont rendus étrangers l’un à l’autre, tout en sachant qu’il s’agit bien du même. « Pauvre gosse dans le miroir. Tu ne me ressembles plus, pourtant tu me ressembles. C’est moi qui parle. Tu n’as plus ta voix d’enfant. Tu n’es plus qu’un souvenir d’homme, plus tard. » Le romancier est un tricheur. De ces deux points de vue différents, entre réalité et fiction, il donne deux versions différentes. N’est-ce pas le reflet de la position qu’il a prise dans la vie, à savoir une identification à un père qui a d’abord participé à la dissimulation et au travestissement de la vérité pour son fils, puis qui a révélé cette vérité qui ne pourra alors qu’être traumatique. Mais ni le mensonge ni le traumatise n’ont empêché, peut-être bien au contraire, le processus de création de l’écrivain.
20On voit se dessiner l’articulation entre le mensonge des adultes, le développement d’une personnalité qui ment chez l’enfant, et la création littéraire qui pourra éventuellement devenir une vocation. L’enfant constate le déni des adultes et en tire les conséquences, à savoir qu’il vaut mieux éviter de poser les questions. Mais il est en quête d’une historicisation. La fiction vient au secours pour faire le récit que les parents refusent de faire. À propos de la mythomanie, Marcelli dit qu’elle concerne des adolescents qui affrontent des incertitudes graves concernant leur filiation, aux prises avec des opacités ou des vides, ils s’efforcent de les corriger par une biographie imaginaire. Pour Patrick Ben Soussan (2002), l’enfant, débarquant dans le roman familial des parents, a besoin d’entendre des histoires, car, dit-il, si les autres n’effectuent pas cette mise en récit, il y procédera lui-même.
21Aragon possédait ce don de fabulation (« brouiller les cartes », disait-il souvent [2]), qui est la source de sa vocation littéraire très précoce. « Je ne me souviens pas d’un temps où je n’aie pas écrit. » À 4 ans, il dictait des histoires à ses tantes ; à 8 ans il avait déjà écrit de nombreux romans qu’il a détruits par la suite. Cette activité romanesque abondante et précoce était probablement un mode d’élaboration du mystère dont on entourait sa naissance et le déni sur la situation familiale réelle. Comme le dit J.-P. Matot, ce petit garçon de 5 ans inverse la relation à l’adulte. « Raconte-moi une histoire » devient « écoute mon histoire ». Il y voit une « défense contre le discours de l’adulte vécu comme mensonger ».
Les théories sexuelles infantiles
22Les enfants sont des philosophes. Surtout à l’âge de l’œdipe, il y a une tendance générale de l’esprit enfantin à construire des théories pour se donner des explications sur le fonctionnement du monde, et en particulier sur sa venue au monde. Cette tendance s’étaie sur le modèle des théories sexuelles infantiles décrit par Freud. C’est ainsi que les enfants interprètent en particulier tout ce qui concerne leurs origines. Freud écrit : « L’enfant obtient soit une réponse évasive soit une réprimande pour son désir de savoir ; ou alors, on se débarrasse de lui avec une information à portée mythologique qui, dans les pays germaniques, dit ceci : c’est la cigogne qui apporte les enfants, qu’elle est allée chercher dans l’eau. » L’enfant refuse les explications des adultes, la fable de la cigogne. C’est son premier acte d’incroyance, opposition avec les adultes « auxquels il ne pardonne au fond jamais de l’avoir, en cette occasion, trompé ». Ainsi en est-il pour le petit Hans : « L’effronterie avec laquelle Hans raconte ce fantasme, les innombrables mensonges extravagants dont il l’entremêle ne sont rien moins que dénués de sens : tout cela doit servir à le venger de son père à qui il garde rancune de l’avoir leurré avec la fable de la cigogne. C’est tout à fait comme s’il voulait dire ; “si tu m’as jugé assez bête pour croire que la cigogne ait apporté Anna, alors je peux, en échange, te demander de prendre mes inventions pour de la vérité” » (Freud, 1909).
23Un autre enfant de la psychanalyse subissant les mensonges des adultes est Dora [3], qui est traitée d’affabulatrice quand elle accuse M. K. d’abus sexuels. Lorsque l’enfant dénonce l’adulte, il devient l’objet du désaveu de l’adulte, qui l’accuse de mensonge. Le père de Dora, atteint de syphilis, était le patient de Freud, et Freud est manifestement identifié à ce père, se laissant embarquer dans ses manœuvres douteuses. La mère avait une grave névrose obsessionnelle. À aucun moment n’est pris en compte l’impact traumatique sur l’enfant de la pathologie parentale. De plus, Freud utilise sans cesse des informations qu’il a reçues par d’autres personnes que Dora, en particulier le père. Au centre des passions des adultes, Dora est sans cesse coincée, piégée, trahie. Traquée de toutes parts, la jeune fille devient l’enjeu d’un scénario pervers entre adultes, et ses paroles sont traitées comme des mensonges ou des affabulations (Mahony, 1996).
Le double lien
24« Si on avait su, on aurait pu pratiquer une img… », disent les parents de Sylvie, une petite fille atteinte d’un handicap dû à une maladie non détectée de la mère pendant la grossesse. Les parents ont fait un procès à l’hôpital et on peut se demander quel effet psychique ce procès aura pour l’enfant. Qu’est-ce qui a été dit à l’enfant ? Que peut-on lui en dire ? Avec quels mots ?
25Sylvie est confrontée à une situation qui remet en question le fait même de son existence. Dans ses jeux, au cours de la psychothérapie. Sylvie déploie toutes sortes de tentatives pour faire quelque chose avec les mots. Elle les tourne, elle les retourne, elle en invente, elle les déforme. Les mots qu’on lui propose disent des choses de son histoire et de son handicap tout en ne disant pas l’essentiel, c’est-à-dire le souhait de mort qui est implicite dans le procès. Comment ne pas devenir folle ? Elle raconte beaucoup d’histoires, qui paraissent des fabulations, mais qui sont toujours cohérentes lorsqu’on parvient à les décoder. Elle me pose des questions ou énonce des affirmations qui sont autant d’énigmes à déchiffrer. Il me semble alors qu’elle dit le faux pour le vrai, ou une chose pour son contraire.
26Lorsqu’il est question d’un « contrat d’intégration » à l’école, Sylvie dit : « Le médecin ne voulait pas me donner le contrat. – Mais non, disent les parents, ce que tu dis n’est pas vrai ! » En effet, l’école et le médecin hospitalier l’ont au contraire beaucoup encouragée à adhérer à ce projet. Mais n’est-ce pas une injonction paradoxale ? On peut penser que le contrat d’intégration rappelle les papiers du procès relatif à sa naissance, et que cette place en maternelle qu’on va ou non lui accorder vient symboliser sa place dans la vie. On lui demande d’assumer cette place et en même temps se déroule le procès qui remet en question son existence même.
27D’ailleurs, elle tape à l’école sur les enfants handicapés. En classe, il y a des enfants plus handicapés qu’elle qui lui font peur. « Et moi, je ne suis pas handicapée », dit-elle. On voit comment Sylvie est clivée en deux petites filles : l’une qui est reconnue comme handicapée, ce que parfois elle revendique ; l’autre qui ne serait pas handicapée et qui, quand elle arrive en classe et voit les enfants handicapés, tape sur cette image en miroir, comme pour casser le déni et ramener la partie clivée projetée.
28Sylvie semble prise dans une situation de double lien, ce qu’elle reproduit dans le transfert au cours de séances dans lesquelles elle me fait vivre ce type de communication décrit par l’école américaine de Palo Alto. Elle me scotche la bouche puis crie : « Parle ! » Elle me met ainsi dans la situation qui est la sienne. On lui demande de s’exprimer, mais surtout pas sur le sujet concernant ses origines. On aurait alors le schéma suivant : elle énonce le faux pour dire le vrai… ou pour faire dire le vrai. Elle dit faux (« Je ne suis plus handicapée ») pour que je dise vrai. Ce faisant, elle me sollicite pour lui restituer les paroles interdites. « Où t’es née toi ? », me demande-t-elle, en écho aux interrogations sur sa propre naissance. « Tu habitais où avant ma naissance ? »
29Julie elle aussi se trouve confrontée à cette communication paradoxale. À la première page du petit album photo que lui a demandé l’orthophoniste, afin de favoriser la communication entre la vie familiale et la rééducation, la mère a collé une photo de Julie faisant « chut ! » Ainsi cette mère qui amène sa fille chez l’orthophoniste afin de rééduquer le langage et qui accepte très volontiers l’idée de ce lien qu’est le petit album, exprime par cette photo ce qu’il en est de son souhait inconscient, à savoir que l’enfant doit se taire. Dans l’histoire de cette petite fille, il y a aussi une situation de diagnostic prénatal « raté », où les parents affirment que de toute façon, ils n’auraient pas pratiqué l’avortement, mais où toutes leurs attitudes donnent à penser le contraire. C’est plus qu’une ambivalence, où amour et haine coexistent, c’est un déni de l’une des deux parties, le fantasme inconscient de mort.
Conclusion
30Il y a donc des enfants menteurs, mais aussi des parents menteurs. Tous les enfants ne réagissent pas de la même manière aux contrevérités émises par leur parent. Ainsi, un de mes patients raconte que depuis son enfance, il a entendu sa mère mentir pour des petites choses de la vie quotidienne. Il a toujours pensé aussi qu’il y avait une dissimulation sur certains éléments de l’histoire familiale, en particulier le rôle de ses grands-parents pendant la guerre, mais sans jamais parvenir à en savoir plus. Alors que sa sœur est une « sacrée menteuse », il dit à quel point lui, au contraire, ne supporte pas les mensonges. Deux enfants d’une même fratrie, confrontés tous deux au mensonge parental, qui développent des attitudes tout à fait contraires à l’âge adulte.
31W. R. Bion est un des rares psychanalystes à avoir accordé une place au mensonge dans sa théorie, avec un rapprochement entre le patient psychotique qui dénie la réalité inacceptable, et l’analysant menteur. Selon lui, le mensonge est une illusion protectrice contre la vérité scientifique, parfois insupportable pour l’être humain. Mais si le mensonge participe de la psychose, on peut aussi y voir une création artistique, comme en témoigne Aragon.
32Pour terminer, je voudrais rapporter que Bion lui-même était un enfant menteur, ou du moins à qui ses parents reprochaient de mentir. Il dit lui-même que, face à un couple parental extrêmement rigide et aux exigences excessives, lui et sa sœur étaient devenus « une paire de menteurs accomplis et désagréables, aptes à déceler et à fournir ce qui était attendu d’eux » (Bion, 1979).
Bibliographie
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- Bion, W. R. 1965. Transformations, Paris, puf, 1979.
- Bion, W. R. 1975. A Memoir of the Future, 1, The Dream, London, Karnac Books, 1991.
- Bion, W. R. 1977. A Memoir of the Future, 2, The Past Presented, London, Karnac Books, 1991.
- Bion, W. R. 1979. A Memoir of the Future, 3, The Dawn of Oblivion, London, Karnac Books, 1994.
- Enriquez, M. 1993. « Le délire en héritage », dans R. Kaës et coll., Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, p. 82-112.
- Ferenczi, S. 1931-1932. Le traumatisme, Paris, Payot-Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2006.
- Freud, S. 1909. « Le petit Hans », dans Les cinq psychanalyses, Paris, puf, 1988.
- Freud, S. 1910. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987.
- Freud, S. 1937. « Constructions en analyse », dans Résultats, idées, problèmes, II, Paris, puf, 1985.
- Herrou, C. ; Korff-Sausse, S. 1999. Intégration collective des jeunes enfants handicapés, Semblables et différents, Toulouse, érès, rééd. 2006.
- Mahony, P. 1996. Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond/Le Seuil, 2001.
- Matot, J.-P. 1984. « Filiation problématique et secret à propos de Louis Aragon », Psychiatrie de l’enfant, XXVII, 2.
- Schmit, G. ; Rolland, A. C. ; Breton, A. 2002. « Les bienfaits du mensonge chez l’enfant », Perspectives psychiatriques, vol. 41, n°1, p. 45-52.
- Shengold, L. 1998. Meurtre d’âme. Le destin des enfants maltraités, Paris, Calmann-Lévy.
- Valet, F. 2010. Renaître orphelin, d’une réalité méconnue à une reconnaissance sociale, Lyon, Chronique sociale.
- Winnicott, D. W. 1957. « La tendance à voler », dans L’enfant et le monde extérieur, Paris, Payot, p. 159-165.
- Winnicott, D. W. 1967. « Sur D.W.W. par D.W.W. », dans La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 1989.
Mots-clés éditeurs : mensonge, affabulation, fiction, double lien, Aragon
Date de mise en ligne : 22/06/2012
https://doi.org/10.3917/ep.053.0058Notes
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[1]
Pour les termes de mensonge, d’affabulation et de mythomanie, il y a peu de littérature à ce sujet ; on en trouve un peu plus dans les ouvrages anglo-saxons que dans les travaux français qui semblent ignorer ces notions.
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Jean-Paul Matot (1984) consacre un article très intéressant à Aragon et la question du brouillage, c’est-à-dire la dissimulation à l’enfant de certaines situations familiales compliquées.
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Le cas Dora est traité par Freud comme un cas d’adulte, alors qu’elle n’est qu’une enfant. Il triche sur son âge, Freud situe la scène du baiser à 14 ans alors qu’elle n’a que 13 ans.