Empan 2018/4 n° 112

Couverture de EMPA_112

Article de revue

Regard analytique sur le groupe social

Pages 139 à 143

Notes

  • [1]
    S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1985, p. 140.
  • [2]
    J. Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1970, p. 106.
  • [3]
    Publicité du portable iPhone 4 provenant du site Internet de Bouygues Telecom.
  • [4]
    J. Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1970, p. 107.
  • [5]
    Ibid., p. 108.
  • [6]
    Ibid., p. 108.
  • [7]
    L. Girard, Le Monde, 18 mars 2012.
  • [8]
    G. Pommier, Le dénouement d’une analyse, Paris, Flammarion, 1996, p. 238.
  • [9]
    Rappelons en parallèle que la transmission des limites vient contenir et structurer l’organisation psychique, ce que nous pouvons observer radicalement avec les enfants.
  • [10]
    M. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 9e édition, 1905.
  • [11]
    J.-P. Lebrun, Un monde sans limite, Toulouse, érès, 2007, p. 26.
  • [12]
    J. Lacan, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Paris, Navarin, 1984, p. 72.
  • [13]
    Ibid., p. 146.
English version

1« Le travail psychanalytique ne cesse de se voir placé devant cette tâche » : amener le malade à renoncer à un gain de plaisir proche et immédiat. Ce n’est pas au plaisir en général qu’il doit renoncer […] mais aux satisfactions qui sont immanquablement suivies d’un dommage, il doit se priver pour un temps seulement, il doit seulement apprendre à échanger le gain de plaisir immédiat contre un autre mieux assuré, même s’il est différé. Ou bien en d’autres termes, sous la conduite du médecin, accomplir cette progression du principe de plaisir au principe de réalité par laquelle l’homme mûr se distingue de l’enfant[1]. »

2Notre époque actuelle peut se décrire selon la théorie « des besoins et des objets » évoquée par Baudrillard [2]: « J’achète ceci parce que j’en ai besoin. » Nous observons radicalement hors champ de la fonction objective des objets, une substitution de l’utilité de celui-ci en ustensile de prestige, de confort, de mode, etc. Finalement toutes sortes d’objets deviennent des éléments significatifs dans une autre liaison qui est hors de leurs fonctions premières. Nous pouvons illustrer ce propos avec la description du téléphone portable Apple iPhone 4 [3]: « Le portable Apple iPhone 4 est un mobile droit et tactile qui ne mesure que 9,3 mm d’épaisseur pour un poids de 137 g. Ce téléphone portable Apple possède une autonomie de 12 jours en veille et regroupe : un écran tactile, le téléchargement de jeux et d’applications, la fonction gps pour une navigation aisée, une connexion Internet rapide, un appareil photo 5 mégapixels autofocus avec flash, un deuxième appareil photo à l’avant, une mémoire interne de 8 Go, une connectivité Bluetooth stéréo et Wifi, la fonction mains-libres, une calculatrice, un réveil, le vibreur… »

3Vénération de l’objet par sa description esthétique, par ses avantages, pour ses capacités et pour sa multiplication des fonctions. Le consommateur est pris dans la folie des signifiants de tous les objets de consommation qui sont fréquemment achetés non pas pour leur fonction initiale mais peut-être bien plus pour combler des failles narcissiques ou encore pour calmer une angoisse latente qui semble omniprésente. Au-delà de ce constat, nous pouvons remarquer combien plus le temps passe et plus l’arrivée de nouveaux objets vient remplacer rapidement les précédents, d’ailleurs Baudrillard écrira [4] : « Les objets et les besoins sont ici substituables comme les symptômes de la conversion hystérique ou psychosomatique », puis il rajoutera sur cet état de fait : « Si on traque le besoin en un endroit, c’est à dire si on le satisfait en le prenant à la lettre, en le prenant pour ce qu’il se donne : le besoin de tel objet, on fait la même erreur qu’en appliquant une thérapeutique traditionnelle à l’organe où se localise le symptôme. Aussitôt guéri ici, il se localise ailleurs [5]. »

4Chaque individu, selon son « besoin du moment », tente de le satisfaire en trouvant des solutions immédiates. Cependant, comme le souligne l’auteur, le « pseudo--besoin » se déplace pour se localiser ailleurs, pris dans une chaîne sans fin. Le monde des objets et des besoins peut véritablement se comparer à une hystérie généralisée [6]où l’achat devient alors une compensation symptomatique. Les objets de consommation deviennent langage dans un vaste paradigme où se décline toute une fuite de signifiants. Au-delà de ce constat, on observe comme une sorte de « quête de la jouissance instantanée » stimulée par l’invasion des objets, par le fléau des gadgets, par la stimulation du virtuel, etc. Cette quête de jouissance instantanée est la structure de notre société actuelle où le principe et la finalité de la consommation ne sont pas à envisager comme un désir véritable mais comme un devoir de citoyen. Le citoyen qui a réussi se doit de posséder le dernier portable à la mode, la cuisine design toute équipée, les dernières créations vestimentaires pour la saison d’été, etc. C’est le principe de la maximisation de l’existence par la multiplication des objets, des besoins, mais aussi des contacts avec les réseaux Internet (Facebook, WhatsApp, Twitter, Snapchat, Pinterest, etc.) et avec des virtualités de jouissances telles que les jeux vidéo (Les Sims, Word of Warcraft, Candy Crush, etc.). Il n’est pas question pour les consommateurs de se dérober à ce type de bonheur qui est l’équivalent d’un signe de richesse s’opposant au manque. Si par hasard il voulait parfois tenter de « se retrouver » parmi toute la folie de la consommation, on lui rappellera qu’il n’a pas la possibilité d’oublier ses devoirs de consommateur. Un article paru dans le journal Le Monde [7] souligne ce constat : « Recevoir sur son téléphone portable le spot publicitaire d’un nouveau modèle de voiture et voir s’afficher directement l’adresse du concessionnaire le plus proche accompagnée du plan d’accès, chercher l’adresse d’une boutique et obtenir un bon de réduction dans l’instantané […]. La publicité sur le téléphone mobile est prête à prendre son envol. C’est en tout cas le raisonnement des grands acteurs du mobile, de l’Internet et de la publicité qui commencent à dévoiler leur intérêt pour un marché jugé prometteur… »

5Contre toutes volontés, l’immersion des objets et des possibilités de satisfactions viennent s’imposer dans notre quotidien. Nous voyons aussi apparaître en masse la possibilité pour tout individu d’acquérir ce qu’il veut sans « contrainte de limites ». Les thèmes de la jouissance, de la dépense et du non-calcul sont possibles. Il plane un fléau stipulant qu’il n’y aucune raison de se priver : « Achetez maintenant, vous paierez plus tard », « Possibilité de payer en plusieurs fois », « N’hésitez pas à vous faire plaisir, si vous trouvez plus cher ailleurs, nous vous rembourserons la différence ». Finalement, il n’est plus question de patienter. On peut et on doit se faire plaisir dans l’instantanéité. Tout est possible et celui qui a « besoin » trouvera dans la seconde qui suit diverses possibilités d’acquérir et de satisfaire son envie. Il est loin le temps où la patience était une vertu, à présent, « il faut tout, tout de suite et maintenant ». On peut remarquer combien le discours de la société de consommation alimente le fantasme de « toute-puissance » qui se matérialise dans une incarnation générale, idéale et définitive d’un être qui ne connait pas le manque et qui ne peut être manquant : « Être le meilleur, être le phallus, réussir ses actes, représente un péril mortel, puisque sa signification la plus immédiate est celle de la réalisation de l’inceste, d’une disparition dans un Autre maternel enfin comblé. Le meilleur est pour le pire […], le succès n’a rien d’une libération mais au contraire réalise l’aliénation la plus parfaite [8]. »

6En 1914, dans Pour introduire le narcissisme, Freud remarque que certains sujets ne veulent pas renoncer à la perfection narcissique de leur enfance et ils chercheront à la regagner dans une forme nouvelle de leur Idéal du Moi. Le père de la psychanalyse souligne brillamment que ces sujets tenteront de trouver des compromis à la menace de la castration ; en restant « collés » à une image infantile d’eux-mêmes. La société nous offre cette possibilité sur un plateau d’argent en permettant le retour à la toute-puissance infantile, celle où le sujet était encore le phallus de sa mère. Dans cette perspective, pouvons-nous alors faire l’hypothèse que le groupe social pousse vers la dissolution de la castration pour la jouissance pleine et sans contrainte de limite ?

7En outre, la question du corps est un élément central dans notre société actuelle car il est l’objet de la consommation et l’objet privilégié du lissage social. Pris comme fétiche, le corps est investi d’un pouvoir. Il cesse d’être pensé comme le servant de l’âme mais c’est l’individu qui est au service de son propre corps. Dans la panoplie de la consommation, celui-ci est vénéré, adoré et idolâtré. Sa redécouverte, après une ère dite puritaine, laisse place à la libération physique et sexuelle. Place au culte du corps, objet de salut, d’adoration, avec l’obsession de la jeunesse, des soins esthétiques, des marquages (piercings, tatouages, marques vestimentaires), etc. Perception de celui-ci qui est d’ailleurs utilisée et manipulée comme objet de séduction, à commencer par les sociétés de publicité qui feront de lui l’objet central de la communication et l’objet moteur pour solliciter les impulsions d’achat, les processus d’identifications et la fascination. Le corps est pris comme instrument de jouissance et de prestige. Il devient l’objet d’un travail d’investissement qui, derrière le mythe de la libération, constitue une perte de limite [9]laissant les sujets les plus fragiles et les plus sensibles face à un vide. L’évidence matérielle du corps « libéré » comme objet ne doit pas nous tromper. Elle traduit simplement quelque chose qui se montre à voir tout en dissimulant une problématique dans la vérité subjective du désir. Confusion presque irréversible du sujet, de l’image du corps et du désir ou encore dit autrement, selon les propos de Green, du Moi, de l’objet et du désir. Le père de la psychanalyse remarque dans son ouvrage sur le malaise de la culture combien l’individu peut se perdre dans un excès de fantasmes engendrés par l’imaginaire et par l’illusion naissant dans la vie du groupe social. Cela provoquerait, selon ses dires, un destin et un déterminisme dans la pathologie individuelle puis dans son évolution. Gustave Le Bon [10] introduit la notion du « prestige » en 1905 afin de qualifier cette sorte de fascination qu’exercent sur notre esprit un individu, une œuvre ou une doctrine de par l’influence culturelle. Cette fascination du « prestige » paralyserait toutes nos facultés critiques en remplissant nos âmes d’envies. Le culte du corps dans notre culture semble tel que le prestige exerce une force loin d’être minime.

8Dans le colloque International de 2012 du crpms (Centre de recherches psychanalyse, médecine et société) organisé par l’université Paris-Diderot, intitulé « Sujet, subjectivités et pratiques de corps dans le monde contemporain », les arguments témoignent combien les sujets post-modernes sont mis en situation limite face à l’investissement massif du corps narcissique, et il faut alors se débrouiller pour éviter l’effondrement de celui-ci et soutenir son allure. Des termes comme « À bout de souffle », « Il doit forger un soi bancal » sont utilisés pour signifier combien la performance du narcissisme peut amener jusqu’à l’expansion de la consommation de drogues ou bien, en passant par des nouvelles expériences érotiques pour se débrouiller avec ses impasses, à réinventer des nouvelles frontières pour esquisser de nouvelles formes de construction de soi. Ces perspectives font bel et bien partie de cette psychopathologie de l’acte sur le corps qui s’oppose à une psychopathologie du discours sur le corps. Cette illusion d’une jouissance Une, en tant que « rapport à soi et à un autre sans faille », pour observer le corps comme objet de consommation et de jouissance sans faille apparaît comme une solution perverse dans la mesure où elle est une manière de vivre en se passant de la question du manque. Cette recherche à tout prix d’une jouissance sans limite vise à effacer la castration, évoquant la problématique de la perversion, comme si le corps contemporain prenait la place du fétiche dans sa relation au manque en restant fixe dans sa jouissance mortifère sur un objet imaginaire en lieu et place de la fonction phallique symbolique qui organise le désir. Dans cette perspective, on parlera du primat du phallus avec la mise en place d’un objet de substitution métonymique dans son rapport à la castration symbolique, à savoir autour du corps fétichisé. De par ces observations, pouvons-nous envisager une résonance dans la captation narcissique sur « l’avalement » du sujet ?

9Notre siècle, qui se caractérise par la préoccupation du conformisme, pousse les citoyens à rechercher l’adaptation à la normalité culturelle tout en laissant les sujets étrangers à leur propre désir. Pluralité d’individus où le « fait semblant » les écarte davantage de l’échange, du rapprochement et du lien. Ces attitudes, nommées défensives par la psychanalyse, réactivent la régression et témoignent des difficultés pour ces sujets d’assumer une « posture » vraie et signifiante. Par conséquence, cette société se développe sur toutes sortes de dépendances permettant aux pathologies les plus sensibles d’utiliser du bricolage pathologique comme moyen de recours : mode de vie effréné avec l’alcool, les drogues, l’excès sexuel, etc. La société cultive l’image de l’adolescent éternel, constamment à la recherche d’une vie axée sur le « nombrilisme » et sur la jouissance à tout prix, imposant une problématique dans la subjectivité du désir. Le discours social ambiant pousse à « s’immuniser contre le père » : « Nul ne constatera que notre social est aujourd’hui remanié en profondeur ; de plus, son évolution se fait à ce point rapide que nous nous sentons bien souvent impuissants pour repérer les articulations d’où procèdent tous les changements auxquels nous assistons. Citons pêle-mêle la mondialisation de l’économie, la désaffection du politique, la croissance de l’individualisme, les débordements de la technologie, l’accroissement de la violence en même temps que l’évitement de la conflictualité, etc. [11]. »

10Une telle évolution est génératrice de crise. Lacan, dès 1932, lors de sa participation à l’Encyclopédie française, dans un article intitulé Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, avançait déjà cette perspective : « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial […]. Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semble relever d’un déclin social de l’imago paternelle […]. Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique [12]. »

11« L’environnement social semble aujourd’hui marqué par un ensemble de déterminants conséquents à la désinscription de l’impossibilité au cœur d’un laisser croire que tout est possible ou que rien n’est impossible ; l’objet de consommation nous est présenté comme ayant une vertu de pouvoir gommer cette irréductible indisponibilité et nous laisse croire à une possible pleine satisfaction. Ce qui caractérise le social actuel, c’est qu’il tient à souhait ce type de leurre et que, de ce fait, la limite – si tant est qu’elle ait encore cours – n’apparaît plus portée par la loi du langage qui tisse notre lien social […]. Il faut entendre un désir qui reste essentiellement organisé par l’instance imaginaire bien que l’ordre symbolique soit reconnu, mais d’une reconnaissance dont le sujet ne veut rien savoir ? C’est le fameux “je sais bien mais quand même…”. Je sais bien que l’ordre humain est un ordre symbolique, mais quand même le registre imaginaire dans lequel je peux tout [13]. »


Mots-clés éditeurs : subjectivité, consommation, virtuel, jouissance, contemporain, limite

Date de mise en ligne : 10/01/2019.

https://doi.org/10.3917/empa.112.0139

Notes

  • [1]
    S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1985, p. 140.
  • [2]
    J. Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1970, p. 106.
  • [3]
    Publicité du portable iPhone 4 provenant du site Internet de Bouygues Telecom.
  • [4]
    J. Baudrillard, La société de consommation, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1970, p. 107.
  • [5]
    Ibid., p. 108.
  • [6]
    Ibid., p. 108.
  • [7]
    L. Girard, Le Monde, 18 mars 2012.
  • [8]
    G. Pommier, Le dénouement d’une analyse, Paris, Flammarion, 1996, p. 238.
  • [9]
    Rappelons en parallèle que la transmission des limites vient contenir et structurer l’organisation psychique, ce que nous pouvons observer radicalement avec les enfants.
  • [10]
    M. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 9e édition, 1905.
  • [11]
    J.-P. Lebrun, Un monde sans limite, Toulouse, érès, 2007, p. 26.
  • [12]
    J. Lacan, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Paris, Navarin, 1984, p. 72.
  • [13]
    Ibid., p. 146.
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