Notes
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[*]
Francis Saint Dizier, médecin et anthropologue. Réseau adolescence et partenariat rap 31, 16 rue Pierre-Paul Riquet, 31000 Toulouse. francissaintdizier@wanadoo.fr
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[1]
V. Hugo, « Poèmes : à l’Homme », dans Le livre d’or de la poésie française, Paris, 1982, p. 191.
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[2]
J. Selosse cité par Michel Fize, Les bandes, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, p. 136.
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[3]
A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, réédition 2011.
-
[4]
P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », dans Les rites de passage aujourd’hui, Lausanne, L’Âge d’homme, 1986, p. 206-223.
« Ô jeunes gens ! Élus ! Fleurs du monde vivant,Maîtres du mois d’avril et du soleil levant,N’écoutez pas ces gens qui disent : soyez sageSoyez jeunes, gais, vifs, amoureux, soyez fous !Ô doux amis, vivez, aimez ! Défiez-vous...Eux, ridés, épuisés, flétris, édentés, chauves,Hideux : l’envie en deuil clignote en leurs yeux fauvesOh ! Comme je les hais ces solennels grigous !Ils composent, avec leur fiel et leurs dégoûtsUne sagesse pleine et d’ennui et de jeûnes,Et, faite pour les vieux, osent l’offrir aux jeunes ! »
1La principale dynamique psychique de l’adolescence est une subtile dialectique entre séparation et identification. Se séparer de l’enfance et des parents, s’identifier dans le groupe des pairs à ce que l’on voudrait être. Mais cette dialectique est plus complexe qu’il n’y paraît ! Les modifications corporelles post-pubertaires et l’apparition de pulsions sexuelles génitales poussent les adolescents à s’éloigner de l’enfance et de l’autorité parentale, et les modes consuméristes médiatisées facilitent apparemment l’ouverture vers des pairs désirés. Mais, dans cette reconstruction du mode d’être et de penser, les jeunes impétrants doivent se débattre avec le lien familial le plus fort : la projection parentale.
2Pour ne prendre que la partie la plus archaïque de ce puissant lien d’attachement, nous constatons que les parents prénomment l’enfant à naître dès le troisième trimestre de la grossesse, et que dans nos civilisations, ce prénom est définitif, pour la vie ! Or, malgré les modes, les calendriers et les habitudes communautaires, les signifiants du prénom renvoient non seulement à l’enfant à naître mais à son devenir, particulièrement à son devenir adolescent. Se séparer ou investir d’une autre manière cette projection parentale si puissante et ancienne n’est pas chose facile. Pour utiliser une métaphore thermodynamique, il faudra à l’adolescent beaucoup d’énergie pour infléchir ou renverser la puissance d’une telle inertie !
3Faire groupe avec ceux ou celles qui sont la projection de ce que l’on voudrait être, les pairs, est l’une des stratégies utilisées pour s’identifier. L’étymologie du mot groupe (de l’italien gruppo : nœud, assemblage) montre que le sens moderne que nous lui attribuons (ensemble de personnes liées par un comportement commun et ayant une certaine conscience d’appartenance, éprouvant un ensemble de sentiments et s’exprimant à travers un système d’attitudes et de valeurs propres [2]) est contemporain de la Révolution française. Et c’est à la même époque que la transition de l’enfance vers l’âge adulte, l’adolescence, qui existait déjà sous l’Ancien Régime, prend de l’ampleur et touche toutes les couches sociales. Victor Hugo, dans Les Misérables, a fait de Gavroche l’archétype de l’adolescent populaire gouailleur des révolutions populaires parisiennes :
5Ce groupe de jeunes insurgés contre le monde ancien, celui des parents, qu’il soit culturel, sociétal, politique, est emblématique des groupes de pairs. Il en contient toutes les composantes : les marquages du corps, les tenues vestimentaires, le langage codé, la solidarité des membres, la contre-culture, le culte de l’idole, la volonté de bouleversement social, l’idéal à venir… Et dans les deux derniers siècles, dans tous les pays de par le monde, nous retrouvons ces jeunes insurgés qui font l’actualité. « Être jeune et ne pas être révolutionnaire est une contradiction quasi biologique », disait le président Salvador Allende en 1972 à l’université de Guadalajara.
6Si nous avons choisi comme première illustration du groupe d’adolescents celui des révoltés, c’est parce qu’il provoque à la fois la peur immédiate du monde des adultes, mais aussi a posteriori, l’âge venu, la nostalgie de la jeunesse perdue !
7Pour se séparer de l’enfance et participer au groupe des pairs, les garçons et les filles vont franchir des rites de passage. Arnold Van Gennep [3] (1909) définit les rites de passage dans un schéma en trois étapes, séparation, marge, agrégation, ou préliminaires, liminaires, postliminaires. Indices de passage d’un état à un autre, l’avant et l’après, marquage symbolique socialement valorisé entre une situation antérieure et une situation postérieure, c’est pourquoi Bourdieu [4] les nomme rites d’inclusion. Ces rites sont partout présents pour marquer le début (sortir de l’enfance) et la fin (entrée dans l’âge adulte) de l’adolescence. Une analyse superficielle laisserait penser que ces rites ont disparu, mais seuls ceux qui étaient transgénérationnels et donc admis par tous n’existent plus.
8Dans la société française, qui est multiculturelle, nous en retrouvons toutefois des exemples quel que soit le référent culturel d’origine et quelle que soit la religion familiale : par exemple, les 13 ans des garçons dans la communauté juive (Bar Mitzvah), qui séparent le jeune de son enfance mais surtout du monde des femmes pour rejoindre celui des hommes.
9Il est très intéressant aussi d’étudier le contenu même du rite de passage et pas seulement son mouvement, de passer de l’analyse diachronique à l’analyse synchronique. Nous prendrons l’exemple de la génération des 60 ans pour le passage à l’âge adulte des garçons à travers le service militaire. Pierre Bourdieu fait sur ce rite une remarque fondamentale : seuls les garçons faisaient ce service militaire et c’est aussi un rite d’inclusion dans l’androcentrisme dominant. « Je vous prends un enfant, je vous rendrai un homme. »
10Que faisait-on pendant cette période ?
- la guerre, et donc le risque de mourir (la guerre de 14 et celle d’Algérie), ce qui permet de souligner que dans tous les rites de passage, il y a du danger, du risque, bien sûr rarement mortel, mais la prise de risque est inhérente à la fonction symbolique du rite lui-même ;
- l’apprentissage du fumer et du boire, notamment de savoir se tenir dans le trop boire ;
- la perte de la virginité, le dépucelage chez les prostituées et parfois même au bordel militaire de campagne. Comme quoi Bourdieu a bien raison de souligner que c’est aussi un rite d’inclusion dans le masculin adulte et machiste.
11Comment se fait aujourd’hui, pour les filles et les garçons, l’inclusion dans un groupe de pairs et quels sont les actes qui ont valeur de rite de passage ? Nous ne prendrons que quelques exemples, certains approuvés par les parents, d’autres très décriés par eux.
12« Les voyages forment la jeunesse », dit le bon sens populaire. Effectivement, le voyage en groupe, sans référent parental, dans un pays de langue étrangère, va construire des solidarités et faire rite. Mais, contrairement à ce que pensent les parents, ce n’est pas la découverte d’une culture et d’une langue étrangère, ni la visite des musées qui marqueront les mémoires, mais plutôt les longues soirées festives, voire les nuits blanches bien arrosées !
13La génération collège actuelle est née après Internet accessible à tous et elle en utilise toutes les ressources. Le visionnage à plusieurs d’un film pornographique est une pratique très répandue. C’est une façon très crue de sortir virtuellement de la sexualité infantile, mais aussi de construire dans les pratiques sexuelles une vision de domination de genre ultra machiste. Les réactions des garçons et des filles sont très différenciées. Les garçons en regardent souvent et ils croient que ces films reflètent la réalité, ils s’imaginent en érection permanente et responsables de la jouissance féminine ! Leur première histoire amoureuse les ramènera au réel ! Les filles trouvent ces films « dégueulasses », elles disent qu’elles ne feront jamais cela, et après quelques séances, elles n’en regardent plus. Ces pratiques n’en sont pas moins un rite de passage, un mode d’inclusion dans la sexualité adolescente, celle des années collège.
14Depuis le Moyen Âge, les concours du boire pendant la jeunesse font partie des rituels de la construction du masculin. Mais ces pratiques prennent dans l’Europe contemporaine une forme nouvelle que les Anglo-Saxons appellent le binge drinking. Ce mode d’ivresse rapide, en groupe, au cours de soirées festives n’est plus réservé aux garçons et les filles en sont d’actives participantes. Dans les villes universitaires, ces mises en scène sont souvent territorialisées, comme pour signifier aux adultes qu’ils ne sont pas de la partie. Les jeunes qui sont dans la réussite sociale, avec une formation très valorisée, ne sont pas les derniers à organiser ces soirées dites « de la soif ». Et les groupes de reconnaissance ainsi formés ne sont pas sans risque : le coma éthylique de certains et/ou la transgression sexuelle en état d’inconscience viennent quelquefois clore la fête dramatiquement.
15En croisant les savoirs, notamment ceux de la psychanalyse et de l’anthropologie, nous pouvons mieux appréhender la fonction du groupe des pairs dans l’identification et la construction du moi adolescent qui sera la fondation de l’adulte à venir.
Notes
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[*]
Francis Saint Dizier, médecin et anthropologue. Réseau adolescence et partenariat rap 31, 16 rue Pierre-Paul Riquet, 31000 Toulouse. francissaintdizier@wanadoo.fr
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[1]
V. Hugo, « Poèmes : à l’Homme », dans Le livre d’or de la poésie française, Paris, 1982, p. 191.
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[2]
J. Selosse cité par Michel Fize, Les bandes, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, p. 136.
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[3]
A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, réédition 2011.
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[4]
P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », dans Les rites de passage aujourd’hui, Lausanne, L’Âge d’homme, 1986, p. 206-223.