Empan 2011/3 n° 83

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Article de revue

Enfant entendant de parent sourd, une communauté à part ?

Pages 50 à 54

English version

1Le bilinguisme au sein des familles et ses conséquences chez les enfants nés de ces familles sont encore peu étudiés ; le cas des Enfants entendants des parents sourds (eeps) encore moins. Il semblerait qu’ils sont au nombre de 450 000 en France, soit la taille d’une ville comme Toulouse. Et tous les ans, environ 5 700 enfants naissent de parents sourds, dont un tiers signeurs. Ils sont donc nombreux et on ne les voit pas. Pour paraphraser le titre d’un des livres de Bernard Mottez : « Les coda existent-ils ? »

2L’histoire de la communauté linguistique des sourds porte un lourd héritage à la génération actuelle des parents. Aujourd’hui, les parents sourds recherchent des informations pour pouvoir apporter la meilleure éducation à leurs enfants entendants. Ce qui explique l’affluence des participants, venus de toute la France, au colloque organisé par Les Yeux pour entendre à Massy, dans la banlieue parisienne, en 2009. De même, quand le premier service d’aide psychologique pour personnes sourdes s’est ouvert en Suède, il a été submergé de demandes de parents sourds soucieux d’améliorer les relations avec leurs enfants.

3Je suis marié et père de deux enfants, un garçon de 11 ans et une fille de 6 ans et demi. Tous les quatre, nous communiquons en langue des signes française. Peu importe qui est sourd, entendant ; l’important est la langue. Ensuite, une attention particulière sera donnée à celui ou celle qui utilise le monde sonore ou non.

L’annonce de la non-surdité ou le dépistage précoce d’eeps

4Personnellement, c’est la fibre maternelle qui a été le meilleur dépistage naturel. Mon épouse avait senti que notre premier enfant était sourd. Pour notre deuxième, elle a senti qu’elle était entendante. Mais les médecins ne l’entendaient pas de cette oreille, surtout quand ils nous voyaient Sourds. Donc un dépistage auditif s’imposait. Sachant que 95 % d’enfants entendants naissent de parents sourds, le résultat du test auditif servait à calmer les professionnels du suivi de la petite enfance. Aucun d’eux ne nous a demandé de parler avec notre fille, contrairement à certains parents sourds. Je n’oublierai jamais la souffrance d’une maman signeuse qui s’est vue imposer de parler à son enfant par un pédiatre de la pmi. Elle a dû recourir aux conseils bien avisés d’un autre pédiatre, spécialiste de l’accueil en lsf. En revanche, quelques membres de notre famille se sont montrés inquiets par rapport à son langage vocal.

5Que devons-nous faire face à elle ? Nous adapter, c’est-à-dire parler et écarter notre langue de peur qu’elle ait un retard scolaire ultérieur ? Parler et signer simultanément pour que tous les membres de la famille comprennent et en respectant chaque langue ? Ou tout simplement garder notre habitude de nous exprimer… en lsf ?

Le choix de la langue

6Notre choix s’est naturellement orienté vers la dernière solution. De nombreux témoignages ont montré des conséquences néfastes chez l’enfant lorsque le choix de la langue s’opère contre soi. Et cela est vrai pour les autres langues. Un exemple parmi d’autres : un couple arabe immigré en France. Après la naissance de leur premier enfant, ils choisissent de s’exprimer en français, langue d’adoption qu’ils maîtrisent moyennement. À l’école, l’enfant éprouve de grandes difficultés pour suivre les cours dans son ensemble. Quant au deuxième enfant, ils sont revenus à leur langue, l’arabe, et les résultats scolaires du dernier sont satisfaisants.

7Mais exprimons-nous réellement notre langue face à un enfant « entendant » ? Pourquoi ai-je précisé les guillemets du dernier mot ? Parce qu’un événement particulier est survenu quand j’étais en formation de capejs. Un soir, au restaurant, j’étais avec mes deux collègues. Nous signions. Une collègue, sourde, nous quitte. C’est à ce moment-là que la dernière collègue, entendante, me demanda de m’exprimer en face d’elle comme l’autre. J’étais abasourdie. Je ne comprenais pas. Je pensais m’exprimer de la même manière avec les deux collègues. Eh non !!! Elle m’expliqua que j’avais tendance à me calquer sur le français signé lorsque je m’exprimais avec elle et beaucoup plus en iconicité avec l’autre. Comme l’ont déjà signalé Cuxac et Mottez, entre autres, les Sourds ont tendance à modifier leurs expressions quand ils discutent face à des entendants. Sans doute, inconsciemment, de temps en temps, je le fais aussi avec ma fille. J’ai dû donc faire un effort pour changer mon regard, au fond de moi-même. Ma fille est tout d’abord un enfant et nous communiquons en langue des signes.

Le monde sonore

8Notre fils, mon épouse et moi vivons dans un monde de silence. Une attention particulière doit s’opérer par rapport aux bruits domestiques, notamment ceux à forte intensité, comme celui de l’aspirateur ou les bruits des outils de bricolage. Il ne s’agit pas de ne rien faire, mais de faire en sorte, pendant les premiers mois, que le bébé ne se trouve pas trop près de l’émission du bruit. Pendant la journée, nous gardons nos habitudes. Ainsi, quand notre fille se reposait l’après-midi, nous passions un coup d’aspirateur, la porte fermée de sa chambre couvrait les bruits. Un des bruits les moins agréables est l’utilisation des ustensiles de la cuisine. Ma belle-mère nous disait que, bien qu’elle aime cuisiner, le bruit était fatigant. Il est arrivé à notre fille d’être réveillée, un matin, par les bruits des fermetures des portes des meubles de la cuisine. Par ailleurs, c’est encore ma belle-mère qui nous a aidés à déterminer le volume des hauts parleurs (de la télévision, de l’autoradio). Les enfants ont tendance à mettre à fond le volume !!! Et il faut penser à contrôler régulièrement le son de la télévision, surtout lorsque les enfants sont plus grands.

9Notre fille nous interpelle régulièrement pour nous signifier la fin de la cuisson au four à micro-ondes, du lavage de la machine à laver, le saut du grille-pain, la sonnerie de la porte. Récemment, lors d’un repas à la maison, elle avait entendu un bruit. Ensemble, nous en cherchions l’origine. C’était tout simplement le signal de la fin de la machine à laver. Nous l’avions achetée quelques mois auparavant. C’était donc pour elle un nouveau bruit. Concernant la sonnette de la porte, elle avait tendance à courir dès qu’elle entendait le signal sonore pour ouvrir la porte. Il a fallu l’obliger à nous prévenir pour que l’un de nous, parents, accueille la personne sur le pas de la porte. À part cela, nous n’étions pas gênés par ces interpellations. Au contraire, elles nous permettaient de prendre conscience de nombreuses sources sonores.

10Plus grande, elle est devenue aussi « interprète naturelle » des bruits environnants, comme le passage d’un avion, d’une moto, le klaxon automobile, des chants d’oiseau, des rires dans une salle, des cris d’une foule aux alentours. Il est très important de l’écouter, de montrer de l’intérêt pour son monde sonore. Dans ces échanges, elle nous permet de nous ouvrir à son monde.

La scolarité

11Petite, elle accompagnait son frère à l’établissement spécialisé où il était scolarisé à l’époque. Vers l’âge de 2 ans, elle voulait suivre son frère. Nous avons dû lui expliquer que ce n’était pas possible, car l’établissement accueille uniquement des enfants sourds et qu’elle est entendante. Cette situation nous a interpellés. Pourquoi séparer frère et sœur alors que tous les deux communiquent avec la même langue ?

12Ainsi, elle allait à l’école maternelle, près de chez nous. Nous avons eu quelques soucis. Au début, très souvent, à la sortie des classes, la maîtresse nous informait que notre fille tapait ses camarades en classe ou en récréation. Elle les poussait aussi quand ils descendaient par l’escalier. En classe, elle ne tenait pas en place, se déplaçant sans cesse, n’écoutant pas non plus. Il a fallu que nous lui serrions la vis. Le jour où elle a compris que nous étions d’accord avec la maîtresse, elle s’est calmée. Comme tout enfant, elle a essayé de jouer avec les adultes, d’autant plus qu’ils ne parlaient pas la même langue.

13La question du langage vocal (il s’agit du langage oral du point de vue de l’Éducation nationale, mais j’estime qu’elle a un bon langage oral, au regard de la langue des signes) est évoquée. Elle a un vocabulaire pauvre, des problèmes de prononciation, de reconnaissance et de compréhension auditive. Un suivi orthophonique à l’extérieur est proposé. Ce que nous acceptons volontiers. Cela tombait bien, un cabinet orthophonique venait de s’ouvrir, tenu par une professionnelle connaissant la langue des signes. Pendant les premières séances, notre fille ne répondait que si l’orthophoniste lui signait. Puis, petit à petit, elle l’a amenée à s’exprimer vocalement. Notre fille aimait se rendre au cabinet. Sa progression a été beaucoup plus rapide par rapport aux séances spécialisées pour la simple raison que l’adulte en face d’elle ne savait pas signer. Pour revenir à l’école, aux réunions de bilan de fin de trimestre, nous y allions régulièrement, que l’interprète soit là ou non. L’important est que nous étions à l’écoute de l’évolution de sa scolarité.

14Quant à son frère, nous avons commencé à nous inquiéter du niveau de sa scolarité spécialisée quand sa sœur était en deuxième année de l’école maternelle. Nous avons donc décidé de lui faire faire une évaluation à l’école bilingue de Poitiers pendant les vacances scolaires de la région parisienne – différentes de celles de la région de Poitou-Charentes. Qu’allait faire notre fille pendant ce temps-là ? Cinq journées, seule avec nous, cela ne lui serait pas agréable. L’idée nous est donc venue de demander à la directrice de l’école de l’accueillir pendant ce temps-là, en moyenne section, histoire de se familiariser avec l’immersion bilingue qui fait partie du projet d’école, en partenariat avec le Service d’éducation bilingue (seb) de l’association Deux langues pour une éducation-Centre Ouest (2?lpe-co). Une sorte de petit stage… à 5 ans. Accordé ! À la sortie des classes du premier jour, notre fille, émerveillée, s’exclame : « Il y a la langue des signes. » Quelle émotion pour nous !

15De retour à son école, elle a alors accepté de donner des « cours » à ses camarades. En effet, la maîtresse, sensibilisée à la question de la langue des signes, demandait aux deux coda (notre fille n’était pas la seule, elle a un ami coda dans la même classe depuis l’entrée en maternelle) d’« enseigner ».

16Par la suite, en dernière année de maternelle à Poitiers, dès la rentrée, pendant les temps de récréation, notre fille restait auprès d’une co-enseignante signeuse. Puis, doucement, elle se dirigeait vers ses camarades. À la sortie des classes, au début nous nous adressions à la maîtresse pour savoir comment cela se passait en classe. Et, à chaque fois, la réponse était « tout va bien ». Certes, il lui reste des lacunes au niveau du langage vocal. Mais la maîtresse nous assure que cela va se rattraper au cp. Son regard positif est primordial, tant pour nous que pour notre fille. Plusieurs études ont montré que les préjugés négatifs portés par les enseignants sur les origines ethniques sont néfastes à la progression des élèves concernés. Les membres de l’équipe enseignante de l’école maternelle et primaire Paul-Blet, de Poitiers, travaillent en étroite collaboration avec ceux du seb de 2 lpe-co. Ils sont donc sensibilisés.

La question de l’interprétation

17Voilà un sujet délicat, autrefois douloureux. Les nombreux témoignages du passé, notamment d’enfants entendants de parents sourds, nous ont permis de prendre une décision ferme : en aucun cas notre fille ne sera amenée à traduire quoi que ce soit. Mais, l’expérience d’une grand-mère bilingue anglaise et française, qui a traduit pour ses parents au moment où elle se sentait prête, avec une fierté et une valorisation de son bilinguisme, a remis en question notre fermeté.

18Il est d’ailleurs arrivé à notre fille de traduire spontanément un échange entre mon épouse et une personne parlant la langue française. Mais dans un sens. Aussi avons-nous pensé laisser une attitude plus souple. Tout d’abord, nous ne lui demandons pas de traduire, elle le fait seulement de sa propre initiative et de façon spontanée. Et hors de question qu’elle intervienne sur des sujets qui ne regardent que les adultes.

19Je ne peux pas m’étendre davantage sur ce sujet, étant donné que notre fille est une enfant. Nous ne savons pas encore ce qu’il en sera avec l’âge adolescent.

En guise de conclusion

20L’évolution des situations vécues par les enfants entendants de parents sourds est intimement liée à celle du regard porté par la société sur la communauté linguistique des signeurs. La génération des enfants signeurs née après les événements de Mai 1968 – où l’un des slogans était : « Il est interdit d’interdire » – constitue aujourd’hui des parents, au moment où la langue des signes française est reconnue. C’est une énorme avancée et je remercie la génération précédente de s’être battue pour la reconnaissance de la langue des signes.

21La question que je me pose maintenant est la suivante : la langue des signes est-elle la langue des sourds ? Les personnes entendantes peuvent aussi s’imprégner de la langue des signes, comme les enfants dont la langue maternelle est la langue des signes. Une étude récente, Du codage visuel au codage verbal : le rôle de l’apprentissage de la lecture, de Béatrice Bourdin (2007), maître de conférences en psychologie du développement au laboratoire ecchat avec l’université de Picardie Jules-Verne, a montré que les enfants de moins de 4 ans utilisent le codage visuel pour mémoriser les images, pour ensuite passer progressivement totalement au codage verbal vers l’âge de 7 ans.

22Je pense qu’humainement, la langue des signes, qui est une langue visuelle, peut être apprise par tous les enfants. D’ailleurs, ne s’expriment-ils pas en premier par les signes, avant de commencer à parler ?

23Quant à la scolarité, je me bats pour que les enfants dont la langue maternelle est la langue des signes française puissent apprendre cette langue avec ceux de langue naturelle. Et qui sait si demain seront mises en place des classes de section langue des signes, au même titre que les sections européennes au sein de l’Éducation nationale ?

Bibliographie

  • Bacci, A. 1997. La politesse est morte, vive la sincérité ? Le cas des enfants entendants de parents sourds, mémoire pour le diplôme de l’ehess, Toulouse.
  • Bourdin, B. 2007. Du codage visuel au codage verbal : le rôle de l’apprentissage de la lecture, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 145-159.
  • De Houwer, A. 2006, « Le développement harmonieux ou non harmonieux du bilinguisme de l’enfant au sein de la famille », Langage et société, n° 116, juin, p. 29-49.
  • Fournier, C. 2004, « Enfants entendants de parents sourds », Connaissances et surdités, n° 8, p. 14-17.

Mots-clés éditeurs : biculturalité, communauté linguistique, bilinguisme, coda (Children Of Deaf Adults), enfant entendant de parent sourd (eeps)

Date de mise en ligne : 13/10/2011

https://doi.org/10.3917/empa.083.0050

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