Empan 2017/3 n° 107

Couverture de EMPA_107

Article de revue

Management, une histoire de domesticité ?

Pages 12 à 15

Notes

  • [1]
    Je m’appuierai pour les lignes qui suivent sur : le Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de A. Rey, Paris, Le Robert, 1998 ; le Dictionnaire latin-français de F. Gaffiot, Paris, Hachette 1934 ; le Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le Robert, 1994 ; le Dictionnaire latin-français de H. Gœlzer, Paris, Bordas, 1928 ; le Dictionnaire de la langue française, E. Littré, 1872.
  • [2]
    C. Duneton, La puce à l’oreille, Paris, Le Livre de poche, 1990.
  • [3]
    H. Arendt (1958), Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, coll. « Agora »,1993.
  • [4]
    V. de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2011.
  • [5]
    S. Freud (1925), préambule à Jeunes en souffrance, de A. Aichhorn, Nîmes, Champ social, 2000.
  • [6]
    J. Oury (1984), Le Collectif, Paris, Éditions du Scarabée, 1986 ; (1985), La décision, Paris, Institutions, coll. « La boîte à outils », 2015 ; (1991), Hiérarchie et sous-jacence, Paris, Institutions, coll. « La boîte à outils », 2014.
English version

1 Lorsqu’à la fin des années 1970, je me suis engagé dans le monde du travail, le terme management n’était pas communément usité. Mes lectures adolescentes de la presse spécialisée en « pop music » m’avait familiarisé avec le terme manager désignant alors le personnage qui dans l’ombre faisait fonction d’organisateur, d’agent artistique, de « garde-fou » aux « groupes » agités de rock and roll. Le terme avait un peu plus de gueule que celui d’impresario, qui sentait la variété et les sages chanteurs des émissions télévisées du dimanche après-midi. Le terme manager s’était imposé aussi dans le monde du sport, qui devenait de plus en plus spectaculaire, pour désigner celui qui « gérait » la carrière d’un sportif devenu « star ». Est-ce par effet de la société du spectacle analysée une décennie plus tôt par Guy Debord, de l’américanisation de notre vocabulaire ou de la référence aux nouveaux modèles nord-américains de gestion que le terme manager a été alors largement consacré dans le monde de l’entreprise à partir de la fin du xxe siècle ? Manager et management sentaient le neuf, la novlangue, exit donc le patron et le paternalisme qui fleuraient l’archaïsme du bon père de famille, exit l’autogestion qui embaumait la sueur des masses laborieuses et les assemblées générales interminables, exit le directeur et l’administration qui empestaient la bureaucratie, exit le chef et les organisations hiérarchiques aux relents de discipline militaire… Bienvenu dans un monde efficace où se gère le flux des ressources humaines et ne se suggère plus le flou des relations humaines.

2 Le terme management, prometteur de modernité est, selon les étymologistes et historiens de la langue française, pourtant issu d’un bien ancien parcours [1]. Son origine est reliée à l’anglais to manage : « diriger un cheval », mot probablement emprunté de l’italien maneg-giare, issu du latin manus agere : « conduire avec la main », d’où manège attesté en français à la fin du xvie siècle, qui désigne l’action de dresser un cheval et s’appliquera par métonymie au lieu où s’effectue le dressage (manade pour les occitanistes) ; soulignons que le terme sera utilisé au xviie siècle au sens figuré avec une valeur péjorative de « manière d’agir adroite et artificielle » par analogie aux chevaux dressés, et en découlera le verbe manéger, aujourd’hui tombé dans l’oubli, signifiant alors « manœuvrer habilement ».

3 Mais selon l’Oxford English Dictionary, to manage découle d’un terme français du xvisiècle : mesnager. Et selon les dictionnaires étymologiques français, ménage serait issu du latin mansi « demeurer » (d’où manoir, manant, maison, etc.) ; de mansi se décline mansuefacio, « habituer à la main », et mansuetudo désignait la douceur de l’animal apprivoisé, habitué à la main, autrement dit « domestiqué » et pouvant demeurer au domus. Toujours en latin, mancipo signifie « prendre avec la main », puis « aliéner un bien », mancipium « la propriété », mancipalis désignait l’esclave, et de cette racine latine nous reste le terme s’émanciper. Emancipare se disait spécialement du fils qui est vendu par le père car selon une loi, le fils vendu trois fois devenait libre et affranchi de l’autorité paternelle. Soulignons que la manumissio est l’action qui permet à un esclave de sortir de la manus du maître. Manager serait-il donc à relier à « conduire avec la main» ou à « tenir sa maison » ?

4 En 1393 fut publié Le mesnagier de Paris, traité de morale et d’économie domestique, il s’agissait alors de bien tenir sa maison, de conduire son bien et sa fortune avec ménagement. Ménager a pu recouvrir des sens successifs en français : régler avec adresse : « ménager une entrevue » (xve) ; installer une transformation dans une maison : « ménager une ouverture dans l’épaisseur d’un mur » (xviie) ; employer avec parcimonie : « ménager ses forces » (xvie) ; traiter un être vivant avec souci de préserver sa force : « qui veut voyager loin ménage sa monture»; traiter avec prudence : « ménager la chèvre et le chou». Claude Duneton [2] nous indique que la proverbiale histoire de l’homme devant faire traverser une rivière par un pont trop étroit à un loup, une chèvre et un chou était déjà célèbre au xiiie siècle, comme en témoigne un passage du Guillaume de Dole :

5

« Si lui fait lors un parlement
De paroles où il lui ment
Pour passer les chèvres, le choux
Sachez qu’il n’estoit mie fou »

6 Ménage désignera progressivement les choses domestiques, l’intérieur de la maison, la famille, le foyer, puis la vie en commun d’un couple. Le terme ménagerie indique à l’origine l’art d’administrer une ferme avant de désigner l’ensemble des animaux domestiques de trait ou destinés à la consommation humaine. À la ménagère, dans l’ordre sexué de répartition des tâches au sein du couple, de prendre soin de cette ménagerie ! Le terme, par spécialisation et glissement, sous le règne de Louis XIV, après qu’il eut fait installer un lieu où étaient rassemblés à Versailles animaux exotiques, rares ou dangereux, signifiera cette communauté d’étranges animaux puis le lieu où ils sont enclos.

7 Le verbe mener (« mener un troupeau»), malgré sa proximité phonétique avec ménage, est issu du latin minare : « menacer », et plus particulièrement « menacer d’un fouet ou d’un bâton l’animal pour le diriger ». Comme quoi manager et meneur d’hommes sont étymologiquement de faux amis, ce quand bien même la menace (d’une mauvaise évaluation, d’un non-renouvellement de contrat précaire, d’une surcharge de travail, d’une restriction d’activité, etc.) participe des techniques de management…

8 Le terme manager, au xviiie siècle, désigne dans la colonie anglaise d’Amérique le « maître de cérémonie », comme en témoigne le Voyage de M. le chevalier de Chastelleux en Amérique publié en 1785. S’utilisera aussi le terme de coach manager en Angleterre à partir du xviiie siècle, pour désigner le domestique responsable du parc hippomobile (puis automobile) d’un domaine (et donc de la domesticité liée à l’entretien des bêtes et du matériel : postillons, palefreniers, garçons d’écurie, etc.). À l’origine, coach désigne un véhicule hippomobile dont la caisse est suspendue sur de grandes lames de fer faisant « amortisseur ». Cette voiture a été conçue par des charrons de la ville de Ko’cs, relais de poste situé en Hongrie sur la route de Vienne à Prest. En allemand, ce véhicule désigné par toponymie prendra le nom de Kutsche, en français de coche (d’où le cocher, la porte cochère et quelques belles expressions comme « rater le coche » et « faire la mouche du coche »). Mais ce terme « coche » existait déjà en français depuis le xiiie siècle pour désigner un bateau ; certainement emprunté au néerlandais cocge et au bas-allemand kogge, bien que ce terme attesté dans le gallo-romain puis en langues d’oïl et d’oc semble issu par métonymie du latin cocca, « qui a la forme d’une coquille », ou du latin tardif caudica indiquant un bateau. Féminisée au xviie siècle, la coche d’eau désignera, sous l’influence du véhicule hippomobile, un chaland fluvial destiné au transport de personnes tiré parfois par des chevaux de halage. Dans le registre de la ménagerie, la coche désignera la femelle du « cochon » et en patois normand une prostituée… mais c’est une autre histoire. Autour de 1830, le terme coach, dans l’argot universitaire d’Oxford, signifie le « mentor » qui transporte l’élève vers un examen, avant de désigner l’entraîneur sportif qui transporte l’équipe ou l’athlète vers la victoire ; et de cette acception le manager se fait coach.

9 Cette promenade étymologique et historique nous invite donc à considérer que manager, management et coach ont pour origine le maniement de l’animal de trait, l’ordonnancement de la domesticité et le transport hippomobile.

10 Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt [3] distingue l’animal laborans et l’homo faber ; au premier d’effectuer dans la peine un travail laborieux, pénible, servile, destiné à être consommé (ce sera le fait du domestique, du serf, du manœuvre, du tâcheron à l’instar de l’animal domestique), au second d’œuvrer en se réalisant dans la production d’une œuvre qui enracine l’homme dans l’action par une inscription symbolique (ce sera le fait, à des degrés divers, de tous ceux qui exercent un métier : artistes, artisans, ouvriers, professeurs, etc.). Pour V. de Gaulejac [4], dans la conception managériale utilitariste, l’inscription du travailleur dans un réseau complexe qui normalise l’activité selon des process formalisés rabat l’homme au niveau d’un animal laborans dont l’activité est diffractée en une multiplicité d’actions dont il est bien difficile d’appréhender le sens.

11 Soulignons que le recours aux théories comportementalistes s’inspirant de l’éthologie animale irrigue les conceptions de l’organisation managériale du travail, bien que cette dernière s’appuie aussi sur des approches cognitivistes, neuroscientifiques et systémiques qui visent l’effacement de la subjectivité et l’adaptation à des mécanismes évaluables selon les procédés numériques.

12 Le latin manus que l’on retrouve dans management semble dériver de l’indo-européen ma-n-es, qui désigne la « main » mais également la « force » et la « protection », comme dans le germanique mund qui en découle et le latin mando qui nous donnera « commander ».

13 Un certain Sigmund (de Sig victoire et Mund protection) Freud avait fait sien « très tôt le bon mot qui veut qu’il y ait trois métiers impossibles – éduquer, soigner, gouverner [5] ». Il avait posé l’hypothèse qu’il était question de « transport » en toute relation humaine, ou plutôt de « transfert », mais il s’agissait pour lui de « transport amoureux », de libido et non de transport hippomobile ; qu’il était question de pulsion et non de force animale ; que l’homme n’était pas « maître en sa maison » du fait de l’inconscient. Il proposa donc d’écouter les manifestations de la vie psychique et non de corriger les comportements.

14 Lorsque nos anciens « médecins directeurs » et « chefs de service » tentèrent de penser les organisations hospitalières psychiatriques comme institutions humaines et non comme écuries où s’exercerait l’art vétérinaire (et de répondre en cela au-delà de leurs responsabilités hiérarchiques), ils s’inspirèrent de l’apport freudien, revisité par Lacan, et de l’analyse marxiste pour concevoir la « psychothérapie institutionnelle ». Il s’agissait alors que circulation des biens, circulation de la parole et circulation des affects soient non pas contraintes par des évaluations quantitatives objectives pour en optimiser l’efficacité, mais favorisées en distinguant les espaces pour ouvrir des « possibles ». Ainsi Jean Oury, durant ses séminaires à Sainte-Anne [6], rappelait la « nécessité d’une analyse permanente des conditions de travail, corrélative d’une élaboration théorique des processus psychopathologiques ».

15 Reste à ne pas rater le coche pour éviter que le management ne fasse définitivement main basse d’une main de fer sur nos organisations de travail, avec son lot de manipulations pour tenir d’une main ceux qui se laissent pousser un poil dans la main afin qu’ils mangent dans la main de manageurs qui se frotteraient les mains d’obtenir de si belles performances sans avoir les mains sales. Tout un programme où il y a de quoi se prendre le chou pour ne pas finir chèvre, sachant depuis Nietzsche que l’homme est un loup pour l’homme.


Mots-clés éditeurs : ménager, management, manus-main, étymologie

Mise en ligne 02/08/2017

https://doi.org/10.3917/empa.107.0012

Notes

  • [1]
    Je m’appuierai pour les lignes qui suivent sur : le Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de A. Rey, Paris, Le Robert, 1998 ; le Dictionnaire latin-français de F. Gaffiot, Paris, Hachette 1934 ; le Dictionnaire étymologique du français, Paris, Le Robert, 1994 ; le Dictionnaire latin-français de H. Gœlzer, Paris, Bordas, 1928 ; le Dictionnaire de la langue française, E. Littré, 1872.
  • [2]
    C. Duneton, La puce à l’oreille, Paris, Le Livre de poche, 1990.
  • [3]
    H. Arendt (1958), Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, coll. « Agora »,1993.
  • [4]
    V. de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2011.
  • [5]
    S. Freud (1925), préambule à Jeunes en souffrance, de A. Aichhorn, Nîmes, Champ social, 2000.
  • [6]
    J. Oury (1984), Le Collectif, Paris, Éditions du Scarabée, 1986 ; (1985), La décision, Paris, Institutions, coll. « La boîte à outils », 2015 ; (1991), Hiérarchie et sous-jacence, Paris, Institutions, coll. « La boîte à outils », 2014.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions