Notes
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La majuscule, pour reprendre un usage maintenant bien établi dans les écrits et travaux de sciences du langage, renvoie à la considération de la personne, du sujet en tant que membre d’une communauté linguistique et ne se réfère pas à la seule dimension clinique de la surdité. Le S majuscule renvoie donc à une réalité plus large que la seule surdité profonde, il est appliqué ici du point de vue de l’adulte.
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Mais aussi capables de bien simuler leur compréhension...
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Le film Une scolarité bilingue en cycles 1 et 2. Un autre regard sur l’enfant sourd (Bertin, 2005) montre un exemple de projet pédagogique bilingue pour de jeunes enfants.
1La ré-introduction de la langue des signes française dans l’enseignement destiné aux élèves sourds pose question à notre système éducatif. D’abord parce qu’elle touche au vecteur même de transmission des savoirs, ensuite parce qu’elle interroge le principe même et les objectifs de l’intégration scolaire. Avant tout, il convient de s’interroger : de quoi parle-t-on lorsqu’il s’agit d’enfants sourds ?
DES ENFANTS SOURDS [1] OU DES ENFANTS QUI N’ENTENDENT PAS ?
2Cette question peut paraître aberrante, voire provocante, mais de la réponse donnée découle l’enseignement dispensé. Que l’on considère la surdité comme une simple déficience sensorielle ou comme une singularité d’être au monde induit deux démarches radicalement opposées. Il n’est pas inutile de rappeler l’hétérogénéité de la surdité en tant que déficience sensorielle, et la majuscule (Sourd) n’est pas un effet de style mais exprime une volonté de distanciation quant aux réponses « déterministes » qui consisteraient à attribuer tel type d’enseignement à telle catégorie médicale de la surdité.
3Dans le premier cas, il s’agit de réparer autant que possible un organe sensoriel déficient et c’est ce que se sont employés à faire les premiers précepteurs connus. Ainsi Pedro Ponce de Leon, en Espagne au XVIe siècle, ou Jacob Rodriguez Pereire, en France au siècle suivant : éduquer la parole, démutiser, il s’agit de montrer que « faire parler » une personne sourde est possible. L’enjeu est de lui rendre une humanité que la voix, la parole garantissent et d’échapper à la catégorie « surdité-mutité naturelle » qu’a établie le Code Justinien (530), premier statut juridique accordé aux sourds.. Du nom de l’empereur romain Justinien, ce code établit cinq « catégories » : la surdité-mutité acquise, la surdité naturelle, la surdité acquise et la mutité acquise (auxquelles s’ajoute la cinquième précédemment citée, la « surdité-mutité naturelle ») ne subissent pas de privation, mais des restrictions de droit. Ainsi donc, « faire parler » les sourds (1re catégorie définie par le Dode) s’impose pour échapper à une catégorisation trop coercitive.
4La seconde démarche ne se focalise pas sur l’aspect organique mais considère l’expression gestuelle employée par les Sourds comme un potentiel unique à développer, et pas seulement à des fins d’apprentissage. La surdité est appréhendée ici par le biais de la communication, et prend donc un aspect nécessairement collectif. Il est d’ailleurs significatif que l’abbé de l’Épée, « instituteur gratuit des sourds-muets » ainsi qu’il se dénommait, ait été confronté en amont à la communication gestuelle entre deux locuteurs avant de l’être à la surdité elle-même (de l’Épée, 1776).
5Au XVIIIe siècle, cette dernière démarche a véritablement introduit débats d’idées et querelles pédagogiques qui n’existaient pas véritablement auparavant ; ce qui n’empêche pas la langue des signes et les professeurs sourds d’être progressivement évincés au cours du siècle suivant. Le congrès organisé à Milan en 1880 n’est que l’aboutissement de ce processus. Il convient de rappeler que les résolutions d’un congrès n’ont pas de valeur exécutive ; ce fut donc un choix délibéré du ministère de l’Intérieur de les appliquer en France.
6Les conséquences de ce congrès sont réelles et brutales, tant pour les enseignants sourds, rétrogradés au rang de répétiteurs puis licenciés, que pour la langue des signes que l’on veut éradiquer. Le rapport des psychologues Binet et Simon en 1909 (Binet & Simon, 1909), qui fait un constat d’échec alarmant de ces « méthodes », ne provoque pourtant pas une remise en question de cette orientation.
INTÉGRATION SCOLAIRE ? INTÉGRATIONS SCOLAIRES ?
7Ainsi le système éducatif « spécialisé » repose-t-il encore massivement de nos jours sur la modalité orale de la langue française et sur la « démutisation » des enfants sourds, indépendamment de l’utilisation de techniques de communication, telles que la LFPC (Langue française parlée complétée, ou LPC), ou de pratiques de communication comme le « français signé ». Il s’agit d’une pratique élastique qui consiste en un emprunt de vocabulaire signé à la LSF, mais en suivant la syntaxe et la grammaire françaises. En fait, son usage même est en soi une non-reconnaissance de la LSF en tant que langue ; cognitivement, la pratique simultanée des deux systèmes linguistiques est impossible.
8Ce système fonctionne encore (même si la loi no 2005-702 introduit un changement d’état d’esprit) sur la base d’un dualisme mis en place essentiellement après 1945 : d’un coté, une filière définie comme ordinaire, relevant du ministère de l’Éducation nationale ; de l’autre, une filière dite spécialisée, conçue pour les élèves handicapés, dont les enfants sourds, principalement gérée par le ministère de la Santé et des Affaires sociales. L’intégration scolaire, encouragée par la loi no 75-734 du 30 juin 1975, mais dont les premières expériences datent du milieu du XIXe siècle (Bertin, 2001), consiste en l’introduction d’un élève issu de la seconde filière vers la première. D’emblée, ce dispositif se place du côté de l’enseignement oral, même si, au fur et à mesure, la solution unique (l’intégration individuelle à plein temps) s’est considérablement fragmentée et assouplie (voir les circulaires nos 82/2 et 82-048 du 29 janvier 1982, par exemple), dans la forme comme dans les structures (cf. circulaire no 2001-035 du 21 février 2001 (UPI). La LSF peut donc parfois (rarement) être présente dans les projets pédagogiques (le film de Duquesne (2005) montre un exemple d’une UPI dont le projet pédagogique combine français et LSF). Cependant, la LSF ne saurait être une « rééducation » de plus pour l’enfant, réduite à une technique de communication. Le rôle de la LSF est pour nous, et avant tout, éducatif, cognitif et pédagogique et il s’agit de lui donner toute sa place : intégrer la LSF dans l’espace scolaire en tant que langue vivante, tendre vers un projet bilingue revient également à reconnaître une singularité d’être au monde. Cela sous-tend que la surdité (et l’altérité en général) ne soit plus perçue uniquement en termes de handicap et que le dispositif scolaire permette cette ouverture.
VERS UNE MUTATION DE L’ENSEIGNEMENT AUX ENFANTS SOURDS EN FRANCE ?
9Depuis quelques années, une prise de conscience timide se dessine en France. Il était temps en effet, alors que la LSF est de plus en plus présente et reconnue dans l’espace public, qu’une véritable réflexion ait lieu quant à l’éducation des enfants sourds (Bertin, 2005) et à l’utilisation de la LSF non comme simple outil, mais aussi comme objet d’enseignement, à destination des élèves Sourds (non les seuls élèves sourds profonds mais également, pour diverses raisons, les élèves désignés – arbitrairement – comme malentendants).
10Une politique d’éducation adaptée aux besoins particuliers des élèves se fait jour : il s’agit de construire une École inclusive, c’est-à-dire une École accessible à tous les élèves. C’est donc à l’institution scolaire de s’ouvrir, de se mettre à portée d’enfants singuliers, et non l’inverse. La récente loi no 2005-702 est claire : l’éducation est placée sous la tutelle unique du ministère en charge de ce domaine, qui peut éventuellement décider de se faire accompagner par le ministère de la Santé s’il y a des soins par exemple.
11Cependant, pour l’éducation de l’enfant sourd et la LSF, la question qui se pose de façon urgente est celle de sa transmission et de son enseignement. Si le Congrès de Milan (cf. supra) n’est pas parvenu à éradiquer la LSF, ne pourrait-on pas craindre que l’intégration scolaire, telle qu’elle est souvent conçue, conduise à ce résultat ?
12Fréquemment, des enfants sourds qui n’ont pas (ou peu) eu accès à la langue orale sont en âge d’être scolarisés. Il y a alors chez eux non seulement un retard langagier, mais aussi un retard cognitif, plus grave, du fait de l’importance des interactions dans les toutes premières années de la vie. Pour ces enfants, la LSF est vitale, et son apprentissage n’est pas une option. Cet apprentissage est d’autant plus efficace et rapide qu’il est effectué au contact de locuteurs différents, dans des situations variées. Mais c’est là que le bât blesse : alors que l’institut spécialisé regroupait un nombre important d’élèves et que la découverte, l’apprentissage de la LSF se faisaient à leur contact, que dire des élèves Sourds de ce début de XXIe siècle, scolarisés en CLIS, classe d’intégration scolaire, avec quatre élèves, ne connaissant pas non plus la langue des signes, dont le professeur ne connaît pas la LSF, et où un enseignant de LSF intervient deux heures par semaine (parfois moins) ? Ou de ceux, intégrés individuellement ou collectivement (mais en petit nombre), la majorité actuellement ? Cette intégration est surtout possible pour des élèves sourds qui peuvent s’accommoder d’un discours pédagogique émis en langue orale [2]. Celle-ci passe plus ou moins par la lecture labiale, qui, il faut le rappeler, loin d’être une solution miracle, repose en grande partie sur la suppléance mentale (on estime que seuls 30 % d’un message oral est effectivement « lu » sur les lèvres ; le reste incombe à la suppléance mentale, inférences et hypothèses de sens. Recourir à ce procédé est donc bien aléatoire). Or, pour suppléer, il faut d’abord savoir et donc apprendre ! C’est tout le sens de l’acte pédagogique qui est posé ici, en plus des écueils induits par cette intégration scolaire telle qu’elle est conçue – à savoir, la normalisation, donc un certain déni.
13Il ne s’agit pas d’opérer un retour vers le passé, au demeurant impossible, mais de proposer des solutions alternatives. Une prise de conscience doit s’effectuer : entendre n’est pas comprendre, et pour comprendre, apprendre en sécurité, il faut une langue de travail efficace. Un cadre pédagogique bilingue nous paraît donc le plus approprié.
UNE éDUCATION BILINGUE : LAQUELLE ? COMMENT [3] ?
14Il convient de s’attarder sur la notion d’ « éducation bilingue », l’expression employée depuis 1991 surtout (loi portant dispositions relatives à la santé publique et aux assurances sociales du 18 janvier, art. 33). Notons que, si la terminologie « éducation bilingue » est d’origine récente, l’idée même d’un enseignement en deux langues remonte à Auguste Bébian, pédagogue lui-même bilingue du XIXe siècle et précurseur dans bien d’autres domaines (linguistique notamment).
15Il ne suffit pas en effet de permettre la coexistence de deux langues, il s’agit de prendre en compte quelques spécificités afin de mettre en place un cadre pédagogique pertinent :
16— Tout d’abord, la dimension psychologique de ce dispositif bilingue, appelé aussi bilingualité (Hamers-Blanc, 1983), qui interroge plus ou moins directement les représentations majoritaires, implicites ou explicites, que l’on a des deux langues. Force est de constater que l’usage de la LSF est largement sous-représenté par rapport à l’usage de la langue française. Cette stigmatisation est transmise, véhiculée, indépendamment des objectifs linguistiques et les élèves peuvent être exposés à une « bilingualité soustractive » : « État de bilingualité dans lequel l’enfant a développé sa seconde langue au détriment de son acquis en langue maternelle et qui entraîne des désavantages sur le plan cognitif ; cet état se retrouve lorsque l’entourage dévalorise la langue maternelle de l’enfant par rapport à une langue dominante, socialement plus prestigieuse » (ibid., p. 450).
17Nous n’ignorons pas la spécificité de l’enfant Sourd et le fait que la LSF n’est pas toujours sa langue maternelle. Sans entrer dans le débat, nous pensons néanmoins que la LSF est souvent une langue naturelle pour lui, dans le sens où son acquisition se fait sans entrave, donc naturellement.
18— L’environnement, ensuite, c’est-à-dire le contexte d’exposition, de pratique de la LSF (cf. supra, sur les institutions). Une éducation bilingue, c’est aussi un projet de vie et cela ne se limite pas aux portes de l’École ! Grandir bilingue, c’est un enseignement en LSF et de LSF, un enseignement en et de français, mais c’est aussi participer à des activités, des loisirs, rencontrer des jeunes, des moins jeunes, différents styles d’expression et de registres de langues. On ne saurait donc parler d’éducation bilingue sans penser à cette composante biculturelle (Pretceille & Bertin, 2003), qui passe nécessairement par une reconnaissance de la communauté Sourde.
19Les UPI, dispositif de scolarisation pour le second degré (collège et lycée), dispositif qui se veut souple, d’apparition récente (2001), pourraient-elles permettre l’élaboration de ce cadre bilingue ? Ce système est pensé comme un système ouvert et offre de réelles possibilités, à condition d’être particulièrement attentif et vigilant toutefois. Il ne saurait être question de nommer bilingue un projet qui intègre la LSF comme une béquille, de façon partielle ou ponctuelle (cf. supra). Cela implique une équipe pédagogique formée et véritablement bilingue (compétences que l’on pourrait situer au niveau B2 du Cadre européen de référence pour les langues, 2001), ou à défaut des interprètes diplômés (voir Paris, dans ce volume).
20Au risque de se répéter, il convient de rappeler également l’importance d’une certaine représentativité numérique autant que d’une certaine visibilité dans l’établissement : une langue ne saurait se pratiquer sans un groupe linguistique constitué et reconnu. Accueillir la LSF sans ses locuteurs est un non-sens, une langue se vit nécessairement dans la diversité, c’est ce qui fait sa richesse.
21On ne peut donc faire l’économie d’une réflexion sur la scolarisation des enfants Sourds, en interrogeant de multiples paramètres. L’intérêt de situer cette réflexion en diachronie est de permettre une mise en perspective de certains de ces paramètres et de sortir des chemins battus, dont l’évidence et la pertinence ne sont, parfois, que très relatives.
22L’enjeu est d’importance, il s’agit d’assurer une des missions centrales de l’École : former un citoyen, lui procurer une autonomie d’existence. Cet objectif ne pourra être atteint sans la reconnaissance pleine et entière des professionnels Sourds : ils sont les plus à même de savoir ce que signifie et comment se vit être sourd. Comment prendre en charge l’éducation d’un enfant sans l’imaginer dans son devenir ? C’est pourtant à des personnes entendantes, quelles que soient leurs compétences, leurs motivations et leur engagement (qui ne sont nullement mis en question ici), que l’on confie cette responsabilité, reléguant à des postes subalternes les professionnels Sourds, qui exercent sans statut bien défini. À l’heure actuelle, l’IUFM est encore inaccessible aux personnes sourdes, sans motif pertinent. Quant aux enseignants de LSF, seul un diplôme d’État existe : la licence professionnelle d’enseignement en milieu scolaire, délivrée par l’Université de Paris VIII (diplôme mis en place par l’Université de Paris VIII, en collaboration avec l’INS-HEA et l’association Visuel à la rentrée universitaire, 2004).
23Les professionnels Sourds présents dans les établissements scolaires sont employés, pour une large majorité, par le ministère de la Santé – ce qui relève d’un non-sens, puisqu’il s’agit d’éducation. Cela illustre bien l’ambiguïté quant à la LSF...
24La loi du 11 février 2005 pourrait corriger cette dérive, mais il faudrait aller plus loin : instituer un CAPES de LSF, et une certification pour les enseignements disciplinaires dispensés en LSF. La circulaire de rentrée 2006 (no 2006-051), qui prévoit un enseignement expérimental de la LSF en vue d’un examen au baccalauréat, constitue, il faut l’espérer, un premier pas en ce sens.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- Abdallah-Pretceille, M., & Bertin, F. (2003). Les enjeux d’une éducation bilingue et biculturelle pour les enfants sourds, NRAIS, 23, 91-101.
- Blanc, J., & Hamers, J. (1983). Bilinguisme et bilingualité, Bruxelles : Mardaga.
- Bertin, F. (2003). Intégration scolaire et éducation bilingue : des objectifs contradictoires ?, NRAIS,21, 139-149.
- Bertin, F. (2005) (Éd.), Enseigner et apprendre en LSF : vers une éducation bilingue, NRAIS, hors-série.
- Bertin, F. (2005). Une scolarité bilingue en cycles 1 et 2. Un autre regard sur l’enfant sourd... Suresnes : CNEFEI.
- Cadre européen de référence pour les langues, Conseil de l’Europe, 2001.
- Duquesne, F. (2005). Au collège avec la langue des signes française. Suresnes : CNEFEI.
- L’Épée, abbé de (1776-1984). La véritable manière d’instruire les sourds muets. Paris : Fayard.
- Mottez, B. (2005). Les Sourds existent-ils ?. Textes réunis et présentés par A. Benvenuto. Paris : L’Harmattan.
Mots-clés éditeurs : Enfants sourds, Éducation bilingue, Scolarisation, LSF
Mise en ligne 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/enf.593.0237Notes
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[1]
La majuscule, pour reprendre un usage maintenant bien établi dans les écrits et travaux de sciences du langage, renvoie à la considération de la personne, du sujet en tant que membre d’une communauté linguistique et ne se réfère pas à la seule dimension clinique de la surdité. Le S majuscule renvoie donc à une réalité plus large que la seule surdité profonde, il est appliqué ici du point de vue de l’adulte.
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[2]
Mais aussi capables de bien simuler leur compréhension...
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Le film Une scolarité bilingue en cycles 1 et 2. Un autre regard sur l’enfant sourd (Bertin, 2005) montre un exemple de projet pédagogique bilingue pour de jeunes enfants.