Empan 2015/4 n° 100

Couverture de EMPA_100

Article de revue

Entre famille et école, quelle place pour les héritiers de la migration ?

Pages 135 à 142

Notes

  • [1]
    Sébastien Chapellon, psychologue clinicien, docteur en psychologie clinique, enseignant à l’université de la Guyane, membre associé du crillash-cadeg ea 4095. sebastienchapellon@yahoo.fr
  • [2]
    Élisabeth Gontier, docteur en psychologie clinique, enseignante à l’université Paris-Descartes, psychologue, psychanalyste. elisabeth.gontier@numericable.f
  • [3]
    Sans être un choix délibéré des enseignants ni des animateurs du groupe, ce fait n’était cependant pas le fruit du hasard, le taux d’immigration étant très élevé en Guyane. Ce département français d’outre-mer comptait plus de personnes nées hors département (63 %) que de natifs (37 %) entre 2009 et 2010 (Marie et coll., 2009-2010).
English version

1Ce texte fait référence à des exemples issus du contexte apparemment spécifique de la Guyane : il décrit les processus par lesquels la transmission de la culture « classique » achoppe quand le système scolaire, avec ses programmes conçus pour des adolescents ou des enfants français hexagonaux, s’adresse à des jeunes issus d’autres cultures. Notre cheminement montre que le contexte guyanais peut en fait ouvrir un débat très large, en permettant de réfléchir aux nombreuses situations où le patrimoine culturel que l’école s’efforce de transmettre aux élèves les place en conflit avec leur héritage culturel familial.

2Entrer à l’école n’est pas une démarche anodine pour l’enfant qui se sépare de ses parents ; ce qui se joue là influencera le processus de scolarisation. Or, chez l’enfant de migrants, l’altérité du milieu familial amplifie la question du deuil à réaliser pour s’approprier le milieu scolaire. Les différences qui séparent culture parentale et culture scolaire exacerbent ses difficultés. Ce texte questionne le processus d’enculturation que l’école impose aux héritiers de la migration : l’éducation qu’elle apporte a parfois des conséquences imprévues et néfastes sur les liens familiaux. L’exemple d’un groupe de mères d’élèves en difficulté témoignera du fait que les apprentissages scolaires peuvent être source de conflits inconscients chez les familles migrantes.

Vécu d’altérité interne et travail de deuil

3Le sentiment d’identité dépend de l’histoire des liens d’attachement du sujet. Fondé sur l’intériorisation des figures parentales, ce sentiment possède en outre une dimension collective, l’enfant s’identifiant aussi plus largement à la société où il grandit. D’emblée et simultanément, la psychologie individuelle est une psychologie sociale (Freud, 1921, p. 123). C’est ce à quoi les difficultés rencontrées par les sujets migrants nous convient à réfléchir. Le contexte migratoire interroge l’importance du lien entre identité et culture. La confrontation à d’autres codes linguistiques et sociaux produit une expérience de désorientation psychique. Les identifications passées étant devenues moins conciliables avec les us en vigueur dans la société d’acquisition, le sujet a affaire à un brouillage symbolique qui influence son sentiment d’identité. En effet, les actes et les paroles d’un individu prennent sens en regard de la façon dont le groupe y répond. La représentation que le sujet a de lui-même dépend de la manière dont il est investi par son groupe. Or, la société d’acquisition perçoit et investit différemment les signes émis par le sujet migrant. En devenant quelquefois incompréhensible pour les autochtones, il peut finir par se sentir étranger à lui-même. Lorsque ses attitudes ne concordent plus avec les us et coutumes du pays vers lequel il est parti, et deviennent parfois dissonantes avec ces dernières, le sujet s’en trouve fragilisé. Il peut traverser une période de vacillement identitaire.

4Le départ du pays natal implique de rompre avec des attaches affectives fondamentales, avec des enjeux psychiques comparables au sevrage du nourrisson. La migration induit la perte du cadre culturel sur lequel le narcissisme du sujet s’adossait sans le savoir. Une fois privé de l’environnement social dans lequel il baignait jadis, la symbiose silencieuse qui reliait le sujet à son environnement culturel devient criante. Les fils qui tissent imperceptiblement le lien entre les hommes, et les soudent à la société, sont sans doute plus perceptibles pour les migrants que pour les autres, car chez eux la rupture de ce lien met en évidence la fonction contenante du cadre socioculturel. En privant les individus d’un ancrage identitaire essentiel, la migration met en lumière l’étayage narcissique offert par le cadre culturel. En quittant leur terre natale, les migrants perdent le miroir social où se fonde leur sentiment d’être et ce processus impacte aussi les familles. Les parents, en manque d’assises narcissiques, ressentiront parfois l’impression d’une baisse d’efficience dans l’éducation prodiguée à leurs enfants. Le contexte migratoire peut ainsi fragiliser les liens d’affiliation.

L’école comme seconde frontière

5Pour appréhender les processus psychiques à l’œuvre au sein des familles migrantes, il faut distinguer émigration et immigration. Le sociologue A. Sayad (1990, p. 23) stipule que les adultes sont des émigrants, dans la mesure où ce sont eux qui ont à réaliser et à supporter le départ du pays natal, et que ce sont leurs enfants qu’il faut considérer comme les véritables immigrants. Les jeunes s’identifient aux us de la société où leurs parents sont venus s’installer, tandis que ces derniers restent fréquemment attachés à leur fonctionnement d’avant. Ainsi, beaucoup de jeunes maîtrisent parfaitement la langue du pays d’accueil, pendant que celle-ci reste opaque à leurs aînés. Or, dès lors qu’ils s’assimilent à une société qui reste étrangère à leurs parents, un conflit d’appartenance peut s’ensuivre. L’identification des enfants à la culture véhiculaire les conduit quelquefois à s’éloigner imperceptiblement de leur famille et de leur communauté. L’appropriation d’un champ culturel nouveau, exigée par l’école, les expose au risque de rompre les alliances qui les unissent inconsciemment aux leurs. Or une telle rupture ne constitue pas un risque spécifique aux enfants de migrants : de Gaulejac (1987) introduit le concept de « névrose de classe » pour désigner le conflit d’identité s’exprimant chez tout sujet désaffilié de son milieu d’origine par son évolution sociale, notamment impulsée par l’école. Il se réfère à La place (1983), roman autobiographique d’A. Ernaux (1983) dans lequel une adolescente issue d’un milieu très modeste doit rompre avec l’univers culturel de ses parents pour s’assimiler à la culture classique proposée par l’école, ce qui fait d’elle une exilée sociale. Elle éprouve un sentiment d’étrangeté comparable à celui affectant les héritiers de l’immigration qui, en adoptant les manières d’être de la société d’accueil, peuvent donner à leurs aînés la sensation qu’une rupture imprévue se produit. Naît ainsi une discordance fondamentale car, en grandissant, les enfants peuvent aussi avoir de leur côté l’impression que leurs parents s’éloignent.

6Nos attitudes quotidiennes sont certes le fruit d’idéaux et d’interdits familiaux, mais, au-delà, elles proviennent de modèles culturels ancestraux. L’enfant ne s’identifie pas seulement à ses parents mais également, à travers eux, à des traditions et des coutumes sociales. Freud a d’ailleurs stipulé que le Surmoi enfantin perpétue les prescriptions héritées de l’enfance des parents : il est porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve du temps qui se transmettent de génération en génération. La façon dont les parents éduquent leurs enfants est donc surdéterminée par le cadre culturel dans lequel ils ont eux-mêmes grandi. Les modes éducatifs sont prédéterminés par la culture. Cela nous amène à affirmer qu’une famille n’existe pas… indépendamment de son environnement socioculturel, passé et présent, qui constitue un archi-cadre invisible structurant les liens parents-enfant. Quand les parents sont « chez eux », cela va tellement de soi que personne n’en a conscience. Or, la symbiose silencieuse qui relie les mœurs familiales aux traditions sociales s’estompe lorsque les parents émigrent pour s’installer dans un autre pays. Les processus d’affiliation s’en trouvent bouleversés. Les liens familiaux sont altérés quand les codes de la société d’accueil ne correspondent plus à ceux de la culture d’origine des parents. L’imbrication d’habitude naturelle entre société et famille devient moins évidente. Elle peut même parfois devenir problématique. Au point que les adultes puissent se sentir oppressés par la société, et inconsciemment dérangés par les attitudes de leurs enfants, car ceux-ci peuvent porter en eux l’étrangeté de la société d’accueil. En les formant à devenir de futurs citoyens, les apprentissages scolaires peuvent en effet les « déformer » aux yeux de leurs aînés, comme il ressort d’une expérience de groupe de parole.

Des mamans témoignent

7Ce groupe était animé par deux psychologues sensibles à l’approche psychanalytique. Quinze familles y ont été orientées suite aux grandes difficultés de leurs enfants. Pour des raisons d’ordre culturel et matériel, seules furent présentes aux séances hebdomadaires des mères qui avaient pour point commun d’être d’origine étrangère [3] et de ne pas réussir à apprivoiser le monde de l’école. Cette problématique mobilisa leur questionnement. Au départ, l’échec scolaire des enfants était attribué à leur « paresse ». Mais, dès la deuxième séance, une participante exposa dans sa langue maternelle son malaise de mère étrangère en France. Il lui était plus facile d’évoquer ses difficultés en créole haïtien. Les autres participantes firent de même. En appui sur la langue créole, elles évoquèrent les craintes que faisait naître chez elles le sentiment de méconnaître les règles et usages qui avaient cours en France. Les mères exprimèrent leur sentiment d’être exclues du système tout en faisant vivre cette sensation aux animateurs, puisqu’un des deux psychologues ne comprenait pas le créole. Il dut attendre la quatrième séance pour que l’une des participantes lui demande s’il avait besoin d’une traduction. Il eut donc à survivre psychiquement à cette incompréhension qui était le lot quotidien des participantes, avant qu’elles puissent s’appuyer pleinement sur le dispositif. Ensuite, l’une d’elles put évoquer sa crainte de voir un jour la police nationale frapper à sa porte. Leur langue, jusqu’alors, incompréhensible pour le « Blanc », semblait ainsi avoir servi à les préserver d’un étranger qui risquait de les « fliquer ». Cette peur, manifeste dans la façon dont le groupe avait investi la position du psychologue blanc, reflétait celle que ces mères vivaient à l’égard des autochtones en général. Ces familles apparaissaient distantes et craintives à l’égard du système, dont elles étaient coupées par une « frontière invisible » (Cherki, 2006) : les murs de l’école semblaient infranchissables et une seule participante avait osé passer outre pour son fils. Les autres évoquaient la crainte de ne pas pouvoir comprendre les enseignants, elles vivaient leur statut d’étrangère comme une infirmité. Ces mères évoquaient leur honte de ne pas parler français, et de ne pas pouvoir l’apprendre à leurs enfants. Toutes firent part de la peur que leur manque de maîtrise du français ne soit la cause des difficultés de ceux-ci. Elles s’estimaient discréditées aux yeux des professionnels qui, pensaient-elles, les jugeaient négativement. Le lien avec l’école révélait ainsi l’angoisse des parents, réactualisant la barrière culturelle qui les oppressait et exacerbant leur sentiment d’indigence éducative. Une des participantes dit d’ailleurs ne plus vouloir savoir ce qui se passait quand son fils était à l’école.

8Lors de la troisième séance, un événement parlant se produisit dans le dispositif : une participante, jusque-là absente suite à son accouchement, demanda au psychologue blanc de porter son bébé, geste très symbolique : elle confiait à un représentant de la société d’accueil le soin de prendre en charge son nouveau-né. Ce geste de partage exprimait celui que toutes les participantes avaient à réaliser : accepter de confier à des inconnus, étrangers à leurs codes, l’éducation de leur descendance. Or, ce partage peut induire des conflits identificatoires. En effet, ces mères disaient ne plus comprendre leurs enfants, ne plus se retrouver en eux. En s’étant bon gré mal gré affiliés à cette école que leurs parents redoutaient, les jeunes semblaient avoir intériorisé des éléments de la société d’acquisition qui les rendaient inquiétants pour leurs familles. Pour s’approprier le fonctionnement scolaire, l’enfant et sa famille ont à accomplir un chemin jonché d’embûches, un risque de fracture existe.

Quand l’école transforme l’enfant

9Nous avons vu que les descendants de migrants sont les véritables immigrants qui, en s’appropriant un champ culturel nouveau pour leurs aînés, bousculent les rapports intrafamiliaux. Leur enculturation les conduit à devenir inconsciemment porteurs de manières d’être nouvelles et inconnues pour leurs parents. Au point que les héritiers de l’immigration revêtent parfois un caractère étrange pour leur communauté d’origine. Aussi leur intégration les expose-t-elle au risque de devenir des « transfuges » aux yeux des leurs (Sayad, 1990, p. 23). Les descendants de migrants sont exposés au risque d’un entre-deux douloureux, ils courent le danger d’avoir à rompre l’un ou l’autre des contrats intersubjectifs familial ou sociétal dont ils sont l’objet. Plus leur milieu d’appartenance diffère de la société qu’ils ont à s’approprier, plus le risque d’un « conflit de loyauté » (Böszörmenyi-Nagy, Spark, 1973) est élevé. En effet, l’enculturation que vise l’école peut constituer une déculturation vis-à-vis du milieu familial : on ne peut s’affilier à un système culturel sans se désaffilier du précédent (de Certeau, 1985). L’entrée à l’école implique des bouleversements familiaux car l’affiliation qu’elle nécessite peut rendre l’enfant antagoniste à ses racines. Les adultes font l’épreuve d’une étrangeté plus ou moins inquiétante dès lors que leurs descendants s’identifient aux normes de la société d’accueil ; quand, par le biais de l’école, l’enfant importe de nouveaux rituels à la maison, il réactive parfois les angoisses des parents concernant leur propre altérité vis-à-vis de la société d’accueil. L’enfant deviendra alors un porte-symptôme, lorsqu’il revêt à son insu le statut de miroir des angoisses parentales.

10Le « contrat narcissique » (Aulagnier, 1975, p. 182) passé entre les parents et l’enfant implique qu’en échange de l’investissement narcissique dont il est l’objet, celui-ci a des devoirs envers ses aînés. Il a pour mission de perpétuer la chaîne générationnelle en reprenant à son compte les énoncés familiaux historiques, et ce parfois aux dépens de sa propre cohérence psychique si ces énoncés sont en contradiction avec ce qu’il ressent (André-Fustier, Aubertel, 1997, p. 116). C’est le cas lorsque les attentes parentales liées au précédent contrat diffèrent des messages en circulation dans la société d’accueil. Les parents poussent leurs descendants à intégrer les normes scolaires : « obéis à la maîtresse, ramène de bonnes notes », cependant, dans le même temps, ils attendent aussi que leurs enfants se conforment aux normes de bienséance admises dans leur culture. L’injonction faite explicitement de réussir à l’école peut conduire l’enfant à vivre une situation paradoxale. Lorsque les normes sociales que ladite « réussite » implique d’intégrer diffèrent de l’énoncé parental, elles peuvent envenimer le lien d’affiliation. Les relations intrafamiliales peuvent se nimber d’ambiguïté car tout en désirant que leur enfant réussisse, les parents ont besoin qu’il leur ressemble. En cherchant à répondre aux souhaits d’adaptation à la société d’acquisition, l’enfant entre inconsciemment en conflit avec les « bonnes manières » familiales. En intégrant des manières d’être socialement admises, il peut devenir étranger à son propre milieu. Dans les situations évoquées par les membres du groupe de parole, certains enfants n’étaient ainsi plus compris par leurs aînés. Ils devaient vivre des expériences d’incompréhension ou de rejet par leurs pairs, en réponse à des attitudes pourtant valorisées au dehors. La plupart du temps, les éléments qui conduisent à ces ruptures sont imperceptibles. La désaffiliation qui s’opère entre l’enfant et les membres de la famille s’effectue de façon silencieuse, dans le sens où ce sont d’abord les échanges infra-verbaux qui sont altérés. La coupure dont il est question ne se dit pas, elle ne se perçoit pas dans le discours des protagonistes car ce sont avant tout des divergences de manières d’être qui les séparent. La rupture qui s’opère a toutefois des conséquences proportionnellement aussi fortes que ses causes sont a priori impalpables. Les divergences existantes entre le discours formel des adultes (qui souhaitent explicitement que leurs enfants réussissent) et leurs messages inconscients (liés à la crainte qu’en s’adaptant à la société, leurs enfants ne s’éloignent du groupe) créent des contradictions génératrices de dilemmes : soit les héritiers s’identifient à la société d’accueil et prennent le risque de rompre le contrat narcissique qui les affilie aux membres de leur communauté, soit ils restent attachés à cette dernière mais encourent cette fois le danger de ne pouvoir s’arrimer à la société dans laquelle on leur demande pourtant de s’intégrer. Compte tenu du fait qu’aucune des précédentes propositions n’est manifeste, et que le présent dilemme est latent, des systèmes d’alliances vont être défensivement scellés pour maintenir l’unité familiale. L’enfant va inconsciemment y répondre en résistant aux formes de liens que lui propose la société. L’échec scolaire permet notamment de résoudre le dilemme précédent. La rupture avec le système scolaire peut répondre à l’injonction inconsciente d’une union au groupe, lorsque ses membres ressentent qu’une menace plane sur eux. Se sentant obligé de préserver ses liens d’affiliation premiers, l’enfant va, sans le savoir, entrer en guerre contre la domination symbolique exercée par l’école. Inconsciemment, son but est de protéger sa famille d’un vécu fantasmatique d’annexion par la société. Il s’agit donc, en échouant, de protéger les siens et les alliances qui ont été scellées, afin que le groupe ne soit pas altéré dans son homogénéité. Or si sur le plan latent l’enfant satisfait les attentes de ses pairs, au niveau manifeste, il les décevra néanmoins parce qu’il échoue à s’intégrer. Quel que soit son « choix », l’enfant renverra un sentiment d’échec à ses aînés.

11À ce propos, relevons que les participantes du groupe de parole ne se sentaient plus à l’aise avec leurs enfants. Certaines s’estimaient incapables d’assumer leur rôle de parent, pensant notamment ne plus avoir d’autorité sur eux. Trois d’entre elles avaient même renvoyé un de leurs enfants au pays « pour qu’il puisse être éduqué ! » comme si, pour ces parents, ce n’était plus possible de le faire en France. C’est ainsi qu’une des participantes mit en demeure son fils adolescent de changer s’il ne voulait pas être renvoyé en Haïti, menace qui lui fit rétorquer un criant « Je suis français ! ». En réponse à cette revendication d’identité, la dame se dit prête à lui déchirer ses papiers d’identité. On peut penser que tandis que cet adolescent cherchait à intégrer les idéaux relatifs au pays où sa famille avait immigré, cette identification devait inconsciemment générer quelque chose de dangereux, voire de délictueux, dans l’esprit de ses parents. L’altérité de la société à laquelle les enfants ont à s’identifier peut faire d’eux des apatrides, ne pouvant plus s’insérer ni dans le système véhiculaire ni chez eux. Or, en sus d’engendrer des ruptures dans les processus d’affiliation, l’acquisition par les enfants d’éléments propres à la société véhiculaire entraîne chez les adultes le sentiment d’une baisse d’efficience des savoir-faire et d’une confrontation avec une instance éducative concurrente. Les parents peuvent se sentir indigents dans leur rôle, comparativement aux autochtones qui maîtrisent les normes en vigueur. Ce problème d’un affaissement du narcissisme parental est, par ailleurs, souvent accru par le fait que les enfants acquièrent des compétences (scolaires entre autres) qui leur permettent d’appréhender plus aisément que leurs aînés les normes du pays d’accueil. On peut même assister à une forme de renversement générationnel, lorsque les jeunes guident leurs parents en lisant des documents administratifs, en écrivant des lettres à leur place ou en servant d’interprètes. Or cette aide parfois inévitable peut créer un brouillage générationnel. Ses effets se symptomatisent de façon bruyante après coup, au moment de l’adolescence, lorsque la question du conflit des générations bat son plein. Ce pourquoi il apparaît essentiel d’anticiper un tel phénomène. Comment faire en sorte que les héritiers de l’immigration puissent trouver leur place au sein de la société, sans avoir à se couper de leurs parents, et sans que ces derniers se sentent dépossédés de leurs prérogatives et de leur autorité ?

Intégrer l’enfant sans désintégrer sa famille

12Le principe selon lequel, pour s’intégrer, les immigrants devraient laisser de côté leur culture est un non-sens. L’intérêt de la transmission de la langue maternelle est souligné tant par des pédopsychiatres (Rezzoug, Moro, 2011) que par des linguistes (Alby, Léglise, 2014) qui montrent que chez les élèves allophones l’enseignement de la langue maternelle à l’école primaire ouvre plus de perspectives de réussite. En accueillant la langue des parents, c’est aussi leur image que l’institution accueille symboliquement. Elle aménage ainsi une place aux valeurs parentales, offrant une cohérence à l’enfant qui peut alors faire coexister dans son psychisme deux mondes auparavant inconciliables. Un lien de confiance doit donc se tisser entre l’école et les parents, ce lien implique que les acteurs du système scolaire assument de véritables positions subjectives dans la relation aux apprenants et à leurs familles : c’est ainsi que, dans le groupe de parole évoqué, une évolution favorable s’est dessinée pour les participantes après que le psychologue blanc a pu être reconnu comme interlocuteur valable – à partir du moment où il accepte de constituer ce que Levinas nommerait un « visage » suscitant de la sympathie, parce que lui d’abord a pu reconnaître ces « autres » comme un « je ».

13Pour qu’un élève soit heureux à l’école, il faut qu’il sente que l’institution scolaire n’est pas anxiogène pour sa famille. Un exemple inverse est mis en scène par l’humoriste Jamel Debbouze, dans un sketch où il évoque un souvenir d’enfance durant lequel un professeur s’était adressé à son père de la sorte : « Écoutez monsieur Debbouze, manifestement votre fils à des problèmes d’acquisition des connaissances théoriques. » L’homme réfléchit longtemps avant de répondre, inquiet et très énervé : « Quoi ? Mon fils il a fait ça ? Si mon fils il fait des bêtises faut l’taper ! » Ce sketch est d’autant plus drôle qu’il met ironiquement en évidence les effets délétères de l’incompréhension qui pèse sur les rapports parents-enseignants. Le système doit faire une place aux parents étrangers et accepter leur altérité. De leur côté, les parents doivent investir les enseignants en tant que substituts parentaux, faute de quoi l’enfant, se sentant divisé, pourra difficilement adopter un statut d’élève. Si l’école et la famille réussissent à s’unir, l’enfant n’aura plus à se sentir déchiré entre les instances qui participent à son éducation.

14En conclusion, un travail d’ouverture et d’adaptation s’impose à l’institution scolaire si elle veut véritablement proposer une chance égale de réussite pour tous. Il s’agit de permettre aux parents de trouver une place où ils se sentent efficients et d’être vigilant à la nature de l’aide que l’on désire leur apporter. Il importe surtout de tempérer l’angoisse qu’engendre la différence des positions aidant/aidé, soignant/soigné, éducateur/éduqué, etc., ravivant le sentiment d’infériorité que peuvent vivre ces parents étrangers, fréquemment persuadés d’être « moins » que les autochtones, surtout en matière de savoir-faire éducatifs. L’idée « d’aide » implique en effet une dissymétrie : celui qui donne son aide prend un pouvoir sur celui à qui il l’offre (Fustier, 2000). Il faut donc réduire l’altérité qui fait fantasmatiquement des professionnels des êtres supérieurs, supposés mieux savoir et mieux faire. Ce critère sous-jacent au lien entre l’enseignant et les familles ne doit pas être négligé. Les familles qui se sentent étrangères sont en recherche des marqueurs de cette étrangeté chez leurs interlocuteurs. Elles sollicitent la personnalité du professionnel. Par delà son titre, il devra pouvoir se présenter dans sa « simple humanité » (ibid.). Une certaine réciprocité permettra à l’enseignant d’amortir la représentation hostile qu’il peut réfléchir aux familles étrangères. Il doit témoigner d’un désir de s’adapter à ces parents, pour qu’ils acceptent à leur tour que leurs enfants s’identifient aux normes d’une école qui leur est étrangère. La scolarité des enfants sera soignée par ricochet suite à l’alliance minimum qui s’instaurera entre professionnels et parents.

15Or, la création de ce lien s’avère plus périlleuse qu’il n’y paraît. Il faut accepter les moyens souvent informels que les familles étrangères mettent en œuvre pour apprivoiser le système, défiant en cela l’institution scolaire dans sa capacité à composer avec les particularités des élèves. La mère qui mit son bébé dans les bras du psychologue fit en ce sens un geste significatif. Elle marqua son besoin de tester le professionnel : était-il préhensible ? Les autres participantes firent de même en lui imposant leur langue, afin de mesurer si le dispositif pouvait s’adapter à elles. Le peut-il ? C’est toute la question ! Et elle dépasse le contexte de la Guyane pour s’appliquer à toute situation où l’enseignant revêt un statut d’étranger par rapport au milieu familial de l’enseigné.

Bibliographie

Bibliographie

  • Alby, S. ; Léglise, I. 2014. « Politiques linguistiques éducatives en Guyane. Quels droits linguistiques pour les élèves allophones », dans I. Nocus, J. Vernaudon, M. Paia, Apprendre plusieurs langues, plusieurs langues pour apprendre. L’école plurilingue en outre-mer, Presses universitaires de Rennes, p. 271-296.
  • André-Fustier, F. ; Aubertel, F. 1997. « La transmission psychique familiale en souffrance », dans A. Eiguer et coll. Le générationnel. Approche en thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod, p. 108-123.
  • Aulagnier, P. 1975. La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, Puf, 1999.
  • Böszörmenyi-Nagy, I. ; Spark, G. 1973. Invisible Loyalties : Reciprocity in Intergenerational Family Therapy, New York, Brunner-Mazel, 1984.
  • Certeau (de), M. 1985. « L’actif et le passif des appartenances », Esprit, n° 6, p. 155-170.
  • Cherki, A. 2006. La frontière invisible. Violences de l’émigration, Paris, éditions Elema.
  • Ernaux, A. 1983. La place, Paris, Gallimard.
  • Freud, S. 1921. « Psychologie collective et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 115-217.
  • Fustier, P. 2000. Le lien d’accompagnement entre don et contrat salarial, Paris, Dunod.
  • Gaulejac (de), V. 1987. La névrose de classe, trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Hommes et groupes éditeurs.
  • Kaës, R. 1993. « Le sujet de l’héritage », dans R. Kaës et coll., Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, p. 1-16.
  • Marie, C-V ; Temporal, F ; Condon, S ; Breton, D ; Chanteur, B. 2009-2010. « Migrations, famille et vieillissement : défis et enjeux pour la Guyane », www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=19085
  • Rezzoug, D. ; Moro, M.R. 2011. « Oser la transmission de la langue maternelle », L’Autre, vol. 12, p. 153-161.
  • Sayad, A. 1990. « Les maux-à-mots de l’immigration. Entretien avec Jean Leca », Politix, vol. 3, n° 12, p. 7-24.

Mots-clés éditeurs : scolarisation, transmission, famille, migration, altérité

Mise en ligne 18/01/2016

https://doi.org/10.3917/empa.100.0135

Notes

  • [1]
    Sébastien Chapellon, psychologue clinicien, docteur en psychologie clinique, enseignant à l’université de la Guyane, membre associé du crillash-cadeg ea 4095. sebastienchapellon@yahoo.fr
  • [2]
    Élisabeth Gontier, docteur en psychologie clinique, enseignante à l’université Paris-Descartes, psychologue, psychanalyste. elisabeth.gontier@numericable.f
  • [3]
    Sans être un choix délibéré des enseignants ni des animateurs du groupe, ce fait n’était cependant pas le fruit du hasard, le taux d’immigration étant très élevé en Guyane. Ce département français d’outre-mer comptait plus de personnes nées hors département (63 %) que de natifs (37 %) entre 2009 et 2010 (Marie et coll., 2009-2010).
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