Empan 2014/2 n° 94

Couverture de EMPA_094

Article de revue

Échanges entre aidants, professionnels et bénévoles

Pages 41 à 46

English version

1L’aide, un engagement au quotidien... faire bouger les lignes dans la rencontre professionnelle,

2Paule Legendre

3Aider ! Pourquoi ? Qu’est-ce qui me pousse ? Cela vient de très loin.

4Il me semble que l’éducation que j’ai eue, les valeurs familiales de respect d’autrui et le scoutisme surtout ont favorisé mon désir d’aider autrui, mes engagements politiques, syndicaux et associatifs.

5La question de l’autre a toujours été présente dans ma vie. Être en position d’aidant, c’est toute mon histoire. Aider, c’est exister. Solidarité, fraternité sont des idéaux qui m’animent et donnent sens à ma vie. Il y a plusieurs façons d’aider. Je n’aborderai pas l’aide matérielle, concrète, mais seulement l’aide psychologique. Je vais essayer d’illustrer par des exemples vécus plusieurs idées.

6L’aide s’appuie toujours sur une rencontre véritable avec l’autre.

7Madame X est venue me consulter pour son fils de 4 ans qui avait un retard de langage. Elle m’a expliqué sa situation : elle avait deux grands garçons d’un mariage précédent et un petit dernier d’une autre union. Elle voulait aider son fils pour qu’il réussisse dans sa vie. Après quelques rendez-vous pour un bilan psychologique, j’ai reçu cette maman pour lui restituer les résultats et lui proposer une orientation en cmpp pour son fils.

8Elle s’est mise à évoquer son passé. Sa mère était décédée dans un accident de voiture quand elle était petite. C’était son père qui conduisait après un repas de fête très arrosé. Il en a été inconsolable et progressivement s’est mis à boire, ce qu’elle ne supportait pas. Il est mort d’une cirrhose du foie. Au fur et à mesure qu’elle parlait, mon esprit était mobilisé par un dilemme intérieur : « cette femme est alcoolique », et pourtant rien d’effectif ne venait l’étayer. Son haleine ne le justifiait pas, son visage à peine, je me questionnais sur cette impression. Je n’étais plus concentrée dans l’écoute quand soudain, elle me dit : « Je dois vous avouer quelque chose, je bois. » Là, sans me contrôler, sans réfléchir comme devrait sans doute le faire une psychologue, une phrase me traverse, m’échappe et je m’entends lui répondre : « J’étais en train de me poser la question. » Silence. Ma réaction brutale nous a laissées l’une comme l’autre sans voix. Elle est partie. J’étais mal à l’aise. Pourquoi ne m’étais-je pas tue ?

9Je l’ai revue quelques jours plus tard, surprise qu’elle me remercie de l’avoir aidée à réfléchir. Jamais elle n’avait pensé que son alcoolisme pouvait se voir, elle l’estimait peu important, même s’il l’a conduite à des actes graves. Elle ne buvait que le soir. Rentrée chez elle, elle en a discuté avec son fils aîné, qui lui a dit : « Au moins, cette psychologue parle vrai. » À partir de cet incident qui a touché son image, son identité, elle a pu commencer un travail sur elle-même et a envisagé de se soigner. Pour elle, j’ai eu un langage de vérité. Était-ce le ton, les mots ou tout ce qui s’était passé avant ? Je ne sais pas. On ne connaît pas l’impact que l’on a sur autrui. Elle est venue pour son fils et c’est avec elle qu’il y a eu par la suite une rencontre vraie provoquée par une écoute flottante. J’étais à distance, je ne collais plus à ses dires, j’étais dans mes pensées quand elle m’a rejointe sur le thème de la boisson et je me suis laissée prendre. Il me semble que quelque chose s’est joué d’inconscient à inconscient. Mes paroles ont engendré pour elle, malgré moi, un processus d’élaboration, donc de subjectivation. Cet exemple me confirme qu’il ne faut pas se laisser enfermer dans un fonctionnement trop strict.

10Le métier de psychologue clinicienne territoriale est défini par un texte de loi, par le cadre de l’institution et par le type de population que nous recevons. En tant que professionnelle, j’ai été confrontée à des personnes en grande difficulté qui ne pouvaient pas, la plupart du temps, trouver de réponses curatives dans les dispositifs existants. Aussi ai-je été amenée à faire des accompagnements, à faire bouger ce cadre défini par ma fonction. La demande était souvent articulée autour de l’échec scolaire, des troubles du comportement, des problèmes de couple, de toutes les expressions du mal-être, du mal-vivre. Il s’agissait pour moi d’aider la personne à trouver des réaménagements possibles aux situations qui lui paraissaient sans issue. Je me suis parfois autorisée à changer de place, à être humaine simplement, malgré les limites de mon poste. Cette forme de passage à l’acte me paraissait nécessaire, et s’imposait à moi, à un moment donné, pour une personne singulière.

11Je repense à Madame B, dont les deux enfants étaient placés en famille d’accueil. Il était difficile de la rencontrer, elle fuyait les travailleurs médicosociaux. Elle n’était pas insérée socialement : elle ne payait rien, ni loyer, ni edf, ni taxe d’habitation, ni assurance, ni amendes. Elle avait des dettes un peu partout, elle était dans une logique d’aide financière. Elle n’avait pas vu ses enfants depuis plusieurs mois, elle les revendiquait sans rien mettre en place pour eux, sans faire les démarches nécessaires. Elle était décrite comme « immature, insaisissable, instable, ayant toujours de bonnes raisons pour expliquer ses absences ». On peut lire aussi la concernant : « Il est très difficile de lui faire respecter des engagements même bénins. Un véritable travail n’a pu être effectué avec elle car elle se livre peu et fuit dès que l’on pousse les investigations. »

12Et puis un matin, elle est venue me voir pour parler de son histoire d’enfant placée, rejetée. Elle me disait que c’était important pour elle de venir, que ça lui faisait du bien, mais elle oubliait souvent les rendez-vous. Comme elle habitait près du centre social, un jour où j’avais du temps, ne la voyant pas arriver, je suis allée sonner à l’interphone de son immeuble pour lui rappeler son rendez-vous. J’ai dû le faire deux fois. Ce geste a marqué un tournant. Elle manquait moins. Plus tard, elle m’a expliqué qu’elle avait senti que j’avais de l’estime pour elle et qu’elle comptait pour moi. Il semblerait que ce fut une aide. Je pense que parfois il ne suffit pas d’être disponible, de tendre la main à la personne qui est au fond du trou pour qu’elle la saisisse si elle n’en a pas la force, il faut descendre la chercher. Il s’agit d’aller là où le sujet se trouve, de se mettre à sa portée puis de l’accompagner pour aller un peu plus loin, un peu plus haut, renforcer un Moi ou construire un « je » plus solide.

13Ce que j’ai fait n’était pas dans mes attributions. J’ai travaillé avec ce que j’étais en essayant de mobiliser ce qu’il y avait de vivant chez les différentes personnes que j’ai rencontrées. Il y avait une attente de ma part, un désir qui a ouvert une porte, qui m’a fait bouger, qui m’a décalée par rapport à ma place définie par le profil de mon poste et qui m’a transformée. La parole, l’histoire que la personne vient déposer, est unique et entre en résonance avec une partie de moi consciente ou inconsciente qui mobilise ma créativité, qui m’interroge. Cela n’est pas vrai pour tous et là je n’ai aucune idée de ce que j’ai pu apporter ou pas.

14Qui aide qui ? Ces rencontres ont laissé leur trace, elles sont encore en moi.

15Professionnelle bénévole et… aidante !

16Martine Leconte-Volpert

17Aider ! Pourquoi ? Qu’est-ce qui me pousse ? Cela vient de très loin.

18Avec Paule, au fil de nos échanges, nous avons constaté que nous avions un socle commun (éducation, scoutisme), et je reprends à mon compte les propos de Paule quand elle dit que l’aide a toujours été au centre de sa vie.

19J’ai le souvenir, enfant, d’avoir été « instrumentalisée » par des adultes pour donner, au moment de Noël, de la main à la main, des oranges à « des pauvres ». J’avais 6 ans et je sentais que ce n’était pas la bonne façon de faire un don. J’ai eu longtemps un sentiment de malaise, de honte, à l’évocation de ce souvenir. Là, j’ai compris quelque chose de la fonction d’aidant. Ce sentiment de honte que j’ai ressenti m’a permis de saisir intuitivement l’humiliation que pouvaient éprouver ces personnes. Dans un après-coup, cela m’a confortée dans l’idée que l’aide ne peut se faire que dans l’altérité, dans un échange, en reconnaissant l’autre comme une personne, un sujet qui me donne quelque chose de lui.

20Quand j’ai été plus libre de mes choix, je me suis engagée dans des études orientées vers l’écoute et le soin (psychologie), dans des engagements politiques, syndicaux et associatifs. Après une longue activité de psychologue dans la fonction publique, alors que j’étais déjà engagée à Médecins du monde, au moment de ma retraite j’ai pris la responsabilité d’une équipe qui s’occupe de l’adoption internationale pour la région Midi-Pyrénées. J’avais des compétences que je ne voulais pas voir disparaître.

21J’ai été recrutée en tant que psychologue bénévole. Recrutée et bénévole semblent antinomiques : il m’est demandé d’être professionnelle et non rémunérée. C’est dans ce cadre du bénévolat, cet entre-deux, que j’ai appris un nouveau métier. Suis-je une professionnelle de l’adoption ou suis-je simplement aidante ? Je peux répondre : les deux à la fois, parce que je mets mes compétences professionnelles au service d’un oaa (Organisme autorisé pour l’adoption) et dans ce contexte, j’aide des couples à réaliser leur projet d’adoption.

22J’accueille ceux qui ne peuvent procréer eux-mêmes et envisagent l’adoption pour devenir parents. Je les écoute dans leur douleur de renoncer à l’enfant biologique tant désiré et je les aide à se projeter dans une autre façon d’être un jour parent. Je les soutiens dans leurs démarches semées d’obstacles qui les mettent à vif : attitudes et questions intrusives, où leur narcissisme est mis à rude épreuve. Je contiens les émotions et je passe avec eux de l’idéal au réel de l’enfant. Je les prépare à s’engager dans cette nouvelle forme de parentalité, puis je les accueille avec le ou les enfants. Mon rôle est d’accompagner le processus d’adoption, d’aider à surmonter les difficultés qui ne manquent pas de surgir, sans me positionner comme un sujet supposé savoir. Aider ces futurs parents à trouver leurs propres réponses liées à leur sensibilité, à leur personnalité, à leur histoire, à leur mode de vie, tout cela demande une bonne écoute, beaucoup de souplesse et de ne pas projeter ses propres références.

23J’ai un rôle de psychologue vis-à-vis de l’adoption, duquel l’État et les collectivités locales se sont beaucoup désengagés. Mais en même temps, est-ce logique d’occuper cette place, celle de quelqu’un qui pourrait être rémunéré et qui accomplit un véritable travail social et préventif ? Non, ce rôle devrait revenir à l’État, comme au Canada ou en Belgique. En France, les collectivités locales ne font pas de préparation à la parentalité adoptive et n’assurent le suivi de l’enfant adopté que pendant six mois. La prévention n’est pas prioritaire. Dans ce contexte du bénévolat, je me sens plus libre, sans hiérarchie contraignante. Celle-ci prenait des décisions, nous imposait des formes de travail qui bien souvent témoignaient d’une méconnaissance de notre métier et des personnes que nous recevions. Avec ce changement de cadre, mon fonctionnement est plus souple, je suis responsable, impliquée dans mes actes, ce qui a libéré ma créativité, mon imaginaire, pour réaliser des actions aidantes. Je me sens plus dans l’informel, sur un principe d’égalité, et moins dans l’institué. Il est plus facile pour moi, étant de l’extérieur, de faire bouger les marges des institutions qui s’occupent d’adoption, de les interroger sur leurs pratiques et leurs attitudes parfois déshumanisantes. C’est ma liberté d’action !

24Je n’ai jamais adopté, je ne peux être qu’en position d’aidant, en empathie.

25Certains membres de l’équipe sont aussi parents adoptifs, ils ont un savoir, une expérience liés à leur vécu qu’ils partagent avec nous. Les échanges enrichissent nos pratiques, nous évitent bien des maladresses. Par ailleurs, ces professionnelles-bénévoles-parents adoptifs nous servent parfois de caution auprès de candidats à l’adoption ou de nouveaux parents en difficulté. Elles ont une connaissance concrète des arcanes administratifs et judiciaires. Elles savent ce que représente l’accueil d’un enfant qui vient du bout du monde. L’enfant adopté lui-même va me faire savoir que je fais fausse route et va trouver le mot juste pour dire ce qui le préoccupe.

26Dans le cadre de mon bénévolat à Médecins du monde, j’ai été chargée du suivi et de l’accompagnement pendant les deux premières années du processus d’adoption d’Irina, adoptée en Russie à l’âge de 7 ans. Les rencontres ont eu lieu au domicile de la famille. À part les politesses d’usage, j’ai été rapidement alertée par le fait qu’Irina se mettait très vite en retrait de l’entretien. Elle se bouchait les oreilles avec ses écouteurs, comme si cela ne la concernait pas. Irina refusait d’évoquer son passé et son adoption, ce qui semblait être également la position des parents. Je trouvais cette attitude préoccupante. Cependant, tout allait bien en famille comme à l’école. Au bout des deux ans, le suivi s’est terminé.

27À son entrée en sixième, elle présente une phobie scolaire accompagnée de crises de violence, ce qui l’amènera à être hospitalisée. Les parents vont faire appel à moi pour essayer de comprendre ce qui se passe. Après plusieurs rencontres, j’oriente Irina et ses parents vers un cmpp, où une prise en charge se met en place progressivement. Toutefois, j’apprendrai plus tard qu’elle refuse assez vite la thérapie. Quatre ans après, je reçois en décembre un appel au secours des parents. Irina a refusé de faire la rentrée scolaire, elle a maintenant 17 ans et elle est complètement déscolarisée. Pendant l’été, elle a passé le bafa pour faire de l’animation auprès d’enfants. Elle a trouvé un emploi d’animatrice durant les vacances scolaires de Toussaint, au centre aéré où elle allait elle-même depuis l’âge de 7 ans. Sans activité et sans emploi, Irina décompense, reste terrée dans sa chambre, refusant toute participation à la vie familiale et réagissant avec une grande violence à la moindre frustration. À partir de là, je vais recevoir à leur demande, plusieurs fois, les parents puis Irina, qui acceptera de me rencontrer trois fois, tout en refusant toute prise en charge adaptée. À plusieurs reprises, tard le soir (22 heures), les parents, désemparés devant une crise de violence d’Irina, m’ont appelée. Je suis la seule personne à qui elle accepte de parler au téléphone et j’arrive à rétablir le calme dans la famille. Je vais les soutenir pendant un an. Le couple va alors participer à un groupe de parole de parents et les relations familiales vont s’améliorer.

28Avec le recul, je constate que j’ai représenté pour cette famille un étayage indispensable et je suis encore une référence pour eux. Dans les pires moments de leur histoire avec Irina, ils ont fait appel à moi alors qu’ils avaient beaucoup d’autres interlocuteurs possibles. Je suis convaincue d’avoir été en position « d’aidant », même si au départ j’ai été repérée comme psychologue. Je n’ai jamais pris la place de thérapeute bien que mes actions aient entraîné des effets thérapeutiques. Cela a fonctionné sur une identification possible, sur ma bienveillance, sur ma capacité à les contenir et à tenir sur la durée. En général, ma façon de ne pas laisser tomber quelqu’un, c’est de le maintenir présent dans ma pensée, il me semble que cela a des effets.

29Cet échange-là est aussi une aide qui nous a permis de nous retrouver dans ce compagnonnage qui a débuté il y a bien longtemps maintenant !

30Le rôle d’aidant s’inscrit au sein de la société civile. Celle-ci développe des solidarités afin de suppléer au vide laissé par l’État ou de le combler (actions de prévention, soutien aux malades, aux alcooliques, aux mourants …). Au départ, les initiatives sont prises par des aidants profanes qui vont s’organiser et se structurer en associations. Ceux-ci vont solliciter les aidants professionnels pour développer, pérenniser et rendre plus performants leurs projets d’aide.

31Aider peut également mettre l’autre en position de dette. Un professionnel est payé pour son travail, mais comment articuler don/dette et bénévolat ? Aider ne se fait jamais dans un seul sens, c’est un système à bénéfice réciproque, c’est une rencontre mutative. Aider renforce l’estime de soi. Les ratés, les échecs et le travail en équipe permettent de ne pas se sentir tout-puissant. Aider n’est pas toujours perceptible, nous ne savons pas vraiment ce que nous apportons, certains retours nous ont surpris.

32Nous avons fréquemment été amenées à faire bouger le cadre défini par la fonction que nous occupions et lorsque nous avons travaillé avec une certaine liberté vis-à-vis du cadre, nous avons pu être créatives. Chaque situation est singulière, une même problématique n’entraîne pas une même réponse, ce qui a permis souvent dans un après-coup de montrer que nos fonctionnements non orthodoxes ont eu des effets bénéfiques, des effets thérapeutiques. Nous avons dû être aidantes sans nous positionner en thérapeutes mais en nous impliquant personnellement, en étant sujet face à un sujet. Nous avons eu l’occasion de faire de belles rencontres qui nous ont ouvert des univers insoupçonnés.


Mots-clés éditeurs : authenticité, famille, rencontre, bénévole/professionnelle, altérité, système de soin, aide

Mise en ligne 20/06/2014

https://doi.org/10.3917/empa.094.0041

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