Notes
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[1]
L’analyse qui suit s’appuie sur l’expérience personnelle de l’auteur et concerne prioritairement la préparation au CAPES externe d’anglais. Pour une approche contrastive plus large, voir l’article de Laure Riportella dans le présent numéro.
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[2]
C’est nous qui soulignons.
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[3]
Voir aussi dans le présent numéro l’analyse positive que Laure Riportella fait des choix des jurys d’anglais et d’allemand qui, contrairement aux autres langues, particulièrement l’espagnol, se sont réellement engagés dans une logique de préprofessionnalisation
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[4]
Enquête publiée dans l’US MAGAZINE, l’hebdomadaire du Syndicat National des Enseignements du Second Degré, n° 542 de mars 2001, pp. 15-18.
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[5]
À propos de l’élaboration des mémoires professionnels en deuxième année de formation, Françoise Haramboure insiste de la même manière, dans ce numéro, sur l’importance de l’autoobservation et du retour réflexif sur l’action.
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[6]
Comme le rappelle Laure Riportella ici-même, dans certains cas la situation est plus favorable. En fait la nature et la durée des stages ainsi que leur préparation et leur encadrement semblent varier selon les IUFM. Il serait plus que souhaitable de procéder à une harmonisation par le haut de cet aspect de la formation.
-
[7]
Arrêté du 03/08/1997.
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[8]
D’une certaine manière, ces remarques rejoignent celles que fait Astrid Berrier ici-même sur la contradiction constatée dans les cursus de formation au Québec entre les attentes des stagiaires et celles des formateurs, les uns souhaitant des modèles pratiques et les autres valorisant la réflexion didactique.
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[9]
Propos reproduits dans un fascicule du SNESUP (Former des maîtres, septembre 1999, pp. 6-7) proposé comme base d’un débat sur la formation.
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[10]
Pour une présentation critique beaucoup plus approfondie et argumentée du décalage entre les objectifs du mémoire professionnel et la réalité des démarches mises en oeuvre, voir l’article de Françoise Haramboure dans le présent numéro. On y retrouve le regret exprimé aussi par Nicole Poteaux d’un décalage entre théorie et pratique, entre recherche et pratique professionnelle.
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[11]
Nous sommes sur ce point en accord avec Nicole Poteaux, qui défend une formation qui ne soit pas fondée sur la seule matière à enseigner mais qui se réfère à plusieurs champs disciplinaires, les sciences de l’éducation, bien sûr – comme elle le revendique –, mais aussi les sciences cognitives et la psycholinguistique, et qui définissent la portée des savoirs sollicités en partant des spécificités du terrain et en tenant compte du modelage mutuel issu de l’interaction de ces divers domaines.
1L’introduction d’une épreuve à orientation professionnelle à la session 1992 des CAPES externes a été le signe d’une volonté de réduire la fracture entre un cursus universitaire visant à une expertise scientifique et théorique dans la matière étudiée en soi, et la formation professionnelle, abordée en aval du concours, sans implication de l’université et exclusivement axée sur l’entraînement à la pratique du métier. En d’autres termes, il s’agissait d’établir un entre-deux efficace entre la construction des savoirs savants et le développement des compétences professionnelles, ou plus simplement de mettre en place une articulation entre théorie et pratique [1].
La didactique au CAPES externe : une épreuve à objectif double
2Au fil des réformes, cette épreuve n’a pas varié dans son objectif, qui est double, formatif tout autant que sélectif. L’esprit en est clairement défini dans une note de commentaire qui accompagnait l’arrêté du 3 août 1993. Il s’agit, à partir de l’analyse critique, structurée et argumentée d’un dossier constitué de « plusieurs documents relatifs à l’enseignement de la discipline » :
[d’] apprécier la capacité du candidat à concevoir les premiers éléments d’une réflexion personnelle d’ordre didactique et pédagogique dans la perspective des objectifs définis par les instructions sur l’enseignement des langues. […] Le but de cette épreuve n’est pas de vérifier des connaissances disciplinaires, mais de permettre au jury d’apprécier la manière dont le candidat perçoit son futur métier ainsi que les aptitudes pour l’exercer.
4La fonction la plus visible de cette épreuve est bien sûr l’évaluation de l’aptitude des candidats à l’exercice ultérieur du métier d’enseignant, qui est perçue comme un objectif en soi, objectif à court terme qui semble clore le cursus. Cependant, au-delà de cette première lecture, la finalité fondamentale du travail qu’exige la préparation à l’épreuve doit être appréhendée comme la première étape d’un processus à beaucoup plus long terme, celui de la formation professionnelle du futur enseignant qui doit ici « concevoir les premiers éléments d’une réflexion personnelle d’ordre didactique et pédagogique » [2], éléments qui seront approfondis en deuxième année d’IUFM puis tout le long de sa carrière.
5En d’autres termes, l’année du concours, l’étudiant s’engage pour deux ans dans une formation initiale qui doit le faire passer du statut d’expert maîtrisant le savoir savant – mais peu ou pas de savoirs et savoir-faire didactiques et pédagogiques –, à l’état de praticien autonome sachant transposer et didactiser ce savoir savant en fonction des contraintes complexes de la situation d’enseignement/apprentissage. Le travail de ces deux années devrait donc se concevoir comme un processus unique, sans solution de continuité. Par la découverte des concepts et démarches de base de la didactique des langues et de la pédagogie – découverte initiée par l’observation raisonnée de documents représentatifs de mises en œuvre concrètes –, le travail sur les dossiers de type concours devrait permettre aux étudiants de commencer à développer une attitude critique et à s’approprier les outils et techniques qui faciliteront leur passage à la pratique lors des stages de deuxième année. En résumé, au cours de ces deux années, l’étudiant devient enseignant, le simple récepteur de savoirs devenant tour à tour observateur puis évaluateur de la pratique d’autrui, avant de devenir, en deuxième année, acteur impliqué et concepteur de sa propre pratique, grâce en partie au transfert des acquis de l’observation initiale.
Un bilan mitigé
6La présentation que nous venons de faire correspond malheureusement plus à une vision idéale de la formation qu’à une réalité. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le bien-fondé de l’évolution initiée il y a dix ans, ni de nier ses effets positifs. L’introduction d’une épreuve professionnelle au concours a, par son caractère volontariste, impulsé une dynamique qui a conduit à la création, dans la plupart des universités, de modules de professionnalisation souvent associés à des stages, et cette orientation n’est plus aujourd’hui remise en cause [3].
7Cependant, si on s’engage dans une analyse plus circonstanciée, le bilan apparaît plus mitigé, comme le montrent les avis réservés qu’expriment nombre de jeunes enseignants sur la pertinence de la formation de première année au regard des difficultés liées à la pratique, auxquelles ils sont confrontées dès la deuxième année. Deux enquêtes permettent d’illustrer ce jugement, menées toutes les deux sous forme de questionnaire, l’une en 1998 par l’IUFM d’Aquitaine, portant sur une évaluation de la première année de préparation des professeurs des lycées et collèges (PLC) par les étudiants et stagiaires de cet institut, l’autre commanditée par le SNES et effectuée par la SOFRES entre décembre 2000 et février 2001 [4], s’adressant à des titulaires qui effectuaient leurs premières années d’exercice. La première rubrique concerne directement notre propos puisqu’elle porte sur « l’entrée dans le métier », et ou y pose en particulier la question suivante : « En ce qui concerne votre formation à l’IUFM, qu’est ce qui vous a le plus servi dans vos premières années d’exercice ? Qu’est-ce que vous avez jugé le plus inutile ? » Précisons que la valeur des réponses est justifiée par le nombre de sondés, soit 610 questionnaires dépouillés pour l’IUFM, 2348 pour la SOFRES.
8Il est à noter tout d’abord que les résultats, dans les deux cas, font apparaître une distance critique par rapport à la formation plus qu’une condamnation, puisque, dans la première enquête, 49 % des sondés jugent la formation « plus ou moins pertinente », c’est-à-dire « à modifier partiellement » mais pas fondamentalement, tandis que dans l’autre, comme le montre le tableau des réponses reproduit ci-après, les composantes de la formation directement liées à la première année, si elles ne sont pas jugées les plus utiles, ne sont pas non plus les plus mal placées, avec un quart des sondés jugeant même très utiles les connaissances acquises à l’université et un cinquième les enseignements didactiques.
9Ce qui semble être remis en question, ce n’est pas l’intérêt de ces enseignements dans l’absolu, mais leur adéquation aux besoins immédiats du métier. On le voit quand on compare les pourcentages de satisfaction affectés aux enseignements didactiques (21 % seulement) et aux aides directement ancrées dans la pratique (58 et 57 %). Cela est très clairement confirmé par l’enquête IUFM, où le taux des sondés jugeant « non satisfaisante » l’absence de lien avec la pratique en première année passe de 14 % seulement chez les étudiants de première année à 35 % chez les professeurs stagiaires qui ont fait l’épreuve de la classe, ce qui place cet aspect au premier rang de leurs récriminations et indique bien l’effet retard de ce manque. En revanche, parmi les aspects jugés satisfaisants par tous se trouve l’intervention de formateurs de terrain dans la préparation à l’épreuve.
10Le message est clair : si la préparation à l’épreuve professionnelle du concours constitue bien un début de formation didactique, elle ne parvient pas pour autant à jouer le rôle d’entre-deux positif qu’on pouvait attendre d’elle, le rôle d’articulation entre la théorie de la formation académique antérieure et la pratique du métier à venir. Les raisons de cet échec partiel sont multiples, et nous allons maintenant les analyser.
Comment conceptualiser sans action directe du sujet ?
11La première des raisons que l’on peut invoquer pour l’efficacité réduite de la formation de première année concerne la nature même de l’épreuve, ou plutôt les relations qu’elle entretient avec l’acte pédagogique. Sa logique, nous l’avons dit, est d’amener les futurs enseignants, par l’observation de démarches élaborées par d’autres (extraits de manuels, préparations de cours, etc.) à comprendre ce qui est en jeu dans la situation pédagogique et à se donner des outils d’analyse leur permettant, à terme, de gérer leurs propres démarches de manière raisonnée. Il y a donc en principe un lien étroit entre l’analyse que suppose le traitement des dossiers et l’activité future des jeunes enseignants devant leur classe. Il s’agit pour eux, au travers d’un premier contact indirect avec la pratique, de conceptualiser ces outils dans une logique méthodologique, ou du moins d’engager ce processus de conceptualisation. C’est cette logique qui sous-tend la conception de l’épreuve au CAPES externe d’anglais.
12Je prendrai l’exemple d’un dossier proposé aux candidats à la session 2001 du concours. Il est composé d’un extrait de manuel de terminale proposant une exploitation du début de Mice and Men de John Steinbeck, accompagné d’un second document qui est la copie du projet pédagogique d’un professeur pour le traitement du même extrait. Il est demandé aux candidats de comparer « les deux démarches proposées dans une perspective de préparation aux épreuves du baccalauréat en série L (LV1) ». L’intérêt de ce dossier est bien sûr de les amener à réfléchir à la spécificité de cette série et à ce qu’elle implique en termes de choix d’objectifs, de supports et d’activités. Son analyse suppose de se poser deux questions fondamentales, celle de la différence entre évaluation et entraînement, mais surtout celle de l’adéquation entre les orientations officielles, les choix concrets des concepteurs et ceux de l’enseignant.
13On peut penser qu’un travail approfondi pendant l’année sur ce type de dossier va permettre aux candidats de percevoir de manière plus concrète les implications des concepts en jeu et de réfléchir aux qualités ou aux limites de telle ou telle démarche, en fonction de tel ou tel objectif, ou de tel ou tel support, ou de telle ou telle classe. On peut espérer qu’en conséquence ils seront moins démunis l’année suivante lorsqu’ils se trouveront confrontés à des problèmes du même ordre. L’idée est bien, à partir de la déconstruction de démarches élaborées par d’autres, d’élaborer des outils d’analyse dont on espère que, progressivement, ils se transformeront en modèles d’action, transférables à la construction de leurs propres démarches pédagogiques.
14Mais c’est oublier qu’il ne peut y avoir conceptualisation sans action réelle du sujet. Or dans la conception même des dossiers proposés au concours – et celui dont nous parlons n’est qu’un exemple parmi d’autres – on trouve un défaut central : l’absence de la composante « mise en œuvre ». Cela est peu surprenant : comment prendre en compte par écrit et de manière synthétique l’action fondamentalement adaptative de l’enseignant face à l’interaction avec et entre les élèves ? Pourtant, même si la qualité du travail de préparation est essentielle, c’est bien la réalité de cette mise en œuvre, la dynamique créée par cette adaptation constante, qui déterminent en dernier lieu l’efficacité et la pertinence de l’action de l’enseignant. Dans les conditions qui sont celles de la préparation, cependant, toute cette composante est gommée, et la réflexion ne peut porter que sur des projets qui, même si le type de classe concerné est indiqué, sont décontextualisés et donc abstraits. La conséquence de cet effacement est que, dans bien des cas, les étudiants en viennent à confondre projet et acte pédagogique et considèrent même pour certains qu’il y a des démarches-types idéales, alors qu’un projet ne peut être que spécifique à une classe et à une situation données. Ainsi, dans l’exemple proposé, la consigne conduit les candidats à considérer les deux documents de la même manière, à savoir comme l’image d’un cours et de son déroulement précis, étape par étape. Ce n’est pourtant pas le cas, en particulier pour le document 1 qui, bien qu’annoncé comme « l’exploitation proposée par les concepteurs du manuel », n’est, comme toute proposition de manuel, qu’un ensemble de suggestions passe-partout. Un manuel, en effet, n’est jamais qu’un outil dont le contenu ne préjuge pas de la progression que chaque enseignant va réellement mettre en œuvre, ni de la façon dont il prendra ou non en compte dans son projet personnel les activités et rubriques proposées par le manuel. S’il est essentiel – ce que fait ce dossier – d’amener les futurs enseignants à développer un regard critique sur les manuels et les activités qu’ils proposent, il conviendrait avant tout de mettre en avant leur nature instrumentale et le caractère purement indicatif des démarches et activités qu’ils proposent.
15Le document 2 présente autant de risques de confusion, même s’il s’agit cette fois du projet d’un professeur particulier. Le professeur y détaille les objectifs qu’il se donne pour cette séance ainsi que les différentes étapes de sa progression, centrée sur l’analyse de la caractérisation des personnages dans l’extrait à analyser. Ce projet fait preuve d’une réflexion fine sur le texte, d’une maîtrise des outils narratologiques qui peuvent fournir autant d’aides méthodologiques aux élèves dans la construction du sens, et enfin d’une réelle prise en compte des élèves et de la nécessité de guider leur découverte. A priori, il s’agit donc d’un projet de qualité. Cependant, l’enseignant détaille les activités qu’il prévoit de proposer et va jusqu’à formaliser les productions attendues et la trace écrite qui récapitulera le travail effectué. Cet aspect du document a conduit les étudiants, lors de l’analyse de ce dossier pendant l’année, à rejeter ce projet comme inefficace et contraire aux exigences de la centration sur l’apprenant. Il s’agit, disaient-ils, d’une démarche déductive et normative où l’enseignant a tout prévu et ne suit que sa propre logique. S’il est vrai que les prévisions de l’enseignant sont très précises et qu’il y a un risque qu’elles le conduisent, au moment de la mise en œuvre, à imposer aux élèves ses propres idées et formulations, on ne peut pas ignorer qu’on a affaire à un projet, c’est-à-dire à un document de travail destiné au seul professeur qui, encore une fois, ne permet pas de préjuger de la marge d’adaptation qu’il acceptera lors de la mise en œuvre et donc de la liberté de manœuvre qu’il laissera aux élèves.
16L’étude de tels dossiers suppose de bien comprendre la nature du travail du professeur, ainsi que le lien fondamental, même s’il peut sembler paradoxal, entre autonomisation de l’élève et guidage de l’enseignant. L’élève ne va pas où il veut, on ne peut pas dire n’importe quoi sur un texte, et la réussite d’une pédagogie de la découverte passe par un balisage préalable très précis, de la part de l’enseignant, des difficultés et des composantes incontournables de l’analyse du document. Mais l’enseignant n’est pas non plus prisonnier de sa préparation, qui ne constitue qu’un cadre pour son action pédagogique concrète. Comprendre cette réalité suppose de ne pas confondre l’élaboration du projet pédagogique et l’action pédagogique elle-même face à la classe. Mais si cela est évident pour qui a enseigné, cette différence reste très abstraite pour des étudiants n’ayant aucune expérience personnelle, et pour qui, dans le cadre universitaire, l’écriture est le plus souvent l’essentiel de l’activité. Le danger d’une telle interprétation est encore accentué par le fait que la classe et les élèves ne sont qu’une abstraction, même dans le cas d’une préparation de cours spécifique, comme c’est le cas pour le document 2.
17Dans ces conditions, que vont pouvoir conceptualiser les étudiants ? Certainement pas des modèles d’action fonctionnels. Comme nous le disions plus haut, il ne peut y avoir de conceptualisation sans action du sujet. C’est de la confrontation avec un réel problématique que naît le questionnement qui est le moteur du processus. C’est bien ce que souligne Vergnaud (1999 : 54) quand il affirme : « Mettre en scène les concepts scientifiques dans des situations adéquates, c’est reconnaître le rôle irremplaçable de l’expérience et de l’activité en situation pour aider les élèves à former des concepts fonctionnels. » Il précise encore (1999 : 51-52) :
C’est pour faire face aux situations imprévues et aux incidents qu’on modifie ses schèmes ou qu’on en développe de nouveaux, avec leur cortège de conceptualisations associées. Cela est vrai pour l’expérience en général et pour l’expérience professionnelle en particulier. Mais cela est vrai aussi pour l’expérience intentionnellement organisée à l’école pour que les enfants apprennent, ou dans le stage de formation d’adultes, pour que les participants apprennent, plus vite et plus complètement. Allons plus loin, et mettons au crédit de la recherche en didactique cette idée que la rencontre avec des situations nouvelles peut être utilisée comme un levier de l’apprentissage et du développement.
19La question qui se pose face à la préparation de première année est de savoir si les dossiers qui lui servent de base peuvent constituer des situations didactiques au sens où Vergnaud les définit. Je dirai que non. Le moteur de ces situations réside dans l’articulation de l’expérience et de l’explicitation réflexive, dont découle la conceptualisation [5]. Comme le rappelle Vergnaud (1999 : 56-57), « il y a conceptualisation dans l’action », mais il précise aussi qu’il y a forcément un « décalage entre action et explicitation » et que si « le métacognitif pénètre le cognitif, il ne le précède pas pour autant ». « L’explicitation – ajoute-t-il (1999 : 54) – change le statut de la connaissance. Elle permet d’en débattre, facilite la généralisation et la mémorisation. » Mais pour cela il convient que la connaissance préexiste et qu’elle ait été construite par l’action et l’expérience.
20À mon sens, le cadre de la première année d’IUFM ne favorise pas la mise en place de ce processus. Tout le long de cette formation initiale, le futur enseignant ne dépasse que très rarement, voire jamais, le stade de l’observation, même lors des stages pratiques, parfois limités à une semaine, où il n’a, dans la plupart des cas, pas la possibilité de prendre une classe en charge et donc de confronter ses représentations mentales avec la réalité de son action propre. L’expérience reste alors celle de l’autre, une action par procuration, qui lui est donc étrangère [6]. S’il est indéniable que le travail accompli à partir des dossiers permet d’introduire et d’expliciter un certain nombre de concepts de base et de mettre en place une connaissance didactique minimale, il n’en reste pas moins que la pratique pédagogique peut demeurer pour les étudiants un simple objet d’étude, et ne jamais devenir un champ d’action. Ce risque est d’autant plus grand que cette image abstraite de l’objet didactique est renforcée par le cadre institutionnel dans lequel se déroule la formation.
Les effets du cadre institutionnel
21Nous l’avons vu, l’épreuve préprofessionnelle sur dossier a un objectif double, dont nous avons montré qu’a priori le volet formatif est le plus important. Cependant, outre l’absence d’un ancrage suffisant dans l’expérience pratique individuelle dont nous venons de parler, une autre raison conduit les étudiants à privilégier une hiérarchie tout autre. Évaluée au concours et enseignée dans le cadre universitaire selon des modalités comparables aux autres composantes traditionnelles des études de langue, la didactique apparaît aux étudiants comme une matière parmi d’autres, pour laquelle il convient de faire preuve de la maîtrise de savoirs théoriques propres, mais surtout de savoir-faire argumentatifs communs à tout travail académique. Cela n’est d’ailleurs pas faux, car les textes définissant l’épreuve indiquent qu’elle
permet au candidat de démontrer qu’il connaît les contenus d’enseignement et les programmes de la discipline, qu’il a réfléchi aux finalités et à l’évolution de la discipline […], qu’il a réfléchi à la dimension civique de tout enseignement […], qu’il a des aptitudes à l’expression orale, à l’analyse, à la synthèse et à la communication […]. [7]
23Connaître, réfléchir…, ces divers objectifs indiquent tous une priorité des savoirs sur les savoir-faire pratiques. Face à la difficulté de l’épreuve et à sa sélectivité, les étudiants vont attendre de la formation qu’elle les aide en priorité, et pour certains exclusivement, à maîtriser ces savoirs et à acquérir les méthodes nécessaires à la gestion du format particulier de l’épreuve. Cela se traduit par un discours sur une pratique formalisée plus que par un entraînement à une pratique personnelle. La maîtrise d’un type d’activité académique plus que professionnelle, à savoir l’analyse de documents didactiques, devient l’objectif à atteindre, la formation au métier venant après.
24Si on reprend les composantes de l’activité établies par Leontiev et rappelées entre autres par Yves Clot (1999 : 179), on peut penser qu’on est là devant un cas de divergence entre le but de l’action et le mobile du sujet, le mobile se rapportant « à ce qui est vital pour le sujet, à ses préoccupations », en d’autres termes à « l’accentuation subjective de l’action ». Il n’est pas possible, dans une année où l’enjeu et la tension sont tels, de ne pas tenir compte de la part de l’affect. Il détermine le sens que les étudiants attribuent aux objectifs et au travail effectué, et les conduit à minimiser ou même ignorer leur pertinence pratique à long terme. La plupart se voient essentiellement comme des étudiants qui préparent un examen, pas comme des professionnels en formation [8]. Il faut dire que le caractère contraignant de certaines règles de l’épreuve contribue à conforter une telle perception. Je pense, tout particulièrement, à la pénalisation de toute fiction de cours, c’est-à-dire l’interdiction qui est faite aux candidats d’étayer leur commentaire critique par des propositions de mise en œuvre qui leur sembleraient plus pertinentes que celles des documents. Les règles de l’épreuve elles-mêmes vont donc dans le sens d’une limitation de la dynamique professionnalisante : les candidats n’étant pas encore des enseignants, ils n’ont pas à agir en praticiens. Comment, dans ces conditions, peuvent-ils passer de l’état de spécialiste d’une matière à la représentation d’eux-mêmes comme pédagogues et médiateurs entre les élèves et le savoir ? Toutes ces remarques nous conduisent à une dernière interrogation fondamentale sur le statut même de la connaissance.
Le statut de la connaissance
25Passer du statut d’étudiant spécialiste à celui d’enseignant ne signifie pas simplement acquérir des compétences pratiques, cela suppose aussi de modifier sa relation au savoir, ou du moins de découvrir qu’il peut avoir des fonctions multiples. Ainsi, à l’université, la maîtrise de la langue étant considérée comme acquise, ce sont les savoirs sur la langue et sa culture qui sont prioritaires, des savoirs d’expert qui ont une valeur en soi. C’est ainsi que l’objet « langue vivante » se scinde en une multiplicité d’objets autonomes (la linguistique, la littérature, la civilisation, la traductologie, la narratologie,…) ayant chacun leur logique, leurs spécialistes et donnant lieu à des exercices spécifiques. Dans le secondaire, en revanche, la matière scolaire « langue vivante » est un objet unique – même s’il reste complexe – dont l’objectif est la maîtrise par l’élève d’une compétence de communication opératoire. Les hiérarchies de priorités ne sont pas du tout les mêmes. Dans ces conditions, les savoirs du spécialiste ne présentent un intérêt que s’ils peuvent constituer des outils permettant à l’élève d’accéder à une meilleure compréhension du fonctionnement de la langue dans la perspective d’une amélioration de sa compétence langagière. C’est le cas par exemple des concepts narratologiques, qui ne seront pas introduits comme outils d’analyse littéraire, du moins avant les dernières années de lycée, mais comme des repères pour la construction du sens. S’ils sont introduits progressivement et bien exploités, c’est-à-dire dans une démarche de découverte active où les élèves sont conduits à en percevoir la permanence, ces outils peuvent servir de base à des stratégies de compréhension transférables. En d’autres termes, des concepts comme ceux de « focalisation » ou de « voix narrative », de « type de discours » ou encore la différence entre « histoire » et « récit » peuvent se transformer en procédures d’action sur lesquelles l’élève pourra s’appuyer pour entrer dans le texte de manière plus structurée. Ce n’est que dans cette perspective méthodologique que le recours à de tels concepts présente un intérêt dans la classe de langue. Mais encore faut-il que ces savoirs soient transposés, adaptés au niveau et aux besoins des élèves, ainsi qu’à la fonction qu’on veut leur faire jouer, et surtout que la métalangue en soit simplifiée. Ce qui prime n’est plus le savoir en soi mais sa fonctionnalité par rapport à l’élève et à son parcours d’apprentissage. Sinon, on reste dans une logique d’application dont chacun sait aujourd’hui qu’elle est néfaste.
26Cette transposition des savoirs est un des aspects fondamentaux du travail de l’enseignant, et elle doit se préparer dans les années de formation par une évolution de l’enseignant lui-même et de ses représentations. Comme l’écrit François Dubet (1999 : 79-80) : « Devenir enseignant, c’est d’abord, pour la plupart des étudiants, un processus de mue. […] L’IUFM doit être centré sur la conversion des connaissances en capacité de les transmettre. » [9] Mais cette conversion peut-elle s’initier en première année sans confrontation réelle avec les exigences de la pratique, dans une logique où prime, comme nous venons de le voir, l’esprit d’excellence académique ? Pour beaucoup d’étudiants, la réponse est négative et, en conséquence, ils restent dans une logique qui oppose théorie et pratique sans appréhender l’utilité de leur interaction. Comme l’exprime bien la réponse d’un des professeurs stagiaires au questionnaire de l’IUFM d’Aquitaine :
Nous avons été bien entraînés à l’épreuve orale sur dossier, mais l’apport en vue de la professionnalisation est discutable. La théorie rassure mais nous laisse parfois bien seuls une fois que nous sommes face à nos élèves.
28Trop souvent, le passage de la première à la deuxième année est ressenti comme une rupture, avec en amont la théorie, en aval la pratique, deux domaines qui paraissent ne pas avoir grand chose en commun, surtout s’ils sont abordés, comme c’est le plus souvent le cas, dans des lieux de formation différents (Universités et IUFM) et avec des enseignants et formateurs différents. C’est l’une des raisons qui peut expliquer le jugement négatif que la majorité des sondés porte sur l’utilité du mémoire professionnel dans le sondage SNES-SOFRES. Rappelons que 41 % l’ont considéré comme la composante la plus inutile de leur formation. Ce jugement sans appel est d’autant plus surprenant que l’objectif de ce mémoire est justement de concrétiser la confrontation dynamique entre pratique et théorie et qu’il est considéré par les formateurs comme le point culminant d’une formation de deux ans axée sur la perception de l’intérêt de cette interaction [10]. Là encore la réalité n’est pas à la hauteur des attentes. Comme l’écrit Pierre Frath (1999 : 3) :
[Le mémoire professionnel] est souvent ressenti par les stagiaires comme un surcroît de travail, au moment où ils entrent de plain pied dans l’activité professionnelle. Il leur semble injuste d’être à nouveau évalués sur un travail scolaire, alors qu’ils pensaient en avoir fini avec ce type d’exercices après leur réussite au CAPES.
30Il semble que tout travail de réflexion théorique impliquant des savoirs disciplinaires ou didactiques soit ressenti comme relevant du domaine académique et non pas du cadre professionnel. On peut penser que cela est la conséquence de l’incapacité de la formation de première année à constituer l’entre-deux espéré, à créer les conditions de cette « mue » de l’étudiant qui lui permette de percevoir tout l’intérêt qui peut résider dans la confrontation théorie-pratique pour la réussite de son parcours de praticien. François Dubet (1999 : 79) ne dit pas autre chose quand il écrit :
Elle [la conversion] risque de se faire d’autant plus mal que l’enseignement de la pédagogie est perçu, lui aussi, comme théorique et normatif, exactement comme si le futur médecin apprenait la clinique en lisant des livres de clinique. Or on sait tous que la clinique s’apprend au chevet du malade. Pour l’enseignement, c’est un peu pareil.
Conclusion
32À l’issue de cette analyse, il convient de moduler les critiques contre l’épreuve sur dossier. Son principe n’est pas mauvais dans l’absolu, son apport est même bénéfique par bien des aspects et constitue sans conteste un progrès par rapport à la situation précédente, mais le contexte général de formation dans lequel elle est préparée est déterminant pour son efficacité en termes de professionnalisation. Le problème n’est certainement pas que les étudiants soient conduits à appréhender des concepts théoriques et à réfléchir à ce qu’implique le métier qu’ils envisagent d’exercer. Bien au contraire. Si c’est bien au chevet du malade que « la clinique s’apprend », nul ne niera que le futur médecin se doit aussi de lire des livres de clinique pour approfondir sa maîtrise professionnelle, laquelle ne peut s’ancrer que dans des savoirs théoriques préalables solides et raisonnés. Mais les deux doivent interagir et cette interaction n’est pas spontanée, elle nécessite un guidage et un contexte de formation adéquat. C’est là tout le problème de la formation de première année qui tient la pratique à distance et conduit ainsi à conférer une importance démesurée à la verbalisation décontextualisée. Pour résoudre ce malentendu et permettre au progrès que constitue indiscutablement l’introduction d’une composante didactique dans la formation initiale de porter tous ses fruits, il est nécessaire que la formation de première année évolue. Il est nécessaire tout d’abord, comme cela a déjà été dit maintes fois, qu’elle intègre, en parallèle et en articulation avec la réflexion didactique, une réelle expérience pratique de première main, en amont du concours, sous la forme de stages filés, impliquant bien sûr un accompagnement par des tuteurs réellement formés et motivés, et d’une durée suffisante pour qu’une analyse raisonnée en soit possible et puisse alors jouer son rôle de structuration et d’approfondissement des acquis de l’expérience. Mais cela suppose de se donner les moyens financiers et institutionnels de cette formation.
33Le deuxième aspect fondamental du changement devrait concerner l’introduction d’une réflexion approfondie, ancrée dans cette expérience pratique des étudiants, sur les implications de la transposition didactique des savoirs académiques, tant linguistiques que littéraires et civilisationnels, qu’ils ont acquis au cours de ces études. Ce second aspect suppose de redéfinir les échanges entre IUFM et universités et de développer une concertation d’ordre épistémologique sur les apports des uns et des autres et sur la nature et la portée des savoirs dans une perspective professionnelle [11]. Ce n’est qu’en tenant les deux bouts de la chaîne que l’on pourra faire évoluer une formation et une épreuve qui aujourd’hui ne satisfont pleinement personne.
Bibliographie
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- CHINI, Danielle. 1998. « La préparation à l’épreuve sur dossier : quelle formation didactique ? » Colloque de l’Association des Chercheurs Enseignants Didacticiens des Langues Étrangères (ACEDLE). Paris, 14 novembre 1998.
- CLOT, Yves (dir.). 1999. Avec Vygotski. Paris : La Dispute.
- CLOT, Yves. 1999. « De Vygotski à Léontiev, via Baktine », dans Avec Vygotski, Clot, Yves (dir.). Paris : La Dispute, pp. 165-185.
- DUBET, François. 1999. Pourquoi changer l’école ? Entretiens avec Philippe Petit. Paris : Textuel.
- FRATH, Pierre. 1999. « Éditorial », Les Langues modernes n° 1 (« Les mémoires professionnels à l’IUFM ». Paris : A.P.L.V., p. 3.
- LES LANGUES MODERNES. 1999. « Les mémoires professionnels à l’IUFM ». Paris : A.P.L.V. n° 1.
- VERGNAUD, Gérard. 1999. « On n’a jamais fini de relire Vygotski et Piaget », dans Avec Vygotski, Clot, Yves (dir.). Paris : La Dispute, pp. 45-58.
Notes
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[1]
L’analyse qui suit s’appuie sur l’expérience personnelle de l’auteur et concerne prioritairement la préparation au CAPES externe d’anglais. Pour une approche contrastive plus large, voir l’article de Laure Riportella dans le présent numéro.
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[2]
C’est nous qui soulignons.
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[3]
Voir aussi dans le présent numéro l’analyse positive que Laure Riportella fait des choix des jurys d’anglais et d’allemand qui, contrairement aux autres langues, particulièrement l’espagnol, se sont réellement engagés dans une logique de préprofessionnalisation
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[4]
Enquête publiée dans l’US MAGAZINE, l’hebdomadaire du Syndicat National des Enseignements du Second Degré, n° 542 de mars 2001, pp. 15-18.
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[5]
À propos de l’élaboration des mémoires professionnels en deuxième année de formation, Françoise Haramboure insiste de la même manière, dans ce numéro, sur l’importance de l’autoobservation et du retour réflexif sur l’action.
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[6]
Comme le rappelle Laure Riportella ici-même, dans certains cas la situation est plus favorable. En fait la nature et la durée des stages ainsi que leur préparation et leur encadrement semblent varier selon les IUFM. Il serait plus que souhaitable de procéder à une harmonisation par le haut de cet aspect de la formation.
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[7]
Arrêté du 03/08/1997.
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[8]
D’une certaine manière, ces remarques rejoignent celles que fait Astrid Berrier ici-même sur la contradiction constatée dans les cursus de formation au Québec entre les attentes des stagiaires et celles des formateurs, les uns souhaitant des modèles pratiques et les autres valorisant la réflexion didactique.
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[9]
Propos reproduits dans un fascicule du SNESUP (Former des maîtres, septembre 1999, pp. 6-7) proposé comme base d’un débat sur la formation.
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[10]
Pour une présentation critique beaucoup plus approfondie et argumentée du décalage entre les objectifs du mémoire professionnel et la réalité des démarches mises en oeuvre, voir l’article de Françoise Haramboure dans le présent numéro. On y retrouve le regret exprimé aussi par Nicole Poteaux d’un décalage entre théorie et pratique, entre recherche et pratique professionnelle.
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[11]
Nous sommes sur ce point en accord avec Nicole Poteaux, qui défend une formation qui ne soit pas fondée sur la seule matière à enseigner mais qui se réfère à plusieurs champs disciplinaires, les sciences de l’éducation, bien sûr – comme elle le revendique –, mais aussi les sciences cognitives et la psycholinguistique, et qui définissent la portée des savoirs sollicités en partant des spécificités du terrain et en tenant compte du modelage mutuel issu de l’interaction de ces divers domaines.