1La littérature anthropologique foisonne de références sur l’utilisation du tatouage ou d’autres marques corporelles durant les cérémonies d’initiation des sociétés lointaines. Dans notre société, on ne peut parler, comme le font certains, de ces actions sur le corps comme étant ou faisant partie d’un rite de passage, expression qui implique que le rite soit institutionnalisé, reconnu socialement et nécessaire. La lecture attentive du premier théoricien des rites de passages, Van Gennep (1909), montre que le rite est avant tout une opération de la société sur elle-même et sur ses membres. C’est un fait social. La marque contemporaine sur le corps est, elle, un acte individuel, volontaire et, ce qui est rarement souligné, marchand. Regarder le tatouage, le piercing, la scarification, le branding (brûlure au laser ou par du métal chauffé) ou l’implant sous-cutané, au contemporain, revient à voir le corps comme « espace de signification quand il se contente de se donner à lire à autrui » (Berthelot, 1998). Cela revient aussi à considérer comment ces signes sont incorporés au/en soi et quelle est la place du corps dans la construction de l’individu : un univers personnel, un espace d’expériences, un lieu d’articulation entre individu et société, une frontière mouvante entre intime et public, etc. ?
2Ces modifications corporelles volontaires connaissent un engouement croissant depuis une dizaine d’années dans nos sociétés. Elles questionnent de nombreuses disciplines, dont l’anthropologie qui, jusqu’à présent, était plus habituée à interpréter les pratiques corporelles des sociétés anciennes ou exotiques. Les associations faites à la fin du xixe siècle entre tatouage et délinquance, puis dans la première moitié du xxe siècle entre tatouage et difficultés psychologiques ou sexuelles, celles plus récentes entre piercing et déviance sociale caractéristique de groupes comme les punks ne sont pas des interprétations pertinentes pour décrire ce phénomène actuel, qui va bien au-delà d’une mode passagère. Mais ces liens subsistent cependant dans l’imaginaire collectif et influencent parfois le regard porté sur cette « beauté surajoutée au corps et qui peut consister en ce qui à des étrangers paraît une défiguration » (Mauss, 1926).
Une jeunesse en recherche
3Ces pratiques peuvent être vues comme des marques inscrites sur le corps au regard de l’autre, mais elles sont vécues dans le corps au regard du pratiquant ; l’individu tatoué en effet évoquera souvent le dessin qu’il a dans la peau, l’observateur ne voyant que le motif gravé sur le bras, sur le dos. De même, le piercé parlera de l’incorporation, de l’intégration de son bijou, ce qui n’est pas aisé à comprendre pour quelqu’un n’ayant pas vécu cette expérience. Quand la société considère les modifications corporelles, elle accorde à la présentation physique de l’individu une valeur essentiellement sociale et semble raisonner sur le/la mode du paraître, alors que l’individu modifié se pense essentiellement sur le mode de l’être. La communication semble difficile, le corps altéré se transformant en corps de l’altérité, ce à la fois pour la société et pour l’individu, mais selon des trajectoires et des objectifs différents. On assiste cependant à une évolution, un déplacement de ce que l’on pourrait appeler un seuil d’acceptation des pratiques : à l’heure actuelle, certains tatouages et certains piercings sont largement acceptés, voire parfois valorisés dans certains milieux comme la mode, le sport et le show-biz. Ces marques, un tatouage à la cheville ou en bas des reins, un piercing au nombril ou à l’arcade, se situent désormais à la frontière entre normalité et marginalité, zone limite où la mode vient chercher son originalité. D’où l’envie des jeunes de s’approprier ces signes, autrefois réservés aux adultes hors normes, aujourd’hui emblématiques d’une jeunesse en recherche.
Garçons et filles
L’examen des différentes études disponibles permet de mettre à jour certaines constantes :
- le différentiel homme/femme pour le choix du piercing a tendance à s’amplifier pour les plus jeunes ;
- les premiers piercings interviennent plus tôt que les premiers tatouages, ceci étant sans doute dû à la fois au caractère permanent du tatouage et à la vogue actuelle du piercing du nombril et de la langue ;
- le nombre moyen de piercings par individu est plus élevé chez la femme ; le piercing du nombril est peu pratiqué chez les hommes, et les piercings sexuels (langue, seins, organes génitaux) représentent une part plus importante de l’ensemble des piercings chez les femmes que chez les hommes ;
- le nombre moyen de tatouages par individu est plus élevé chez l’homme ; les localisations y sont également différentes : chez l’homme, la moitié des tatouages sont réalisés sur les membres, contre 20 % chez les femmes ; le tatouage du dos est deux fois plus fréquent chez les femmes. Les femmes privilégient les tatouages sur les parties plus intimes du corps ;
- les motivations sont différentes : les femmes attribuent une importance plus grande et plus systématique au côté érotique de leurs marques corporelles, et l’autosatisfaction est une des motivations principales. Marti Blose (1997) a montré aussi que le tatouage renforce la femme et la rend plus indépendante. Les hommes se font souvent des marques pour qu’elles soient vues en public.
4La différence homme/femme restant significative, je propose donc de traiter du rôle du tatouage dans la construction de la masculinité, à partir d’un roman de Russell Banks (1999) ; puis de celui du piercing dans la construction de la féminité à partir d’une quinzaine d’entretiens libres, d’une durée de deux à trois heures, réalisés à Toulouse en 2002-2003 auprès de jeunes femmes de 17 à 28 ans. Y ont été abordées les marques corporelles réalisées ou souhaitées, replacées dans le contexte plus large de la famille, de l’adolescence, de la sexualité, et une attention particulière a été portée aux mots employés. Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été changés.
« Un tatouage est éternel… »
5Dans le roman Sous le règne de Bone, Russel Banks pointe le mal-être d’un adolescent qui se cherche, qui se révolte à la fois contre son noyau familial mais aussi contre les valeurs de la société américaine et qui explore diverses voies pour parvenir à se construire, dont celle du tatouage. C’est un véritable roman de formation décrivant le parcours initiatique de ce garçon, Chappie, entre 14 et 16 ans. Il vit dans le New Hampshire, sa mère est aide-comptable dans un hôpital et son beau-père travaille au nettoyage d’un aéroport. Chappie va quitter l’école, sa famille, errer un certain temps, rencontrer des gens très différents, des bikers, une petite fille aux mains d’un pédophile, un Jamaïcain, avant de retrouver son père biologique. Il va également changer d’identité et se fera appeler Bone (os) à cause des deux fémurs qu’il se sera fait tatouer, et enfin perdra son pucelage.
6Au début du roman, Chappie porte une crête et des anneaux au nez et aux oreilles, et il est conscient de la honte qu’en ressent sa mère. Cette panoplie, qui rappelle celle des punks, lui permet de créer une distance aux autres ; c’est une protection qui lui sert à pallier la petite taille qu’il a pour son âge et son manque de confiance en soi. C’est également un fort marqueur identitaire, car c’est grâce à ce look particulier qu’on le reconnaît. L’apparence corporelle et le choix des vêtements jouent un grand rôle dans la démonstration des valeurs auxquelles se raccroche l’individu ou vers lesquelles il veut se tourner. Chappie marque ainsi sa révolte envers la société, l’école en particulier, et plus tard il affichera son adhésion à de nouvelles valeurs spirituelles en adoptant une coiffure rasta. Cette mise en scène des valeurs par l’apparence est l’artifice employé par Banks pour souligner la différence entre le père biologique et le beau-père de Chappie. Ce dernier est décrit comme ayant « une brosse très courte… car son idée d’un homme – un vrai – c’est Arnold Schwarzenegger ou le général Schwarzkopf », deux des figures mythiques emblématiques des choix acceptables de la masculinité et du patriotisme américains qui ont émergé en réaction aux mouvements féministes et égalitaires des années 1970. Son père biologique, qu’il rencontre en Jamaïque, porte « une longue queue de cheval châtain et un bouton en diamant dans l’oreille droite », et mène une vie libre centrée sur le sexe, la drogue et la fête dans un pays fortement symbolique.
7Dans la première partie du roman, Chappie trouve que le tatouage de son seul ami, Russ, est « vraiment cool », mais il se refuse à passer à l’acte par peur des réactions de sa mère. Après une altercation avec son beau-père consécutive au vol de pièces de monnaie de collection, il quitte la maison, deale un peu mais envisage encore secrètement son retour chez lui pour les fêtes ; ce ne sera que plus tard, quand il sera parti de la maison, qu’il y aura une fracture dans ses relations familiales et qu’il se considérera comme un vrai délinquant, qu’il envisagera un tatouage.
8Mais entre-temps, il va rencontrer un groupe de bikers portant le nom d’un massif montagneux, les « Adirondack Iron », nom qu’ils portent tatoués à l’envers, « de sorte qu’on pouvait le lire lorsqu’ils saluaient le poing levé comme s’ils étaient un vrai gang de motards qui en veulent ou un de ces groupes rock étrangers genre skinheads ». L’imaginaire associant le tatouage au gros dur délinquant est présent dans les descriptions faites par Banks des bikers ; ici le tatouage est à la fois marque d’appartenance à un groupe et le signe d’une violence affichée. Après un incendie dans l’appartement des bikers, Russ et Chappie sont présumés morts et ne peuvent plus retourner dans leur ville, ni se permettre d’être reconnus. Russ veut alors recouvrir son tatouage, celui des bikers, et Chappie lui suggère différents motifs, une panthère noire, une danaïde ou Malcolm X. La danaïde est un papillon très courant dans les Adirondack Iron et il a la particularité d’effectuer de remarquables migrations vers le sud pour éviter le froid : la dimension du voyage est donc présente dans cette suggestion ; Malcolm X et la panthère noire évoquent la lutte contre les inégalités raciales et contre la répression envers les minorités, puisque Malcolm X, leader radical noir assassiné en 1965, avait rejoint un temps les Black Muslims, mouvement à l’origine du BPP, le Black Panther Party, connu pour ses campagnes contre les exactions de la police dans le ghetto noir.
9Chappie n’oppose plus de résistance à l’idée de se faire tatouer ; il regarde les dessins disponibles : « En tout cas, je me suis dit qu’un tatouage est comme le drapeau d’une seule personne, et j’ai opté pour la tête de mort et les os en croix comme celui du capitaine Crochet, sauf que je ne voulais pas la tête. Rien que les os. Le crâne m’écœurait un peu et j’étais presque sûr que j’en aurais marre de le voir après quelques années. Je me disais, le X désigne l’endroit qu’on cherche, il signifie Malcom X comme dans le film, il veut dire le trésor est caché ici, et aussi croisement comme sur les panneaux, et plein d’autres choses. » Il est possible de percevoir dans ce tatouage trois grandes fonctions dont l’action conjointe va permettre à « Bone » (os, en anglais) – c’est ainsi que Chappie se fait appeler désormais – de franchir un pas dans sa recherche d’identité : lutter contre un passé traumatisant, combler un manque affectif et spirituel et affirmer son identité masculine.
10Le tatouage de Bone est en lien avec les traumatismes subis. On apprend en effet que l’adolescent subissait les agressions sexuelles de son beau-père, qui le traitait d’homosexuel. Comme d’autres modifications corporelles, le tatouage peut être un moyen de lutte contre les traumatismes provenant d’abus sexuels en ce qu’il met en opposition une douleur contrôlée et volontaire à celle incontrôlée et subie des souffrances infligées au corps. Judy Sarnecky (2002) affirme que « le tatouage peut servir comme trace indélébile de la souffrance subie – une trace qui témoigne du désir de reprendre le contrôle non seulement du corps et des émotions, mais aussi, par extension, du destin personnel » ; elle s’appuie en cela sur les travaux de Cathy Caruth (1996), pour qui les traumatismes laissent un trou de mémoire que l’individu sera obligé de remplir d’une façon ou d’une autre en re-expérimentant cet événement qu’il a traversé sans qu’il soit réellement capable de le prendre en compte. Le tatouage aurait alors un effet cathartique (du grec katharsis : purification, évacuation) en mettant du dedans au dehors et en devenant le témoignage de sentiments inexprimables par des mots. La lutte contre le traumatisme ne signifie pas oublier celui-ci, bien au contraire. D’ailleurs la fonction d’aide-mémoire du tatouage est évoquée par Bone au moment où I-Man, le rasta, projette de retourner en Jamaïque : « Ces os-là représentaient en somme le tatouage de Mr Yesterday mais je l’acceptais, je ne voulais pas faire semblant d’avoir perdu la mémoire. » Ces fonctions de catharsis et d’aide-mémoire contribuent à ce qui semble bien être la fonction principale du tatouage, la construction de la masculinité.
11Le tatouage va aider Chappie à combler ses carences affectives et sa révolte intérieure contre la société. Plusieurs passages du livre expriment les réactions de rejet de l’adolescent contre la vie qu’il mène et contre les valeurs américaines, quand, par exemple, il envisage la possibilité de se faire d’autres tatouages « du genre un lion rasta ou les mots “Jah est vivant”, ou une feuille de ganja bien verte », montrant ainsi son désir d’autres valeurs spirituelles. Il n’aura pas besoin de ces tatouages pour cristalliser ses aspirations à d’autres spiritualités car il va partir avec I-Man en Jamaïque et trouver d’autres voies pour afficher ses nouvelles valeurs, notamment des tresses.
12Le contexte dans lequel évoluait Chappie ne lui permettait pas de faire sa masculinité : il n’avait pas de travail, n’avait jamais eu de relations sexuelles, se faisait traiter de « petite foufounette » par son beau-père, manquait d’autorité envers Russ, envers les bikers. Il ne collait pas aux critères émis par Messerschmidt (1993) comme caractéristiques de la masculinité hégémonique : subvenir aux besoins de sa famille, avoir de l’autorité et exercer un contrôle, être sexuellement actif et montrer un appétit sexuel permanent. Même si ce postulat est discutable, il possède néanmoins une valeur heuristique certaine pour expliquer comment fonctionne la construction de la masculinité, et l’auteur note que si un grand nombre d’hommes ne partagent pas les idéaux de la masculinité qu’il a définis, la plupart essaient quand même de construire ces idéaux par les pratiques reflétant leur position dans la société, par l’apparence physique, le vêtement, les discours et les relations aux autres. Le tatouage peut être considéré comme une de ces ressources mises en œuvre par certains pour faire leur masculinité.
13On peut ajouter deux éléments fondamentaux qui ont toute leur place dans cette construction : la présence conjointe de la douleur et de l’écoulement du sang. La résistance à la douleur est un moyen de montrer sa virilité particulièrement présent dans les groupes de garçons ou d’hommes comme les militaires, les prisonniers et les gangs. Quand Russ se fait tatouer, Chappie souligne qu’« il ne grimaçait pas et ne plissait pas les yeux de douleur », alors que lui, quand il se fait piquer, il ressent une douleur supérieure à ce qu’il avait imaginé.
14On pourra ici rapprocher cette douleur de celle du branding, historiquement marque d’infamie, réhabilité dans les années 1920 au sein des confréries universitaires américaines nommées d’après des lettres de l’alphabet grec – d’où leur appellation de greek fraternities. À l’origine, elles s’étaient créées pour aider les minorités noires face aux préjugés racistes et sociaux des universités, et c’est ainsi que le branding est devenu un symbole d’appartenance et de solidarité. À noter que selon le Black Greek Council, aucune des associations féminines ne pratique le branding. Qu’en est-il de l’écoulement du sang ? Le tatouage est une blessure volontaire de laquelle coule volontairement le sang. Nicole Loraux (1989) définit la virilité comme étant « ce qui se lit à corps ouvert, comme si les blessures du guerrier plaidaient pour la qualité de citoyen », la blessure étant un moyen d’authentifier la virilité, car on sait que « ce qui est valorisé alors par l’homme, du côté de l’homme, est sans doute qu’il peut faire couler son sang… », alors que la femme voit son sang couler (Héritier, 1996).
15Le tatouage, qui fait le lien entre un passé révolu et un présent bien différent, va, par sa permanence, relier ce présent au futur, et Bone en est conscient quand il dit : « Un tatouage est éternel […] Il faut donc choisir un motif avec lequel on peut évoluer. » Après son tatouage, il a changé : « C’est drôle de constater que quand on change de look, ne serait-ce que par un tatouage, on se sent aussi différent à l’intérieur. » Il change de nom, il modifie son langage ; le choix du tatouage devient le choix d’une nouvelle vie. Autant de clés pour comprendre l’individu.
« C’est quelque chose qu’une femme fait pour elle-même »
16Le piercing du nombril des adolescentes est certes un phénomène de mode, mais une analyse plus fine du symbolisme de cette partie du corps, une écoute attentive (et pas seulement des adolescentes) et une mise en relation avec d’autres piercings permettent de dépasser cette interprétation-écran. « J’avais un travail, mon patron était quelqu’un de très autoritaire, il prenait toutes les décisions pour moi, il était aussi parfois très paternaliste, je n’avais rien à dire… ce que je disais, il ne l’écoutait pas… mon piercing au nombril, ça a été comme si, pour la première fois depuis longtemps, je contrôlais ma vie » (Annabelle, 23 ans). Cette informatrice avait aussi une liaison avec un homme marié dans laquelle elle ne voyait pas d’issue positive. Quelques semaines après son piercing, elle a démissionné et mis fin à sa liaison.
17Le piercing du nombril en jouant sur les deux tableaux de l’intime et du public – car selon le vêtement porté, il sera ou non dévoilé – est un piercing essentiellement féminin, et le lien nombril-grossesse n’est pas étranger à cette spécificité. Il se peut que les psychanalystes interprètent ceci comme une seconde rupture du cordon ombilical, donc de la relation avec la mère ; il est probable aussi que, comme ce type de piercing est généralement enlevé lors de la grossesse, l’afficher sert à montrer la mise entre parenthèses de la génitalité au profit de la mise en avant de l’érotisme et de la sexualité. Cette caractéristique se retrouve au niveau du sein, où le piercing montre un sein sexuel et esthétique et non un sein maternel et fonctionnel. Situé au milieu du corps, le nombril symbolise une frontière entre le haut et le bas, entre le haut que l’on peut montrer et le bas que l’on se doit de cacher (cette limite est également soulignée par le tatouage du bas du dos, lui aussi féminin).
18Les localisations des piercings sont des lieux privilégiés de l’expression de soi, de dévoilement et de révélation. Le piercing génital peut traduire la volonté de montrer au partenaire un développement fort de l’imaginaire sexuel et la volonté d’aller au-delà d’une sexualité ordinaire, banale. Une des caractéristiques importantes de ces piercings intimes tient au moins autant au secret qu’à l’amélioration des sensations. Un secret, c’est-à-dire quelque chose d’intime à partager avec ses partenaires : Muriel (28 ans) parle de son piercing génital comme moyen de lutter contre la domination masculine en jetant le doute dans l’esprit de l’homme : « Mon copain ne sait plus si c’est lui qui me fait jouir ou mon piercing, il se pose des tas de questions », et en prenant en main sa sexualité. La femme exerce un contrôle sur son propre corps, et ce qui est valable pour le piercing intime l’est aussi pour les piercings plus courants chez les adolescentes ; les unes et les autres montrent ainsi leur volonté d’exercer un certain pouvoir sur leur environnement. Isabelle (17 ans) parle de la lutte qu’elle a remportée contre ses parents qui étaient opposés à son piercing de la langue : « Quand ils ont cédé, je me suis sentie, euh, j’ai gagné et maintenant je sais qu’ils ne pourront plus dire non pour les suivants. »
19Le corps devient un support d’expression personnalisée qui permet de concrétiser le besoin de se différencier des autres, et le rapport entre construction identitaire et appropriation du corps comme moyen d’y parvenir est étroit. Beaucoup de piercings sont réalisés pour embellir le corps et pas uniquement avec des bijoux visibles. Les filles trouvent le piercing sexy, érotique et attirant ; ce sont les termes qui reviennent souvent dans les entretiens, et beaucoup le considèrent comme une forme d’art corporel réalisé d’abord pour soi, puis pour l’autre et pour les autres : le piercing prend l’autre au piège de l’apparence, « le corps devient au sens propre extra-ordinaire, et par là, attirant » (Brayet, 1995).
20Les adolescentes veulent un piercing de plus en plus tôt ; l’avance temporelle prise sur les autres filles, comme pour la perte de la virginité ou la venue des premières règles, leur permet de tirer des bénéfices en termes de statut et de reconnaissance. Le piercing est un moyen ostensible d’affirmation de l’autonomie sexuelle et de l’indépendance. L’adolescente dévoile ainsi de manière codée et partielle sa sexualité et construit sa féminité en s’appuyant sur un bijou qui met en avant son corps.
« Je suis l’os »
21La marque corporelle est une marque du temps : elle possède sa temporalité propre qui se décline en trois phases : la prise de décision et le choix, le passage à l’acte et la période de soins, qui est aussi la durée nécessaire à l’incorporation. Mais elle s’inscrit aussi dans une temporalité sur une autre échelle ; elle symbolise souvent un entre-deux, un avant et un après : le piercing, le tatouage et les autres marques sont des événements qui peuvent témoigner d’une rupture, d’une évolution, voire d’un changement radical dans sa vie. Même le plus anodin des tatouages, au-delà d’une interprétation hâtive fondée sur le symbolisme du motif exprimé souvent par son porteur, revêt une signification plus profonde mais aussi plus cachée que seuls de longs entretiens peuvent permettre de révéler. Tout porteur de marque corporelle a une explication simple, standard, pour expliquer à celui qui lui demande pourquoi il a fait tel tatouage ou tel piercing. Mais derrière ces mots protecteurs se cache la véritable signification qu’il se donne à lui-même. Ainsi, tel tatouage de Ganesh – le dieu indien à tête d’éléphant –, encré sur l’avant-bras dans un marché à Madras, est expliqué maintenant par la chance que ce dieu apporte à toute nouvelle entreprise ; en réalité, ce qui est signifiant pour son porteur, c’est qu’il a été fait en Inde dans un contexte bien particulier de rupture avec une vie antérieure et d’un énorme point d’interrogation concernant la vie future. La signification en termes de chance est venue se greffer par la suite sur cette histoire, que je connais bien pour être la mienne et qui a été le point de départ de mon intérêt pour les marques corporelles.
22Image que l’individu peut donner de lui, la marque agit comme métaphore envers les autres ; emblème de l’individu, vécue, incorporée et signifiante pour lui, elle est métonymie. C’est le tatouage qui a donné son nouveau nom à Bone et non l’inverse ; ne dit-il pas : « Je suis l’os » ? L’interprétation des marques corporelles va donc se déplacer sur un axe métaphore-métonymie en fonction du destinataire, et seule une connaissance de l’être ou de l’avoir été peut éviter de tomber dans le piège du paraître et de l’interprétation bateau.
Bibliographie
Bibliographie
- Banks, R. 1999. Sous le règne de Bone, Arles, Actes Sud.
- Berthelot, J.-M. 1998. « Le corps contemporain : figures et structures de la corporéité », Recherches sociologiques, n° 1, p. 7-18.
- Blose, M. 1997. Women and Tattoos : an exploratory Study of the Body as an Instrument of individual Empowerment, Rutgers University, MD Qualifying Paper #1.
- Brayet, J.-O. 1995. Le piercing en Occident de nos jours : aspects socioculturels, historiques, ethnologiques et sexologiques, Nantes, diplôme interuniversitaire d’andrologie et de sexologie.
- Caruth, C. 1996. Unclaimed Experience : Trauma, narrative History, Baltimore, The John Hopkins University Press.
- Héritier, F. 1996. Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
- Loraux, N. 1989. Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard.
- Mauss, M. 1926. Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967.
- Messerschmidt, J.W. 1993. Masculinities and Crime : Critique and Reconceptualization of Theory, Lanham, Rowman and Littlefield.
- Sarnecky J.H. 2002. Le tatouage : mémorial dans la peau, Toulouse, Marques corporelles de l’identité, Journées d’études, 31 mai-1er juin.
- Van Gennep, A. 1909. Les rites de passage, Paris, Picard, 1981.
Mots-clés éditeurs : piercing, effet cathartique, famille, tatouage, traumatisme, différentiel filles garçons
Mise en ligne 01/10/2006
https://doi.org/10.3917/ep.032.0115