Notes
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[1]
Yves Faucoup, consultant et enseignant en action sociale. faucoup.yves@sfr.fr
-
[2]
A. Boal, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte poche, 1996.
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[3]
Fiche Apriles (des bonnes pratiques) présentant Cité Acteurs ! : http://www.apriles.net/index.php?option=com_sobi2&sobi2Task=sobi2Details&sobi2Id=1319&Itemid=95
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[4]
O. Chabot, « rmi en scène : retour sur expérience », Vie sociale, n° 3/2007.
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[5]
O. Chabot, « Travail social et solidarités clandestines », Empan, avril 2009. Dans ce texte, l’auteur illustre son propos avec l’exemple du théâtre-forum qui permet pour les professionnels de réaménager les frontières entre le légitime et le légal. Il n’est pas seulement un collectif d’animation mais un champ politique où les dimensions politiques voire « philosophiques » (le sens des pratiques) sont interrogées. Olivier Chabot et Patrick San José, du cabinet Sociétude (Toulouse), ont effectué en 2006, à la demande du Conseil général, une étude sur le fonctionnement du théâtre-forum du Gers, à partir de laquelle ils ont pu approfondir, auprès de tous les professionnels de terrain du secteur social, la question des modes d’intervention : individuel, collectif, et développement social local.
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[6]
Cf. fiche technique sur le théâtre-forum (co-auteur Y. Faucoup), dans Guide pratique de l’insertion, Weka, 2011.
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[7]
Y. Guerre, Le théâtre-forum, pour une pédagogie de la citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1998.
1Au début du film La loi du marché, le personnage de Vincent Lindon dit à un agent de Pôle emploi : « Les gens, vous ne pouvez pas les traiter comme ça. » On peut dire que le théâtre-forum, pratique théâtrale initiée par le Brésilien Augusto Boal, est au cœur de cette revendication. Il permet à des « opprimés » de raconter à d’autres ce qu’ils ont mal vécu, du fait d’une institution ou dans leur vie familiale. Le groupe joue la scène, puis l’assistance peut proposer une autre façon d’aborder le sujet. En général, pour mieux défendre sa dignité.
Dans le bureau de l’assistante sociale
2Madame Palau, assistante sociale, reçoit à sa permanence madame Marin, vivant seule avec ses deux enfants. Après avoir perçu le rmi, elle avait trouvé un emploi d’avs dans un collège, dans le cadre de l’accompagnement d’un enfant handicapé. On lui avait promis le poste pour cinq ans, mais les règles ayant changé, elle a perdu son emploi au bout d’un an et demi. Très déçue, elle a fait des ménages ici ou là, avec des horaires difficiles, compte tenu de l’âge de ses enfants : 10 et 12 ans. Elle voudrait faire une formation pour pouvoir aider des personnes à domicile. Sauf qu’elle a un bts en agriculture : les règles, là encore, ont changé depuis peu, elle ne peut bénéficier de cette formation aidée puisqu’elle a déjà un bts. Elle n’a pas droit à l’épicerie sociale car a déjà été aidée. Il y a une telle montée de la pauvreté que les services ou associations, quels qu’ils soient, sont conduits à trier parmi les pauvres.
3L’assistante sociale tente de rassurer Mme Marin en lui disant : « Je risque de vous choquer mais là, vous êtes une sorte de privilégiée parce que vous, vous avez droit au rsa. » Et elle l’invite à réduire ses dépenses. Un colis alimentaire d’urgence va tout de même lui être attribué, car elle n’a plus rien à la maison : « même pas un paquet de chips », « j’en ai honte. Aucun de vous ne sait ce que c’est que d’avoir honte. Honte d’avoir échoué sa vie, son travail, honte d’avoir ses placards vides et des enfants qui vous attendent au tournant ».
4Il est vrai que bientôt les colis alimentaires ne pourront plus être distribués. À une jeune assistante sociale qui ne supporte plus ces restrictions, son chef rétorque : « Si tu ne supportes pas, démissionne. » Et elle de répondre : « Ce travail, je l’ai choisi et je l’aime. Je n’avais pas imaginé que ça deviendrait ça… cette manière de dépouiller les uns pour à peine aider les autres et ensuite de dépouiller les autres pour faire patienter les uns. »
5Mme Marin s’en va, en rappelant qu’il lui manque 60 € pour finir le mois : « J’ai tout vérifié, je ne peux plus gratter sur rien. Croyez-vous que je puisse vendre un morceau de ma personne ? » Et une assistante sociale de commenter : « Ça va péter. Je vous le dis moi, ça va péter et c’est nous qui sommes en première ligne. » Fin de la scène.
Théâtre-forum
6Cette scène a été jouée dans le cadre d’une séance de théâtre-forum, par des habitants d’un quartier populaire, elle est inspirée par des faits réels vécus par certains d’entre eux. Les « acteurs » ne jouent pas leur propre histoire, mais Mme Marin et Mme Palau sont jouées par deux habitantes du quartier, qui galèrent comme tant d’autres et qui interprètent leur rôle avec une étonnante force de persuasion. Le principe du théâtre-forum consiste à jouer des saynètes courtes ; ensuite les spectateurs peuvent proposer d’autres façons de jouer la scène.
7Ainsi, ce jour-là, les saynètes mettant plusieurs fois en cause les propos des travailleurs sociaux, certains d’entre eux, présents dans la salle, viennent sur la scène proposer d’autres réparties. J’assistais à ces représentations. La phrase de l’« assistante sociale » selon laquelle « percevoir le rsa, c’est être privilégié » offusque les professionnels. L’animatrice aperçoit ma propre réaction : elle m’incite alors, à mon corps presque défendant, à venir donner une nouvelle réplique.
8La situation devient cocasse. En effet, je suis un ancien professionnel de l’action sociale de terrain, un ancien formateur de travailleurs sociaux, un ancien cadre de l’action sociale, assurant toujours des interventions auprès d’étudiants ou de professionnels du secteur social, et me voilà propulsé pour jouer un bénéficiaire du rsa, réprimandant une « assistante sociale » qui est, en réalité, une femme qui vit une situation sociale difficile.
9Et effectivement, je l’alpague en lui demandant si elle est autorisée par sa hiérarchie pour traiter de privilégiés les bénéficiaires du rsa, avec 425 € mensuels pour une personne seule ! Je vois les « collègues » de l’assistante sociale (qui sont, en fait, eux aussi des personnes relevant des minima sociaux) qui opinent du chef. Elle m’oppose l’allocation logement. Je lui rétorque que j’ai tout de même un loyer résiduel, l’électricité à payer, un peu de vêtements à acheter : il ne me reste même pas 4 € pour manger chaque jour. Je vois les femmes derrière elle faire preuve presque de compassion. Alors c’en est trop : « Madame Palau » passe de la scène à la réalité, elle m’attrape le bras me disant que le texte qu’elle a prononcé a été écrit avant qu’elle n’arrive et qu’elle n’était pas d’accord de tenir de tels propos (même dans la bouche d’une assistante sociale). Elle répète ses excuses, toute rouge de confusion. Nous étions à front renversé. Scène à la fois drôle et émouvante.
Dans le bureau de Pôle emploi
10Un homme est reçu à Pôle emploi : l’employée, une jeune femme, lui parle sèchement mais il ne se démonte pas. Elle l’interpelle sur ses recherches d’emploi, il s’explique, et ne courbe pas l’échine. La scène sonne incroyablement vrai. Pas seulement pour l’homme qui, bien que jouant l’histoire d’un autre, a peut-être vécu une situation comparable. Mais aussi pour la jeune femme de Pôle emploi, dont l’agacement, la parole revêche ne semblent pas feints. Comme si elle avait été confrontée déjà à une telle scène. Or si c’est le cas, ce ne peut être qu’en tant que « victime ». Et là elle joue avec conviction le « bourreau », et sort tous les arguments qu’un employé de Pôle emploi peut sans doute invoquer.
Dans la vie quotidienne
11Tout ne se passe pas dans les bureaux des institutions. Ce peut être des séquences de la vie quotidienne, au domicile. Ainsi, une histoire met en scène une femme, son fils et son ex-mari : le couple est séparé, lui vient chercher son fils. La femme est très remontée contre son ex-mari, deux de ses amies sont présentes et cherchent à la raisonner. Le fils refuse de partir avec son père, manifestement sensibilisé par les propos agressifs de sa mère. Quand l’homme dit qu’il veut voir son fils car c’est son fils, elle lui dit : « Ça, de la mère on est toujours sûre… du père… »
12Une autre saynète met en présence des amies, une femme dont l’enfant a été placé par le juge et un assistant social qui vient vérifier que tout est en ordre pour accueillir l’enfant. L’assistant social enquêteur regarde dans la chambre et s’enquiert de savoir s’il y a des couvertures, et il ouvre le frigo pour constater qu’il n’y a pas grand-chose. La femme essaye de se justifier et supporte mal cette intrusion.
13Toutes ces scènes sont jouées par des habitants du quartier. À chaque fois, une personne de la salle (« usager » ou professionnel social) peut monter sur la scène pour interpréter différemment ce qui vient d’être joué. En général pour contester la soumission des acteurs dans la première interprétation du rôle. L’animatrice sollicite la salle pour que justement des solutions soient trouvées, puisque souvent l’histoire racontée est nouée. Il y a blocage. Comment débloquer la situation. Elle interpelle l’assistance : est-ce que quelqu’un aurait réagi autrement ? Ou est-ce qu’il y a une réponse légale à opposer à ce que subit l’« opprimé » ?
14Dans la dernière scène citée ci-dessus, les (vrais) travailleurs sociaux de la salle sont horrifiés par cet « assistant social » qui fait preuve d’un tel culot, en visitant sans y être invité les pièces de l’appartement. Une assistante sociale demande à interpréter la scène autrement : elle joue la mère et conteste à l’assistant social le droit d’ouvrir le frigo sans son autorisation. Au final, on donne quelques conseils sur ce que peut faire la mère pour défendre ses droits. À noter qu’il s’agit, comme toujours, d’une histoire vécue certainement par l’un des protagonistes, même si l’intéressé ne joue jamais son propre rôle, par discrétion et pour éviter une trop forte émotion, difficile à gérer dans ce contexte.
15Depuis plus de dix ans, à Auch (Gers), une bonne centaine d’histoires ont ainsi été jouées : médecin réfractaire à la carte cmu, contrainte pour la fille aînée de se marier avant sa sœur cadette, impossibilité d’obtenir une location avec un contrat d’insertion, violences conjugales, usager balloté entre plusieurs institutions, découvert bancaire…
Augusto Boal et le théâtre de l’opprimé
16Le théâtre de l’opprimé, à l’origine du théâtre-forum, a été initié par Augusto Boal, metteur en scène brésilien (décédé en 2009), dans les favelas de Sao Paulo. Après le coup d’État militaire de 1964 dans son pays, il monte des pièces classiques (comme Le Tartuffe), s’appuyant sur la méthode de l’Actors Studio. Contraint à l’exil, il est amené à jouer dans la rue. Il n’a plus de troupe, ce qui le conduit à « travailler » avec les spectateurs. Il écrit dans son livre, Théâtre de l’opprimé : « Sans le théâtre et sans les acteurs, les spectateurs et moi étions tout et tous à la fois : metteurs en scène, comédiens, dramaturges, décorateurs et, bien sûr, public [2]. » Et d’égrener les groupes d’opprimés : syndicats, écoles, hôpitaux psychiatriques, groupes liés à des Églises, étudiants noirs des universités, paysans qui ont occupé des terres, gens du troisième âge, handicapés physiques, etc.
17Pour Augusto Boal, le théâtre est politique car toutes les activités humaines le sont et le théâtre en est une. À l’origine, le théâtre est un chant du peuple, c’est le carnaval, la fête. Mais, selon lui, « les classes dominantes essaient de façon permanente de confisquer le théâtre et de l’utiliser comme instrument de domination ». Ainsi elles instaurèrent la division : entre acteurs et spectateurs, et à l’intérieur même des acteurs. Avec le théâtre de l’opprimé, le peuple se libère, « il s’empare à nouveau du théâtre ». Ainsi le principal objectif est de « transformer le peuple, “spectateur”, être passif du phénomène théâtral, en sujet, en acteur capable d’agir sur l’action dramatique ». Le spectateur « assume lui-même son rôle d’acteur principal, transforme l’action dramatique, tente des solutions, envisage des changements – bref, s’entraîne pour l’action réelle ». J’ai eu l’occasion d’assister à un spectacle à la Cartoucherie de Vincennes, en 1980 : Augusto Boal était là, ses acteurs jouaient une scène banale (qui, à mon souvenir, ne relevait pas de l’oppression), puis des spectateurs montaient sur la scène pour interpréter différemment ce qui venait d’être joué.
18Ce sont souvent des travailleurs sociaux qui ont été à l’origine d’expériences de théâtre-forum, comme Fabienne Brugel (qui fut assistante sociale), fondatrice de la compagnie théâtrale Naje. Mais aussi les services sociaux de l’Isère ou du Gers, ou le réseau Arc-en-ciel théâtre coopérative dans plusieurs régions. Il me plaît de constater que des travailleurs sociaux se sont souvent engagés dans cette démarche après un constat amer, une parole de désespérance sociale chez les usagers, sur le peu d’efficacité de leurs actions classiques ou suite à un événement politique traumatisant (comme l’arrivée du Front national en deuxième position à la présidentielle de 2002). Comment dépasser le colloque singulier avec l’usager, comment créer une dynamique qui permettrait vraiment à cet usager d’être acteur, puisque tant d’injonctions officielles, sans rien de concret, y incitent ? L’action menée à Auch a choisi d’ailleurs de s’appeler Cité Acteurs [3] ! – ses animatrices ont effectué il y a quelques années un stage à Toulouse avec Augusto Boal.
« Ritournelle » de la relation aidant-aidé
19La relation entre travailleur social et usager est normalement codifiée. Chacun a un rôle spécifique : l’un représente l’institution (qui l’emploie), la loi ; l’autre est sujet de l’action sociale, c’est-à-dire qu’il se plie à des règles instituées ailleurs. Certes, le travailleur social n’est pas un simple guichet, derrière un hygiaphone : il établit une relation qui s’appuie sur sa personnalité propre. Et c’est d’ailleurs ce qu’on lui demande. C’est, en principe, cette « qualité » qui fait de lui un travailleur social car même l’institution compte sur lui pour qu’il établisse cette relation efficace dans l’accompagnement social. C’est « la ritournelle historique » de la relation entre « aidant » et « aidé », pour reprendre la formule du sociologue Olivier Chabot dans un article paru dans la revue Vie sociale, justement à propos de cette expérience d’Auch. Il note que, depuis la montée en puissance des formes de marginalisation et d’exclusion, les travailleurs sociaux éprouvent « un sentiment d’impuissance, voire de désillusion [4] », qui les incite à inventer d’autres formes d’intervention sociale.
20L’élaboration d’un scénario va consister à mettre en avant ce qui, le plus souvent, reste caché ou tu : une relation avec un proche, avec une institution (la caf, Pôle emploi, la justice) ou avec les travailleurs sociaux eux-mêmes. Ce que le théâtre-forum permet c’est l’expression de cette parole retenue jusqu’alors. C’est aussi la possibilité de révéler ou d’avouer une humiliation. C’est l’exposition d’une intimité. Comme il ne s’agit pas de faire du psychodrame, la personne raconte son storytelling lors de la préparation (donc le dévoile devant les autres et l’animateur) mais ne joue pas la scène qu’elle a vécue. Ensuite, la sollicitation du public a une valeur de partage : celui qui a un savoir-faire peut le communiquer, le transmettre. Celui qui estime qu’une lutte est à mener peut en faire part. Que ce soit par le fait d’impliquer le groupe, de passer d’une affaire individuelle à une affaire collective, ou que ce soit par la proposition d’une contestation (face à une situation sinon un ordre établi), il y a quelque chose de manifestement subversif dans le théâtre de l’opprimé.
Solliciter les institutions
21L’objectif n’est cependant pas de monter les usagers contre les institutions, mais de faire en sorte qu’il y ait davantage de compréhension réciproque. J’ai vu un jour un agent de la direction du travail monter sur la scène pour expliquer une réglementation qui n’était pas comprise et donc fortement contestée. À Grenoble et à Auch, les « acteurs » ont été amenés à effectuer une visite d’une caisse d’allocations familiales afin de mieux comprendre les règles qui la régissent. Malheureusement, les institutions susceptibles d’être mises en cause ne se bousculent pas pour assister à ces représentations. L’office hlm voyait à une époque dans le théâtre-forum un cheval de Troie des travailleurs sociaux pour contester sa politique.
22Tous les travailleurs sociaux ne sont pas partie prenante de ce genre d’approche. Parce que cela prend du temps sur les missions ordinaires, et parce que cela modifie le rapport établi avec les usagers. En effet, cela implique une plus grande proximité, contraire au principe de la « distance » censée être à la base de la relation d’aide, et donc une apparente perte d’autorité. Et ce d’autant plus si l’histoire mise en scène ironise sur l’attitude, les défauts, les tics, les manies des professionnels et/ou si les travailleurs sociaux sont eux-mêmes acteurs. Des scènes peuvent mettre en présence un usager et un professionnel dans une relation personnelle (telle cette assistante sociale qui jouait la fille d’un homme, d’ordinaire « client » du service social, et qui lui claqua non seulement un « alors ma puce » tonitruant, mais aussi deux bises). Évidemment, l’ambiguïté est encore plus grande lorsque les acteurs sont à front renversé, les uns jouant le rôle des autres (travailleurs sociaux devenant usagers et inversement).
23Par ailleurs, l’engagement que cette pratique impose au travailleur social n’est pas souhaité par tous : cela suppose des réunions, une présence parfois en dehors des heures habituelles de travail. Pourtant, un des effets de cette implication pour les travailleurs sociaux qui jouent le jeu, c’est d’être le plus souvent mieux compris par les usagers ; cette proximité conduit les habitants d’un quartier, comme Olivier Chabot [5] l’a relevé, à dire : « Elles [les assistantes sociales] sont comme nous », « dans la même galère », « maintenant, je les comprends davantage », « elles se font engueuler des deux côtés ».
24En outre, cette dynamique est à l’origine d’autres actions : à Grenoble par exemple, des actions de forum (et non de théâtre) ont été organisées dans des quartiers, les habitants prenant la parole en montant sur un ring (donc de façon régulée). À Auch, un projet d’épicerie solidaire a pris sa source au théâtre-forum, qui avait traité, un jour, des aides alimentaires. Lors d’une préparation, une femme a pris la parole et a parlé des violences qu’elle avait subies dans sa famille (père, frère, conjoints). Cela a provoqué une libération de la parole pour les autres femmes présentes et a été à l’origine d’une pièce de théâtre.
25Comme l’exprime avec force Marie-Noëlle Durand, assistante sociale au conseil départemental du Gers, qui fut à l’origine de Cité Acteurs !, il s’agit de la sorte « de redonner de la dignité aux gens, à ceux qui sont toujours “sans”, donner la parole aux sans-voix, afin d’être entendus et écoutés ». Mais ce n’est pas magique : si certains ont connu ensuite des parcours réconfortants, d’autres sont retournés à la rue. « L’aboutissement idéal de l’expérience serait qu’elle fonctionne comme un contre-pouvoir : ce que cela apporte aux personnes est énorme, mais les institutions n’en ont pas l’écho, même si des travailleurs sociaux de services différents assistent aux représentations. » Les personnes mesurent que face à certaines situations mal vécues, il y a des attitudes possibles autres que celles qu’elles avaient adoptées.
Solidarité et citoyenneté
26Cette action de théâtre-forum est financée, dans le Gers, depuis une dizaine d’années, par les fonds d’insertion (par le conseil départemental). Comme on l’a vu, l’objectif est d’aider à l’insertion des personnes [6], souvent en situation d’exclusion. Mais c’est un outil utilisable en divers lieux et de diverses manières. À l’école, sur les comportements agressifs ou les incivilités. Avec des femmes victimes de violences conjugales, avec des jeunes délinquants par les services de la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj), avec des personnes en situation d’addiction, ou vivant des situations de conflit au travail, ou de harcèlement. Avec des parents pouvant exprimer ainsi leurs difficultés dans leurs relations avec leurs enfants.
27Bien évidemment, ce n’est qu’un outil, mais un outil efficace, et tellement symbolique de cette prise de parole de l’usager-acteur si prônée dans la théorie, si peu appliquée. Pour le travail social, cette approche spécifique concentre des valeurs centrales et mériterait de ne pas être cantonnée dans ce label « théâtre-forum » qui n’en fait qu’une activité originale, peut-être même une vitrine d’action sociale. L’action sociale devrait être imprégnée de cette philosophie d’intervention qui met la personne en difficulté au centre, qui facilite sa capacité à être citoyenne, et qui fait du travailleur social un passeur plutôt qu’un tuteur [7]. Afin que, pour reprendre le mot ancien de Nicole Questiaux, « l’action sociale soit réellement libératrice ».
28Le plus souvent, ce que les participants au théâtre-forum expriment, pour faire bilan, en quelque sorte, de leur expérience, c’est qu’ils ont là, comme dans toute action collective, une possibilité de rencontrer d’autres qui ont vécu les mêmes difficultés, les mêmes humiliations. Ils se sentent moins seuls, et aussi moins coupables. Ils comprennent que d’autres peuvent être également confrontés à des interrogations qui les hantaient. Et, surtout, ils peuvent leur venir en aide et donc se sentir utiles. Passage essentiel pour retrouver la confiance en soi. La deuxième étape, qui consisterait à ce que les institutions interpellées se mobilisent afin, éventuellement, de réformer leurs pratiques est plus difficile à atteindre.
Mots-clés éditeurs : théâtre de l’opprimé, usagers, travail social, acteurs, insertion
Date de mise en ligne : 18/01/2016
https://doi.org/10.3917/empa.100.0126Notes
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[1]
Yves Faucoup, consultant et enseignant en action sociale. faucoup.yves@sfr.fr
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[2]
A. Boal, Théâtre de l’opprimé, Paris, La Découverte poche, 1996.
-
[3]
Fiche Apriles (des bonnes pratiques) présentant Cité Acteurs ! : http://www.apriles.net/index.php?option=com_sobi2&sobi2Task=sobi2Details&sobi2Id=1319&Itemid=95
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[4]
O. Chabot, « rmi en scène : retour sur expérience », Vie sociale, n° 3/2007.
-
[5]
O. Chabot, « Travail social et solidarités clandestines », Empan, avril 2009. Dans ce texte, l’auteur illustre son propos avec l’exemple du théâtre-forum qui permet pour les professionnels de réaménager les frontières entre le légitime et le légal. Il n’est pas seulement un collectif d’animation mais un champ politique où les dimensions politiques voire « philosophiques » (le sens des pratiques) sont interrogées. Olivier Chabot et Patrick San José, du cabinet Sociétude (Toulouse), ont effectué en 2006, à la demande du Conseil général, une étude sur le fonctionnement du théâtre-forum du Gers, à partir de laquelle ils ont pu approfondir, auprès de tous les professionnels de terrain du secteur social, la question des modes d’intervention : individuel, collectif, et développement social local.
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[6]
Cf. fiche technique sur le théâtre-forum (co-auteur Y. Faucoup), dans Guide pratique de l’insertion, Weka, 2011.
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[7]
Y. Guerre, Le théâtre-forum, pour une pédagogie de la citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1998.