Notes
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[1]
Entretien avec Yves Jeuland, « L’écriture documentaire avec des images d’archives », in Sociétés & Représentations n°29, 2010, p.175-190.
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[2]
Ibid., p.180.
-
[3]
MILLS-AFFIF Edouard, canal-u.tv, « Le documentaire et les images d’archives (penser le cinéma documentaire : leçon 5) », 10 octobre 2010.
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[4]
KUGLER Laetitia, nonfiction.fr, « L’histoire au travers du prisme de l’archive », 3 octobre 2008.
-
[5]
LINDEPERG Sylvie, « Settela : destin d’une « image icône », in Double jeu n°8, 2011, p.127-140.
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[6]
EKCHAJZER François, telerama.fr, « Images d’archives : ce qu’elles nous racontent », 25 janvier 2012.
-
[7]
EKCHAJZER François, telerama.fr, « Les images d’archives peuvent-elles mentir ? », 8 septembre 2009.
-
[8]
SKYVINGTON Emmanuel, telerama.fr, « Ruse de guerre », 4 septembre 2009.
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[9]
VERAY Laurent « Réflexions sur les usages des images d’archives de la Grande Guerre dans les documentaires télévisuels actuels », in 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze n°64, 2011, p.27.
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[10]
EKCHAJZER François, telerama.fr, « Les images d’archives peuvent-elles mentir ? », 8 septembre 2009.
La spécificité temporelle du documentaire historique constitue une contrainte à elle seule dans la mesure où il s’agit de rendre visible ce qui n’est plus. Entre le manque de sources, la subjectivité des auteurs et le manque d’intérêt du public jeune à son égard, il semble difficile de produire et perpétuer un genre qui repose essentiellement sur des images d’archives. Mais paradoxalement, si de cette contrainte pouvaient naître de nouvelles libertés ?
1 A priori la création d’un documentaire d’histoire télévisuel à base d’images d’archives est synonyme de multiples contraintes. Car ce genre hybride, qui s’appuie sur l’étude d’événements passés dans un souci de transmission de savoirs, peut soulever plusieurs problèmes éthiques, politiques et bien entendu historiques. L’usage des images d’archives, c’est-à-dire « tout document préexistant, qui n’est pas issu du tournage et qu’on intègre dans l’étape du montage » [1], englobe plusieurs facteurs qui sont à prendre en considération : la dépendance à l’existant, au statut de l’image, à l’intention de l’œuvre, au message véhiculé, aux processus techniques, ou encore aux attentes télévisuelles actuelles. Ces nombreuses contraintes constituent nécessairement une limite à la création. Le terrain est justement propice à examiner les conditions de la créativité : ces contraintes, il est possible de les dépasser, de les contourner, voire de les sublimer.
Faire avec des images d’archives
2 Produire un documentaire d’histoire télévisuel dépend de plusieurs paramètres. Tout d’abord, on ne peut pas forcément tout raconter, ou du moins tout montrer au travers des images d’archives. Il faut bien concevoir avec ce qui est disponible, partir de l’existant, de ce que l’on découvre et cherche, comme le précise l’auteur et réalisateur Yves Jeuland : « ce sont les images auxquelles on n’avait pas pensé avant de commencer le film qui vont nous donner d’autres idées et forcément l’archive devient alors la colonne vertébrale, devient le cœur du film » [2]. La première contrainte est donc celle de produire, réaliser et monter avec les documents à disposition. Elle constitue un point de départ à l’inspiration et à la créativité. Le scénario imaginé peut être amené à être modifié, et inévitablement le résultat final peut être différent de celui envisagé ; d’autant plus que les images d’archives ne sont pas toutes exploitables ni diffusables à la télévision.
3 Le documentaire d’histoire a pour objectif d’informer, de livrer un point de vue, tout en s’appuyant sur une certaine objectivité. L’image d’archive télévisuelle doit donc le plus possible « dire vrai », ne pas mentir, être correctement contextualisée. S’emparer d’une image qui ne soit pas le fruit même de sa propre création constitue un passage obligé dans un documentaire d’histoire. Il faut raconter ce que cette image énonce, et ceci inclut donc une analyse et une interprétation. L’historien Marc Ferro expliquait : « tous les documents doivent être analysés comme des documents de propagande. Mais le tout, c’est de savoir de quelle propagande il s’agit. Les images d’archives ne sont pas mensongères au moins sur un point : ce que l’on a voulu dire aux gens. Ça, c’est une vérité historique ! » [3]
4 Or il s’avère particulièrement complexe de se montrer absolument objectif dans la production d’un documentaire d’histoire. L’historienne Sylvie Lindeperg rappelle que « l’image est manipulable » [4]. Prenons l’exemple du documentaire Nuit et Brouillard réalisé par Alain Resnais en 1956, dont la valeur historique a de nombreuses fois été remise en question. Lors du montage, l’image d’une petite fille regardant fixement l’objectif au camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas en 1944 a été insérée. Le réalisateur a fait le choix d’intégrer cette séquence de sept secondes, provenant des fonds d’archives de l’Institut néerlandais de documentation de guerre d’Amsterdam, en interprétant le fait que cet enfant soit très certainement juive selon la contextualisation de l’image et des connaissances et éléments historiques à disposition. Mais en 1994, des chercheurs hollandais ont découvert que la petite fille était en réalité tzigane, qu’elle se trouvait parmi les Juifs déportés après les grandes rafles des 16 et 17 mai 1944 au camp de Westerbork, qu’elle suivait vraisemblablement du regard un chien se promenant sur les quais, et que le foulard sur sa tête était un morceau de linge dissimulant son crâne rasé après avoir subi les opérations de tonte et de désinfection qui furent imposées aux Tziganes après leur arrivée au camp [5]. On a là un exemple du fait que certaines images sont donc présentes dans le but d’illustrer et valider le récit qui est donné. L’image d’archive peut s’en trouver trahie.
Moderniser l’archive au service de sa télégénie
5 La télévision de service public joue un rôle important dans ce processus de création de documentaires historiques. Les images d’archives sont de plus en plus présentes au cœur de ses programmes, malgré le défi financier. Aujourd’hui, l’une des problématiques qui se pose aux chaînes publiques est de savoir comment pousser et encourager le jeune public à regarder la télévision. Le travail de colorisation, de recadrage mais aussi de sonorisation des images d’archives est dans ce contexte devenu primordial : mettre en scène, créer autrement, recadrer, coloriser et sonoriser des images d’archive (initialement en noir et blanc) permettrait de plaire davantage. Selon l’historien Laurent Véray, c’est tout un travail analytique et conscient qui prend forme lorsque, par exemple, les auteurs arrêtent l’image, la ralentissent ou la recadrent. « Ils mettent ainsi en évidence un regard ou un geste qui passe inaperçu dans le plan large et qui, une fois isolé, prend toute sa signification ». [6]
6 Les différents numéros de la série documentaire d’histoire Apocalypse diffusée sur les chaînes de France Télévisions depuis 2009 sont au cœur de ces nouvelles techniques, et par conséquent, ils engendrent de nombreuses polémiques, notamment de la part d’historiens et de puristes du genre documentaire. Ces derniers mettent en avant une dénaturation des images d’archives, alors que d’autres ne voient pas dans ce processus une trahison de l’image mais plutôt une manière de les faire revivre : non pas les transformer, mais leur redonner leur force initiale, les essentialiser en quelque sorte. Daniel Costelle et Isabelle Clarke, les deux auteurs, affirment que « ce traitement de l’image vise moins à séduire qu’à se rapprocher du réel », n’hésitant pas à qualifier le noir et blanc « d’amputation » et préférant au terme de colorisation celui de « restitution des couleurs ». [7] Le producteur de la série Apocalypse, Louis Vaudeville ajoute : « Aujourd’hui, les jeunes ne regardent plus du noir et blanc […] Les études d’audience sont formelles : dès qu’il y a du noir et blanc dans un documentaire en prime time sur une chaîne généraliste, l’audience s’en ressent. Seule la couleur permet de rendre une proximité à des images qui peuvent sembler très lointaines à des jeunes ». [8] La couleur est un moyen efficace pour beaucoup d’auteurs, coloristes, réalisateurs et même historiens de se rapprocher du réel, d’aller au-delà du perceptible, de rendre vivante l’image et donc de s’approprier l’Histoire. Le choix est alors fait de mettre en lumière les images d’archives autrement, donnant naissance à de nouveaux usages et créant ainsi une nouvelle proposition de programme. Tous ensemble s’organisent pour repousser les limites imposées par une situation précise, et de là émerge une certaine liberté de création. Mais ici, la liberté est particulièrement risquée : s’entendre reprocher de tomber dans le piège d’une « fabrication » de l’Histoire.
7 Le travail de recadrage de l’image pose également question, et peut être perçu comme une contrainte. Le format 16/9 (format large du cinéma) est aujourd’hui celui qui s’est imposé dans les normes télévisuelles. Les documentaires dans leur grande majorité sont ainsi construits sur ce principe, et de nos jours, peu relèvent encore du format 4/3 (format historique de la télévision, et donc celui des archives). Un dilemme se pose alors : faut-il modifier le format d’origine d’une image archive afin qu’elle soit diffusable ? Pareille modification a-t-elle un impact sur sa signification ? Cela la dénature-t-elle ? L’historien Laurent Veray dénonce le fait « qu’en aplatissant le cadrage on déforme en écrasant les proportions » [9], tandis que le documentariste Patrick Jeudy note qu’en recadrant en format 16/9, on obtient « une image amputée d’un tiers environ, réparti en haut et en bas de l’image. Et, à la diffusion, pour bien remplir l’écran tout neuf que vous venez d’acquérir, une image gonflée, granuleuse, sale, floue ». [10] Le problème est complexe : faut-il diffuser ces images d’archives, quitte à en modifier le format, ou se résoudre à ne pas le faire du tout, ou encore les diffuser à un format peu adapté aux nouvelles normes et attentes télévisuelles ?
8 L’auteur d’un documentaire historique à base d’images d’archives a nécessairement conscience de devoir faire face à certaines limites de création. C’est de la contrainte que naît la créativité. Elle oblige à penser, envisager et traiter les choses autrement, ce qui permet de retrouver une certaine forme de liberté. Cependant, dépasser les contraintes instaurées relève des choix de l’auteur, de ce qu’il souhaite créer et mettre en scène, et de sa prise de position vis-à-vis des nouveaux procédés techniques ; il n’y a pas en soi de dogme absolu. Le téléspectateur joue un rôle primordial, selon la manière dont il va percevoir l’image, la façon dont il va la vivre et l’explorer. Mais finalement, autant sur le fond que sur la forme, la création doit s’opérer dans le respect de l’image et de sa signification.
Notes
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[1]
Entretien avec Yves Jeuland, « L’écriture documentaire avec des images d’archives », in Sociétés & Représentations n°29, 2010, p.175-190.
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[2]
Ibid., p.180.
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[3]
MILLS-AFFIF Edouard, canal-u.tv, « Le documentaire et les images d’archives (penser le cinéma documentaire : leçon 5) », 10 octobre 2010.
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[4]
KUGLER Laetitia, nonfiction.fr, « L’histoire au travers du prisme de l’archive », 3 octobre 2008.
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[5]
LINDEPERG Sylvie, « Settela : destin d’une « image icône », in Double jeu n°8, 2011, p.127-140.
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[6]
EKCHAJZER François, telerama.fr, « Images d’archives : ce qu’elles nous racontent », 25 janvier 2012.
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[7]
EKCHAJZER François, telerama.fr, « Les images d’archives peuvent-elles mentir ? », 8 septembre 2009.
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[8]
SKYVINGTON Emmanuel, telerama.fr, « Ruse de guerre », 4 septembre 2009.
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[9]
VERAY Laurent « Réflexions sur les usages des images d’archives de la Grande Guerre dans les documentaires télévisuels actuels », in 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze n°64, 2011, p.27.
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[10]
EKCHAJZER François, telerama.fr, « Les images d’archives peuvent-elles mentir ? », 8 septembre 2009.