INTRODUCTION
1 La notion de dialogisme s’inscrit dans la tradition d’une certaine lecture de ce que sont la pensée humaine, les conditions d’émergence de l’esprit, de la connaissance et de la structure sociale, tradition liée notamment au courant pragmatique. Je propose pour cette raison une lecture rhétorique de l’expérience dialogique des élèves, en m’appuyant essentiellement sur trois définitions de la rhétorique : elle est d’abord une épistémologie (la rhétorique spéculative de Peirce) ; un mode de sélection et d’agencement des ressources sémiotiques ; une modalité d’allocation et de guidage de l’attention structurant l’expérience intersubjective. Ma démarche consistera à interroger certains des processus en jeu dans l’expérience dialogique, avant d’en souligner les enjeux rhétoriques et d’indiquer quelques pistes possibles de traduction pédagogique, sous la forme d’une rhétorique du dialogisme, des enjeux ainsi évoqués.
1. DIALOGISME ET ÉMERGENCE RHÉTORIQUE DE LA CULTURE
2 La description du caractère dialogique de la pensée amène Peirce à élaborer un cadre théorique intégré, articulant phénoménologie, pragmatique et sémiotique, pour interroger les modalités d’émergence du sens, les conditions de la sémiose, sa place dans l’activité épistémique et ses relations à l’actionhumaine. La rhétorique spéculative [1] étudie ainsi les conditions d’effet du signe et leur rôle dans la constitution de la connaissance. Désignée également par le terme « méthodeutique », cette discipline a pour caractéristique d’articuler ce qui semble relever de la forme (construction du discours, usage des ressources sémiotiques) et du cœur de l’activité épistémique ; il s’agit pour Peirce d’étudier les règles de mise en jeu des signes et de structuration du discours qui garantissent la validité de l’activité scientifique. Ce modèle a alimenté la philosophie sociale de Mead (1934) qui, opérant une traduction sociologique d’un pan essentiel de la théorie peircienne, a ouvert la voie à nombre de travaux, ceux notamment de la seconde école de Chicago ; on le retrouve par ailleurs dans la théorie de l’enquête qu’a élaborée Dewey (1938). Ce paradigme d’inspiration pragmatique établit la dimension dialogique de la pensée humaine, la décrit comme se nourrissant de processus intersubjectifs conditionnant dans le même mouvement une émergence du sens et de l’esprit, eux-mêmes à l’origine du système social : c’est le sens du fameux titre de Mead, L’Esprit, le Soi et la Société.
3 Le dialogue ne constitue pas le simple indice d’une dynamique sociale qu’il traduirait, ni ne consiste en une traduction verbale de processus psychiques et symboliques ; le dialogue est le lieu d’une activité intersubjective productrice de culture. C’est ce point de vue que Tedlock & Mannheim (1995) développent lorsqu’ils décrivent une « émergence dialogique de la culture ». Le dialogue n’est pas le résultat de la rencontre de monologues, mais la « scène de production de structures langagières partagées pouvant ensuite être mises au service du monologue » (1). Le sens de l’action humaine ne trouve pas sa source dans « le désir d’un acteur unique » (9), mais dans les processus dialogiques (incorporés dans une pensée dialogique ou prenant la forme d’interactions réelles).
4 Plus récemment, divers auteurs ont revisité la question de l’émergence dialogique de la culture dans le champ rhétorique. Meyer & Girke (2011) ont ainsi rassemblé diverses contributions interrogeant les liens entre dialogique, rhétorique et culture dans l’ouvrage The Rhetorical Emergence of Culture. Reconnaissant à l’approche dialogique de Tedlock et Mannheim la vertu de se défaire d’une vision « mentaliste » de la culture et de la communication, ces auteurs proposent de poser en de nouveaux termes la question de la production, au travers du dialogue, de la situation sociale elle-même. Ils soulèvent ainsi une question qui leur semble occultée par Tedlock & Mannheim : celle de la volonté et du pouvoir en jeu dans l’expérience dialogique et dans l’émergence de la structure sociale. C’est avant tout en ce sens qu’ils proposent de penser non plus seulement l’émergence dialogique, mais rhétorique, de la culture : cette lecture leur permet d’interroger ce qui se passe lorsque, au sein du dialogue, des définitions antagonistes de la situation entrent en conflit.
2. RHÉTORIQUE, PERSUASION ET PÉDAGOGIE CRITIQUE
5 L’approche rhétorique est par ailleurs largement travaillée, dans le champ de l’enseignement, de l’éducation et de la formation, en référence aux travaux de Kenneth Burke. Ainsi Rutten et al. (2010) insistent sur l’idée que les individus créent des mondes sociaux par leur activité symbolique (481). Ils envisagent l’approche rhétorique du point de vue de la notion de persuasion : il s’agit de penser le processus par lequel le sujet se persuade lui-même et persuade les autres que la manière dont il rend compte de la réalité sociale est légitime (482). Cette lecture se définit comme pragmatique, au sens peircien, dans la mesure où elle s’éloigne d’une lecture purement référentielle et communicationnelle de l’interaction pour interroger ses effets en termes de représentations, de perception et d’action.
6 Ici, la notion de persuasion s’éloigne d’une définition traditionnelle qui la réduit à l’empereia, à une routine, s’opposant à toute visée épistémique (Bartoli, 2009 : 75-76). Dans la lecture rhétorique de la persuasion évoquée ici, il en va autrement : la persuasion est entendue comme une activité épistémique ; on s’assurera que ce dont est convaincu chacun à l’issue de l’interaction dialogique est fondé en raison. C’est en lien avec cette vision éthique et épistémologique de la persuasion qu’il faut entendre l’inscription de cette approche rhétorique dans la tradition de la pédagogie critique. Enoch (2004 : 291) s’intéresse aux liens entre la pédagogie critique de Freire et l’approche développée par Burke (1955). Dans les deux cas, l’idée d’une « pédagogie dialogique » s’articule à la praxis : pour rendre possible une transformation du sujet et de son environnement, l’expérience doit être réfléchie et la réflexion doit déboucher sur l’action.
7 Burke anticipe la visée critique de Freire en proposant une « étude théorique de toutes les formes de persuasion ». Cette perspective critique suppose de développer la « sagesse symbolique » des sujets. Pour Enoch (2004 : 286) Burke revisite la pédagogie du débat, pour la dissocier de la logique traditionnelle de la compétition : « plutôt que d’apprendre aux élèves à produire leurs arguments puis à réfuter ou à mépriser toute position contraire, Burke redonne la faveur à une pratique pédagogique plus ancienne du débat » (p. 287).
3. « APPRENTISSAGE SÉMIOTIQUE », ENTRE NARRATION ET DIALOGUE
8 La rhétorique se définit donc d’abord comme un cadre de référence pour penser les dimensions critiques, réflexives et politiques des phénomènes dialogiques, cadre de référence interrogeant notamment les conditions de la persuasion, les modalités de son inscription dans une visée épistémologique et éthique, et ses effets en termes d’émergence de la culture et de la structure sociale. Une fois rapidement évoqués ces enjeux, je propose de me pencher sur les formes pédagogiques et les stratégies didactiques vers lesquelles pointe une approche rhétorique de l’enseignement.
9 On doit à Wells (1999) l’expression d’« apprentissage sémiotique ». Cette proposition pédagogique s’appuie sur les travaux de Vygotski et Halliday, et notamment sur deux idées empruntées à ces auteurs et présentes dans les approches dialogiques de l’éducation : d’une part le développement des compétences langagières ne peut se comprendre qu’au regard de l’expérience des interactions verbales (xiii) ; d’autre part toute opération cognitive complexe produite par un sujet individuel a d’abord fait l’objet d’une expérience dans l’interaction (19-22, 33, 37).
10 L’« apprentissage sémiotique » consiste en un « développement graduel mais cumulatif d’une expertise par le moyen d’une participation aux activités au sein desquelles le savoir est progressivement construit, appliqué et révisé » ; cet apprentissage suppose des formes d’activité collectives permettant à chaque élève « d’être assisté et guidé par d’autres qui s’engagent avec lui dans ces activités et partagent leur expertise » (138). Il permet l’appropriation des « ressources de la culture », que Wells (1999 : 138) définit ainsi : « les attitudes et valeurs concernant les activités méritant qu’on s’y engage », « la compréhension des pratiques qu’impliquent ces activités », « la maîtrise des artefacts et des connaissances procédurales et déclaratives associées à leur usage ». Il s’agit pour Wells d’un ensemble de ressources, qui peuvent être sémiotiques ou matérielles, autorisant une action sur l’environnement, mais qui surtout doivent être « manipulées par des sujets qui en comprennent le sens et les modalités de fonctionnement en relation avec les buts des actions » auxquelles elles sont associées ; le sujet doit avant tout, dans ce processus, et par le moyen de l’action, comprendre « quand, où et comment utiliser les outils culturels les plus importants, c’est-à-dire apprendre leur signification sémiotique » (138-139). Pour Wells, une telle définition de l’apprentissage sémiotique indique déjà certaines pistes pédagogiques : les élèves devraient « rencontrer et maîtriser les principaux genres de discours dans chaque discipline, en s’engageant dans un panel aussi large que possible d’activités dans lesquelles ces genres sont mobilisés » (141).
11 Du point de vue des démarches pédagogiques, une autre stratégie apparaît : l’usage du récit, ou de la narration, dans une perspective qui n’est pas uniquement paradigmatique de la connaissance [2]. Cette narration peut prendre diverses formes : récits d’observation dans le cas par exemple d’interactions verbales suivant une activité en sciences expérimentales (Wells, 1999 : 144 sq.) ; récits identifiés dans les médias, puis analysés dans la « classe de composition » (Enoch, 2004 : 284) ; narrations sous la forme de films documentaires ou de fiction (Rutten et al. : 2010). D’un point de vue épistémologique, la narration est régulièrement présentée comme un « mode de connaissance » central dans nos manières de penser quotidiennes. On pourrait craindre, au regard de cette opposition entre modes narratif et paradigmatique, de voir apparaître ici une posture radicalement relativiste, considérant le récit de fiction ou le témoignage de l’expérience personnellecomme un « genre » valant bien ceux de la science… Ce n’est pas le cas : la narration, dans ce contexte, constitue une étape particulière de la pensée, visant certains objectifs. Elle permet de mettre en sens son expérience (sans visée scientifique au sens fort), préparant un travail analytique qui se développera dans le cadre épistémologique de la discipline de référence. Dans le cas de l’activité expérimentale dans la classe, la production de récits offre un matériau que l’on passera ensuite au crible des règles définies par la ou les méthodes privilégiées par la discipline considérée. Dans ce cas la narration est propédeutique, mais une propédeutique qui rend possibles des processus cognitifs précis.
12 La première fonction de la mise en scène des récits au sein de l’activité dialogique, du point de vue rhétorique, est d’accompagner le développement de la « sagesse symbolique » ou de la « conscience sémiotique » ; c’est l’argument d’Enoch (2004 : 285) lorsqu’elle rend compte de la réflexion pédagogique de Burke : en mettant en perspective les récits produits par la presse par exemple, les élèves doivent prendre conscience qu’une histoire « n’est pas seulement un reflet de la réalité mais aussi une sélection et une déflection de la réalité » (Enoch, 2004 : 285) ; cette forme de pédagogie critique implique une étude du langage basée sur une suspension du jugement (290).
13 La notion de conscience sémiotique renvoie à une prise de conscience par les sujets de la variété des signes constituant leur environnement, de la manière dont ces signes sont mis en jeu dans le processus sémiotique. Mais elle suppose aussi de multiplier les ressources sémiotiques présentes dans la classe. Le processus d’apprentissage, en ce sens, est autre chose qu’une activité purement mentale : il suppose de pointer, dans le cadre d’une intention d’action, des objets présents dans notre environnement.
14 La narration suppose une manière d’appréhender la réalité dont nous usons en permanence et qui, pourtant, est peu sollicitée en contexte scolaire : elle favorise la pensée analogique ou, plus précisément, deux formes inférentielles essentielles à l’acte d’apprentissage : l’identification de ressemblances, de liens, d’échos entre des cas particuliers (transduction) ; puis l’inférence aux hypothèses les plus probables (abduction). Comme le soulignent Strecker & Tyler (2011 : 4-5), l’expérience dialogique suppose un arrière-plan commun, un accord tacite entre les interactants, qui ne sont pas neutres socialement. Cet arrière-plan s’appuie notamment sur la métaphore et l’analogie. L’entrée dans la culture s’appuie sur cette « capacité humaine à reconnaître et à exploiter la ressemblance ou, en d’autres termes, à penser de manière analogique » (ibid.). L’approche narrative est rhétorique au sens de la « rhétorique spéculative » de Peirce, en ce qu’elle est une forme favorisant l’émergence de processus inférentiels constitutifs de l’activité de production de savoirs ; elle l’est ensuite par la manière dont elle institue un ordre du discours qui offre une réponse originale à la question du pouvoir : en effet, cette inscription de l’activité dialogique dans une dynamique de production et de traitement de « récits » par les interactants confie une part de la responsabilité de la définition des situations et de leur mise en sens aux élèves eux-mêmes, en affirmant que l’entrée dans la culture est un processus dynamique d’ajustement et derésonance (supposant une socialisation notamment horizontale) et pas seulement un phénomène vertical d’acculturation : c’est notamment pour cette raison que la plupart des pistes pédagogiques ouvertes par les penseurs évoqués ici suggèrent, comme dans les exemples que nous citerons, la mise en place de communautés de pratiques et l’enquête dialogique.
4. RHÉTORIQUE DU CURRICULUM ET « ORDRE DU DISCOURS » SCOLAIRE
15 Poser en termes rhétoriques la question des « méthodes » ou des pistes pédagogiques revient ainsi à interroger « l’ordre du discours », la sélection et l’usage des ressources sémiotiques, leur agencement, et la responsabilité des divers acteurs dans la production de ces discours. Il existe en ce sens une « rhétorique du dialogisme », une manière d’organiser les conditions du dialogisme dans la classe. Cet usage du terme « rhétorique » s’appuie sur une dimension supplémentaire de la notion : elle est « l’étude de la manière dont l’attention est créée et allouée » (Lanham, cité par Oakley, 2011).
16 La rhétorique, en ce sens, constitue une dimension essentielle de l’expérience dialogique : la réalisation de toute tâche suppose d’orienter son attention sur une partie de la situation (Oakley, 2011) ; ce travail de l’attention est la condition requise pour maintenir toute action orientée vers un but (284). Plus généralement, il s’agit de poser d’une autre manière la question de l’apprentissage sémiotique : quelles sont les ressources sémiotiques convoquées dans la classe ? Sur quoi le groupe est-il invité à porter son attention, qu’est-ce qui mérite d’être soumis à l’analyse du collectif ? Quel est le statut épistémique, l’origine, la valeur des objets sur lesquels le curriculum, les manuels, attirent généralement notre attention ? Se pose la question de la manière dont l’enseignant (e) accompagne le collectif d’élèves, au sein notamment du dialogue, mais plus généralement dans ses activités, à porter, à aiguiser son attention.
17 Une telle rhétorique ne réfère pas au seul enseignant (e), mais à un ensemble de décisions pédagogiques et didactiques portant sur les ressources sémiotiques présentes dans la classe, les formes interactionnelles dans lesquelles elles sont mobilisées, ainsi que l’organisation, plus généralement, de l’expérience scolaire. Très éloignée d’une simple « animation » du débat (donner des consignes, donner la parole, réguler, reformuler), cette rhétorique renvoie à une activité plus large que j’ai proposé de définir comme une « rhétorique éducative », en référence à la rhétorique spéculative de Peirce (Pesce, 2011). On présentera ici à titre d’exemple trois dimensions possibles d’une telle perspective.
4. 1. Rhétorique et curriculum ouvert
18 Si par rhétorique on entend la sélection, l’organisation et l’usage des ressources sémiotiques, on insistera sur les caractéristiques de cette rhétorique dans la « forme scolaire » traditionnelle : une sur-représentation des ressources sémiotiques d’ordre verbal, ainsi qu’une faveur accordée au« dialogue triadique », expression utilisée, comme le rappelle Wells (1999 : 167), pour décrire le modèle IRF (initiation, réponse, feedback). Nombre d’auteurs se montrent critiques vis-à-vis de l’omniprésence de ce modèle et l’on peut, en effet, s’interroger sur sa capacité à favoriser les processus critiques et réflexifs évoqués plus hauts, ainsi que la mise en concurrence des perspectives par laquelle inférences transductives et abductives peuvent être amenées à se déployer. Wells propose ainsi de repenser « l’organisation du discours dans la classe » (172). Or, une telle réorganisation du discours ne se limite pas à une question de forme, mais interroge l’activité épistémique du collectif et le développement du sujet qui l’accompagne. La transformation des modes rhétoriques interroge de façon globale le curriculum, les contenus d’enseignement, les liens entre ces contenus. Les approches critiques de l’éducation qui se sont penchées précisément sur la question du discours oral proposent une transformation conjointe des modalités de l’interaction et du curriculum (Davies & Corson, 1997) : les formes interactionnelles qui visent le développement d’une pensée critique s’inscrivent dans un curriculum qui devient lui-même critique. On retrouve là la double dimension de la rhétorique : pour Peirce, la rhétorique spéculative articule finement dynamique épistémique et structure du discours scientifique.
19 Concrètement, des espaces de parole peuvent être organisés qui permettent au groupe classe de prendre comme objets de son analyse le programme de la classe, les contenus de savoir et leur mise en scène dans la classe. Des « conseils », au sens des pédagogies coopératives, ou des heures de vie de classe, permettent d’analyser et d’interroger les contenus d’enseignement, leur place dans le programme global de l’année, la manière dont ils sont traités. A un autre niveau, ils offrent aux élèves la possibilité d’analyser la manière dont ils ont interagi à l’occasion de séquences privilégiant le dialogue entre élèves : comment nous parlons-nous dans ces séquences, comment circule la parole, à quel niveau chacun intervient-il ? Il s’agit là d’une activité métacognitive et métalinguistique qui soutient le développement chez les élèves d’une forme de conscience sémiotique.
4. 2. Enquête dialogique et production du curriculum
20 De tels dispositifs proposent que les élèves prennent part à la réflexion sur le sens du curriculum, mais en soient aussi dans certains cas les co-producteurs. À titre d’exemple, Wells (1999 : 159) propose de travailler autour d’unités thématiques ouvertes, à l’intérieur desquelles la classe ou des « groupes d’élèves choisissent et planifient leurs propres sujets d’enquête en concertation avec l’enseignant ». Une autre idée est de travailler sur la base de productions écrites élaborées par des groupes d’élèves : carnet de bord, journal de la classe ou résultat formalisé d’investigations précédentes (162-163) : cette dernière idée déjà mise en œuvre dans la classe Freinet, donnant alors naissance à la fameuse « Bibliothèque de Travail ». Pour Wells, cette relecture du curriculum s’articule à la conception de la classe comme une « communauté d’investigation », dont l’activité interroge bien sûr le rôle de l’enseignant (164). D’un point de vue rhétorique, Shotter (2011 : 48) décrit ainsi des « enquêtes structurées de façon dialogique », articulées à une « communauté ayant sa propre histoire et sa propre culture ».
21 Si l’on connaît bien les formes d’enquête parfois mises en œuvre dans le cadre d’activités scientifiques (autour de la démarche expérimentale), ce même type d’investigation peut être proposé dans d’autres disciplines. Frédérique Landoeuer expérimente ainsi dans sa classe relais une démarche inspirée de la pratique de la philosophie à l’école : pour « raccrocher » des élèves en grande difficulté scolaire, l’enseignante structure son enseignement autour de la « question des origines ». Le groupe organise son activité sur la base de ses propres questions, et les principales ressources sémiotiques utilisées sont les mythes grecs et les dialogues de Platon. C’est sur la base de leur lecture, de l’analyse des dilemmes, et des productions écrites des élèves sur ces thèmes que s’engage l’enquête dialogique. L’ensemble des apprentissages s’articule ensuite à cette dynamique [3], dont la rencontre et les débats avec des intervenants (philosophes, généticiens, biologistes, comédiens) constituent une part essentielle. Par ailleurs, le groupe découvre et questionne divers types de discours et de productions culturelles qui tentent de répondre à cette « question des origines » : sciences, religion et mythes, philosophie, arts. L’enseignante accompagne les élèves dans la compréhension des spécificités de chacun de ces « quatre domaines », et anime en permanence un débat sur le statut des discours produits en leur sein. Il s’agit pour les élèves d’interroger le statut spécifique du savoir scientifique, les conditions de production des connaissances, mais aussi le rapport qu’eux-mêmes entretiennent aux discours qu’ils reçoivent, et les conditions de validité de ceux qu’ils produisent.
22 Les vertus sont diverses, pour les auteurs qui la commentent, de cette dynamique d’investigation collective. Elle permet aux élèves de comprendre le fonctionnement global de l’activité au fil de l’expérience des genres discursifs qu’elle suppose, et rend par ailleurs possible la coopération entre élèves de niveaux différents (Wells, 1999 : 137), fournissant un « étayage temporaire » de l’apprentissage ; cette coopération suppose par ailleurs, pour les mêmes raisons, une transformation de la forme scolaire particulièrement adaptée à la prise en charge de l’hétérogénéité des niveaux : elle remplit déjà cette fonction dans la plupart des modèles pédagogiques alternatifs.
4. 3. Rituels et institutions
23 Une rhétorique du dialogique peut ainsi porter sur le choix des ressources sémiotiques utilisées (mythes et dialogues platoniciens par exemple), les formes de l’interaction et la manière de les structurer (débats avec des intervenants), les sources de l’activité collective (questionnements des élèves), sa dynamique interne (enquête dialogique), l’analyse critique des contenus de savoir et des conditions de réception et de production de la connaissance, lastructuration de l’emploi du temps (construction au fil de l’eau par les élèves, sur la base de leurs questions).
24 Mais elle peut par ailleurs mobiliser d’autres types de ressources, notamment des rituels et des institutions : c’est le cas de la pédagogie institutionnelle. Le collectif est ainsi amené à élaborer des « institutions » (ceintures de comportement, maximes et « maîtres-mots », règles, responsabilités, qualification des espaces et des moments), avant de les mettre en scène et de les manipuler dans des espaces dialogiques très ritualisés. L’ordre du discours est alors déterminé par la mise en jeu de rituels d’interactions, au sein desquels se déroule un débat impliquant élèves et enseignants. Ces espaces dialogiques sont rythmés par une série d’énoncés eux-mêmes très ritualisés, qui prennent la forme d’énoncés performatifs : ainsi l’énoncé qui permet d’attribuer une nouvelle responsabilité à un élève, de décider d’une sanction, d’attribuer une ceinture, de formaliser une décision [4]. Par la production concertée des rituels, les élèves sont amenés à définir eux-mêmes, en partie, les conditions du dialogisme, les formes d’interaction qui seront privilégiées, les conditions rhétoriques du débat ; la manipulation sémiotique de l’environnement scolaire passe non seulement par le choix de ressources originales (rites et institutions), mais plus encore par leur production ; finalement, le groupe se dote d’outils puissants qui lui permettront d’interroger l’expérience scolaire, les conditions de l’apprentissage, et de développer une lecture critique des diverses formes d’activité langagière en jeu dans l’espace scolaire.
25 On l’a vu ici, diverses stratégies permettent de transformer radicalement la « rhétorique éducative » qui structure à la fois les formes d’interaction privilégiées dans la classe, le rapport aux savoirs en général et au curriculum en particulier, et plus généralement l’expérience scolaire. Une telle rhétorique éducative ne se limite ainsi pas à la mise en œuvre ponctuelle de situations interactionnelles, à l’organisation de débats. Si ces interactions sont essentielles et constituent le cœur de la dynamique dialogique, ils s’inscrivent dans des dispositifs pédagogiques et didactiques complexes : cette complexité, ces articulations, répondent à l’enjeu de penser de concert l’ordre du discours scolaire et les conditions de la production, de la transmission et de l’usage des connaissances. Dès lors que la transformation de l’activité sémiotique vise à refonder la dynamique d’apprentissage, il n’est plus suffisant de « faire participer les élèves » au sein d’un simple cours dialogué, ou « de les faire parler » à l’occasion de travaux en groupe. La question est bien de savoir, quand on privilégie ces formes d’interaction, quel est le type de processus que l’on cherche à rendre possible. En ce sens, un aspect essentiel de cette rhétorique du dialogisme est la surprise initiale, l’étonnement, qui motive l’activité du collectif. C’est cette forme de « doute authentique », au sens de Peirce, et par contraste avec le « doute méthodologique » de Descartes, quisoutient le collectif dans une recherche sincère de vérité, et conditionne les phénomènes intersubjectifs que l’interaction vise à soutenir.
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