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Article de revue

Le développement du lexique et l'aide aux apprentissages

Pages 30 à 41

1Le développement du langage est à la fois celui des instruments du langage (prononciation, lexique, syntaxe) et de ses usages. Dans ce développement, celui du vocabulaire tient une place importante pour plusieurs raisons :

  • c’est avec l’apparition des premiers mots que l’enfant est considéré comme « un enfant qui parle » ;
  • son développement est spectaculaire au cours des premières années ; il est un socle essentiel pour la compréhension et la production du discours ;
  • les enseignants se désolent souvent des manques et de la pauvreté du vocabulaire de leurs élèves ;
  • plusieurs travaux attestent l’importance des compétences lexicales pour la réussite scolaire. Lieury (1998) a montré, par exemple, que les corrélations entre réussite scolaire et connaissances lexicales sont plus élevées que celles entre réussite scolaire et niveau intellectuel.

Comment l’enfant apprend-il le sens des mots ?

2Apprendre sa langue maternelle… Parvenir à une maîtrise de l’expression orale et écrite… Il s’agit là d’une activité spécifiquement humaine qui nous permet de communiquer avec nos congénères et de nous représenter le monde. C’est l’objectif majeur de l’école maternelle et élémentaire, car la maîtrise de la langue est une condition de la réussite scolaire (Florin et Crammer, 2010).

3Au cours des dernières décennies, une attention toute particulière s’est portée sur le langage oral, notamment parce que sa maîtrise contribue à celle de l’écrit. Cet apprentissage est l’un des premiers de la vie : dès les premières années, c’est tout un répertoire de mots, des règles de syntaxe, leur usage intersubjectif circonstancié, etc., qui se construit (Florin, 2000b).

Au cours de la première année, les enfants apprennent à communiquer avec leur entourage, ils développent leur compréhension du monde et du langage oral, et ils commencent à s’exprimer vocalement, puis par des approximations de mots, avant les mots proprement dits. Le répertoire va se développer à partir de la deuxième année, lentement tout d’abord pour les cinquante premiers mots, puis beaucoup plus rapidement, les enfants apprenant plusieurs mots nouveaux par jour entre 18 et 36 mois.

4Qu’est-ce qui nous permet d’apprendre à parler ? Certains auteurs considèrent que nous sommes des sortes d’animaux précâblés pour traiter le langage. Ce n’est pas faux, mais le rôle de l’entourage est essentiel dans l’aide et le soutien à ces apprentissages : on parle pour échanger des pensées, avec un interlocuteur dont on infère des états mentaux (Thommen et Rimbert, 2005). Il n’y a pas de langage sans théorie de l’esprit : les enfants se construisent très tôt une représentation des désirs, des pensées, des savoirs d’autrui. Le développement langagier ne peut pas être dissocié non plus des autres aspects du développement : cognitif au sens large, affectif, psychomoteur, social, etc. Les découvertes que fait l’enfant dans un environnement de plus en plus large appellent de nouvelles mises en mots, les capacités d’expression langagières contribuent au développement des relations sociales, par exemple.

5Rappelons que les enfants arrivent à l’école maternelle avec des capacités de communication très diverses. Dans la perspective des apprentissages scolaires, il est important de reconnaître non seulement les difficultés, mais aussi les compétences, car c’est en s’appuyant sur elles qu’on pourra aider l’enfant à progresser, à élargir et à diversifier ses savoirs et ses savoir-faire. Le langage ne commence pas avec les premiers mots, à la fin de la première année ; les premiers mois sont riches d’apprentissages et de communications essentiels dans la suite du développement langagier.

Les premiers mots

6L’âge d’apparition des premiers mots et le rythme de développement du lexique varient beaucoup selon les enfants, leur milieu culturel et social, leur rang dans la fratrie, leur tempérament aussi…, et ce que les adultes sont prêts à identifier comme mots. Pour cet aspect du développement langagier comme pour d’autres, les compétences des enfants sont aussi celles que les adultes sont prêts à leur reconnaître. Un retard relatif ou une avance particulière dans la production de ce premier lexique ne permettent pas en soi une prédiction sur l’intelligence de l’enfant ou sa réussite scolaire. Il n’y a pas de lien direct non plus entre la taille du répertoire compris et celle du répertoire produit : il existe une certaine dissociation entre les deux ; le langage compris (ou vocabulaire passif) est toujours plus étendu que le langage produit par l’enfant (vocabulaire actif), de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte. En revanche, il est important de noter que les problèmes de compréhension doivent être pris en compte dès ces premières années, et d’attirer l’attention des éducateurs, et en premier lieu des parents.

7La multiplication depuis les années 1980 des études sur la compréhension et la production du discours a quelque peu laissé à l’arrière-plan les préoccupations pour le développement des connaissances lexicales, notamment en France. Toutefois, un certain nombre de recherches ont été réalisées, notamment dans la lignée de la théorie des traits sémantiques d’Ève Clark, psycholinguiste américaine. Cette théorie a donné lieu à plusieurs hypothèses prédictives de l’ordre d’acquisition des mots et de la façon dont les jeunes enfants les définissent. Ainsi, les études s’intéressent tout particulièrement à la mise en place des stratégies révélatrices de l’existence de principes lexicaux variés comme facteur explicatif des mécanismes cognitifs en jeu dans l’acquisition lexicale.

Le phénomène de surextension

8Apprendre des mots nouveaux suppose de traiter un nombre considérable d’informations. Au début de l’acquisition lexicale, près de 30 % des noms d’objets connaissent une sous-extension et à peu près autant une surextension (Barett, 1995). La théorie des traits sémantiques de Clark permet de rendre compte de ces phénomènes. Selon cette théorie, le sens d’un mot est défini par des petites unités : les traits sémantiques. Par exemple, un chat peut être défini par les traits suivants : « avoir quatre pattes », « être un animal », « être poilu », etc. Ces traits varient selon différents niveaux de généralité et sont acquis en principe du plus général au plus spécifique. Une surextension du mot apparaît quand l’enfant utilise le terme « chat » pour désigner tous les animaux à quatre pattes, ou le mot « rond » pour dénommer des balles, des oranges et autres objets ronds. Pour expliquer ce phénomène, plusieurs hypothèses sont proposées. Il existe un phénomène d’évitement volontaire du mot correctement dénommé à cause d’un déficit phonologique articulatoire. Il peut s’agir aussi d’erreurs dues à un répertoire lexical limité, aux particularités de la représentation sémantique chez les jeunes enfants, ou à une difficulté à utiliser spontanément un mot approprié dans le discours.

Le développement du lexique chez le jeune enfant est très rapide, puisqu’on admet habituellement qu’il passe entre 2 et 6 ans d’une vingtaine de mots à 2 500 mots (soit l’acquisition en moyenne d’un à deux mots par jour pendant cette période, si cette acquisition était régulière) ; il reste encore beaucoup à faire ensuite, si l’on considère que le vocabulaire d’un adulte cultivé comprend entre 25 000 et 40 000 mots, selon le dictionnaire pris en référence et la définition du « mot » que l’on se donne.

9En fait, les enfants connaissent le référent correct du mot qui a subi une surextension, mais il est plus difficile d’accès du fait de sa moins grande fréquence. Au cours du développement lexical, les enfants réduisent progressivement la liste initiale des exemplaires préalablement définis au sein de la catégorie. Leurs représentations sémantiques deviennent donc de plus en plus spécifiques, ainsi que nous l’avions déjà mis en évidence. Selon Clark, l’acquisition progressive de nouveaux traits sémantiques restreint progressivement l’extension du signifiant-cible et permet de se rapprocher de l’organisation sémantique adulte.

10Ainsi le phénomène de surextension rend compte des relations limitées entre le sens des mots compris par les enfants et l’équivalence de sens chez les adultes. Mais l’explication de ce phénomène par la théorie des traits sémantiques n’est plus véritablement défendue aujourd’hui, et on considère plutôt les principes qui gouvernent le lexique dans sa totalité, aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte.

Les principes de contraste et de conventionnalité

11Comment les enfants apprennent-ils des mots nouveaux ? Deux principes opérationnels doivent être considérés dans le processus du développement lexical : le principe de contraste et celui de conventionnalité.

12Le premier tient compte du fait qu’un mot nouveau doit contraster avec des mots déjà connus de l’enfant. Mais cela est dépendant du principe de conventionnalité, dans la mesure où l’enfant cherche à utiliser des formes linguistiques appropriées selon l’usage du langage. Par exemple, lors d’une tâche d’apprentissage lexical, l’enfant isole du discours le mot inconnu pour l’identifier. Puis il identifie le sens potentiel selon l’appartenance à des catégories d’objets, d’actions ou d’événements. Il compare alors le sens possible aux formes linguistiques préalablement identifiées. Il doit donc opérer un réajustement du mot afin qu’il soit conforme à celui utilisé par les adultes ; réajustement qui sera guidé par ces deux principes de contraste et de conventionnalité.

13Cette approche prédit que l’enfant inventera de nouveaux mots (ex. déverdir) pour convenir aux nouveaux sens. Au cours du développement lexical, il étendra son vocabulaire disponible en utilisant la forme linguistique appropriée. Cette forme linguistique, comme les structures morphologiques et syntaxiques, aide à comprendre la signification de mots non familiers.

Les perspectives multiples

14Selon certains auteurs, les très jeunes enfants considèrent qu’un objet ne peut avoir qu’une seule étiquette et ils refuseront par exemple l’étiquette « animal » pour désigner le chien : c’est le principe d’exclusivité mutuelle. L’enfant considère les objets dans leur totalité, comme étant indépendants les uns des autres, sans aucune relation et sans propriétés spécifiques, d’où ses difficultés dans des tâches d’inclusion de classe (ex. y a-t-il plus de marguerites ou plus de fleurs dans le bouquet ?). Mais cela n’est pas toujours vrai et il arrive que les enfants de 2 à 4 ans acceptent des termes multiples pour le même référent lors de tâches de compréhension et de production. En d’autres termes, à 2 ans, l’enfant accepte deux mots différents pour le même référent et il peut produire un deuxième terme pour un référent dont il a déjà entendu l’étiquette. C’est particulièrement fréquent si le second terme appartient au même champ sémantique et s’il est hiérarchiquement relié au premier. Cette capacité à utiliser plus d’un terme pour un même référent rend compte de la flexibilité que le lexique offre aux jeunes enfants. À 2 ans, les enfants adoptent des stratégies claires qui leur permettent d’établir des relations parmi plusieurs étiquettes et d’accepter plusieurs étiquettes pour un même objet. Leurs stratégies reposent sur la capacité spontanée à coordonner leur appréciation des similarités et des différences entre les objets. En effet, à partir d’une tâche d’apprentissage de mots basée sur la présentation d’objets non familiers, ils étendent les étiquettes lexicales à l’ensemble des objets partageant des similarités fonctionnelles et perceptives.

Le principe de dénomination catégorielle

15Le principe de dénomination catégorielle suppose que les mots se réfèrent à une catégorie, même si les enfants ne connaissent pas encore l’étiquette catégorielle. Les jeunes enfants interprètent le nouveau nom comme un nom du niveau de base auquel l’objet appartient (ex. caniche – chien – animal ; chien est le niveau de base, celui qui est appris en premier, celui qui réunit le plus de propriétés communes aux différents exemplaires de la catégorie, tout en étant nettement distinct des autres catégories).

16Cette façon de concevoir l’apprentissage lexical renvoie à l’idée d’un biais taxonomique guidant les acquisitions langagières. Lors d’une tâche d’apprentissage lexical, les jeunes enfants peuvent interpréter un nouveau nom en référence à une étiquette catégorielle.

17Des recherches plus récentes nient la contrainte du niveau de base en évoquant au contraire la grande flexibilité des enfants de 3 à 5 ans pour interpréter les nouveaux noms selon différents niveaux hiérarchiques. L’interprétation à un niveau hiérarchique spécifique dépend en fait du contexte, de l’expérience menée et de la catégorie de référence. En outre, les auteurs observent que les enfants âgés de 16 à 24 mois interprètent des nouveaux noms en référence aux catégories déterminées par la forme. De telles aptitudes laissent supposer qu’ils possèdent des connaissances considérables sur les propriétés perceptives, et qu’ils disposent de stratégies d’identification. Ce type de compétence les aide à former de nouvelles catégories et à découvrir la signification de nouveaux mots. Les propriétés perceptives jouent donc un rôle dans l’organisation et l’activation des structures conceptuelles.

Ce biais taxonomique guide les enfants de 2 ans pour établir une hiérarchie conceptuelle. Mais la question est de savoir à quel niveau hiérarchique l’enfant va se référer. Selon la contrainte du niveau de base, les enfants d’âge préscolaire interprètent les nouveaux termes au niveau de base et non comme des étiquettes liées aux propriétés, aux actions ou aux relations thématiques entre les objets. L’interprétation au niveau de base et au niveau sous-ordonné est fondée sur le partage des caractéristiques perceptives, et au niveau surordonné sur le partage des propriétés plus abstraites. Le biais taxonomique fait aussi référence au principe d’extension catégorielle qui souligne le développement lexical des enfants de 2 ans à partir des similarités intracatégorielles au niveau de base. La prédominance de ce niveau s’explique par l’input parental axé sur la dénomination de concepts à ce niveau ; elle semble être aussi l’interprétation préférée des enfants de 3 ans en présence d’un objet non familier.

Le rôle des interactions verbales adultes-enfants

18Ce sont les expériences sociales avec l’entourage qui fournissent à l’enfant la forme lexicale conventionnelle, à partir de routines et de rituels (Bruner, 1987 ; Barett, 1995). De nombreuses études ont été consacrées aux effets du discours parental sur l’apprentissage par les enfants des fonctions du langage et de l’organisation conceptuelle. Les stratégies d’étiquetage et les comportements de dénomination utilisés par les mères permettent d’apprendre le langage référentiel, c’est-à-dire des mots se référant à des représentations d’objets ou d’événements. Les aspects sociorégulateurs du langage sont appris à partir d’interactions ou de routines au cours desquelles les mères montrent aux enfants les formes de conventions socialement acceptables. L’acquisition du langage implique donc l’acquisition de règles en adéquation avec la forme linguistique et les contextes spécifiques, ainsi que la construction d’un répertoire de conduites langagières (Florin, 2000b).

19Plusieurs recherches indiquent des relations entre les pratiques d’étiquetage maternelles et la compréhension par les enfants de l’organisation conceptuelle (dénomination au niveau de base, puis aux niveaux sous-ordonné et surordonné). L’enfant étiquette un objet pour se référer à lui dans sa globalité plutôt qu’à une partie de l’objet ; la quasi-totalité des définitions parentales sont basées sur ce principe. Ces pratiques parentales favorisent la dénomination des objets au niveau de base lorsque les mères s’adressent à leur enfant.

20Ces comportements d’étiquetage des parents sont également facilitateurs pour des enfants plus âgés disposant d’un répertoire lexical déjà étendu. Par ailleurs, les parents jouent aussi un rôle dans la réduction des surextensions de catégories. Cette modification s’effectue notamment grâce aux feed-back adressés par les parents en réponse à l’usage de mots inappropriés. Il s’avère que les feed-back explicites du type correction du terme inadéquat et explication sont les plus efficaces, puisqu’ils permettent de développer de nouvelles catégories.

Cette forme d’étiquetage, surtout constatée en situation de jeu, correspond aux termes les plus familiers ; elle s’observe moins dans les situations de routine et les contextes nouveaux. La dénomination par les mères de termes sous-ordonnés et surordonnés se réalise plus tard, avec une prédominance dans l’utilisation du niveau surordonné. Dans certaines situations, les parents utilisent des stratégies pour aider l’enfant à déterminer le niveau hiérarchique d’un nouveau mot :
  • pour apprendre un terme au niveau de base, ils simplifient en pointant et en étiquetant l’objet ;
  • pour apprendre un terme au niveau surordonné, les mères utilisent deux niveaux d’informations : la relation d’inclusion (« une mangue est une sorte de fruit ») et l’utilisation d’étiquettes multiples (« c’est une chaise, c’est un meuble »). En général, l’étiquetage au niveau surordonné est effectué pour se référer à un groupe d’objets plutôt qu’à un seul objet.

21D’autres travaux ont souligné l’intérêt de la lecture de livres d’images entre parents et enfants pour le développement langagier, et notamment le développement lexical. Les livres proposent aux enfants une diversité de vocabulaire qui ne se retrouve guère dans le langage parlé, et le langage utilisé par les mères de différentes classes sociales durant les activités de lecture partagée est plus riche et plus varié que celui utilisé pendant les repas, les jeux ou l’habillage. De plus, lire des livres d’images facilite l’établissement de la focalisation d’attention partagée, et on a pu établir un lien entre la durée de l’attention partagée entre l’enfant et sa mère, par exemple, et le développement du vocabulaire, car la dénomination d’un objet par la mère suppose d’établir d’abord une référence commune ; ce sont en outre des situations très répétitives qui permettent à l’enfant de comprendre la signification des mots en regardant les images. Des enfants de 4 à 5 ans peuvent accroître leur compréhension orale du vocabulaire lors d’une seule séance de lecture d’un livre ; en revanche, une lecture unique de l’histoire n’est pas suffisante pour augmenter les scores de production de vocabulaire par les enfants.

Développement des connaissances lexicales et compétences de catégorisation

Explosion langagière et compétences de catégorisation

22Compte tenu de certains principes lexicaux, des questions concernant la relation entre le développement des connaissances lexicales et les compétences de catégorisation peuvent être posées. Ces questions sont relatives aux progrès à la fois linguistiques et conceptuels des enfants. Plus précisément, des auteurs observent un lien temporel au cours de la deuxième année entre l’explosion langagière et le développement des compétences cognitives des enfants. Des relations apparaissent aussi entre le développement des capacités de catégorisation, la permanence de l’objet et l’explosion langagière. D’autres recherches constatent l’influence de l’étiquetage lexical sur les performances catégorielles.

Examinons les relations spécifiques entre l’explosion langagière, le comportement catégoriel, les relations entre l’étendue du répertoire lexical et les compétences à catégoriser des enfants de 4 à 6 ans (Clavé, 1997).
À partir d’une tâche de classement spontané présentant quatre boules en argile et quatre boîtes, des changements significatifs dans la façon de catégoriser ont pu être observés au cours de la deuxième année. À un an, les enfants placent les boules dans les boîtes ; à 15 mois, ils manipulent les objets de chaque catégorie ; à 18 mois, ils deviennent capables de former deux catégories distinctes. Ces changements significatifs dans l’activité de catégorisation s’effectuent au même moment que les changements dans l’activité langagière. Les enfants de 1 an et demi à 2 ans, disposant d’une plus grande proportion de mots dans leur vocabulaire, obtiennent de meilleures performances catégorielles. Les explications d’un tel lien peuvent trouver leur origine dans la structure même de l’organisation conceptuelle.

23Ainsi, être capable de produire une étiquette commune (« animaux » pour de multiples référents (« chien », « chat ») est en soi un acte de classification, de même que fournir différentes étiquettes témoigne d’une capacité à distinguer les concepts. Mais toute la difficulté de l’apprentissage lexical réside dans la compréhension qu’un mot peut appartenir à différentes catégories conceptuelles. Les jeunes enfants sont tout de même particulièrement sensibles au lien entre la hiérarchie conceptuelle et le langage. Au cours du développement, ils élaborent leur système hiérarchique en incorporant de nouvelles informations et en clarifiant les relations parmi les classes. Ils comprennent progressivement que tous les objets perçus appartiennent à des catégories distinctes et peuvent être nommés par des termes différents selon différents niveaux hiérarchiques.

Les styles cognitifs

24En fait, ce comportement dépend du style cognitif des jeunes enfants : certains enfants disposent d’un style référentiel marqué par un nombre important de noms communs, alors que d’autres ont un style expressif marqué par un vocabulaire plus diversifié. Le style référentiel concerne des enfants ayant la capacité d’examiner les attributs perceptifs des objets. Le style expressif concerne des enfants qui visualisent les objets comme un tout. Ces styles linguistiques sont, pour partie, le résultat de l’influence de l’environnement langagier de l’enfant (Poulin-Dubois et coll., 1995). Néanmoins, selon ces auteurs, l’explosion langagière semble être plutôt déterminée par les changements des comportements catégoriels, tandis que le style langagier semble dépendre de l’influence conjointe de l’environnement d’apprentissage langagier et du style cognitif de l’enfant.

Les entraînements à la catégorisation

25Une étude de Clavé (1997) indique une relation étroite entre l’étendue du répertoire lexical et la compétence à catégoriser chez des enfants de 4 à 6 ans. Ce résultat converge avec l’étude de Poulin-Dubois et coll. (1995) réalisée auprès d’enfants de 1 an à 1 an et demi. Dans cette étude, les enfants disposant d’une plus grande proportion de mots dans leur vocabulaire obtiennent de meilleures performances catégorielles. Cette relation semble donc marquée par une certaine continuité temporelle, puisqu’on la retrouve quelques années plus tard. Cela peut conduire à une hypothèse explicative en termes de type de processus cognitif en jeu dans les deux activités : plus le système conceptuel de l’enfant est riche, tant du point de vue de son contenu que du point de vue de son organisation, plus facile est l’activation en mémoire des objets. Or, pour catégoriser, il faut pouvoir se représenter en mémoire les propriétés des objets pour ensuite établir des relations entre plusieurs propriétés d’objets, de manière à dégager un trait commun.

26En définitive, les recherches montrent un lien entre le développement lexical et les progrès catégoriels des jeunes enfants. Il faut toutefois prendre en compte des différences de résultats, selon le matériel catégoriel incluant des objets plus ou moins contrastés, selon la taille du répertoire lexical de l’enfant, et selon les différences individuelles marquées par des styles cognitifs spécifiques.

27Les expériences d’entraînement à la catégorisation réalisées par Clavé avec 130 enfants de 5-6 ans mettent en évidence des effets positifs de ces entraînements (sur 3 séances) aux épreuves de classement spontané (+ 30 %), sur l’échelle de maturité mentale de Columbia (+ 15 %) et à l’épreuve de vocabulaire en images de Peabody (+ 10 %), sans que nous ayons obtenu d’effet significatif à l’épreuve de la wwpsi.

28Le développement lexical procède donc d’un long cheminement au cours duquel le contexte environnemental et le potentiel cognitif de l’enfant prennent tout leur sens. Les hypothèses explicatives d’un tel phénomène sont nombreuses et certaines soulignent l’imbrication entre l’activité lexicale et l’organisation des connaissances catégorielles des enfants. En fait, les principes lexicaux précédemment évoqués témoignent des relations spécifiques entre le développement langagier et cognitif. Ils contribuent à l’établissement d’une meilleure compréhension de la hiérarchie conceptuelle et à une meilleure identification de la spécificité des concepts. En outre, le principe de dénomination catégorielle a le mérite de tenir compte de principes lexicaux mis en avant antérieurement par d’autres auteurs. En effet, il souligne aussi bien l’existence d’un biais taxonomique que le phénomène de surextension des mots. Ces principes rendent compte des nombreuses compétences lexicales et conceptuelles des enfants, leur permettent d’adopter des stratégies claires pour établir des relations hiérarchiques entre les nouveaux mots et étendre leur répertoire lexical. Il importe donc de les aider dans ce développement, et des activités de comparaison mettant en jeu les cinq sens peuvent largement y contribuer : est-ce que ça sent pareil ou pas ? Est-ce que c’est différent au toucher ? Est-ce de la même taille, de la même couleur, etc. ?

Comment l’école peut-elle favoriser le développement du lexique ?

Vers un langage explicite

29L’entrée à l’école implique des changements importants dans le système de communication. Dans le cercle familial restreint, les personnes qui s’occupent de l’enfant comprennent ce qu’il exprime, et lui-même parvient à les comprendre. Mais à l’école, il n’en va pas toujours de même : l’enfant doit apprendre à être attentif à ce que dit l’adulte en s’adressant à lui, mais aussi lorsqu’il parle à tout le monde ; il doit apprendre à exprimer autrement ce qui était compris par des adultes familiers et qui ne l’est plus dans ce nouveau cadre. Ce passage d’un langage de connivence à un langage explicite peut nécessiter plusieurs semaines, voire des mois pour certains enfants. Quelles que soient les capacités langagières des enfants, l’école les accueille tous et doit donc diversifier les moyens de les amener de la communication à la verbalisation, ce qui constitue probablement une des spécificités de l’école maternelle : il ne s’agit pas seulement de s’engager dans des dialogues entre des personnes, d’exprimer des sentiments ou de faire partager ses expériences, il s’agit aussi d’apprendre à les verbaliser sous une forme jugée acceptable, qui respecte un schéma canonique du récit, avec un lexique et une syntaxe appropriées.

Parler ensemble de la vie de la classe

30Accompagner les enfants dans leurs parcours d’apprentissage, c’est d’abord les reconnaître comme interlocuteurs, y compris dans leur expression non verbale, pour les plus jeunes ou les plus démunis : être à l’écoute de leurs initiatives, de ce qu’ils tentent d’exprimer, et le leur signifier, de même que les mettre en position d’écouter et de prendre en compte ce qu’autrui veut communiquer, avec les ajustements réciproques qui sont nécessaires. C’est aussi « parler la vie de la classe » : mettre en mots les objets, les activités, les émotions, la succession temporelle ou causale des événements, pour donner du sens aux situations nouvelles et fournir des outils langagiers (lexique, syntaxe) aux enfants tout autant que des points de repère. Dénommer les objets, les événements, en apprenant à les catégoriser à partir de leurs propriétés communes et distinctives, c’est enrichir le vocabulaire de l’enfant tout en l’aidant à comprendre et à organiser sa représentation du monde. C’est aussi apprendre à jouer avec le langage, à le prendre comme objet : les jeux de sonorité, de rythme ou de hauteur de la voix, grâce aux comptines et aux chansons, aident à cela et aussi à la mémorisation du vocabulaire et des structures syntaxiques ; avec les plus grands, les jeux plus formels sur les sons ou sur les similitudes de vocabulaire d’une histoire à l’autre contribuent à développer cette nécessaire attitude réflexive sur le langage. Expérimenter les fonctions variées du langage, tant en réception qu’en production, c’est aider les enfants à exprimer par la parole les différentes facettes de leur personnalité : demander, décrire, faire vivre pour autrui des événements absents, expliquer un phénomène physique, exprimer son point de vue et le justifier, inventer une histoire, etc. (Florin, 2000a)

31Tout cela nécessite de développer une véritable pédagogie de l’oral, de l’oral pour lui-même et aussi en lien avec l’écrit. Il est clair que cela passe par un enseignement plus individualisé, avec des ateliers en petits groupes au sein de la classe. Les enseignants et les équipes de circonscriptions développent souvent des actions innovantes et efficaces, et beaucoup sont à la recherche de compléments de formation. Il nous paraît nécessaire de réassurer les enseignants dans leur rôle : guider les apprentissages, prévenir les difficultés et aider les enfants à les surmonter. Seule une minorité d’enfants relève d’une prise en charge ou d’une remédiation spécialisée, voire médicalisée, à l’école ou en dehors. Encore faut-il que les enseignants disposent d’outils d’évaluation et d’exemples de situations pédagogiques qu’ils puissent s’approprier pour aider les enfants à progresser dans tel ou tel aspect de la maîtrise de l’oral. C’est le sens des outils d’évaluation et d’aide aux apprentissages en gs et cp mis à leur disposition par le ministère de l’Education nationale sur sa banque d’outils [1].

32Un tel travail sur les conduites langagières dépasse les aspects techniques de la maîtrise de la langue, le travail sur l’oral et l’entrée dans l’écrit ; c’est aussi un apprentissage de la convivialité, de l’écoute de l’autre, de l’appartenance à une culture : c’est une forme de citoyenneté. Tisser des liens sociaux, apprendre à vivre ensemble commencent dans la petite enfance ; c’est l’une des missions de l’école. Peut-on construire une véritable citoyenneté sans donner à tous les enfants les moyens de prendre la parole et de s’exprimer verbalement, d’avoir les mots pour dire, d’apprendre à écouter autrui et à débattre, d’abord oralement, puis à travers l’écrit ? Restaurer le désir d’apprendre ne suffit pas pour résoudre toutes les difficultés, si l’on ne propose pas aussi des actions préventives de type cognitif ou des remédiations. La réussite scolaire se construit dès les premiers cycles de l’enseignement et la maîtrise de la langue en est une condition essentielle. On ne peut accepter que tant de jeunes enfants soient en difficulté dans la maîtrise de l’oral et l’initiation à l’écrit, comme on le voit trop souvent : ils ne relèvent pas d’une prise en charge thérapeutique de type psychologique ou orthophonique. C’est à l’école, une fois les difficultés des enfants repérées, de développer les modalités d’une pédagogie différenciée qui soit à même de les aider à progresser, selon la nature des compétences et des difficultés de chacun, en travaillant sur les capacités de communication, les stratégies de traitement de l’information orale ou écrite, les capacités d’expression dans les différentes fonctions du langage et d’utilisation du vocabulaire et de la syntaxe. De telles démarches, structurant les apprentissages dans des activités réalisées en petits groupes dans la classe, permettent de développer les compétences lexicales des enfants et des attitudes réflexives sur le langage qui peuvent contribuer au développement d’autres compétences, par exemple en production écrite (Florin & coll., 2008).

Bibliographie

Bibliographie

  • Barret, M. 1995. « Early lexical development », Fletcher, P. et McWhinney, B. (Eds.), The handbook of child language.
  • Bruner, J. 1987. Comment les enfants apprennent à parler, Paris, Retz.
  • Clavé, C. 1997. Contribution à l’étude des relations entre les connaissances lexicales et la catégorisation chez les enfants de 4 à 6 ans, université de Nantes, Laboratoire de Psychologie Labécd, Thèse de doctorat, document ronéotypé.
  • Florin, A. 2000a. Parler ensemble en maternelle : la maîtrise de l’oral, l’initiation à l’écrit, Paris, Ellipses.
  • Florin, A. 2000b. Le développement du langage, Paris, Dunod.
  • Florin, A. ; Crammer, C. 2010. Enseigner à l’école maternelle : de la recherche aux gestes professionnels, Paris, Hatier.
  • Florin, A. ; Guimard, P. ; Nocus, I. 2008. « Favoriser le développement des compétences lexicales et métalexicales en vue d’une aide à la production de textes au cycle 3 », Grossman, F. ; Plane, S. Lexique et production verbale : vers une meilleure intégration des apprentissages lexicaux, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
  • Lieury, A. 1998. Mémoire et réussite scolaire, Paris, Dunod.
  • Poulin-Dubois, D. ; Graham S. ; Sippola Z. 1995. « Early lexical development : the contribution of parental labelling and infants categorization skills abilities », Journal of Child Language, 22.
  • Thommen, E. ; Rimbert, G. 2005. L’enfant et les connaissances sur autrui, Paris, Belin, coll. « Psychologies ».

Mots-clés éditeurs : langage, apprentissages, développement, compétences lexicales et catégorielles

Mise en ligne 22/10/2010

https://doi.org/10.3917/ep.047.0030
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