Notes
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P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
1Depuis les lois dites « Juppé » et celle plus spécifique pour les secteurs sociaux et médico-sociaux de janvier 2002, le droit (lois, décrets, circulaires) et la réglementation en général se sont développés au risque d’être inflationnistes et donc indigestes pour beaucoup d’acteurs.
2Le droit est un moteur de changement de positionnement des acteurs d’un secteur déterminé. Associations, établissements ou services, usagers ont été amenés à se situer par rapport à ce flot de réglementation envahissant.
3Nous pouvons repérer trois attitudes générales face à tous ces changements de paradigmes observés.
4Pour certains (associations et établissements, usagers), il s’agit de contester cette évolution, de résister, voire de s’opposer aux pouvoirs publics au motif qu’il n’y aurait plus de liberté de créer, d’entreprendre, que la liberté associative serait menacée et qu’elle deviendrait une pseudo-administration publique.
5Pour d’autres (une majorité ?), la posture se caractérise par la soumission, le respect absolu de la réglementation, avec la tendance souvent observée à se servir de cette dernière pour imposer des fonctionnements qui outrepassent les textes. Soumission dans le respect des délais, dans les relations avec les administrations de contrôle, entraînant un repli sur soi (préjudiciable à moyen terme), espérant qu’on se fasse oublier et que les injonctions soient pour le voisin – collègue !
6D’autres enfin, les associations pragmatiques, réalistes, concrètes, pensent que malgré ce « contexte de contraintes » il est possible de négocier et de trouver alors des marges de manœuvre, que ce soit dans l’expérimentation ou la coopération. Rester acteur suppose pour eux d’être crédible, techniquement, au niveau de la gestion, et d’acquérir ainsi une image de marque qui « oblige » les pouvoirs publics à négocier, à coopérer, à trouver des solutions possibles pour développer l’accompagnement des personnes handicapées ou exclues socialement.
La place du droit
7Les rapports des personnes entre elles sont régulés par le droit, qui décide ce qui est permis et ce qui est réprimé. Le droit repose sur la loi qui est élaborée par les députés et les sénateurs, représentants du peuple. Les décrets, circulaires, règlements, recommandations sont produits par les gouvernements successifs, interprétant bien souvent les textes de lois pour rendre ces mêmes lois opérationnelles.
8Ne pas respecter le droit fait encourir des sanctions. Des procédures formelles, parfois extrêmement sophistiquées et généralement assez longues, permettent de faire observer les règles édictées.
9Le droit ne dit pas le vrai : il ne dit que le juste et c’est là toute sa fonction et toute sa force mais aussi toute sa limite. Si la transmission ou l’ignorance des règles peuvent avoir des conséquences graves, celles-ci ne relèvent pas d’un quelconque absolu mais du pur domaine relatif. Ce qui est dans le droit un jour peut ne pas l’être le lendemain, les lois évoluent également en fonction des attentes sociétales. Le droit a ainsi une forme de vie propre qui évolue au fil des niveaux de la conscience collective.
10En effet, une loi s’appuie toujours sur une ancienne loi « référence » qui n’est plus ou pas suffisamment adaptée à la réalité. Elle ajuste et a la volonté d’améliorer le domaine sociétal concerné. Dans nos démocraties, elle est l’objet de consensus, de visions communes (à minimiser) permettant les ajustements nécessaires. Toute modification de la législation est une adaptation et/ou une évolution des pratiques existantes.
11Dans les secteurs sanitaire, social et médico-social, les lois, décrets et circulaires se sont multipliés en dix ans. Il s’agissait de maîtriser et planifier ces secteurs que l’État, durant de nombreuses décennies, avait laissés à l’initiative privée et associative. Cette réappropriation était non seulement économique mais avait par ailleurs l’ambition de clarifier les compétences des diverses collectivités locales dans le cadre de la décentralisation, de planifier les créations et les extensions de structures ou de services en partenariat avec les acteurs des territoires.
12Avec les lois dites « Juppé » de 1996 et la loi 2002-2 de janvier 2002, objet de nombreuses consultations et concertations, il s’est agi d’homogénéiser les pratiques, avec l’obligation d’élaborer des projets d’établissements ou de services, des livrets d’accueil, de créer des instances représentatives des usagers (cvs, conseil de la vie sociale). Ces réglementations ont permis d’introduire des concepts nouveaux (inclusion, plateau technique) mais aussi la mise en place d’outils d’évaluation, avec les évaluations interne et externe qui ont bousculé, inquiété l’ensemble des professionnels du secteur. Contraints et forcés, ils se sont adaptés le mieux possible mais ils ont perçu ces mesures comme intrusives, capables au pire de supprimer l’agrément, voire d’amener une réduction des financements. Ces inquiétudes se sont avérées excessives, d’autant que les négociations sur les cpom (contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens) se voulaient une synthèse du diagnostic et des perspectives des structures à cinq ans. À cela s’ajoute, pour les associations, l’obligation d’élaborer un projet associatif déclinant les valeurs, les missions et les modalités de leur mise en œuvre, d’où la nécessité :
13– de se rapprocher d’autres associations à travers le décret du 6 avril 2006 ;
14– de recruter des professionnels qualifiés pour diriger les structures (décret du 19 février 2007) ;
15– de présenter aux autorités de contrôle un document unique de délégation (dud) qui décrit les chaînes hiérarchiques et les instances de décision, depuis l’assemblée générale de l’association jusqu’aux délégations techniques des directeurs et chefs de service.
16Aujourd’hui, force est de constater que l’esprit des lois s’est banalisé au profit d’une approche surtout bureaucratique, dans la recherche d’une simple et ennuyeuse mise en conformité. L’esprit des textes est souvent oublié, cet esprit qui permet de convertir la contrainte en opportunité. Cependant, certaines structures se sont saisies de ces contraintes, ou perçues comme telles, pour en faire des outils de progrès à usage interne, mettant en avant la dynamique du questionnement qui prépare au processus de changement, technique ou organisationnel. Dans ces structures associatives et institutionnelles, le politique et le technique sont étroitement liés car l’un dynamise l’autre et réciproquement. Les instances dirigeantes choisissent la prise de liberté (expérimentation, innovation, projet expérimental concerté) face à l’obligation, le dépassement de la contrainte, ce qui permet de développer la richesse et les bénéfices d’une mesure, tant pour les usagers que pour la dynamique d’une équipe de professionnels.
17Face à ce « flot » de textes et réglementations, les secteurs ont du mal à trouver une cohérence (pourtant, elle existe) de l’ensemble tant ils sont envahis par un quotidien qui ne leur permet pas de trouver la distance nécessaire à la compréhension du contexte et des enjeux de toute cette réglementation. Toutefois, le secteur n’est pas condamné à la technocratie, à la bureaucratie.
18Comment sortir de ce piège qui fige, écrase et favorise le repli, accentuant le pessimisme ambiant ?
Les processus de changement possibles
19« Rien n’est permanent sauf le changement. »
20« La tradition est devant nous. »
21La phrase d’Héraclide (iiie siècle av. J.-C.), liée à celle de Heidegger, nous montre la capacité permanente à évoluer et même quand cette dernière n’existe pas, le changement se fait en interne comme en externe, qu’on le perçoive ou pas. Ces processus de changement reposent sur les postures des acteurs, sur l’adaptation des modes et modalités d’accompagnement, sur le développement de nouvelles stratégies.
22« La tradition est devant nous » indique bien que le changement ne vient de nulle part, mais qu’il faut se trouver dans les « fondamentaux » qui ont créé, développé les secteurs sanitaire, social et médico-social. Comment retrouver les sources, l’impulsion, qui ont été pérennes dans les actions mises en œuvre ?
23Les acteurs – pouvoirs publics, associations, établissements, usagers – sont, dans une logique systémique, liés, conditionnés entre eux et le comportement, la stratégie, voire la posture de l’un entraînent un positionnement de l’autre. De même qu’un événement, une situation sont à replacer dans un contexte aux enjeux mouvants, parfois opaques.
24Les associations doivent y répondre par un projet politique (projet associatif) qui décline développement, valeurs, partenariat, relations avec le territoire. Stratégie de renouvellement des administrateurs, mutualisation des actions, fusion, coopération peuvent être des perspectives permettant aux associations d’être acteurs de leur existence.
25La gestion directe des établissements ou services à travers les cpom confère aux associations une responsabilité globale. Il n’y a plus de césure entre le financement et le fonctionnement institutionnel. De même, la réalisation des objectifs inscrits dans le cpom permettra d’évaluer les actions.
26Pour les associations, les postures nécessaires sont la souplesse, l’adaptation, privilégier « la logique de la preuve » par rapport à celle de la croyance, de l’idéologie voire de l’habitude et de la routine.
27Être suffisamment crédible permet une négociation, un compromis équilibré pour une reconnaissance réciproque. Être force de proposition (appel à projet que l’on peut contribuer à fabriquer), en valorisant le fait associatif (démocratie, intérêts mutuels, interface entre l’individu et la société), mais aussi être porteur de la voix des sans-voix et des manques constatés dans les besoins des usagers.
28Pour les pouvoirs publics, les nouveaux paradigmes sont de réaliser une culture commune au sein des nouvelles ars (agences régionales de santé), à partir d’horizons souvent très divers. Fonctionnaires, contractuels sont confrontés non plus à une seule gestion budgétaire, mais à celles de la communication, de la planification et donc de l’expertise et de l’évaluation. Décloisonner le sanitaire, le social et le médico-social est un objectif de taille et l’enjeu de toute une génération.
29Les usagers sont de plus en plus en attente de réponses spécifiques, de besoin de sécurité et de demande de participation à tous les échelons. Les objectifs d’inclusion (scolaire, professionnelle, sociale) sont confrontés à l’insuffisance des lieux d’accueil car les entreprises comme les lieux scolaires sont peu préparés. Les demandes des familles sont très hétérogènes, contradictoires, et l’écart entre besoin, demande, offre et commande grandit.
30Ce sont les établissements ou services qui concentrent directement et indirectement les changements de paradigme mais aussi les contradictions et paradoxes de ces secteurs. Lieux de l’action directe, toutes les structures d’accompagnement vont « subir » et « intégrer » la réglementation qui produit les normes et les injonctions. Pour que ces exigences de conformité ne deviennent pas un objectif à réaliser, un but en soi, il s’agit pour les directions, en particulier, de positionner cette réglementation comme moyen au service des « fondamentaux » qui sont l’essence même des secteurs sanitaire, social et médico-social.
31L’usager au centre du dispositif est le grand leitmotiv depuis la loi de janvier 2002. Avec raison dans la mesure où les lois du 30 juin 1975 étaient centrées sur les établissements ou services et leur agrément. Aujourd’hui, on part des besoins des usagers et c’est à la structure de s’y adapter et de trouver les modes et modalités d’accompagnement.
32Être au centre du dispositif, oui, à une condition impérieuse : c’est que la relation à l’usager soit effective techniquement mais aussi bien-traitante, menée par des salariés collectivement cohérents. C’est donc, me semble-t-il, la relation qui est au centre de tout accompagnement. Elle suppose une équipe en constant questionnement, où la parole, à tous les échelons, est non seulement possible mais aussi source de progrès pour tous.
33Le préalable est que l’équipe de direction (et le directeur notamment) ne se convertisse pas en super gestionnaire qui administre son dispositif à travers les tableaux Excel.
34Avoir une direction, c’est convaincre, mobiliser, pour permettre aux équipes de produire un accompagnement de qualité. Le courant de la psychothérapie institutionnelle, sous l’influence de Tosquelles, avait déjà repéré les effets positifs d’un réel travail institutionnel. Le mot « pathoplastie », introduit par Jean Oury pour désigner la sensibilité des symptômes aux interrelations entre personne et milieu (en l’occurrence professionnel), résume à lui seul la portée de ce travail. Les nouveaux termes comme qvt (qualité de vie au travail), rse (responsabilité sociale de l’entreprise) sont les suites de ces courants en vue de réduire les dégâts des rps (risques psychosociaux) et les entraves à la qualité de la production dues à une mauvaise ambiance.
35La tradition est bien devant nous. Les directions peuvent et doivent faire rêver. Le secteur sanitaire, social et médico-social ne peut se développer que grâce à une éthique toujours en construction et que Paul Ricœur résume ainsi : « Nous appelons visée éthique la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes [1]. »
Bibliographie
Bibliographie
- Miramon, J.-M. 2015. Être directeur d’établissement social et médico-social. La force de l’intime dans l’exercice du pouvoir, Paris, Seli Arslan.
- Miramon, J.-M. ; Peyronnet, G. 2012. Penser le métier de directeur : du politique à l’intime et de l’intime au politique, Paris, Seli Arslan.
- Miramon, J.-M ; Toutu, J.-P. 2018. Manager l’éthique en établissement social et médico-social, Paris, Seli Arslan.
Notes
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[1]
P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.