Empan 2014/2 n° 94

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Article de revue

L'empowerment : au-delà du terme, vers une démarche particulière

Pages 144 à 148

Notes

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1Parce que l’empowerment fait son entrée en France depuis quelques années, dans le secteur social notamment ; parce qu’au-delà de cette notion intraduisible se dresse une démarche audacieuse, il est nécessaire de mettre en lumière ce processus. Sans prétendre être une analyse exhaustive, cette présentation représentera une facette de ce paradigme anglo-saxon. Au regard d’exemples américains, il sera illustré comme une démarche adaptable à notre système français.

Les organismes à but non lucratif de San Francisco

2L’empowerment est un concept pluraliste qui s’aborde différemment selon la perspective choisie (sociale, politique ou éthique) et le niveau étudié (individuel ou communautaire). De façon constante résonnent derrière ce terme des mots tels que pouvoir, contrôle, responsabilité, décision, capacité, initiative, encouragement, motivation et compétence. Depuis quelques années, des organismes philanthropiques se sont emparés de cette pratique pour contribuer au développement social local. D’une part, cela bénéficie à leurs usagers. Ils encouragent la population à reconnaître et à renforcer ses connaissances, ses compétences, l’estime de soi et la confiance en soi. Le but est d’être capable de mobiliser individuellement ou collectivement les ressources nécessaires pour surmonter les obstacles rencontrés au cours de sa vie personnelle. Et ainsi se sentir en contrôle de sa propre vie. D’autre part, l’empowerment concerne les associations elles-mêmes. Maîtriser l’analyse d’une situation et la définition de ses enjeux leur donne la capacité d’apporter une réponse adaptée aux réalités territoriales.

3L’analyse se base sur des organismes à but non lucratif établis à San Francisco. Ce choix se justifie du fait de leur démarche significative de capacitation [1] (empowerment). Qu’ils soient à but culturel, social ou environnemental, ils aspirent à soutenir la communauté pour et avec les usagers. Leurs objectifs ne se limitent pas à la charité, mais visent des causes profondes similaires à nos politiques publiques françaises : combat contre les discriminations, la violence, la pauvreté et l’illettrisme, lutte pour l’accès au logement pour tous, actions d’aide envers la jeunesse, les personnes à mobilité réduite, le développement culturel et artistique. Leurs managements, à l’origine basés sur le schéma des grandes entreprises et de leur technostructure, sont maintenant calqués « sur ceux du monde de la finance [2] ». Le déclin de la « boîte noire » a engendré l’essor d’une organisation particulière où les directeurs financiers gagnent en importance, où la notion de risque du marché financier entre en jeu et où une division cognitive du travail apparaît. En associant cette évolution de leur modus operandi à la pratique de l’empowerment, les organismes à but non lucratif de San Francisco se distinguent notamment au regard de l’utilisation des fonds monétaires, de la gestion des membres et bénévoles au sein de l’association, et de la pratique de l’évaluation.

Utilisation libre et territorialisée des fonds monétaires

4La philanthropie américaine prévoit peu l’intervention directe de l’État, conduisant les organismes à se tourner vers la charité privée. La recherche de « grants » ou subventions est incontournable pour mener à bien leurs actions. Ils dédient parfois un poste à temps plein pour accomplir cette tâche et pour faire connaître autant que faire se peut leurs missions (bulletins d’information réguliers et site Internet détaillant précisément leurs programmes et leur actualité). L’octroi de finances est parfois conditionné à des exigences d’efficacité ou de performance : les financeurs privés et publics souhaitent voir leur investissement porter ses fruits. Des résultats probants et significatifs doivent être présentés. Certaines organisations refusent d’encadrer leur mission et de limiter leur marge d’action au regard de critères imposés par leurs financeurs. Elles estiment que la capacitation commence par là. Elles optent pour le tout privé d’une part, et exigent d’autre part de leurs partenaires financiers un soutien « aveugle », sans obligation de résultats chiffrés en contrepartie. Un directeur d’une association venant en aide à de jeunes sans-abri [3] explique que ce choix est un gage de sa liberté et de son pouvoir d’action. En démontrant ex ante à ses partenaires financiers que sa mission répond à un réel besoin social, malgré des résultats incertains, il a obtenu les fonds nécessaires à une mise en œuvre indépendante de son programme. Les orientations stratégiques de l’association sont prévues en interne sans justification exigée. Et s’il se dit quand même prêt à évaluer son programme, il s’agira plus de créer un outil d’apprentissage qu’un outil à finalité déontologique [4].

5L’exemple suivant, sortant quelque peu du cadre limité aux organismes à but non lucratif, illustre comment l’emploi territorialisé de fonds publics favorise l’empowerment. Le Département public des enfants, des jeunes et de leurs familles de San Francisco a mis en place un fond particulier appelé Youth Empowerment Fund [5] (yef). Environ 3 % des finances publiques de ce département sont confiés au yef (soit 1 million $ par an [6]) afin de soutenir une partie de ce que l’on pourrait nommer politique de la jeunesse. Le yef est dirigé par un groupe de jeunes de moins de 21 ans qui décide du financement de projets eux-mêmes menés par des jeunes. L’objectif est de donner l’opportunité à cette nouvelle génération d’enrichir sa capacité à prendre des décisions et sa qualité de dirigeant. Grâce à un travail en groupe avec leurs pairs et encadré par des professionnels, les jeunes apprendront à identifier des enjeux socio-économiques et à leur apporter des réponses. Cette initiative pour et par la jeunesse de San Francisco permet l’acquisition de connaissances et de compétences suffisantes pour prendre ses responsabilités et les décisions adéquates pour sa communauté et pour soi-même. Bref, pour s’empoweriser !

Membres et bénévoles impliqués

6Basées sur un modèle similaire au développement social local en France, certaines associations prévoient une gestion active de leurs membres. Ces derniers, directement impliqués et concernés par les actions, en dirigent la mise en œuvre. La notion d’empowerment siège au cœur de leur valeur fondamentale. Le slogan « Rien sur nous sans nous n’est pour nous [7] » retranscrit cette idée que chacun doit cibler les enjeux qui le concernent et se battre pour y trouver des solutions. Les membres agissent entourés de leurs pairs, soutenus et encadrés par des professionnels du secteur. Informés de l’agenda de leurs actions, des comptes-rendus de réunions avec les décideurs politiques, des élections locales les concernant, les membres peuvent activement et consciemment agir avec des moyens humains, matériels et intellectuels adaptés.

7Les organismes s’appuient également sur le bénévolat afin de poursuivre leur engagement. Cette source de soutien économiquement intéressante est considérée comme partie intégrante de l’organisation. Comme il existe un département des ressources humaines, certaines associations prévoient un poste de responsable de bénévoles lorsqu’un nombre élevé de bénévoles est impliqué. Ma rencontre avec l’une d’entre eux m’a permis de comprendre la puissance du bénévolat. Les bénévoles sont des acteurs à part entière puisqu’ils sont formés [8] et reconnus pour leur travail. Cette employée d’une association venant en aide à de jeunes sans domicile fixe de San Francisco [9] coordonne soixante-dix bénévoles. Elle les recrute tout au long de l’année parmi une pléthore de candidatures. Elle les assigne à des tâches déterminées en collaboration avec le personnel de l’association. Le but est d’alléger les charges de travail des professionnels pour qu’ils consacrent la plupart de leur temps à aider et à assister les jeunes. L’ambition est de permettre aux travailleurs sociaux de consacrer un maximum de temps à répondre aux besoins des usagers. Les tâches telles que répondre au téléphone, inscrire les nouveaux arrivants et les diriger vers le service adéquat sont laissées au soin de bénévoles.

8Le recours au bénévolat permet aussi à de nombreuses organisations de faire profiter leurs usagers du savoir-faire spécifique de certains bénévoles (professeurs de langues, artistes, cuisiniers, etc.). Cette opportunité favorise la découverte de nouveaux domaines d’activité et l’acquisition de connaissances et compétences supplémentaires. L’estime de soi et la confiance en soi en seront d’autant plus amplifiées.

Une pratique mature de l’évaluation

9L’évaluation de programmes (appelée également évaluation de projets et de politiques publiques, et à ne pas confondre avec d’autres logiques telles que l’audit, l’évaluation de compétences ou la démarche qualité) s’est affirmée comme une pratique essentielle à l’accompagnement des organisations sociales. En choisissant d’évaluer leurs programmes, les organisations acquièrent une meilleure capacité d’action. Elles prennent du recul sur leurs actions et leur organisation pour une meilleure compréhension et maîtrise. La démarche d’évaluation fournit un ensemble de données qualitatives et quantitatives, d’analyses, de recommandations et de préconisations favorables à cette prise de pouvoir. Leur questionnement permet de vérifier la pertinence du programme au regard du besoin social, sa cohérence par rapport à sa théorie initiale, l’efficacité de sa mise en œuvre, son impact systémique et/ou son efficience [10]. De plus, l’évaluation encourage les organisations à ouvrir la démarche de capacitation à leur personnel et aux usagers. Les entretiens individuels ou collectifs du personnel et les enquêtes de satisfaction des usagers ne sont pas des leviers de pression ou des injonctions à une justification de compétences mais des moyens d’expression. On ne juge pas l’individu mais on aspire à cerner dans son ensemble les rôles, les pratiques professionnelles et les objectifs développés au sein du programme.

10Effectuée en externe par l’intermédiaire d’un cabinet d’évaluation, l’évaluation peut aussi être réalisée en interne. Plusieurs organismes de San Francisco ont développé leur propre département d’évaluation [11]. En parallèle de l’apport personnel, ils enrichissent le secteur de leur expérience et de leurs connaissances. En partageant leur expertise, par exemple sur le mal-logement des jeunes (youth homelessness) et l’enfance en danger, ils jouent un rôle d’observatoire social. Les précieuses données collectées et analysées permettent justification et illustration des prises de position des associations au cours des décisions politiques. Ces organismes sont des acteurs significatifs, reconnus pour leur rôle dans l’amélioration et l’orientation stratégique du secteur.

11Le mot empowerment recouvre une démarche complexe dont la définition et la mise en œuvre varient d’un pays à un autre, d’une philosophie du pouvoir à une autre, d’un domaine à un autre. Les mouvements pour l’émancipation des femmes, pour les droits de la communauté homosexuelle et pour l’égalité des minorités ethniques aux États-Unis en sont une conséquence. Assumer son modèle de protection sociale en est une autre [12].

12En France, l’empowerment est d’autant plus adaptable qu’il existe déjà de nombreuses pratiques professionnelles allant dans ce sens. Le développement social local n’en est qu’un exemple. L’idée est de les agrémenter, de les compléter et de les finaliser. On pourrait s’entourer d’un mécénat plus large, ciblé et territorialisé. Cette manne financière non négligeable peut rimer avec indépendance et intégrité. Un bénévolat développé et valorisé soutiendrait les professionnels dans leur mission. Une pratique de l’évaluation mature, choisie et acceptée, constituerait un ensemble de connaissances dont l’ascendance sur les décisions politiques serait notable.

Notes

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