Notes
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Blandine Ponet, infirmière de secteur psychiatrique. Membre du Comité de rédaction.
blandine.ponet@wanadoo.fr -
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Comme ce fut le cas fin 2011 avec la volonté d’expérimenter l’introduction de trente « médiateurs en santé mentale » dans quinze hôpitaux de trois régions (paca, Nord-Pas-de-Calais et Île-de-France). Ce projet fut finalement abandonné.
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Groupe d’entraide mutuelle, lié à une association de patients.
Amélie
1Quand nous l’avons vue arriver au centre d’accueil, je crois que nous avons été un peu saisis par sa présentation. C’était une vraie petite poupée, pull cintré et cheveux longs, minijupe au ras des fesses, collant noir, et surtout un maquillage provocant. Yeux noirs et bleus, lèvres pulpeuses bien rougies. Et une adresse amicale et sans protection, quelle que soit la personne concernée ; si elle avait voulu draguer de manière appuyée, elle ne s’y serait pas prise autrement, Amélie... Mais bon, notre réserve de soignants nous a protégés des réflexions qui nous montaient à la tête, et toute cette exagération, nous étions là pour l’accueillir. D’abord et avant tout. Après, on verrait.
2Elle nous a filé le vertige. Souvent, surtout au début. Quand elle disait quasiment à la cantonade qu’elle aimait baiser, que son mec ne l’intéressait que pour ça. Elle était toujours à la limite, au bord de la chute, mais elle ne tombait jamais tout à fait (dans le panneau) et c’est ainsi qu’elle s’est intégrée petit à petit au groupe des patients. Bien sûr, elle donnait le tournis à certains (hommes) et peut-être également faisait envie à d’autres (femmes). Mais ce qui dominait, c’était une gentillesse pure qu’elle promenait partout, avec force déclarations d’amitié, familiarité reconnaissante, etc., et peu à peu nous avons tous appris à faire avec elle, patients et soignants. Patient amoureux qui la cherchait et elle, répondant aux avances avec constance et toute son innocence amicale. Les déclarations, surtout aux filles, étaient courantes : « je t’aime », « tu es ma sœur », etc., et s’accompagnaient d’échanges multiples : je te donne ma jupe, tu me donnes cette paire de collants, ce bracelet, je t’échange cette bague, etc.
3Et Amélie a pris Paola dans ses filets. Paola, toujours sur la réserve, quasi muette, répondant poliment mais jamais plus, Paola qui n’était jamais arrivée à s’intégrer au cattp (Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel), malgré de multiples tentatives, Paola y est venue, pour Amélie, avec qui elle a parlé, échangé, des fringues ou des embrassades, ou des déclarations envolées d’adolescentes et on a aussi vu Paola rire, rire. Enfin, il semblait y avoir quelqu’un, une autre fille, en phase avec elle, révélant Paola sous un jour totalement inconnu, frivole, innocent, qu’avec tout notre savoir-faire nous avions pourtant lamentablement échoué à découvrir et à connaître.
4Je dis qu’Amélie, tout le temps qu’elle est restée au centre d’accueil, nous a aidés, à sa façon, grâce à sa façon, à accueillir, à permettre l’aisance des uns et des autres. Et que notre rôle dans l’histoire a été invisible et fondamental : nous étions garants par notre seule présence du fait qu’elle ne s’écrase pas, que la présentation outrancière (qui ne l’a jamais quittée) reste ce qu’elle était : un trait de caractère ou un symptôme, ou les deux, en aucun cas une provocation ou une avance. Peut-être même qu’aucun de nous ne s’est vraiment penché ou questionné sur le rôle d’Amélie. Nous contentant de la prendre telle qu’elle était. Et de constater qu’elle s’était bien adaptée à nous, au groupe, au collectif qui s’est progressivement constitué entre soignants et patients, sans se trahir, gardant ses minijupes, son enthousiasme affectif et son maquillage voyant.
5Alors voilà, en quoi l’arrivée d’Amélie dans notre centre d’accueil concerne-t-elle le thème de ce numéro d’Empan sur « les aidants » ? Ma conviction est qu’un collectif soignant vivant permet la mise en route d’une « fonction thérapeutique » des patients, qui échappe aux infirmiers ou aux éducateurs. Pour autant, si cette fonction thérapeutique des patients leur est propre, elle est également liée au lieu de soin, née dans ce lieu, reliée à ce qui s’y est construit. Cette fonction thérapeutique est très précieuse car elle permet que des paroles puissent se dire et être entendues pour ce qu’elles veulent dire. Je pense surtout aux mises en garde que les patients peuvent s’adresser, à propos de leur état de santé, et qui prises au sein de la camaraderie amicale du lieu échappent ainsi à la persécution. Lorsque, par exemple, un patient commence à décompenser et qu’un autre l’alerte sur son état et lui conseille d’avancer son rendez-vous médical ou d’augmenter provisoirement son traitement. Si un soignant fait une telle intervention, il est vite rangé du côté des persécuteurs, ce qui n’est pas le cas côté patient.
6Mais en dehors de cet exemple qui saute aux yeux, si l’on peut dire, la fonction thérapeutique des patients entre eux et probablement aussi à notre égard (nous, soignants) est beaucoup plus diffuse et invisible. Elle participe de l’ambiance de soin générale, elle évite que le thérapeutique soit la propriété exclusive des soignants et permet de le reconnaître pour ce qu’il est : une fonction, et comme telle, qui circule, va de l’un à l’autre et dans cette circulation acquiert sa vivance, sa vivacité.
7Or, que dit la notion d’aidant ? Elle identifie, délimite, identifie au statut. Je suis soignant, tu es aidant. Si les statuts sont importants quand il s’agit d’identifier les gens, de les payer, d’élaborer des conventions collectives ou de les poursuivre en justice, ils ne sont pas toujours d’une grand aide dans le travail. Ou plus exactement, l’effet thérapeutique d’une parole n’appartient pas exclusivement au soignant, heureusement. (Peut-être même pourrait-on avancer qu’être soignant regarde particulièrement la capacité de reconnaître cet aspect-là des choses.)
8Ce n’est pas très important… et pourtant… le mot « aidant » me donne envie de partir en courant, vous allez vous moquer. Tant pis. Il y a quelque chose qui ne passe pas pour moi, au niveau de la langue (ce participe présent si peu usité en français qui nous vient des États-Unis ou du Canada), qui me rend les choses caricaturales. Il y a un autre aspect qui tient au mot et peut-être aussi à son exportation dans notre langue : « aidant » veut faire croire à une catégorie unique et à une similitude de positions qui me paraît presque mensongère. Je ne sais pas si l’on peut vraiment comparer l’aide apportée à un parent âgé, la charge d’un enfant psychotique à la maison, celle d’un proche atteint de la maladie d’Alzheimer, ou l’aide à une personne handicapée, sans compter les fameux « aidants sexuels »…
9Mais revenons à la fonction thérapeutique. Si la fonction thérapeutique est une fonction, à ce titre, elle court partout et peut être le fait des femmes de ménage, tout autant que des patients, des médecins, des infirmiers ou des parents. À mes yeux, la fonction thérapeutique marche un peu comme la « fonction parentale » : des enfants peuvent très bien être « parents » de leur parent à certains moments de leur existence. Des patients peuvent donc soigner d’autres patients et… aussi des soignants !
10Or, le propre de la « fonction thérapeutique des patients » est de se mettre en route quand le milieu où elle s’exerce a été « travaillé », quand le collectif est vivant et animé. Alors comment ne pas être atterré en pensant à la tentative d’inclure des aidants, formés au rabais, dans les équipes de psychiatrie – et qui n’avaient pas été prévenues de leur arrivée [1] ? La place pour leur travail d’aidant n’était pas préparée, pas pensée, les équipes concernées n’avaient rien demandé et l’expérience semblait s’appuyer seulement sur la conviction que l’expérience de malade donne un savoir qui permet aux autres d’être soignés. Ce qui me frappe et m’interroge aujourd’hui, c’est que le législateur ne traite jamais le paradoxe que contient la situation (des malades devenant soignants aux côtés de soignants qui, eux, sont censés ne pas être malades). Peut-être n’en a-t-il pas les moyens. Mais enfin, il y a là une complexité qui n’est pas reconnue et à force d’être répétée, cette non-prise en compte ressemble à du déni.
11Mais… je pense également à Monsieur Z., qui s’était emparé du mot « aidant » avec délice. Parent d’un enfant gravement psychotique, c’était comme si ce mot pouvait atténuer sa douleur de savoir comment dire/nommer sa position : comme une branche à laquelle s’agripper.
12Un autre versant de cette contradiction concerne la politique psychiatrique actuelle : en même temps qu’on élargit le droit des usagers et qu’on parle d’aidants, on augmente les grillages sécurisés, les caméras, les chambres d’isolement et autres camisoles de force. On a construit, en quelques années, une dizaine ou plus d’unités de psychiatrie sécurisées, alors qu’on avait fonctionné pendant plus de cent cinquante ans avec seulement quatre Unités pour malades difficiles (umd) pour toute la France ; sans compter le nombre de patients ayant des problèmes psychiatriques en prison et qui a augmenté au fur et à mesure que les lits de psychiatrie se fermaient.
13Bref, en psychiatrie, le statut d’aidant peut faire croire à une politique d’ouverture, alors que par ailleurs, on enferme de plus en plus. Le politique veut de plus en plus prescrire les « bonnes pratiques ». Je crains que cela ne ressemble à ce qui s’est passé dans les entreprises… lorsque les « normes qualité » sont arrivées en force, parce que, précisément, l’organisation du travail avait entraîné la baisse de la qualité.
14Politique sécuritaire, enfermement, augmentation énorme des placements sous contrainte, développement du droit des usagers, promotion des gem [2], aidants, fonction thérapeutique des patients : comment penser ensemble ces éléments fondamentaux de la situation psychiatrique actuelle et non pas isolément, comme s’ils n’avaient aucun rapport entre eux (comme semble le faire le législateur) ? Comment peut-on enfermer, grillager, mettre sous surveillance caméra, vouloir faire entrer à toute force le vivant dans les cases informatiques, hospitaliser sous contrainte à domicile (loi de 2011) et promouvoir le droit des usagers, la place des aidants ?
Mots-clés éditeurs : psychiatrie, aidants, fonction thérapeutique des patients
Mise en ligne 20/06/2014
https://doi.org/10.3917/empa.094.0081Notes
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[*]
Blandine Ponet, infirmière de secteur psychiatrique. Membre du Comité de rédaction.
blandine.ponet@wanadoo.fr -
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Comme ce fut le cas fin 2011 avec la volonté d’expérimenter l’introduction de trente « médiateurs en santé mentale » dans quinze hôpitaux de trois régions (paca, Nord-Pas-de-Calais et Île-de-France). Ce projet fut finalement abandonné.
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[2]
Groupe d’entraide mutuelle, lié à une association de patients.