Notes
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Hélène Davtian, psychologue clinicienne, doctorante université de Rouen, équipe tif.
helene.davtian@free.fr -
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Éliane Collombet, psychologue clinicienne, délégation Unafam 92.
eliane.collombet@unafam.org -
[1]
Nous prenons ici la schizophrénie comme archétype des pathologies psychiatriques, en particulier parce que le rapport soignant-famille fait l’objet d’une importante littérature.
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[2]
Près de 60 % des personnes hors institution vivent dans leur famille. Pour 45 % des familles, cette situation est non souhaitée et ressentie comme une contrainte forte. (Sur 1 844 questionnaires, étude de M. Bungener,
« Trajectoires brisées, familles captives, la maladie mentale à domicile », Pour la recherche, n° 14, Économie et santé mentale, 1997.) -
[3]
« Les aidants dit naturels ou informels sont des personnes non professionnelles qui viennent en aide à titre principal, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de leur entourage pour les activités de la vie quotidienne. Cette aide régulière peut être prodiguée de façon permanente ou non et peut prendre plusieurs formes, notamment le nursing, les soins, l’accompagnement à la vie sociale et au maintien de l’autonomie, les démarches administratives, la coordination, la vigilance permanente, le soutien psychologique, la communication… » (Charte européenne de l’aidant familial, coface, 2009, Bruxelles).
1Quelle que soit la pathologie, le recours à l’aidant familial est devenu habituel, voire banal. Afin de décrire le rôle essentiel joué par les familles dans l’équilibre global du système de soin, les économistes ont développé un vocabulaire spécifique : « production familiale de santé » (Bungener, 1987), « évaluation de la charge des aidants »... Dans ce sens, l’« aidant familial » désigne-t-il un acteur économique nouvellement repéré ou décrit-il une réalité ordinaire de solidarité familiale ?
2En psychiatrie, le recours à l’aidant familial s’est imposé à bas bruit : les professionnels, devant les contraintes imposées à leurs institutions, ont eu recours aux aidants familiaux par nécessité et parfois sans aucune conviction. Les familles, par l’intermédiaire des associations qui les représentent, ont pu voir dans la notion d’aidant familial une forme de reconnaissance sociale du rôle qu’elles tiennent auprès de leur proche depuis bien longtemps. Autrement dit, un changement radical de paradigme s’est produit en psychiatrie sans élaboration ni anticipation de ce changement, changement synthétisé dans la formule du sociologue N. Carpentier : « Historiquement, la famille est d’abord considérée comme la “cause” des problèmes de santé avant de devenir, dans un contexte de désinstitutionnalisation de la psychiatrie, une “solution” pour maintenir la personne dans son milieu. » Ou encore : « la famille passe d’un modèle pathologique à un modèle de compétence » (Carpentier, 2001).
3Dans un premier temps, nous verrons qu’un retour historique permet de mettre en perspective la notion d’aidant familial et bouscule l’idée que la place de la famille est « naturellement » à côté de son proche. Dans un deuxième temps, nous verrons les questions que cette mise en perspective permet de réactualiser.
4Cet article aborde essentiellement la situation de l’aidant familial, il est bien évident que simultanément se pose la question de la volonté du malade de vivre ou non avec ses proches, voire d’être soigné par eux, voire encore d’être surveillé par eux ; ce qui constitue un élément essentiel à mettre au débat.
5Mais regardons comment la question de l’aidant familial apparaît dans l’histoire de la psychiatrie contemporaine. Après le siècle des aliénistes et l’essor des institutions (qualifié de « grand enfermement », Quetel, 2012) se pose rapidement, dans la période de l’après-guerre, la question du coût de la santé mentale. Démarre alors un glissement des soins de l’hôpital vers la cité avec le développement de la politique de secteur (circulaire du 15 mars 1960). C’est ainsi que nous pouvons synthétiser en quatre grandes étapes l’évolution de la représentation de la famille en psychiatrie, de l’après-guerre à nos jours, c’est-à-dire jusqu’à l’émergence de la notion d’aidant familial. [1]
61. À cette époque, la famille est considérée comme un milieu pathogène dont il faut extraire le malade, le thérapeute viendrait réparer les torts d’autrefois. Cependant, H. Searles (1959) avait observé les retentissements des troubles à l’intérieur de la famille, ne méconnaissant pas « le fait qu’un patient qui lutte lui-même contre une psychose naissante projettera vraisemblablement la “folie” qui le menace sur l’un ou l’autre parent. Cela arrive souvent et même, à mon avis, presque toujours ».
72. La représentation évolue dans le contexte d’une époque contestataire où la famille, comme la plupart des institutions, est perçue comme un lieu enfermant. Selon D. Cooper (1967), la schizophrénie serait une tentative pour s’en libérer. Il faut alors soigner la famille pour soulager le malade. C’est le début des thérapies familiales.
83. Un consensus s’est progressivement installé sur la nécessité d’associer à la prise en charge du patient le soutien de sa famille. G. Ausloos (1995) a contribué à faire évoluer le regard sur les familles en introduisant une approche plus complexe, la famille pouvant être à la fois fragilisée et aidante. Il faut donc soutenir la famille en tenant compte de ses fragilités et de ses limites. La notion de « thérapie avec la famille » plutôt que « thérapie de la famille » a permis de sortir d’une vision essentiellement pathologique des liens familiaux et d’être attentif aux ressources des liens familiaux pour la personne malade.
94. De nos jours, notamment sous l’impulsion de Mac Farlane (2004), les familles de patients schizophrènes sont considérées comme « des familles “normales” confrontées à une maladie ou à un ensemble de maladies dont l’origine est cérébrale ». Cette approche fait entrer les troubles psychiatriques sévères dans le champ de la médecine générale, ce qui permet une globalisation et une standardisation des approches. Ainsi, à l’instar de toute autre pathologie chronique, on peut développer l’éducation thérapeutique du patient en lui apprenant « des comportements utiles qui lui font défaut » et en accompagnant sa famille dans le but « d’adapter l’environnement pour qu’il provoque moins de stress chez le patient ». Cette conception est retenue aussi car elle permet, économiquement parlant, d’analyser les problèmes de santé mentale sur la même base que les pathologies somatiques : lits d’hospitalisation, rechute, éducation thérapeutique…
10En ôtant toute spécificité à cette souffrance, cette dernière étape permet la systématisation du recours à l’aidant familial. Elle repose sur une banalisation de la souffrance psychotique et sur une négation des retentissements qu’elle induit chez ceux qui entourent la personne malade. Dans ce parcours, la relation entre le patient et sa famille a évolué d’une relation perçue comme impossible vers une relation qui irait de soi, et d’une proximité jugée néfaste à une cohabitation considérée comme nécessaire [2]. Reprendre l’histoire et assembler les différentes théories sur la place à « accorder » à la famille permet de mettre en perspective cette nouvelle syntaxe qui impose l’idée qu’il est évident, simple ou encore naturel de tenir une place d’aidant familial.
11Le partage des rôles qui se profile dans le modèle actuel – le médecin gère les crises et l’aidant familial assure le quotidien – pose des problèmes spécifiques dans le champ de la psychiatrie. En partant de la distinction que fait Gisela Pankow (1981) entre « le « corps-objet » et le « corps vécu » du schizophrène », nous proposons une grille de lecture pour comprendre les effets de cette approche sur la prise en charge de la personne malade.
12Le tableau ci-dessous permet de porter l’attention sur la radicalisation des places et sur son effet sur les relations, que ce soit les relations patients-aidants-soignants ou les relations intrafamiliales.
13Tout d’abord, cette radicalisation va à l’encontre des enseignements de la clinique en ce qui concerne les pathologies du lien. En séparant à ce point les rôles et la prise en charge, on perd de vue une approche globale de la personne : le corps du schizophrène est scindé alors que toutes les approches thérapeutiques ont cherché à le réunir. En effet, l’expérience clinique a appris la nécessité d’un travail constant de tissage relationnel pour éviter l’isolement de la personne malade, mais aussi l’importance de restaurer un contenant suffisamment sécurisant pour éviter le morcellement de sa pensée. Le recours à la contrainte, signalé dans le rapport Robiliard (2013) comme symptôme du dysfonctionnement de la psychiatrie actuelle, nous alerte sur les limites de cette prise en charge basée sur une distinction radicale des rôles. La contrainte, sous toutes ses formes d’expression (augmentation des hospitalisations sans consentement, augmentation du recours à la chambre d’isolement, mise en place des soins sans consentement à domicile…), serait-elle devenue le seul moyen de (re)lier « le “corps-objet” et le “corps vécu” du schizophrène » ? De forcer la rencontre et l’articulation entre la médecine du symptôme et le quotidien de la personne ?
14La crise est ainsi devenue la ligne de séparation entre ce qui est du ressort du soignant et ce qui est du ressort de l’aidant : la médecine s’occupe du corps et à la famille est confiée de façon non formelle une tâche indéfinie et sans limite de « veiller au quotidien », tel que le stipule le Plan psychiatrie et santé mentale 2011/15 (2011-2015). Il nous semble que, dans le sens hôpital-maison, cette ligne est facilement franchissable et que l’on élude ce que le retour à la maison représente pour les proches, parfois à l’origine de l’hospitalisation sans consentement. Dans le sens maison-hôpital, il y a souvent, selon le témoignage des familles, une suspicion autour de la parole de l’aidant, une mise en doute de la nécessité des soins. Nous pensons que cette distinction entre la médecine du symptôme et l’accompagnement du quotidien représente précisément ce qui fait monter la violence et ses corollaires : la contrainte et l’exclusion, car n’oublions pas le nombre croissant de personnes souffrant de troubles psychiatriques qui se retrouvent à la rue.
15Du point de vue des aidants familiaux, les dés sont pipés car il y a une disproportion dans cette distinction des rôles, où la charge laissée à la famille est devenue écrasante. On sait en effet que ce n’est pas le « corps-objet » qui domine la vie d’une personne atteinte de schizophrénie, mais son rapport au monde, aux autres et en particulier à ses proches, ce que G. Pankow appelle « le corps vécu » ou « l’être-là du schizophrène ». Par ailleurs, cette charge imposée à l’aidant peut aussi transformer, voire dénaturer le lien entre un malade et son proche, qui se trouvent bloqués tous les deux dans un rapport d’interdépendance aidant-aidé.
16La charte européenne de l’aidant familial le définit comme un « aidant naturel [3] ». Est-ce que le simple fait d’avoir des liens familiaux avec une personne malade suffit à être son aidant ? Ou, inversement, le fait de définir le rôle d’aidant familial n’enlèverait-il pas le versant naturel de la relation ?
17Ces « aidants », aujourd’hui plus que jamais, se retrouvent à la croisée d’une multitude de liens. À l’intérieur comme à l’extérieur de la maison, ils sont toujours dans une position d’adaptation, variables d’ajustement pour garantir ce qu’Henri Ey nommait la « continuité de coexistence » (1989). Ils apaisent les tensions intrafamiliales, gèrent les conflits de voisinage, font valoir les droits du patient, assurent les liens entre le patient et les services administratifs… Entre humour et amertume, le témoignage de la mère d’un jeune homme de 30 ans résume bien le paradoxe : « De toute façon, j’ai bien compris : pour les soignants j’en fais trop, mais pas assez… »
18Cette analyse montre que même si le parcours des familles en psychiatrie a été douloureux et parfois profondément injuste, il est néanmoins riche d’enseignements qui peuvent être compris plus sereinement aujourd’hui.
19Qu’est-ce que vivre avec une personne schizophrène ? « C’est vivre avec l’imprévisibilité et l’étrangeté au quotidien » disait le père d’un garçon souffrant de schizophrénie, « c’est accepter d’être perplexe » disait une patiente à propos de ce qu’elle attendait de son entourage. L’expérience de la psychose est donc celle du bouleversement de l’ordre des choses vis-à-vis de nos « repères habituels » dans le monde. Elle génère, chez les proches de la personne malade, de la perplexité, de la confusion, de l’angoisse et peut produire une souffrance très particulière, vertigineuse.
20Actuellement, les rares aides destinées aux aidants familiaux en psychiatrie sont des modules de formation de type éducation thérapeutique ou des programmes de psychoéducation. Former les aidants pour savoir comment faire, comment agir avec leur proche, n’est pas contestable en soi et peut correspondre à un réel besoin des proches qui se trouvent démunis dans cette situation. Cependant, limiter l’accompagnement des aidants à leur formation réduit la question de l’aidant familial à un rôle et à une fonction, mais ne prend pas en compte le nœud relationnel dans lequel ils sont impliqués (Davtian, Scelles, 2013). Pour les proches des patients en psychiatrie, la question est moins de faire que d’être : être capable d’être en présence et assurer cette présence au long cours. L’aidant familial est celui qui est en lien avec une personne pour qui le rapport à autrui est extrêmement complexe et génère des moments de grande souffrance, c’est pourquoi, lorsque la relation entre l’aidant et le malade est contrainte, posée comme une injonction sociale qui n’est plus questionnable, cela conduit, comme le montrent les travaux des thérapeutes familiaux, à une impasse thérapeutique. On constate alors « pour les proches du patient, une injonction impérative et totalitaire à la santé mentale » et pour le patient une impossibilité à se reconnaître et à s’exprimer autrement que « sous une forme symptomatique » (Chaltiel, 2005).
21Notre expérience auprès des proches de patients nous montre que soutenir les liens familiaux permet de lutter contre l’isolement du malade ; admettre que l’aidant familial puisse avoir des limites est une façon d’aider la personne malade à prendre conscience de ses propres limites, préserver la nature des liens, leur liberté et leur spontanéité permet à tous, proche comme malade, de pouvoir être à leur place (de parent, de frère [Davtian, Collombet, 2009], de conjoint ou d’enfant) naturellement. Il n’y a pas lieu de pousser les aidants familiaux dans un rôle de substitut de soignant, mais au contraire de les aider à maintenir leur proche dans la famille humaine, à rester présents à leurs côtés. En psychiatrie plus qu’ailleurs, soutenir et préserver les liens, c’est soigner.
Bibliographie
Bibliographie
- Ausloos, G. 1995. La compétence des familles, Toulouse, érès, 2012.
- Bungener, M. 1987. « Logique et statut de la production familiale de santé », Sciences sociales et santé, vol. 5, n° 5-2, p. 45-59.
- Carpentier, N, 2001. « Le long voyage des familles : la relation entre la psychiatrie et la famille au cours du xxe siècle », Sciences sociales et santé, vol. 19, n° 1, p. 79-104.
- Chaltiel, P. 2005. « Familles et psychiatrie : comment réduire les malentendus », Adolescence, n° 23, 2, p. 333-338.
- Cooper, D. 1967. Psychiatrie et antipsychiatrie, Paris, Le Seuil, coll. « Points, sciences humaines », 1978.
- Davtian, H. ; Collombet, E. 2009. « Pour une meilleure prise en compte des frères et sœurs de personnes souffrant de troubles psychotiques », Thérapie familiale, vol. 30, n° 3, Genève, p. 315-326.
- Davtian, H. ; Scelles, R. 2013. « La famille de patient schizophrène serait-elle devenue une ressource inépuisable ? », L’Information psychiatrique, n° 89, p. 73-82.
- Ey, H. 1989. Manuel de psychiatrie, 6e édition cité par B. Durand, 2013, Santé mentale, n° 183.
- Mac Farlane. 2004. Cité par J. Miermont, « Thérapies familiales et schizophrénie », Encyclopédie médico-chirurgicale, 37-295-D-10.
- Ministère des Affaires sociales et de la Santé. 2011-2015. Plan psychiatrie et santé mentale.
- Pankow, G. 1981. L’être-là du schizophrène, Paris, Aubier.
- Quetel, C. 2012. Histoire de la folie, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, coll. « Texto ».
- Robiliard, D. 2013. « Rapport d’information sur la santé mentale et l’avenir de la psychiatrie », Assemblée nationale, France, n° 1662.
- Searles, H. 1959. L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Folio essais, 2010, p. 93-163.
Mots-clés éditeurs : schizophrénie, soin à domicile, coexistence, aidant familial
Mise en ligne 20/06/2014
https://doi.org/10.3917/empa.094.0047Notes
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[*]
Hélène Davtian, psychologue clinicienne, doctorante université de Rouen, équipe tif.
helene.davtian@free.fr -
[**]
Éliane Collombet, psychologue clinicienne, délégation Unafam 92.
eliane.collombet@unafam.org -
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Nous prenons ici la schizophrénie comme archétype des pathologies psychiatriques, en particulier parce que le rapport soignant-famille fait l’objet d’une importante littérature.
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[2]
Près de 60 % des personnes hors institution vivent dans leur famille. Pour 45 % des familles, cette situation est non souhaitée et ressentie comme une contrainte forte. (Sur 1 844 questionnaires, étude de M. Bungener,
« Trajectoires brisées, familles captives, la maladie mentale à domicile », Pour la recherche, n° 14, Économie et santé mentale, 1997.) -
[3]
« Les aidants dit naturels ou informels sont des personnes non professionnelles qui viennent en aide à titre principal, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de leur entourage pour les activités de la vie quotidienne. Cette aide régulière peut être prodiguée de façon permanente ou non et peut prendre plusieurs formes, notamment le nursing, les soins, l’accompagnement à la vie sociale et au maintien de l’autonomie, les démarches administratives, la coordination, la vigilance permanente, le soutien psychologique, la communication… » (Charte européenne de l’aidant familial, coface, 2009, Bruxelles).