Notes
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[*]
Odile Sanz
sanzmanu@hotmail.com -
[1]
Sous la direction de M. Capul, L’invention de l’enfance inadaptée, Toulouse, érès, 2010.
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Cf. dans L’invention de l’enfance inadaptée : J. Jover, R. Puyuelo, M. Baquedano.
« Je vous parle d’un tempsQue les moins de 20 ansNe peuvent pas connaître. »
1Cette histoire commence en 1964 et se terminera... beaucoup plus tard.
2Pour l’introduire, une piste m’a été proposée, incidemment, il y a quelques jours, par Marie-Luz, 87 ans, l’autre grand-mère (l’Abuela) de nos petits-fils espagnols. Nous parlions enfants, éducation… elle évoque une situation difficile entre une de ses filles et son propre fils. Quelle réponse apporter ? « Nada mas que estar aqui », préconise Marie-Luz. (rien d’autre qu’être là).
3Dans notre village d’Aragon, lorsque nous saluons nos voisins par le rituel « buenos dias, que tal ? », la réponse est invariablement : « Pues … aqui estamos » (nous sommes ici).
4Être là pour que quelque chose advienne – une rencontre, un geste, un regard –, être là pour en témoigner, pour se souvenir, pour dire, comme dans la comptine « c’est celui qui dit qui est ».
5Nous sommes donc en 1964. Je fais le voyage de Lyon à Toulouse pour passer le concours d’entrée à l’école d’éducateurs (pas encore cfes, ni irfces, encore moins Institut Saint-Simon !) et je dois « plancher » sur un sujet étonnant : « être éducateur, une vocation ? Un métier ? » Nous sommes bien à cette période charnière où l’idée d’un engagement personnel est toujours présente en même temps que se précise la nécessité d’une professionnalisation avec l’élaboration de la Convention collective de 66.
6En cours de formation, je rencontre Manuel, qui deviendra mon mari. Nous sommes diplômés en 1967 et embauchés à l’Institut pédotechnique de Saint-Simon. Tous deux éducateurs d’internat – avec des horaires qui ignoraient largement les 35 heures et les rtt –, et déjà parents d’un petit garçon, nous faisons le choix de loger dans l’institution, côtoyant ainsi médecin-directeur, élèves éducateurs en internat (l’école d’éducateurs et le centre d’application se trouvant intriqués sur un même espace) et autres personnels logés… (à cette époque, l’institution ne connaissait pas le vide : institution « centripète » qui, progressivement, deviendra « centrifuge »).
7Ainsi, nous allons durablement entremêler histoire familiale et professionnelle, avec en toile de fond l’évolution du secteur « enfance inadaptée ». Notre second fils est né quelques mois après Mai 68. À la naissance du troisième, en 1972, correspond la mise en place du diplôme d’État, le déménagement de l’école d’éducateurs. Manuel quitte l’internat et devient formateur.
8Il n’est pas question, ici, de refaire l’histoire de Saint-Simon. L’ouvrage dirigé par Maurice Capul, L’invention de l’enfance inadaptée [1], est, de ce point de vue, infiniment riche et complet. Il s’agit simplement de donner une chronologie et un cadre à ce récit, d’évoquer une scène où, parmi d’innombrables acteurs, nos propres enfants ont – peut-être – joué un rôle. Curieusement, les écrits sur l’histoire de Saint-Simon, qui développent largement le concept d’« internat habité [2] », ne font pas mention de manière spécifique de ceux que notre fils aîné nomme « les autres enfants de l’institution » – les enfants du personnel logé. Si ma mémoire est bonne, entre 1964 et 1984, environ quarante enfants ont séjourné ici avec leur famille. Ils pouvaient être entre douze et quinze simultanément, présences plus ou moins visibles mais certainement pas négligeables.
9Quel regard ces « autres enfants » ont-ils porté sur cet univers particulier, sur ces voisins parfois étranges ? Quels liens ont-ils su créer avec ces enfants différents ?
10Nos trois fils ont accepté de « convoquer » leurs souvenirs et ils l’ont fait avec un vrai plaisir. Il me semble que le mieux est de leur laisser la parole.
Premiers souvenirs, premières impressions
« Dans mes premiers souvenirs, il y a des arbres immenses, un parfum de magnolia et, surtout, plein d’enfants que j’entends jouer. »
« Le Centre… C’est comme ça qu’on l’appelait. Le centre de notre monde, notre nombril à nous, à nous tous. Avec les fous, les pas fous, les presque fous, les en devenir, en partance, en perdition. Un lieu clos, protégé du regard extérieur et dont le paradoxe était de t’ouvrir à l’autre, de porter le regard plus loin sur la différence, la dissemblance, comme si, de cette place, la vue sur le monde semblait plus dégagée… ».
« On a grandi dans un contexte complètement à part : c’était tellement riche, il y avait tellement de trucs à faire, d’opportunités, un terrain de jeux et d’expériences fabuleux… mais peut-être trop de sollicitations ? Il m’est arrivé de rêver d’une maison, un jardin, un lieu plus intime et stable. Après coup, je réalise à quel point c’était riche de possibilités, de liberté… Heureusement que je n’ai pas eu une enfance “normale”. ».
Les rencontres, les relations
« … Je commence à jouer dehors. C’est grand ; il y a des pelouses, des toboggans, des rues où je peux apprendre à faire du vélo sans danger et puis ces garçons plus grands que moi qui se laissent attraper quand on joue à cache-cache… J’ai souvent l’impression de faire partie d’une grande famille, ce qui n’est pas étonnant car souvent ma mère va dormir aux Roseaux avec les enfants du centre. Ça crée des liens ! Quand je me balade, il y a toujours des adultes qui me disent bonjour et qui sont gentils avec moi. Je ne sais pas encore que ce sont des éducateurs, le personnel de la cuisine, le jardinier. Il y a aussi J.-C. Forestier qui me donne des feuilles et des crayons pour dessiner… Bien sûr, ici, les enfants ont souvent un comportement étrange : Thierry et ses colères d’anthologie, en train de se plier en deux comme un ressort. Bertrand qui tape rythmiquement sur ses doigts, Rachid et les autres… ailleurs, inatteignables… ».
« Il m’a toujours semblé normal de déambuler dans le centre en évitant la remorque invisible du tracteur tout aussi invisible d’Albert, de stopper Rachid dans ses tentatives de goûter les feuilles toxiques de laurier, de refiler en douce quelques feutres à l’alcool à Thierry pour s’anesthésier des coups de tête à venir contre le radiateur de sa chambre. J’en ai appris des choses à leur contact, j’en ai vu des curiosités. Disons que le monde semble soudain ouvert aux quatre vents, avec des portes qui claquent, des fissures au plafond, des murs qui se lézardent, mais aussi des courants d’air chauds et des fenêtres qui s’ouvrent sur un champ en friche, où la nature a repris ses droits… mais a perdu la tête… ».
« On a grandi auprès d’enfants très perturbés. On pouvait rire de certains comportements, mais aussi avoir du respect, une forme d’attention. Nous avons été éduqués dans ce sens. D’autres enfants pouvaient être des interlocuteurs. Je me souviens des frères G. aux Cèdres. J’aimais bien discuter avec eux, ils avaient beaucoup d’humour. Parfois, ils se lâchaient un peu et parlaient de leurs “galères”. ».
Les activités partagées, les jeux…
« Je grandis et je joue au rugby – le rugby à Saint-Simon, c’est une véritable institution –, ça aussi ça crée des liens : il y a le grand Dédé qu’il faut aller chercher sur la touche et qui hurle quand M. Baquédano l’oblige à rentrer dans la mêlée et à pousser, et qui prend son rôle tellement au sérieux que plus rien ne l’arrête : il continue d’avancer quand il n’y a plus de mêlée, comme Forrest Gump qui court et qui court jusqu’à sortir du stade. ».
« Dans les bons souvenirs, il y a les séances de cinéma dans l’ancienne chapelle. C’était bien avant la télévision dans les pavillons. Nous nous retrouvions tous là, les plus petits en pyjama, moi j’avais une robe de chambre bleue. C’était un moment magique, c’était Cinéma Paradiso. Plus tard, il y a eu les mobylettes, les bricolages, les échanges de pièces. Je n’allais pas trop à l’atelier Mob. J’étais impressionné par William – l’éducateur – mais j’enviais leurs virées au salon de la bd à Angoulême. ».
« Je me vois, tapant le ballon avec Hassen, avant d’aller avec lui fumer une clope en cachette derrière les Charmilles, ou nos expéditions avec Grégory, Amar, Stéphane – quand il pensait avoir fini de compter ses brins d’herbe. On se collait contre le grillage du tennis et on chambrait le fils B. et son musculeux copain, et on riait, et on repartait jouer au foot… ».
Drame…
« Un jour, tout le monde se met à chercher Yvette. On fouille tout le centre. Je sens que les adultes sont tendus. Je prends mon vélo pour participer aux recherches. Finalement, j’apprends qu’Yvette est morte, elle s’est noyée. On remplit la piscine de terre. Je me rappelle avoir vu Anne pleurer. J’ai 9 ans. ».
Et maintenant ?
« Mon “enfance institutionnelle” a certainement eu une très grande influence sur mon rapport aux autres, sur ma capacité à créer un dialogue même sans paroles. Les regards, les silences, les gestes me racontent des choses qui souvent passent inaperçues aux yeux des autres. C’est un héritage, une somme d’expériences et de regards que je n’oublierai jamais. Je crois aussi que ce vécu m’a appris à cultiver mon grain de folie et à nouer des liens avec “l’autre” qui habite en nous. ».
22« C’est étrange de se sentir heureux parmi des enfants de son âge qui vivent les souffrances de leur enfermement intérieur, de vies fracassées. Je n’oublierai jamais certains regards qui plongent la vie dans une nuit noire, dans les recoins terrifiants d’une existence sans langage, sans partage. Même lorsqu’on est gamin, il n’y a rien d’anecdotique dans ces rencontres, rien d’innocent dans la perception de l’étrangeté de l’autre. Tu comprends vite que l’humanité est truffée de zones d’ombres, de malfaçons, d’erreurs de conception. On ne va pas tous dans la même direction et certains se perdent en route.
23Et puis, tu aiguises ton sens de l’absurde et du non-sens malgré la violence, les cris… Tu perçois la chance que tu as d’être le fils de, de disposer de ta réflexion, de maîtriser tes émotions, de gérer la colère, la frustration, de retrouver tes parents et tes frères le soir, d’être aimé. Oui, une chance immense qui conjugue l’équilibre et la folie douce d’une famille heureuse vivant chez les fous. » (S.)
Pour terminer
24Nous voici en 1994. Nous sommes parmi les derniers « locataires » à quitter ces lieux. Mon logement de fonction est appelé à devenir Service de soins à domicile. L’institution est autre depuis longtemps. Nos enfants sont partis vivre leur vie d’adulte.
25Nous avons ensemble vécu les saisons de Saint-Simon : le temps des grillons, des fleurs, des feux de bois, des marrons, le temps de grimper aux arbres, de faire des cabanes, de jouer dehors le soir après le repas, du premier soleil qui fait sortir les tables pour manger…
26Nous avons travaillé, souffert, partagé, voisiné… attentifs, je crois, aux formes sensibles de la vie qui n’imposent pas de comprendre, mais seulement d’être disponibles, accueillants.
« … être généreux de mon soleil, de mes petits gâteaux, de mes rêves… »
Mots-clés éditeurs : les « autres enfants » de l'institution, être-là, l'internat habité, se souvenir, témoigner
Mise en ligne 20/06/2014
https://doi.org/10.3917/empa.094.0117Notes
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Odile Sanz
sanzmanu@hotmail.com -
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Sous la direction de M. Capul, L’invention de l’enfance inadaptée, Toulouse, érès, 2010.
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Cf. dans L’invention de l’enfance inadaptée : J. Jover, R. Puyuelo, M. Baquedano.