Empan 2012/2 n° 86

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Article de revue

Déjà dans le premier entretien...

Pages 138 à 143

Notes

  • [*]
    Bernard Garaut, adjoint de direction du cpva (Centre de préparation à une vie autonome), 32 boulevard Deltour, 31500 Toulouse. arpade, Association régionale de prévention et d’aide aux dépendants et aux exclus.
  • [1]
    Intervention effectuée au cours d’une journée de travail consacrée à « l’articulation du soin et de l’insertion ».
English version

1Il y a quelque temps, P. Sansot, dans une émission de radio, évoquait son dernier livre, Du bon usage de la lenteur. L’expression « comme une hésitation à être », dite par lui, de sa voix lente et posée, m’est restée. Mon texte aurait pu s’intituler ainsi tant j’ai dans mes pensées qu’il s’agit peut-être bien de cela.

2L’action du cpva (Centre de préparation à une vie autonome) se décline autour de deux axes fondamentaux :

  • la clinique du toxicomane ;
  • un travail ancré sur les concepts et les outils de l’insertion en direction des personnes en difficultés sociales.
Deux axes d’identité de deux services différents mais complémentaires, dans une logique commune. Le souci d’une insertion possible, nous l’avons tous, bien entendu, chacun de notre place, avec des conceptions différentes et c’est tant mieux. L’uniformité a, par d’autres temps, été tragique. La chose commune est sans aucun doute d’avoir à composer avec la complexité qu’est l’évidence d’avoir à trouver un territoire commun entre la commande sociale et la question du lien, du besoin. En d’autres termes, comment appréhender cette intrication des relations entre le travail social et le résident et, de façon plus générale, la personne accueillie.

« La demande vers l’insertion n’est ni une normalisation ni un forçage »

3À astreindre et contraindre une personne au statut de citoyen, prenons garde à ne pas la convier et l’assigner à de l’impossible, confortés nous-mêmes par cette bonne foi inébranlable qu’on sait pour l’autre ce qui est bon pour lui. Fernand Deligny, dans son livre au titre évocateur La septième face du dé, suggérait fortement que « supposer l’autre, c’était déjà lui manquer de respect ».

4Dans tous les cas, nous avons une première fois à rencontrer les gens qu’on accueillera… ou pas. C’est de cette Première Fois dont je me propose de parler, comme une possibilité de rencontre, pour livrer ici quelques-unes de mes réflexions, dans une tentative de préciser ce que nos représentations, notre méconnaissance ou pseudo-opposition ont peut-être altéré (l’admission…).

5Qu’en est-il de l’admission, du « protocole d’admission », des « critères de sélection », des « conditions de recrutement » et puis, bien sûr, de la demande, puisque ces mots, ces termes, sont tour à tour utilisés.

Définitions

6Intéressons-nous donc à ces termes et tentons, une fois de plus, de nous approcher du sens. Nous voyons là déjà la difficulté de ce qui nous attend !

7Demander : c’est solliciter, c’est faire connaître à quelqu’un ce qu’on désire obtenir de lui, c’est exprimer un désir, un souhait, de manière à en provoquer la réalisation.

8Sélection : choix, choisir des individus qui conviennent le mieux.

9Conditions : convention, date, engagement, manière d’être, état d’une personne, situation d’un être vivant dans le monde.

10Critères : du latin « critérium » (jugement), du grec « kristérium » (discerner) :

  • signe qui permet de distinguer une chose, de porter un jugement sur un objet ;
  • ce qui sert de base à un jugement, une appréciation.
Nous sommes dans l’évaluation de notre propre dispositif afin d’y découvrir si ce que nous possédons va nous permettre d’arriver jusqu’à lui. Pas le contraire.

11Admission : admettre : recevoir, laisser entrer, permettre d’accéder, synonyme d’accueillir. Mais c’est aussi : admettre quelqu’un à se justifier, considérer comme acceptable, reconnaître, permettre, accepter.

12Allons-nous réussir, non pas à faire émerger un désir, une demande, mais à faire en sorte de ne pas en empêcher l’émergence ?

13Dans « la partie de dés » à laquelle nous sommes lui et nous conviés, les règles sont plus compliquées qu’il n’y paraît ; le jeu et l’enjeu sont chaque fois différents. « Pris au jeu de l’attente et de la surprise, quelle face va apparaître ? » Quelle est cette septième face ?

14On entend, chez les uns ou les autres, « la procédure est compliquée », longue, et quelques propos trop vite dits nous laissent parfois croire qu’on sait mieux faire les uns ou les autres. Avant de parler plus précisément du cpva, et de la confrontation à ce moment privilégié qu’est le premier entretien, je voudrais raconter ici trois petites histoires.

Paul à 10 ans

15Je discute avec Paul à travers une vitre. Lui dans une chambre stérile se débattant contre le mauvais sang, moi dans le couloir, sorte de déversoir de ses mots. Depuis plus de trois ans, il est accueilli dans un établissement de soin (hôpital de jour), au sein d’un groupe d’enfants.

16« Tu te souviens du jour où tu m’as choisi ? », me dit-il dans une grande excitation.

17Puis, il me raconte son arrivée, la première rencontre, la semaine « d’évaluation » et son accueil. Je mesure, stupéfait, ce dont je suis porteur, en lui, depuis trois ans. Je mesure ce dont je suis responsable, à mon insu.

Karim à 20 ans

18Autre lieu de soin. À son arrivée, Karim a 17 ans et nous dit pendant la semaine d’évaluation à l’hôpital de jour : « Vous n’y arriverez pas… Seuls Sigmund Freud ou Henry Ey pourraient me guérir. » Faut dire qu’il n’est pas là pour des cors au pied !

19Quatre ans après, le jour de son départ, il nous dit et écrit, dans un de ses textes pérecquien, « je me souviens du premier jour où tu m’as réuni ». Pour un jeune homme au sujet duquel le diagnostic de schizophrénie était avancé… l’effet de cette première fois a été « de surcroît ».

20Plus près de nous, au cpva, Rebecca est une jeune fille de 19 ans, perdue, particulièrement triste. On peut même avoir la sensation que le bruit des mots la froisse. Autant ceux qu’elle énonce que ceux qu’elle écoute.

21Ce premier entretien est difficile, visiblement douloureux. Je souhaite l’écourter. Je lui propose d’arrêter là et me hasarde à lui proposer que, peut-être, on pourrait prendre un autre rendez-vous. Je lui demande si elle veut ! Sa réponse est aussi vive que mon éclat de rire, tant le changement de ton est perceptible : « Et vous ? » Que fallait-il que je lui témoigne pour qu’elle puisse tenir !

22En fait, mon propos est simple ! Surtout qu’il s’avère insoluble.

23De ce premier entretien de la procédure d’admission à la sortie, de la première lettre envoyée et reçue à la dernière proposition, qu’en est-il de ce pèlerin à l’itinéraire incertain qui nous a écrit, demandé d’être accueilli dans un appartement thérapeutique d’insertion ?

Appartement thérapeutique d’insertion…

24L’intitulé l’assigne. Moi aussi d’ailleurs.

25« Je viens pour une demande d’ati. » Coquin de sort ! Quel vocable !

26Qu’en est-il de nous, réceptacle dans cette première rencontre, de la compréhension de cette demande ? Chaque rencontre me conforte dans l’idée que leur premier courage, c’est de venir demander de l’aide. La nécessité de le leur dire s’impose. Même si pour eux ce n’est, hélas, pas la première fois. Même si, comme le dit Jacques Selosse, je vais devoir « Me protéger de sa force à unifier séduction et agression, cherchant inconsciemment la confirmation de leur rejet ».

27Premier entretien, entretien d’admission. Première mise en scène. Atténuer la peur.

28Bien souvent, il ne sait rien de l’endroit où il demande.

29« Je voudrais être hébergé, tenter d’aller mieux en me soignant pour pouvoir m’insérer. » Quel programme ! Exclu. Désinséré. Toxicomane ! (ainsi Sammy Davis Junior : « juif, noir, borgne et homosexuel », parlant de lui avec beaucoup d’humour…)

30Comme Marie-Yvonne Coat l’écrit : « L’insertion exige qu’un lien soit noué à l’intérieur » (d’un espace, d’une structure, d’une relation). Elle prend soin d’ajouter : « Être dans ou dedans » (logement, règlement, relation). Alors, comment affronter le paradoxe énoncé par la personne toxicomane qui « refuse de se trouver une place, un espace » et vient en adresser la demande !

31Plus que « de trouver, continue M.-Y. Coat, c’est de créer sa place qu’il convient de parler ». Et me revoilà avec mon premier entretien ! Comment déjà l’accompagner dans une projection possible ? Comment naviguer d’un registre à l’autre ? L’un connu, trop connu, destructeur, non fiable, sans avoir « besoin d’indication pour se perdre », l’autre idéalisé, s’imaginant à portée de main, au risque de se perdre alors dans la désillusion.

32« Sans l’appui du rivage, ne pas se confier à la mer mais au vent… Au risque de souffrir du mal d’intuition », dit René Char.

33Dans cette alliance incontournable insertion-soin dont il essaye de nous parler lors de cette rencontre, rien ne va de soi. Peut-être que, d’ailleurs, rien ne devrait jamais aller de soi afin de garder en nous, éveillée, cette vigilance nécessaire pour lutter contre l’apprenti sorcier camouflé en nous. Celui qui déclenche les événements sans être capable d’en arrêter le cours.

34Si une position clinique est à revendiquer, peut-être est-ce tout simplement la position politique que l’on tient à la lumière du temps du sujet, certes inscrit dans une temporalité balisée par quelques exigences institutionnelles, mais au service d’un autre temps rythmé par ses propres potentialités.

35Soigner ses dents, apprendre à rester immobile, à gagner du temps, trouver l’accès au sourire… Quelquefois, souvent plus long et fastidieux que de trouver du travail.

36L’idée de l’insertion comme un moment pour prendre sens, comme un moment qui se répéterait, de façon de plus en plus rapprochée !

37Définir l’insertion, au fur et à mesure des rencontres, me paraît relever de l’équilibriste. Comment lui signifier déjà qu’être l’objet de soins ne suffira pas ? Que de son propre soin, nous serons les suiveurs, les accompagnateurs, mais pas les acteurs ?

38Là où il en est, à partir d’où nous en sommes.

39Comment et quoi ouvrir lors de cette première fois ?

40Comment le moment de la rencontre devient une vérité pour lui ?

41Comment la question de l’adresse (d’un ?) du « à qui tu parles » va pouvoir exister ?

42Comment ce qu’il dit va rester pour lui une possibilité de se tenir dans la parole ?

43Comment faire pour que la chose dite soit de l’ordre de la signification et pas de la dénégation ?

44Comment cette parole échangée peut-elle exister si elle n’est pas dans l’assemblage du territoire et du sens ?

45« Il y a quelqu’un de l’autre côté à aller chercher. Quand est-ce que la parole atteindra la chair de l’autre ? Qui fera de lui un sujet ? », écrit Denis Vasse.

46Je parlais de sa vérité. Pas de la vérité. Sans illusions puisqu’en même temps nous savons cette parole jalonnée de mensonges, lapsus, tromperie. Qu’importe !

47Mais cette première fois, ce premier entretien, cette peut-être première rencontre, comment doit-elle, peut-elle s’inscrire dans une idée d’un à venir, à partager, d’un point de départ, d’appui ? Tel Queneau et ses exercices de style, les scénarios sont quelquefois invraisemblables, multiples, inattendus :

48« Bonjour, je voudrais un appartement.

49– Et pourquoi pas une agence ?

50– C’est trop cher, ce sont des escrocs. »

51Son naturel me désarme. Il m’agace aussi. En plus, je ne supporte pas d’être agacé. De la distance, bon sang ! Quel culot je me dis ! Qu’est-elle venue percuter en moi de mon immodestie… ? Elle doit s’en rendre compte. Elle utilise alors le discours formaté, normé, celui des textes officiels… « J’ai besoin d’être aidée, accompagnée, je voudrais faire un travail sur moi, puis trouver du travail… »

52Elle vient de me la « bailler belle ». Touché ! Je la voulais ma demande, je l’ai ! Ou encore, j’aurais presque pu me la jouer « costume trois pièces », entretien d’embauche : « Vous avez postulé pour un ati au cpva. Avez-vous votre cv ? Vos motivations… » Vous voyez le désastre.

53Je ne vais pas faire ici un catalogue des situations cocasses, mais de Richard qui, la casquette vissée sur la tête, parle « titi parisien », à Myriam qui se la joue façon Yves Mourousi, un bout de fesse sur le bureau au journal télévisé, sans oublier Alain qui me trouve fin psychologue et ajoute « toute modestie mise à part, nous sommes pareils »… C’est souvent drôle… mais encore plus souvent triste.

54Avant que la demande n’émerge, quand le récit de vie inonde l’espace et que quelquefois, ne tenant plus, on ouvre la fenêtre, tant l’air est irrespirable, on se rend bien compte de l’ampleur de leur tâche.

55La pudeur vient freiner notre ardeur. Ce qu’on a envie d’entendre a le temps d’arriver. Doit prendre le temps d’arriver.

56Sa « demande d’entrer » véhicule des évidences en ricochets. De la première repérée à la dernière entendue, il va falloir puiser dans sa nuit « l’enracinement de ses difficultés et lui proposer de libérer ses entraves ». « Avant de devenir une métaphore, la nuit fut une sensation […] celui qui use de nuit pour essayer de dire le fond de son expérience, celui-là n’a pas oublié le saisissement qui s’emparait de son être, aux détours de l’enfance, lorsque le jour déclinait et que l’ombre s’effusait de toute part », écrit Claude-Louis Combet.

57Telle la seiche qui, pour se protéger en cas d’attaque, lâche de sa poche d’encre de quoi obscurcir son environnement, la personne qu’on reçoit, cette première fois, tente en se protégeant de nous faire entendre ce qu’elle « demande ». Les demandes, dans l’énoncé, se ressemblent. L’insertion a bon dos. ati !

58Dans ce qui s’ouvre comme première tentative de la rencontre d’un qui demande à un qui va tenter, oser une réponse, que va-t-il en rester ? Qu’en est-il de cette première possibilité qu’un jour, cette parole énoncée puisse être repérée comme une possibilité de s’y référer ?… Comment dans l’après-coup, dans l’accompagnement, resituer ce dire qui a circulé, entre un dernier premier jet (comme une tentative inespérée) et une possibilité de s’étayer ? Que ce « lâchage » d’une demande ne soit pas lettre morte mais permette un être à venir comme un instant à prolonger.

59Comment peut-il, va-t-il s’appuyer sur cette première fois afin d’échafauder une tentative de plus de comprendre quelque chose à ce que nous nommons insertion ?

60Premier accrochage – premier appui.

61Illusion ? Course après une deuxième fois…

62De cette demande, dans cette première fois, qu’en est-il de :

  • ce qu’on attend,
  • ce qu’il dit,
  • ce qu’on entend et prend,
  • ce qu’on accepte de lâcher de notre exigence,
  • ce qu’on tolère qu’il ne demande pas,
  • ce qu’on repère de son besoin,
  • ce qu’on va éviter de désirer qu’il dise,
  • sans oublier d’accoler à notre compréhension le doute nécessaire.
Un échange impossible à rendre possible parce que justement déplacé de l’exigence féroce de la « Mission ». Un échange dans lequel renoncer et perdre ne sont pas mourir.

63Pour finir, juste deux choses, courtes.

64L’une en forme de posture : dans ce territoire, entre deux frontières qu’on appelle « no man’s land », entre sa demande et nos possibilités de l’entendre, créons un interstice communautaire où parler serait possible sans qu’une injonction aseptisée vienne altérer une parole momentanément isolée et reste parole de vérité. Quand on sait que parler fait toujours effraction dans l’imaginaire de l’autre, pesons nos mots. Créons de l’entre-deux.

65L’autre chose est un souvenir en forme de mémoire : j’étais enfant, cela m’est arrivé, aussi, il y a longtemps. Tous les matins, au petit déjeuner, je buvais un bol de chocolat au lait très chaud. Peut-être avez-vous compris le plaisir éprouvé ! Le dosage et la chaleur étaient d’une grande précision. Longtemps, j’en ai voulu un deuxième. Sans arriver, bien sûr, à retrouver cette première fois. L’idée que cette découverte est banale me rassure en même temps qu’elle ouvre l’espace de ne pas se laisser aller.

66Même si, maintenant d’ailleurs, je bois aussi du café… Bien chaud… Merci.

Bibliographie

  • Char, R. 1983. Œuvres complètes, Paris, Gallimard.
  • Combet, C.-L. 1992. Ouverture du cri, ill. Mechtilt, Saussines, Cadex.
  • Deligny, F. 1980. La septième face du dé, Paris, Hachette.
  • Sansot, P. 1998. Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot.
  • Perec, G. 1998. Je me souviens, Paris, Hachette.

Mots-clés éditeurs : accompagnement, accueil, entretien, vérité, insertion, écoute

Date de mise en ligne : 24/07/2012

https://doi.org/10.3917/empa.086.0138

Notes

  • [*]
    Bernard Garaut, adjoint de direction du cpva (Centre de préparation à une vie autonome), 32 boulevard Deltour, 31500 Toulouse. arpade, Association régionale de prévention et d’aide aux dépendants et aux exclus.
  • [1]
    Intervention effectuée au cours d’une journée de travail consacrée à « l’articulation du soin et de l’insertion ».

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