1Le harcèlement scolaire induit une usure psychologique de la victime et induit des séquelles qui peuvent persister à long terme. La victime est humiliée, disqualifiée, intimidée, brutalisée, brimée dans une relation de domination où l’agresseur a l’intention délibérée de lui nuire. Cette relation délétère entre jeunes du même âge a été décrite comme « totalitaire » (Bilheran, 2007). L’emprise négative continuelle réduit la victime à admettre qu’elle mérite les maltraitances de telle sorte qu’il lui devient de plus en plus difficile de demander de l’aide auprès des adultes de l’institution scolaire ou de la famille. Plusieurs recommandations font aujourd’hui consensus pour lutter contre ce fait social qui paraît croître en prenant des formes jusqu’ici inusitées avec l’usage du numérique et des réseaux sociaux (asociaux en l’occurrence). L’emprise envahit alors la vie de la victime partout et à toute heure de jour comme de nuit.
2Suite aux initiatives scandinaves, les directions des collèges français sont chargées de mettre en œuvre des actions de prévention du harcèlement et des actions de vigilance évitant de banaliser des épisodes de violence potentiellement dramatiques. L’Éducation nationale instaure aussi des moyens pour prendre soin des victimes, notamment avec le concours des psychologues de l’éducation.
3Face à cette situation qui conduit certaines victimes au suicide, d’autres au décrochage scolaire et, dans la majeure partie des cas, à des épisodes dépressifs sévères et une baisse sensible des résultats scolaires, la psychologie du développement de l’enfant a un point de vue à faire valoir. Elle contribue à décrire les facteurs de risques, et par contraste, les facteurs de protection utiles à définir les axes de prévention.
4Ce texte, situé en après-propos du numéro d’Enfance consacré au harcèlement à l’école, fait le choix d’apporter une vision en termes de niche de développement multifactorielle dans laquelle peuvent se situer plusieurs des articles présentés. De ce fait, il ne commente pas les contributions des auteurs spécialistes du domaine qui ont contribué à ce numéro thématique. Il envisage d’abord les difficultés à construire le harcèlement comme objet de la psychologie scientifique en France. Il aborde ensuite trois points : le développement des capacités sociales, le climat scolaire, et le biais de perception induit par le handicap.
Un objet scientifique embarrassant
5En comparaison des pays du nord de l’Europe ou de l’Autriche par exemple, l’étude du harcèlement à l’école est très tardivement entrée dans les préoccupations de la recherche des psychologues en France. L’initiative a d’abord été prise par les sociologues qui ont décrit ce fait social dans sa complexité (Debarbieux, 2008). Ils ont en particulier mis en avant que l’accent mis en priorité sur des profils d’élèves victimes, ou seulement sur les effets psychologiques du harcèlement, individualise exagérément le problème en minimisant l’influence du contexte socio-économique et des institutions. Il s’agit en effet de situations complexes où les risques que surviennent les brimades varient dans l’interaction de facteurs composites concernant l’environnement scolaire, des facteurs personnels de l’élève et les moyens de harceler. L’école est un lieu propice aux harceleurs ; certains élèves sont plus brimés que d’autres pour des aspects qui relèvent pour partie de leur développement sociopersonnel ; les formes numériques actuelles du harcèlement dépassent les frontières de l’espace et du temps scolaires. Néanmoins, l’école n’est pas le lieu le plus violent fréquenté par les enfants. Bien que les collégien(ne)s dénoncent l’insécurité des sanitaires au point d’en éviter l’usage au détriment de leur santé, l’école constitue aussi pour eux un lieu de répit où le groupe de pairs leur apporte de la quiétude.
6L’intérêt tardif de la psychologie française pour étudier cette thématique du harcèlement a eu plusieurs raisons. En premier lieu, la psychologie s’est plus volontiers interrogée sur les modalités d’apprentissage scolaire (littératie, numératie) que sur le développement des relations interpersonnelles dans la cour de récréation. Le cas échéant, elle l’a évoqué avec une compréhension négligeant les aspects de violence, notamment les conduites d’agression physiques, et sans distinguer parmi les comportements antisociaux.
7En deuxième lieu, et comme le souligne Catheline (2008), la compréhension des vicissitudes de la vie scolaire a changé depuis une quinzaine d’années, ce qui induit une réorientation des recherches et de leurs objets. Les troubles des comportements ou les difficultés d’apprentissage s’expliquaient principalement par des difficultés familiales et individuelles rendant l’enfant indisponible pour s’intéresser positivement à la vie scolaire et apprendre. Désormais, l’inadéquation de l’école à répondre aux besoins des enfants est mise en avant, soit pour les manquements à prendre en compte les besoins spécifiques de certains élèves, soit pour les violences inhérentes à la vie de l’établissement scolaire. L’auteure rappelle à ce propos qu’au-delà des codes vestimentaires, les styles relationnels imposent des attitudes de persiflage, d’humour aux dépens des autres. La « peste attitude » ou les jeux dangereux, comme le « jeu du foulard » ou « le petit pont massacreur », alimentent un contexte où l’adolescent doit montrer qu’il sait se défendre pour ne pas être attaqué. Cette capacité n’entre manifestement pas jusqu’ici dans l’éventail des capacités sociales dont le décours développemental a été étudié.
8Enfin, le harcèlement n’a longtemps pas été listé dans les thématiques des appels à financement de recherche et l’étude des violences n’a pas été encouragée par les politiques répressives aveugles aux données scientifiques. Sur ce point, Jacquard (2006) avait réagi aux annonces de catalogage précoce de potentiels délinquants au nom du collectif « pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans ».
9Les conditions sociopolitiques qui prévalent dans les pays scandinaves pour construire le harcèlement comme objet scientifique ont donc tardé à se réaliser en France. Désormais, l’étude du harcèlement à l’école ne se réduit ni à des dimensions de personnalité de l’enfant, ni aux effets d’éducation familiale, ni au déclin social du pays. Il est devenu possible d’examiner la dynamique du phénomène en l’analysant dans une compréhension développementale.
Le développement des capacités sociales
10La littérature rapporte que les enfants avec attachement non sécure, ceux qui manifestent des difficultés dans le développement de la théorie de l’esprit, ceux qui sont malhabiles dans la régulation émotionnelle, sont plus à risque de harcèlement, de victimisation et de maltraitance sous diverses formes. Les recherches ont en commun de cerner les risques de troubles, de maltraitance, non pas en désignant un paramètre comme déterminant du développement de l’enfant, mais en rendant compte de l’élévation du risque de trouble dès lors que des paramètres s’agglutinent et persistent sur une période de l’enfance. Cette compréhension probabiliste s’appuie sur un modèle transactionnel qui considère que le développement psychologique est d’origine multifactorielle et crée des trajectoires variées du développement normal ou troublé.
11Parmi les facteurs infléchissant les trajectoires de développement, celui des formes d’attachement et des modèles internes opérants chez l’enfant et l’adolescent est à examiner plus avant. En effet, l’école est un terrain d’expérimentation où le jeune teste les valeurs d’égalité, de fraternité, d’ascension sociale. Il découvre que les différences qu’il vit dans le quartier, voire dans la famille, ne sont pas magiquement effacées à l’école. C’est sa capacité à réagir à la discrimination qui est sollicitée alors que, notamment quand ses schémas relationnels sont fondés sur des représentations insécures des liens sociaux, il est peu enclin à demander de l’aide aux autres. À la manière des conduites observables chez le jeune enfant dans les situations étranges, il fait face seul, apparemment indifférent à la séparation créée ici par la victimisation.
12Une autre facette de la cognition sociale concerne le développement de l’attribution d’intentions négatives, voire hostiles, à autrui. Ce processus par lequel les individus expliquent une provocation à leur égard par une intention délibérée (Crick et Dodge, 1994) s’avère corrélé avec les modèles internes opérants non sécures ou désorganisés. La passation du Test d’Attribution d’Intentions pour Enfants (Vanwalleghem, Vinter, & Miljkovitch, 2017) à une population âgée de 4 à 12 ans indique que, chez les enfants typiques ou avec des troubles des conduites, les formes d’attachement résistant ou désorganisé, évaluées par les histoires à compléter de Bretherton, Ridgeway et Cassidy (1990), ont un effet sur la perception sociale dès 8 ans. Ils jugent plus volontiers à tort que les actes fortuits sont intentionnels.
13Une autre piste concerne le développement de l’insensibilité émotionnelle (Frick, Ray, Thornton, & Kahn, 2014) et ses retentissements dans les interactions entre pairs à l’école. Le recours à l’Inventory of Callouss Unemotional Traits (Frick & White, 2008) montre que les deux dimensions d’insensibilité et d’indifférence émotionnelle sont corrélées aux formes d’attachement ambivalent.
14Il est insatisfaisant d’étudier les capacités sociales et émotionnelles de manière rétrospective parmi les enfants harcelés ou harceleurs. On ne peut en effet pas distinguer entre l’effet des facteurs de risques et ceux propres aux effets du harcèlement subi ou agi. Pour autant, il est aussi difficile d’inclure des sujets dans une cohorte avant même que le harcèlement advienne, sauf à envisager des études de larges échantillons et multi-sites. On peut alors envisager des observations longitudinales pour mieux connaître les trajectoires du développement des capacités sociales en lien avec le harcèlement.
Le climat scolaire
15Le dispositif français de lutte contre la violence à l’école place le climat scolaire au centre des réflexions et des actions à conduire. Ce terme est venu de la sociologie qui avait noté dans les années 1990 les liens notoires entre la dégradation du climat scolaire, la réussite scolaire et le taux de violences. Cette corrélation fait consensus dans toutes les recherches récentes.
16Pour les psychologues, cette notion fait écho à celle de niche de développement appliquée au système scolaire. Elle est aussi à concevoir dans la perspective du modèle écoculturel de Bronfenbrenner (1979). L’appréciation du climat scolaire repose sur l’expérience subjective de la vie scolaire en prenant en compte le niveau collectif, alors que l’appréciation du bien-être concerne le niveau individuel. Le climat scolaire se manifeste par ses effets négatifs ou positifs sur les relations interpersonnelles, l’engagement dans la vie scolaire. Son évaluation s’opérationnalise par plusieurs variables qui comprennent : la qualité des bâtiments scolaires (propreté, niveau sonore, chauffage, etc.) ; les relations enseignants élèves et parents (sentiment d’appartenance, sens de la communauté, etc.) ; l’ordre et la discipline dont la question des violences, des brimades et du harcèlement entre élèves, mais aussi entre enseignants et élèves ; l’engagement des élèves (absentéisme, investissement dans le travail scolaire). Ces variables se sont avérées suffisamment corrélées pour autoriser le calcul d’un score global qui transforme des données qualitatives en paramètres de mesure. Il est du ressort du psychologue d’alerter l’équipe éducative sur les effets potentiellement catalyseurs de risques de survenue de brimades en lien avec le climat scolaire.
17La prise en compte du climat scolaire dans l’examen psychologique de l’élève, et plus largement de l’enfant, est recommandée pour contextualiser son évolution psychologique et, dans les situations particulières d’enfants à besoins spécifiques, pour proposer de manière argumentée une inclusion dans une classe ordinaire ou plutôt l’accès à une classe d’intégration rassemblant des élèves à besoins spécifiques.
Les biais de perception induits par le handicap
18Les situations de handicaps sont des facteurs de risques avérés de harcèlement et plus généralement de mauvais traitements. Les chiffres rapportés sont nécessairement approximatifs. En effet, le nombre de signalements ne prend pas en compte les cas masqués par les institutions qui préservent leur réputation et, selon les difficultés des personnes, le nombre de plaintes déposées est au-dessous de ce qui peut être estimé. On imagine mal un adolescent autiste prendre l’initiative de porter plainte pour brimades !
19Sentenac, Pacoricona et Godeau (2016) rapportent que dans la population de 11, 13 et 15 ans, les jeunes des collèges en France en situation de handicap, ou avec un problème de santé dont l’obésité, sont surexposés au harcèlement. Le risque additionnel estimé est de 30 % pour ces élèves. Ils sont également un peu plus impliqués que les autres élèves en tant qu’auteurs (14 % contre 9 %). Ils sont enfin plus nombreux à ne percevoir aucun soutien de la part de leurs camarades (23 % contre 14 %) mais ils sont en revanche plus nombreux à ressentir un soutien important de la part des enseignants (20 % contre 15 %).
20Selon le rapport INSERM sur les déficiences intellectuelles (2016), il est clairement établi que les personnes avec une déficience intellectuelle sont exposées au harcèlement. Les adolescents, tout comme les adultes, en sont fréquemment victimes. Les études notent que les victimes qui bénéficient de davantage de ressources sociales et matérielles recouvrent un meilleur état de santé et de bien-être après des épisodes de harcèlement, en comparaison de celles dont les ressources sont faibles. Comme dans la population générale, la faiblesse des compétences sociales est un facteur prédictif du risque de harcèlement par les pairs. On constate aussi qu’ils sont également victimes de harcèlement numérique (ou cyberharcèlement).
21Le rapport conclut que le poids des facteurs liés à l’âge, au genre, aux dimensions sociales et culturelles, est insuffisamment documenté. Cela empêche de mesurer les effets des dispositifs de prévention.
22L’intérêt souligné pour les actions de prévention active, c’est-à-dire des sessions d’éducation qui visent à modifier les comportements face à l’agression, est encore limité par l’insuffisance de formation des professionnels, notamment leur capacité à reconnaître des signes d’appel et leur connaissance des principes d’intervention.
Conclusion
23La question du harcèlement est à concevoir de manière pluridisciplinaire, en particulier en articulation avec les travaux de sociologie. La psychologie du développement a les outils et concepts pour contribuer à définir les facteurs de protection et de risques dès l’école primaire et le collège, y compris quand les élèves sont en situation de handicap. L’évaluation des actions mises en œuvre pour lutter contre le harcèlement et ses effets doit porter non seulement sur les signes les plus manifestes de restauration psychologique des victimes, ou des acteurs, mais aussi sur leur qualité de vie en lien avec le climat scolaire.
Bibliographie
Références
- Bilheran, A. (2007). Le Harcèlement moral. Paris : Armand Colin.
- Bretherton, I., Ridgeway, D., & Cassidy, J. (1990). Assessing internal working models of the attachment relationship. An attachment story completion task for 3-year-olds. In M. Greenberg, D. Cicchetti, & E.M. Cummings (Eds.), Attachment during the preschool years. Chicago : University of Chicago Press.
- Bronfenbrenner, U. (1979). The Ecology of Human Development: Experiments by Nature and Design. Cambridge, MA: Harvard University Press.
- Catheline, N. (2008). Harcèlements à l’école. Paris : Albin Michel.
- Crick , N.R., & Dodge, K.A. (1994). A review and reformulation of social information –processing mechanisms in children’s social adjustment. Psychological Bulletin, 115, 74-101.
- Debarbieux, E. (2008). Les Dix commandements contre la violence à l’école, Paris : Odile Jacob.
- Frick, P.J, White, S.F. (2008).Research review: the importance of callous-unemotional traits for developmental models of aggressive and antisocial behavior. Journal of Child Psychology and Psychiatry, 49(4), 359-375.
- Frick, P., Ray, J., Thornton, L., & Kahn, R. (2014). Can Callous-Unemotional Traits Enhance the Understanding, Diagnosis, and Treatment of Serious Conduct Problems in Children and Adolescents? A Comprehensive Review. Psychological Bulletin, 140(1), 1-57.
- INSERM (2016). Déficiences intellectuelles, rapport d’expertise collective. Paris : Éditions de l’INSERM.
- Jacquard, A. (2006). Préface. In Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans. Toulouse : Érès
- Sentenac, M., Pacoricona, D., & Godeau, E (2016) Comment les élèves handicapés perçoivent-ils le collège ? Un climat scolaire inclusif pour une école plus inclusive, Agora, 4. 79-94.
- Vanwalleghem, S. ,Vinter, A. & Miljkovitch, R. (2017). Évaluer les biais cognitifs d’attribution d’intentions : un nouveau test pour les enfants de 4 à 12 ans, poster présenté au 45e Congrès de l’AFTCC, Dijon.
Mots-clés éditeurs : habiletés sociales, harcèlement scolaire, handicap
Mise en ligne 12/10/2018
https://doi.org/10.3917/enf2.183.0502