Empan 2015/2 n° 98

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Article de revue

Ce que veut dire le terme de clinique psychosociale

Pages 55 à 59

Notes

  • [1]
    Dans notre culture actuelle, la mauvaise précarité est la plupart du temps qualifiée de « précarité » tout court, faisant oublier qu’elle est le dévoiement de la bonne précarité, caractéristique essentielle de l’humain social.
  • [2]
    Pour étudier ce syndrome, qui est un processus, voir J. Furtos, Les cliniques de la précarité, Paris, Masson, 2008, chap. 11.
  • [3]
    Cf. J. Furtos, « Souffrir sans disparaître », introduction dans J. Furtos et C. Laval (sous la direction de), La santé mentale en actes, Toulouse, érès, 2005.
English version

Préalables

1Il y a sans doute une certaine arrogance théorique à vouloir affirmer une clinique à la marge, à la frontière, parce que cela sous-entend, dans le contexte où l’on en parle, qu’il y a un centre du champ de la santé mentale qui est la psychiatrie. Dans certains pays, il est vrai, les mots « psychiatrie » et « santé mentale » sont synonymes, et pourquoi pas, c’est une question de définition. Dans notre pays, il y a une tendance, minoritaire, à ne pas vouloir faire coïncider exactement ces deux termes, la psychiatrie abritant seulement une partie des acteurs de la santé mentale. Pour ma part, je me situe dans cette non-coïncidence depuis que j’ai compris ce qu’est la clinique psychosociale dans le contexte mondial de la précarité et quels sont ses acteurs.

D’abord, une observation qui, d’une certaine manière, est une provocation

2J’ai remarqué depuis une dizaine d’années qu’il y a des patients trop malades pour être hospitalisés en psychiatrie : trop cas sociaux, trop violents, trop hors cadre, pas assez compliants. Je fais allusion à ces usagers d’accueil de jour ou de nuit pour gens de la rue qui ont le plus grand mal à être hospitalisés ou à le rester, même s’il y a un soin sous contrainte. Les équipes mobiles psychiatrie précarité ne sont pas en cause, elles font leur travail, mais on dirait que l’hôpital général de l’Ancien Régime où étaient regroupés et reclus tous les marginaux, quel que soit leur état de santé, est en train de se reconstituer sous nos yeux, mais ailleurs. De plus, comme les personnes malades accueillies dans les centres de jour ou de nuit pour gens de la rue (malades selon les critères psychopathologiques) sont peu ou pas soignées, on peut observer à nouveau des pathologies décrites autrefois dans les livres des anciens auteurs avant l’apparition des neuroleptiques, et que je n’ai pas rencontrées dans les hôpitaux. J’ai des réminiscences de préparation de l’internat, je récitais que « l’évolution des abcès du poumon a été décapitée par les antibiotiques ». Il en est de même pour l’évolution de la schizophrénie, par exemple, qui a été décapitée par les neuroleptiques, sauf quand il n’y a pas traitement ... J’ajoute que j’ai appris avec intérêt à discriminer quand il faut absolument un traitement psychiatrique, quand il serait préférable qu’il y en ait un, et quand on peut s’en passer.

Seconde observation

3J’ai souvent dit, ces dernières années, que les plus belles psychothérapies que j’ai effectuées l’ont été par travailleurs sociaux interposés ; cela dans le cas où ces travailleurs sociaux ont une connaissance minimale, quelquefois intuitive, de la clinique psychosociale, et surtout lorsqu’ils ont une analyse de la pratique qui leur permet de comprendre ce qui se passe cliniquement et transférentiellement, car le transfert est universel.

À titre d’illustration, une vignette d’intervention psychosociale

4Elle concerne l’intervention d’une animatrice qui se trouve un jour dans la salle commune de ce centre d’accueil. David est un homme de la rue de 32 ans, petit trafiquant immature qui a des goûts de luxe : ses parents se sont toujours privés pour lui acheter des marques, avait-il dit un jour. Mais ce jour-là, son arrivée à l’accueil de jour pour gens de la rue a été fracassante : alcoolisé, le regard « parano », il s’en est pris aux autres accueillis avec une violence physique inouïe. L’intervenante sociale présente se fait à elle-même cette remarque : « C’est un enfant dans un corps d’homme. » Lors de l’analyse de la pratique, qui était hebdomadaire à l’époque, l’intervenante sociale raconte la scène : « Il ne gérait pas son corps, il avait des mains comme détachées du corps, qui donnaient des baffes à tout le monde » ; cette perception clinique très fine lui permet de dire à cet homme en pleine crise clastique : « David, contrôlez vos mains. » L’homme s’arrête, revient en relation, baisse la tête et dit : « Excusez-moi Madame. » Il s’agit bien d’une clinique, avec une approche singulière de cet homme à qui on s’adresse personnellement (« David ») et non pas à partir de la catégorie « hommes violents » ; c’est cet homme-là qui est comme un enfant dans un corps d’homme, qui ne contrôle pas son corps ici et maintenant. Cette perception interprétative amène une intervention juste qui arrête la violence et permet à David de reprendre place dans cet accueil de jour. Un psychothérapeute d’enfants aurait pu faire la même chose, il eut fallu qu’il reste en présence et suive le processus sans avoir peur de la violence d’un enfant dans un corps d’homme, au milieu d’une salle d’accueil qui ressemble à la cour des miracles. Notons qu’il n’a été besoin d’appeler ni la police ni un médecin en urgence pour un certificat d’hospitalisation sous contrainte, procédure envisageable dans un tel cas. Dans cette vignette, le processus est remarquablement reconnu comme tel, le contre-transfert parental reste implicite, exprimé par la manière de se parler à soi-même et de parler au sujet.

Le sens du terme « psychosocial »

5Il ne s’agit pas d’un quantitatif culinaire : vous mettez 50 % de psychologique et 50 % de social, et le tour est joué ; non, c’est 100 % de psychologique et 100 % de social. Voici un exemple pour aider à comprendre la notion. J’étais il y a trois ans à Mayotte, petite île de l’océan Indien qui a décidé par autodétermination de rester française, et qui est devenue le 101e département français en 2011. J’ai appris une chose durant le temps où j’ai travaillé là-bas : on y utilise le même mot en mahorais pour dire pauvre et pour dire triste : usquin. Si quelqu’un n’a pas pu nourrir ses enfants, on dit qu’il est usquin, ce qui signifie pour tout le monde qu’il est pauvre ; de même s’il n’a pas pu payer son loyer. Mais s’il pleure, on dit également de lui qu’il est usquin, et cette fois-ci ça veut dire qu’il est triste. Il y a des niveaux de vécu où le psychique et le social (le micro et le macrogroupal) sont au départ indéterminés mais non identiques, hétérogènes, la détermination étant corrélée à la situation. C’est ce type de réalité, bien avant d’aller à Mayotte, qui m’a progressivement amené à parler d’effets psychosociaux dont les langues traditionnelles ont gardé le secret, et que nous redécouvrons non sans difficulté. Dans certains types de situation, nous savons combien il est compliqué, dans nos corps de métier, d’avoir une vision transversale tout en gardant un cœur de métier suffisamment défini. Le psychosocial est une affaire transversale que l’on peut prendre d’un côté ou d’un autre, avec un besoin de réseaux à intervenants complémentaires et d’une théorie de la pratique métissée.

6De fait, être à la rue est à la fois social et psychique, avoir des difficultés d’habiter aussi, demander un certificat médical pour une demande d’asile aussi, avoir des troubles à l’école aussi, avoir une phobie sociale ou une souffrance au travail … aussi. Apparaît ainsi un champ de santé mentale où la maladie dûment authentifiée reste un critère important par rapport à l’accès à des soins appropriés, mais sans pertinence exclusive vis-à-vis d’une clinique justement appelée psychosociale.

L’une des caractéristiques de cette clinique, c’est le malaise de l’intervenant

7Il s’agit de le comprendre afin de ne pas être submergé par lui, mais au contraire de le bonifier, d’en faire quelque chose au service de l’autre. Partons du syndrome d’auto-exclusion : il s’agit, dans un environnement social excluant, de sortir de la souffrance d’exclusion qui consiste à ne plus être avec dignité un parmi d’autres dans son ou ses groupes d’appartenance. C’est un rapport entre un sujet et son environnement. Cette souffrance psychique d’origine sociale est intolérable, on dirait qu’il y a un instinct du tu et du nous : l’autre, les autres semblent être là pour nous aider à vivre, pas pour l’inverse. Certes, il convient de discriminer l’ennemi, l’indiffèrent et l’ami, mais la bonne précarité est définie comme le besoin absolu de l’autre pour vivre en humain parmi d’autres humains. Sinon, on bascule dans la mauvaise précarité, marquée par la perte de confiance en l’autre, en soi et dans le grand temps [1]. C’est là que l’on pivote dans le syndrome d’auto-exclusion, par découragement puis désespoir, tout pour ne pas souffrir la souffrance d’exclusion, avec un clivage du moi, une congélation du moi, qui donne des troubles du rapport à soi, aux autres et au temps [2].

8Un phénomène étrange et naturel chez l’humain se met alors en place : la souffrance désappropriée par le processus d’auto-exclusion est reçue par celui qui est en face ou à côté, elle est mise en dépôt chez celui ou celle qui peut la recevoir ; si le receveur ignore ce qui se passe, il sera comme squatté par la souffrance inappropriable, par la crypte d’un traumatisme d’exclusion, sommé de la vivre par substitution.

9En théorie, cette souffrance, cette crypte, est d’abord inapparente à la conscience de celui qui la porte, un malaise léger ou fort : on peut se défendre contre ce malaise en se blindant, ou par un rejet de l’autre, une mise à l’écart, ou encore par des mécanismes de rétorsion.

10En clinique psychosociale, il est bien sûr préférable d’accepter le malaise comme un signe de cette clinique, de le conscientiser, de le porter un temps, avec une mise en narrativité qui le sorte de la catégorie traumatique au moins pour le porteur vicariant du malaise : se parler à soi-même, écrire, chercher à comprendre, en parler à ses collègues, à sa hiérarchie, voire à ses proches en revenant chez soi (mécanisme bien connu de presser l’éponge imbibée de souffrance) ; surtout, veiller à ne pas en parler au propriétaire de la souffrance, car justement, il ne peut pour l’heure l’assumer pour son propre compte. Le sujet qui refuse sa souffrance, et qui s’en porte mieux dans le cadre d’une logique de survie, pourra peut-être réapproprier sa souffrance par paliers, petit à petit, ce qui n’est jamais simple.

C’est là qu’intervient l’aide précieuse amenée par l’analyse de la pratique

11Quand elle est demandée, proposée, acceptée.

12Ainsi, dans une association qui s’occupe de précarité et notamment de migrants précaires, une thérapeute bénévole parle d’une situation au cours de laquelle elle a été submergée : une jeune femme d’un ex-pays de l’Est vient avec son fils pré-ado qui fait les cent pas dans les couloirs et la salle d’attente. Cette femme est partie de son pays après des violences contre son mari, puis entre son mari et elle. Elle reste debout tout le temps de la consultation, mutique, fermée, rendant la présence de l’interprète inutile. La thérapeute ne sait pas quoi faire, elle se sent mal, impuissante ; elle arrêtera la consultation avec un nouveau rendez-vous.

13En analyse de la pratique, que je restitue de mémoire, je suggère que cette femme présentait et mettait en scène une haine froide qui avait immobilisé tout le monde. La thérapeute avait reçu cette haine froide sans rien pouvoir faire d’autre que donner un second rendez-vous, ce qui était déjà bien : ni du rejet ni de la rétorsion. Je parle du prénom de cette femme, quel est son prénom ? La fois d’après, la femme qui revient est alors appelée par son prénom, elle se détend, et raconte via l’interprète qu’après le conflit conjugal, elle a été exclue du clan familial par sa belle-mère, à l’égard de laquelle elle a une haine féroce. On voit comment la mise en sens de l’immobilisation (la patiente restée debout, refusant de s’assoir, mutique, la thérapeute immobilisée dans ses pensées) comme une haine froide revécue en situation thérapeutique rend la thérapeute disponible, elle peut appeler la patiente par son prénom, avec bienveillance, et continuer autrement la prise en charge, incluant ensuite le garçon. On voit comment le malaise est un contre-transfert à maîtriser, comme en analyse, mais dans le cadre propre où l’on travaille, y compris quand il s’agit de travailleurs sociaux, ce qui n’était pas le cas ici.

14Un point important pour illustrer la nature du psychosocial : j’ai omis de dire que cette femme était venue au motif qu’elle allait être expulsée de son logement provisoire, avec son fils, du fait de la fin de la trève hivernale, souci authentiquement social s’il en est.   Mais ce souci n’expliquait pas la haine froide et le refus de s’asseoir, affects en rapport avec une autre expulsion, celle du clan familial par la belle-mère ; cette haine tranférentiellement projetée dans la thérapeute a pu être incarnée et dépassée avec bienveillance, chose éminemment psychique.

En guise de conclusion

15Une santé mentale suffisamment bonne peut être définie comme « la capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable, sans destructivité mais non pas sans révolte (soit la capacité de dire “non”). Il s’agit de la capacité de vivre avec autrui et de rester en lien avec soi-même, en investissant et en créant dans cet environnement, y compris des productions non normatives [3] ».

16On comprend qu’une telle définition, d’essence politique, inclut les troubles mentaux dûment caractérisés sans se réduire à eux, donc sans se réduire à la psychiatrie. C’est le vivre avec autrui et avec soi-même qui vient au premier plan, le contraire de l’exclusion et de l’auto-exclusion. Cela revient à dire que la peur de la folie n’est plus au premier plan, celle de l’exclusion devient le grand risque.

17On ne peut parler de cliniques à la frontière, à la marge, s’agissant de la clinique psychosociale, parce qu’elle est polycentrique, chaque corps de métier et chaque type d’institution étant souvent le centre d’une pratique réticulaire que je n’ai pas abordée dans le cadre de ce texte.

18Du fait de l’auto-exclusion et du malaise porté, chaque intervenant est en quelque sorte délogé provisoirement de son cœur de métier pour pouvoir y loger l’autre, par vicariance. D’où l’importance des analyses de la pratique, d’autant que les étayages institutionnels se fragilisent dans le cadre du néomanagement, c’est-à-dire du néolibéralisme.


Mots-clés éditeurs : clinique, social, santé mentale, psychiatrie, précarité

Date de mise en ligne : 22/06/2015.

https://doi.org/10.3917/empa.098.0055

Notes

  • [1]
    Dans notre culture actuelle, la mauvaise précarité est la plupart du temps qualifiée de « précarité » tout court, faisant oublier qu’elle est le dévoiement de la bonne précarité, caractéristique essentielle de l’humain social.
  • [2]
    Pour étudier ce syndrome, qui est un processus, voir J. Furtos, Les cliniques de la précarité, Paris, Masson, 2008, chap. 11.
  • [3]
    Cf. J. Furtos, « Souffrir sans disparaître », introduction dans J. Furtos et C. Laval (sous la direction de), La santé mentale en actes, Toulouse, érès, 2005.
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