« Rien dans notre intelligence qui ne soit passé par nos sens. »
Aristote
1Tout comme ces étudiants, stagiaires, citoyens et acteurs de l’action éducative croisés en formation continue ou initiale, mon approche de l’enseignement du droit et des politiques sociales s’est transformée, modifiée au fil des cours, des interventions et des rencontres. En ce sens, merci à vous tous rencontrés au fil des années, vous avez su enrichir ma culture juridique et favorisé ma professionnalisation. Ce petit texte vous est dédié. Vous avez provoqué bon nombre de sentiments : incompréhensions, agacements, fous rires généreux et communicatifs et plaisir de partager…
2Le formateur en droit, tel un procureur sur son estrade, a la lourde tâche de faire vivre le droit en tant que cadre de la société tout en le rendant humain. Il doit pour autant savoir descendre de cette estrade…
3Le droit, les politiques sociales sont des éléments du parcours de chaque formation en travail social, avec un contingent d’heures affectées, variable selon les cursus et les réformes. Tantôt véritable unité d’enseignement, tantôt unité transversale ou rattaché aux notions de partenariat et réseau, de communication, le droit peine à trouver sa place dans les dispositifs de formation. Cet enseignement interroge jusqu’à son inscription dans les référentiels de formation ou de certification…
4Si tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit d’un des fondamentaux, il n’en paraît pas moins que cette matière pourrait être reléguée à la lecture d’un ouvrage ou d’une formation à distance, d’un article de loi appris par cœur. C’est d’ailleurs une des premières questions et craintes des étudiants : que faut-il apprendre par cœur ? La réponse en appelle une autre : comment apprendre en laissant place aux sentiments, en tant qu’expression de la conscience ? Rejoignant ainsi l’étymologie de la maxime « apprendre par cœur… ».
5Cette matière, découverte pour beaucoup lors de la formation, peut leur rappeler les lointains cours d’éducation civique et citoyenne, y attachant respect et crainte… Pour nombre d’entre eux, et c’est à mon sens bien dommage, la culture juridique est pensée comme élitiste et inaccessible… n’ayant été que peu, voire jamais, approchée par le passé.
6Pour autant, cette matière est appréhendée avec sérieux et est souvent vécue comme un accès à une symbolique de la légitimité, de la légitimation du sachant, du professionnel… Toute formation renvoie à la notion de parcours et souvent l’essentiel du travail du formateur s’opère par le biais de déplacements, d’évolution ou de changement de regard. Il en va de notre responsabilité d’intervenant.
7Vécu tout autant comme contrainte ou protection, le droit apparaît parfois comme restrictif dans le cadre de l’exercice des professions du secteur.
8Qu’il s’agisse de formation initiale ou continue, j’aime à répéter aux étudiants et professionnels la définition du mot « droit », qui me semble en premier lieu poser le cadre de mes interventions. « Notion complexe car multi factorielle et faisant l’objet de représentations, le droit peut toutefois être entendu comme l’ensemble des règles édictées par un pouvoir et garantissant aux individus, au moyen de sanctions, la paix sociale et le bien-être de la Société. » Je me suis fréquemment interrogée sur le fait que les étudiants, mais aussi certains travailleurs sociaux, n’en entendent majoritairement que les mots « pouvoir » et « sanctions » et n’en retiennent, dans un premier temps, comme conséquences que restrictions, interdictions… voire incompréhension et absence de liberté d’agir.
9Comment le droit, au départ protecteur des intérêts des personnes accueillies, des membres de leur famille, des institutions et de leurs personnels, viendrait-il limiter l’action éducative, écarter toute prise de risque, freiner leurs interventions, voire dénaturer les sentiments humains pourtant si nécessaires à la mise en œuvre d’une relation avec autrui ? Ne serait-il pas possible, au contraire, de penser le droit comme une source de libertés et de bonnes pratiques professionnelles qui viendrait en soutien et non en frein de l’acte éducatif posé ?
10Comment les aider alors à gérer ce paradoxe, issu de la connaissance des textes qui régissent leurs interventions mais qui peuvent être aussi à l’origine de la crainte d’éventuelles sanctions afférentes à leurs pratiques, sans les effrayer au point de peu ou ne plus agir ? Comment alors faire évoluer certaines représentations ? Comment éviter qu’une mauvaise compréhension ou interprétation des textes législatifs régissant des politiques sociales d’aujourd’hui ne signifie la fin d’une pratique humaniste et humanisée des relations sociales ?
11Le droit est par essence une science humaine où les sentiments, les émotions, les relations entre individus sont créateurs de normes, au point que la justice soit symbolisée notamment par une balance, rarement en équilibre. Ainsi, les procédures pénales ne font-elles pas appel à l’intime conviction, à la présomption d’innocence, au risque, là aussi, de se tromper ?
12De même, c’est l’ambiguïté de ces sentiments mêlés, la volonté d’agir conformément à la commande institutionnelle, à la réalité du terrain et au respect des personnes accueillies et accompagnées qu’il nous faut mettre au travail lors de la formation. Comment ne pas penser ici à cette étudiante brillante qui, à quelques jours de son passage de diplôme, et après trois ans de formation d’éducateur spécialisé, nous informe de l’arrêt de ses études. Ce métier ne lui permet pas d’être en accord avec ses valeurs humanistes. Elle refuse alors de s’engager dans une voie qui, selon elle, ne laisse pas place à l’autre, se sentant enfermée dans un carcan de lois, de règlements pourtant protecteurs de l’individu et donc de la société. Réaction caractérielle, excessive, ou raisonnée et réfléchie au contraire ? On peut bien entendu s’interroger.
13Souvent les étudiants en travail social entrent en formation pour agir contre ce qu’ils nomment parfois « l’injustice » sociale et réparer des déséquilibres sociaux. Ultime utopie et (/ou) bienveillance du futur travailleur social… Ce sont souvent déjà ses sentiments qui le guident à entrer en formation et qui, comme nous l’avons vu précédemment, quelquefois le contraignent à quitter cette formation et ce métier social qui ne laisse pas, à leurs yeux, une place suffisante à l’humain.
14Le droit peut également nous interroger sur notre rapport à la responsabilité. En cela, il vient désacraliser le milieu institutionnel et les éventuelles pratiques y attenant. Ainsi, les lois en vigueur promeuvent la garantie des droits et des libertés pour toutes les personnes accueillies, tel le droit à une vie privée, à une intimité. Pour autant, les institutions ne manquent pas de rappeler à leurs salariés, et ce à juste titre, que ces personnes sont sous leur responsabilité, chacun pouvant être tenu responsable des faits malveillants à l’égard des usagers ; responsabilité à la fois juridique et morale, avec pour obligation de résultat, non seulement, la sécurité des usagers mais aussi, au-delà de tout accompagnement bienveillant, le bien-être de ces derniers.
15Tendre vers ce double objectif nécessite un suivi de qualité prenant en compte la singularité de chacun, les diverses subjectivités, tout en n’ignorant pas la réalité du collectif, le respect du cadre légal.
16Prenons l’exemple de toute démarche institutionnelle qui induit des échanges d’informations entre professionnels. Ce partage entre salariés est aujourd’hui source de nombreux questionnements. Les textes et règlements sont de plus en plus contraignants, encadrants et confrontent à une délimitation des fonctions, à un éventuel sentiment de perte de sens des actions.
17Lors d’une formation continue auprès de professionnels du médico-social sur le thème du dossier social des usagers, le débat fut porté longuement sur la rédaction et le contenu des fiches de liaison et des dossiers usagers informatisés. Que devaient-ils ou pouvaient-ils écrire ? Quelle place laisser à l’appréciation personnelle de telle ou telle situation ? Y a-t-il possibilité d’objectiver des pensées, des ressentis en lien non seulement avec la conjoncture mais également avec sa propre histoire ?
18Juriste et formatrice, je ne peux qu’être interpellée par l’ensemble de ces questionnements. Effectivement, juridiquement, ces écrits ne doivent pas laisser place à l’apparition de sentiments, de pensées personnelles, au risque que leurs auteurs ne soient poursuivis pour atteinte à la vie privée ou propos calomnieux. Cependant, ce sont ces sentiments, ces réflexions qui font avancer l’accompagnement éducatif, c’est l’existence de réactions émotionnelles qui, dans chaque fonction exercée, en souligne la part d’humanité. Par ailleurs, le contexte sociétal doit être explicité et mis en lien avec une évolution du secteur comprenant dérives et actions novatrices et expérimentales. À l’aune de l’histoire du secteur, se projeter sur des cadres et normes nouveaux devient alors plus aisé sans pour autant remettre en cause complètement ses engagements et désirs premiers.
19Enseigner le droit, le rappeler, y faire référence dans le cadre du travail social peut nous renvoyer à la pensée complexe chère à Edgar Morin. Sachons nous interroger, en reconnaître la richesse, utiliser nos sentiments et émotions pour appréhender la connaissance. Il ne s’agit pas d’intervenir pour interdire mais pour faire réfléchir.
20L’enseignement du droit et des politiques sociales se doit d’être porteur de sens pour le projet de la personne accompagnée. Nous devons faire en sorte qu’il prenne sens également pour le professionnel au même titre que l’accompagnement éducatif.
21Ces dernières années, mon activité s’est centrée sur la formation et l’accompagnement des assistants familiaux. Ces professionnels, vulnérables de par leur métier mêlant intime et fragilité des enfants accueillis, véritables acteurs de la protection de l’enfance, ont permis de réaffirmer l’importance de l’application et des limites du droit en confirmant la nécessité du cadre dans toute relation éducative comme élément essentiel de la réassurance des enfants. Leur capacité à agir et à défendre le projet des enfants en lien avec l’équipe est d’autant plus renforcée qu’ils peuvent se munir de connaissances sur un dispositif institutionnel et juridique complexe.
22Seule profession du secteur à pouvoir exercer sans diplôme, dès lors qu’ils ont au moins effectué 60 heures de formation délivrée par leur employeur, les assistants familiaux n’en sont pas moins, pour la plupart, de fins connaisseurs du droit, d’une « norme intuitive », celle de l’éducation, de la praxis. La formation obligatoire de 240 heures viendra ultérieurement organiser et préciser un savoir-être du quotidien en compétence reconnue.
23Ces professionnels ont certainement œuvré à ma compréhension du sens de l’expression apprendre par cœur…
24In fine, plus qu’une culture, le droit doit être pensé comme espace de professionnalisation où se mêlent demandes, données jugées injustes, incompréhensions du cadre posé et nécessité de la contrainte. Son enseignement, ou le fait d’y faire référence, peut permettre de comprendre, réfléchir et analyser la situation au regard des données juridiques, de savoir faire le pas de côté qui permet de contourner, d’affronter l’obstacle et parfois même de dire qu’il est injuste ; de travailler la situation injuste pour la rendre compréhensible et acceptable dans un cadre…
25Pour ce faire, le droit en tant que science humaine nous met dans l’obligation de réflexions plurielles utiles à toute avancée et évolution des métiers de l’accompagnement. Il sera en ce sens garant d’une éthique du management, de l’accompagnement et des bonnes pratiques professionnelles, sans leur ôter pour autant ce qui en fait tout leur sens, l’humanisme.
« Pour devenir habile en quelque profession que ce soit, il faut le concours de la nature, de l’étude et de l’exercice. »
Aristote