1L’évolution du vocabulaire est essentielle. Elle accompagne le changement des mentalités, qui lui est bien plus lent et nécessite plus que des mots : une révolution des préjugés et des représentations. C’est sûr, la diversité des enfants crée des groupes hétérogènes et demande une posture particulière de l’accueillant. Elle oblige à une remise en question des habitudes et des routines, et requiert plus d’adaptation et de souplesse. C’est plus simple d’accueillir des enfants qui se ressemblent ... Les freins à l’accueil des enfants handicapés viennent notamment du regard qu’on leur porte. Regard qui a des racines bien ancrées dans l’histoire de la prise en compte du handicap de notre pays. En même temps, cette vision qui crée le groupe hors norme des « personnes handicapées », concentré dans des établissements « adaptés », arrange bien des gens, éloignés de ces « corps infirmes » dérangeants ... (termes empruntés à Henri-Jacques Stiker, 1982). Dans ce contexte, le « vivre ensemble » est-il possible ?
2Partager cet objectif de « vivre ensemble » n’est pas si naturel. Il nécessite de sortir de nos cadres de référence, de changer de regard, de vouloir modifier nos habitudes, de prendre des risques, soit un travail sur nous-même gigantesque, parfois impossible pour certains tant il faut d’ouverture d’esprit et d’acceptation de la fragilité de notre propre condition humaine ! Certains pourraient croire que « le vivre ensemble » est une utopie, une lubie des personnes concernées et sensibles à cette question, que cela ne touche qu’une minorité. Mais force est de constater que nombre de lois, de déclarations, de rapports partagent cet état d’esprit selon lequel le handicap est lié à un problème d’organisation sociale et de rapport entre la société et l’individu. La situation de handicap serait alors inhérente à la société.
3La Convention relative aux droits des personnes handicapées adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 2006, et ratifiée en 2010 par la France, reconnaît que « la notion de handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres ». En France, la loi sur le handicap de 2005 prône l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. L’homme a-t-il donc besoin de lois pour tenir compte de la fragilité d’environ un tiers de la population ? Car si elle est nécessaire, la loi « handicap » a un côté enfermant. Par exemple, elle entraîne pour les personnes concernées des démarches spécifiques et un parcours administratif complexe et usant. C’est le concept de la « double peine » : être « handicapé » et ne pas avoir accès, comme tout le monde, aux biens communs de manière innée : scolariser leur enfant, se déplacer en transport en commun, pouvoir circuler dans la rue, trouver un lieu de loisir qui veuille bien accueillir l’enfant, à proximité du lieu de vie, autant d’actions quotidiennes qui restent difficiles à réaliser. Seuls des parents d’enfant handicapé s’entendent dire au moment d’inscrire leur enfant à l’école : « Mais pourquoi voulez-vous qu’il aille à l’école ? » La question est-elle posée à tous les parents ? Comment imaginer encore le vivre ensemble si certains citoyens doivent, pour y parvenir, se justifier et avoir à franchir de tels obstacles, pendant que d’autres en ont l’accès sans condition ? La résolution de l’onu 48/96, un autre grand texte, annonce pourtant que « les besoins de tous ont une importance égale, et c’est en fonction de ces besoins que les sociétés doivent être planifiées et les ressources employées ».
4Revenons en arrière. Si, dans les années 1970, période de législation sur les personnes en situation de handicap en France, la réflexion sur la prise en compte de ces citoyens avait été différente, s’il avait été prévu de répartir les ressources différemment, peut-être qu’au lieu de créer essentiellement des établissements spécialisés, nous aurions déjà opté pour une diversité d’accueil, des lieux de proximité, de taille familiale, au milieu de la ville, afin de donner une possibilité de vrai choix aux familles … Mais pour cela, encore faut-il partager l’idée que la différence et la fragilité humaine font partie intégrante de la normalité. C’est normal d’être différent ! Du coup, le vivre ensemble serait une évidence, une innéité. Pourquoi un enfant dont les capacités d’apprentissage sont différentes du fait d’une déficience intellectuelle ne serait-il pas dans le groupe « enfants » avant d’être dans le groupe « handicapés » ?
5L’homme crée des cases pour classer, ranger, trier les citoyens, et leur offre des « maisons » : pour les personnes âgées, pour les personnes handicapées, pour les jeunes, pour les femmes … C’est plus simple de s’occuper de personnes aux caractéristiques similaires que de vivre ensemble dans la diversité – ce qui demande en effet d’adapter l’environnement, les méthodes, de penser la formation des professionnels autrement (accueil de la diversité), de développer des attitudes de coopération, d’avoir un regard humain et respectueux des caractéristiques de chacun, et tout simplement de connaître l’autre … Faire ce chemin de pensée, c’est aussi accepter de regarder sa propre vulnérabilité, ses propres souffrances. Or « la souffrance fait honte et isole », dit Alexandre Jollien, philosophe (2013). Qui prendrait le risque d’être exclu du groupe de référence normatif, en avouant ses faiblesses ?
6Alors, le choix s’est fait autrement. L’intégration est le terme choisi pour décrire le chemin que doivent parcourir les personnes exclues, vers un groupe défini comme « normal » : les « Noirs », les « handicapés » …, ces êtres exceptionnels qui menacent d’autres êtres sociaux définis, eux, comme normaux. Mais tant que l’on classera les gens au regard d’une norme statistique, on ne cessera pas d’exclure.
7Après la rénovation de la loi sur le handicap de 2005, rénovons nos représentations !
8Dans le contexte de l’enfance, il est vrai qu’accueillir un enfant en situation de handicap peut, effectivement, demander de rendre accessibles les locaux, d’utiliser des modes de communication différents, d’adapter des règles du jeu, sa pédagogie … Cependant, serait-il impensable de prévoir ces principes dès la conception du projet afin d’anticiper sur l’accueil des enfants dans leur diversité ? Cette réflexion nous conduit au concept d’accessibilité universelle : l’accès à tout pour tous. Être accueilli comme on est, dans tous les lieux de vie, sans condition de capacité et sans ajouter des contraintes à certains : tout un état d’esprit que de nombreuses initiatives illustrent dans divers domaines : éducation, loisirs, transports … La manière de voir les choses est essentielle. L’accessibilité pour les personnes handicapées peut être perçue comme une charge ou bien comme un investissement d’intérêt général. En effet, chaque fois que l’accessibilité est améliorée, cela profite à tous et permet de réduire considérablement et durablement les effets de stigmatisation et d’exclusion.
9Sachant que l’environnement, dont nous faisons partie, peut être un obstacle à la participation de tous, sommes-nous, en tant que citoyens, professionnels ou non, des facilitateurs ?
10Après l’intégration, nous voici à l’ère de l’inclusion. L’environnement s’adapte pour accueillir un individu exclu, trop différent pour être dans la norme, et qui, lui-même, doit faire des efforts pour faire partie du groupe des « normaux ». Parle-t-on d’inclusion pour chaque enfant accueilli dans un lieu de vie commun ? Non. L’inclusion est un mot utilisé seulement pour les enfants qui ne font pas naturellement partie de l’ensemble « enfants ». Ainsi, en proposant une inclusion, on se base encore sur le théorème que l’enfant handicapé est a-normal, il serait en quelque sorte un « sous-enfant ». Alexandre Jollien (2013) écrit : « Derrière les mots se cache un être, une personnalité riche, unique, irréductible, et pourtant que le poids des préjugés finit par recouvrir d’une couche fièrement catégorique. Ce vernis exclut une approche simple et innocente. » Dès lors que l’on utilise un vocable spécifique, on exclut, on discrimine, on blesse. Quand « l’accueil des enfants dans leur diversité » sera-t-il un vocabulaire que l’on pourra utiliser sans préciser, au moment de l’accueil, toute étiquette susceptible de stigmatiser la personne ? On accueille puis on fait connaissance pour prendre en compte les particularités de chaque enfant et chercher, ensemble, les moyens utiles, nécessaires et raisonnables … jusqu’à arriver à la conception universelle qui n’exclut personne et qui tient compte des besoins de chacun.
11En matière d’adaptation, la proposition d’accompagnement d’un enfant par un adulte (auxiliaire de vie, tierce personne, référent …) de manière quasi systématique est aujourd’hui remise en question.
12Le rapport Komites (2013) plaide pour « éviter le sur-accompagnement qui risque de stigmatiser et d’isoler l’enfant handicapé. L’accompagnement doit s’inscrire dans une vision dynamique de participation de la personne en situation de handicap à la vie de la cité dans toutes ses composantes. Par conséquent, l’aide humaine ne doit pas être considérée comme une condition de la réalisation du projet de vie. Un jeune n’a pas obligatoirement besoin d’un accompagnant dans tous les moments et/ou lieux de socialisation. L’accompagnement dans tous les lieux de vie peut même créer l’inverse de ce vers quoi l’on tend, en entraînant une situation de dépendance préjudiciable à l’autonomie du jeune ».
13Penser l’accueil autrement nécessite une posture professionnelle différente de tout un ensemble d’acteurs des milieux « ordinaire » et « spécialisé ». Par exemple, les réelles difficultés des professionnels face à un enfant ne doivent pas être taboues. L’accueil devrait pouvoir se réaliser dans un esprit de travail solidaire avec les différents acteurs, dont les parents en tant que premiers éducateurs. Un vrai partenariat est parfois à développer afin de déboucher sur un projet commun qui soit d’emblée accessible au plus grand nombre, et où chacun trouvera sa juste place, son rôle, et gardera son identité. Cet état d’esprit implique nécessairement de rassurer les familles sur leurs compétences.
14Une autre proposition se développe en matière d’accueil. De plus en plus de lieux accueillant des enfants ont choisi de renforcer l’équipe d’un professionnel supplémentaire, plutôt que d’opter pour une tierce personne qui s’occuperait d’un enfant en particulier. La mission d’accueil est alors partagée par toute l’équipe. Cette option facilite le « vivre ensemble », elle ne met personne de côté, augmente l’entraide et la coopération au sein des accueillants, et rend plus naturel ce qui devrait l’être.
15Le terme de désinstitutionnalisation apparaît, permettant de mettre en place des passerelles entre les secteurs « spécialisés » et « ordinaires ». La recommandation du Conseil de l’Europe de 2010 sur la désinstitutionnalisation fournit des pistes concrètes pour créer des lieux de vie de proximité, tenant compte des besoins de chacun, et à taille plus familiale. Pour améliorer la qualité de vie pour tous, il est incontournable de vivre la mixité dès la petite enfance, afin que toutes les différences soient naturellement replacées dans la normalité. Apprendre à vivre ensemble, à se connaître dès le plus jeune âge, permet cette réaction d’un animateur de 23 ans : « Pendant ma scolarité en élémentaire, il y avait dans ma classe deux enfants handicapés. Au début, on ne savait pas trop comment se comporter. Puis on a tous appris à se connaître et à s’entraider. Donc, cela ne me pose pas de problème d’animer un groupe d’enfants hétérogène, je vais faire connaissance et je m’adapte. » Alors, quel dommage de priver les enfants de cette diversité qui les transformera en adultes plus intelligents humainement, plus tolérants, plus ouverts !
16Sans ces conditions d’accueil pour tous dès la conception des projets, quel est le parcours de l’enfant handicapé, qui a sa vie à construire, pour se projeter dans l’avenir ?
Bibliographie
Bibliographie
- Association une souris verte, acepp. 2010. Une place pour chacun, une place pour tous, Lyon, Une Souris verte.
- Gardou, C. 2012. La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, Toulouse, érès.
- Jollien, A. 2013. Le métier d’homme, Paris, Points.
- Komites, P. 2013. Rapport du groupe de travail « Professionnaliser les accompagnants pour la réussite des enfants et adolescents en situation de handicap », ministère de l’Éducation nationale, ministère des Affaires sociales et de la Santé, juin.
- Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, jo, n° 36 du 12 février 2005.
- onu. 2006. Convention relative aux droits des personnes handicapées.
- onu. 1993. Résolution de l’Onu 48/96, « Règles pour l’égalisation des chances des handicapés ».
- Recommandation CM/Rec du Comité des ministres aux États membres relative à la désinstitutionnalisation des enfants handicapés et leur vie au sein de la collectivité, 2010.
- Stiker, H.-J. 1982. Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier-Montaigne.