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Article de revue

Quitter son métier, sortir de l’école : ce que disent du travail enseignant des projets féminins de reconversion professionnelle

Pages 137 à 153

1L’étude des projets de reconversion professionnelle visant l’abandon éventuel du professorat des écoles est l’occasion d’interroger la condition enseignante sous l’angle du genre. Il s’agit d’observer les expériences du métier par des enseignantes et les motifs qui les ont conduites à vouloir quitter l’école, à sortir de l’Éducation nationale pour se reconvertir dans d’autres secteurs éducatifs. L’analyse se centre sur le passage d’un engagement fort dans le travail enseignant à la rupture avec l’institution scolaire. L’hypothèse testée auprès de ces femmes concerne les insatisfactions, les difficultés éprouvées dans l’exercice du métier comme déclencheurs de la reprise d’études pour préparer une bifurcation dans le management de structures éducatives et le pilotage de dispositifs.

2Les projets saisis à travers les récits biographiques sont une porte d’entrée privilégiée pour prendre la mesure des remaniements identitaires à l’œuvre. Une reprise d’études est un investissement très lourd pour ces femmes, salariées à temps plein et déjà inscrites dans une carrière, avec sur le versant privé la charge d’une famille dont souvent de jeunes enfants. Le sens de ces trajectoires en termes de genre intéresse ici car il éclaire le travail enseignant et la crise du métier (Barrère 2017) ou ce que les journalistes baptisent “malaise enseignant” (Pinto 1993).

3Ces cheminements féminins permettent de distinguer des désillusions propres à l’exercice du métier et des aspirations plus lointaines, voire plus profondes, qui ont pu être différées. Parmi les facteurs d’un changement professionnel, sont examinés successivement le passage d’une envie d’école au vécu d’une souffrance au travail, puis à l’expérience de dispositifs de partenariats, l’ensemble conduisant à un projet de sortie de l’école. Sont abordées les difficultés propres au cœur du métier (Hélou & Lantheaume 2008) et les conditions de travail liées à une forte intensité “nécessitant la présence d’un corps vaillant, de pauses peu fréquentes, de bruit, de matériel et de locaux parfois vétustes et peu adaptés” (Janot-Bergugnat & Rascle 2008, 61), ce qui génère le sentiment d’être pressé (Coninck & Gollac 2006) et la chasse aux temps morts (Derriennic & Veniza 2006). Les causes du stress enseignant sont nombreuses : surcharge de travail, conflit ou ambiguïté de rôle, manque de reconnaissance, épreuve de la formation, climat de la classe, travail auprès des élèves ou effectifs surchargés (Kyriakou 2001). L’exercice du métier suppose une “interaction entre la personnalité de l’enseignant, ses valeurs, ses aptitudes et son contexte professionnel” (Janot-Bergugnat & Rascle 2008, 61) dont les profonds retentissements peuvent conduire à l’abandon du métier (Rayou & van Zanten 2004). De plus, les nouvelles situations de travail, marquées par de lourdes prescriptions institutionnelles, font peser sur les agents des injonctions contradictoires : accompagner pas à pas le développement des enfants par une adaptation à leur diversité, respecter leurs rythmes propres tout en obtenant des performances évaluées de manière normative et administrative ; de même, les inspections attendent plus de partenariats alors que les professionnels disent manquer de temps pour assurer une relation directe à l’enfant réellement pédagogique. Pour faire face, ceux-ci sollicitent autant des ressorts individuels (Linhart 1999) que leur subjectivité (Durand 2000). Ces facteurs peuvent provoquer épuisement et perte de sens du métier au point de les pousser à partir. Cependant, le travail enseignant ne peut se résumer à ces aspects contraignants. Comme mise à l’épreuve de soi et source d’épanouissement personnel (Le Feuvre 2014), il peut aussi constituer une étape d’une trajectoire individuelle avant une bifurcation biographique. Une attention particulière est portée au fait qu’on saisit ici des parcours féminins, empreints des rapports sociaux de sexe, notamment dans l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale (Méda 2001, Cacouault 2007, 2014).

4L’étude s’inscrit donc dans une approche du genre en éducation à travers la question des professions avec une focale sur les trajectoires professionnelles. Le terrain choisi est un master professionnel en formation continue, spécialisé dans le pilotage de dispositifs en charge de la petite enfance. Les débouchés visés concernent des postes de responsables de ces services dans les villes, communes, départements ou régions, mais s’étendent à des postes d’encadrement dans les crèches, les centres de loisirs, les réseaux d’assistantes et d’assistants maternels. Dans le système éducatif, ce diplôme permet de postuler à des spécialisations –maître formateur, conseiller pédagogique– ou de présenter le concours d’entrée au corps de l’inspection départementale.

5Parmi les enseignants qui représentent la moitié de l’effectif, on relève une prédominance des professeures des écoles maternelles ou d’éducation spécialisée. La méthodologie privilégie l’approche compréhensive à travers plusieurs enquêtes : pour situer les données d’entretiens, des observations directes menées dans trois écoles maternelles ont été complétées par deux focus groupes auprès des étudiants du master –22 par an– sur deux années universitaires entre 2015 et 2017 (19 femmes, 3 hommes, 11 enseignantes et 11 non-enseignants). L’entretien biographique a été retenu pour 11 professeures des écoles dans l’objectif de retracer leurs parcours.

6Les entretiens téléphoniques ont été enregistrés sur une durée moyenne d’une heure, l’enquête s’étant déroulée à l’issue de la formation après une demande d’accord pour y participer. La structure de l’entretien visait à récolter, outre des données sur le profil sociodémographique, les parcours scolaires et de formation pour accéder au professorat, les motivations d’une reprofessionnalisation dans un autre secteur de l’éducation. La question des arrangements de sexe dans le couple comme celle des aspirations personnelles à la réussite sociale balisaient les informations.

7Il est à noter qu’en France, les personnels enseignants du 1er degré ou école primaire –maternelle de 2 à 3-5 ans, élémentaire 6-11 ans– ont la qualification de professeur des écoles (anciennement instituteur et institutrice). Ils ont le statut de fonctionnaire titulaire régi par les lois portant sur la fonction publique française, dont, parmi d’autres principes, la laïcité est une valeur centrale. En contrepartie d’un accès par concours, ce statut garantit l’emploi contrairement aux secteurs de droit privé où les contrats à durée indéterminée (CDI), très stables aussi, sont susceptibles de licenciement. Pour les fonctionnaires, l’employeur, administration publique, a obligation de trouver un emploi à grade égal en cas de suppression de poste dans une école ; leur carrière est donc assurée à vie. En outre, les fonctionnaires titulaires bénéficient de la possibilité de demander une disponibilité sans solde –d’un an à dix ans– à l’issue de laquelle ils doivent être réintégrés dans leur emploi.

L’école, et après ?

8Présentées comme étant d’abord la réponse à un besoin de consolider des compétences professionnelles au bénéfice d’une pratique renouvelée et plus performante, ces reprises d’études sont évoquées par les enquêtées de manière allusive comme pouvant ouvrir vers de nouveaux métiers. Il faut y voir la prudence raisonnée nécessaire aux étapes de reconversion, plus difficiles à franchir dans le cas d’un passage d’un statut de fonctionnaire à un emploi de droit privé. Cela ne peut minimiser l’ampleur de la démarche d’inscription à un master avec ses conséquences familiales et personnelles. La validation du diplôme implique, outre les examens de connaissances liées aux enseignements, de réaliser un mémoire sur la base de l’étude approfondie d’un sujet avec un volet empirique exigeant. Ces femmes, très actives, travaillent tout le temps, le soir, les week-ends et les vacances. Elles ont longtemps mûri leur inscription en master après de longues recherches et en dépit du report d’un an de l’ouverture effective de ce diplôme. Pour beaucoup, elles font un très long trajet pour suivre les cours. Leur profil contraste avec ceux des inscrits non-enseignants, bien disposés au management et à la gestion, marquant un réel décalage. Ces trajectoires recouvrent divers motifs à mettre au jour, car comment comprendre qu’un fort engagement dans l’enseignement conduise à envisager de sortir de l’école ? Pour quelles raisons ont-elles opté pour un master les re-professionnalisant dans un domaine connexe au leur plutôt que pour des formations continues offertes chaque année par les académies aux enseignantes qui souhaitent approfondir un savoir dans le domaine de leur choix. Les modalités en sont variables, mais ont pour caractéristique commune de fonctionner sur le bénévolat, le libre choix et de ne donner lieu à aucune validation ni qualification supplémentaire.

9Le profil sociologique des enquêtées dépeint des femmes entre 30 et 50 ans, ayant deux enfants de 6 à 13 ans et des conjoints situés dans la catégorie des professions intermédiaires ou des cadres et professions intellectuelles supérieures. Elles se distinguent par une vie de couple plus égalitaire qu’en général chez les enseignantes (Cacouault 2007) : partage des tâches domestiques, suivi des enfants ou des congés parentaux pris par le conjoint. Leur foyer est organisé autour de leur projet de reprise d’études, soutenu par leur conjoint, contrairement aux situations souvent observées par Jarty (2014) dans le couple des enseignantes. “Il me soutient à 100%. Il a pris tous ses mercredis et ses congés pour les vacances des enfants. Il en fait plus qu’avant, mais pour le deuxième c’est lui qui avait pris un congé parental” (Femme, 2 enfants ; père ouvrier, mère secrétaire ; conjoint développeur en informatique ; Bac L ; licence d’anglais ; professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté). “Mon compagnon me soutient complètement et m’aide à relever le défi. De son côté, il a eu une grosse restructuration professionnelle avec validation des acquis d’expérience (VAE) et un master 2 Management en STAPS ; cela m’a motivé à me lancer. C’est une aide mutuelle : chacun son année. Et puis c’est un projet de mobilité géographique pour notre couple car c’est difficile d’obtenir une mutation dans le système éducatif” (Femme ; 2 enfants ; père professeur d’EPS, mère professeure de lettres ; conjoint cadre sportif ; monteuse en audiovisuel puis enseignante, 12 ans d’ancienneté).

10La négociation dans le couple se fait donc sous la forme d’un échange de services ou comme compensation à l’investissement éducatif auprès des enfants dans les années qui ont suivi leur naissance. Dans un cas, l’enseignante a négocié une vie familiale originale se réalisant dans deux appartements séparés afin de conserver sa liberté.

11Contrairement aux caractéristiques sociales typiques des professeures des écoles (Charles & Cibois 2010, Devineau & Léger 2001), pour ce petit échantillon, ces femmes en reprise d’études sont plus souvent d’origine modeste avec un père ouvrier et une mère au foyer ou assistante maternelle. En tenant compte aussi de la profession de leur conjoint, elles s’inscrivent dans des trajectoires de mobilité sociale ascendante. Petites filles, elles ont eu une socialisation sexuée marquée, secondant leur mère et s’affirmant comme autonomes et responsables très tôt. Ayant une place un peu à part dans la fratrie, elles bénéficiaient d’une certaine autorité grâce à leurs bons résultats scolaires et la maturité de leur comportement. Cette enfance de cheffe (au sens de culture de l’agôn, de la socialisation propre des garçons à la domination masculine, cf. Baudelot & Establet 1992) leur assure le soutien de leurs vieux parents pour ce nouveau projet d’études qui ne les étonne guère, leur fille ayant toujours réussi ce qu’elle a entrepris. Ils sont confiants et fiers de leurs parcours, même si certains se disent dépassés par les succès de leurs filles. “Mon père est féministe et on porte tous le nom de ma mère” (Femme ; 2 enfants ; père professeur d’EPS, mère professeure de lettres ; conjoint cadre sportif ; monteuse en audiovisuel puis enseignante, 12 ans d’ancienneté).

12Elles expliquent leur choix de devenir enseignantes du premier degré par leur goût du métier d’élève puis des études et leur intérêt pour la relation pédagogique. L’école est vraiment leur affaire (Buisson-Fenet 2017). “J’ai toujours voulu être maîtresse d’école” (Femme 33 ans ; 2 enfants ; père postier, mère postière ; conjoint emploi de ressources humaines à la poste ; Bac ES, Deug d’histoire-géographie, licence de sciences de l’éducation, professeure des écoles). “J’ai une action concrète qui a du sens” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère employée de commerce ; Bac C, DESS banque et finance, 1er emploi de cadre bancaire puis concours de professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté).

13Dans l’enfance et l’adolescence puis à l’âge adulte en tant que professionnelles, l’école a été comme un phare dans leur vie largement structurée autour de l’institution éducative et des savoirs. “À la base, j’avais fait un DEUG de sociologie puis une licence de sciences de l’éducation et j’avais passé le concours de professeur des écoles. Les premières années j’ai été nommée sur un poste d’éducateur spécialisé et je n’étais pas du tout spécialisée, donc je me suis tournée vers la psychologie. Le master pour moi c’est une reprise d’études parce que c’est quelque chose que j’aime beaucoup, j’aime beaucoup apprendre. J’avais repris mes études pendant les premières années où j’étais enseignante avec un DEUG de psychologie puis une licence. Ensuite, j’ai élevé mes enfants et je m’étais dit qu’à un moment donné il faudra quand même que je reprenne et là, ça s’est présenté et je me suis dit : je me lance, voilà” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère au foyer puis chauffeuse de taxi ; conjoint technicien informatique ; Bac L, DEUG de sociologie, licence de sciences de l’éducation et licence de psychologie ; aide éducatrice en maternelle puis concours de professeure des écoles).

14Le ton, animé et expressif pour parler de l’enseignement dans un luxe de détails, témoigne d’un attachement non feint à leur métier. De ce point de vue, elles ont développé un rapport vocationnel au métier et se distinguent de l’approche utilitaire observée ailleurs pour les générations plus jeunes (Farges 2011, Rouban 2013). L’univers enchanté de l’école est raconté à travers le climat joyeux de la relation aux enfants ou de l’importance de leur travail aux yeux des élèves et de leurs parents. Pour toutes, il est question d’un rapport passionné au travail qui autorise peu l’idée de changer de métier. La reprise d’études en vue d’un changement professionnel est donc rarement évoquée frontalement. C’est toujours après un rappel appuyé de leur amour du métier qu’elles abordent la signification de leur entreprise. “Après un DESS de chargée d’étude en banque, j’ai obtenu un très haut poste, mais je ne me suis pas sentie à ma place et j’ai voulu fuir très rapidement. C’était une erreur d’aiguillage, alors je me suis mise à étudier, étudier… et j’ai eu le concours de professeure des écoles du premier coup. Arrivée à l’école, je me suis sentie à ma place, accueillie, ce n’était pas la compétition, c’est l’accompagnement. À la banque, c’était du chiffre alors qu’à l’école on est utile. C’est dans l’humain, moi, que je suis bien” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère employée de commerce ; Bac C, DESS banque et finance ; 1er emploi de cadre bancaire puis concours de professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté).

15L’attention portée aux mécanismes de genre a pu mettre au jour des profils de femmes en quête de réalisation personnelle par le travail, la fonction d’enseignante ayant joué le rôle de tremplin et d’antidote aux effets ralentisseurs d’une origine sociale défavorisée. La réussite par l’école, d’abord concrétisée par une carrière dans l’école a ensuite ouvert des possibilités de mobilité sociale ascendante hors de l’école. Ces trajectoires se réalisent sur le temps long, par étapes mesurées et raisonnées, capitalisant les compétences dans le domaine éducatif. Il s’agit d’un féminisme en acte (Jacquemard & Albenga 2015), pas toujours revendiqué explicitement, mais vécu et mis en œuvre au fil de la construction des parcours biographiques à travers tant la réussite scolaire et professionnelle que l’organisation dans le couple et le foyer avec plusieurs enfants. L’enjeu féminin est repérable dans l’histoire familiale, sur plusieurs générations, où l’enquêtée couronne une trajectoire de mobilité sociale ascendante par les filles. Elles concrétisent les rêves d’émancipation de leur mère et grand-mère parfois marqués par l’immigration. “Ma mère était postière et mon père facteur. Ma famille est d’origine immigrée portugaise et l’école était très importante. J’ai eu un rôle de deuxième maman auprès de mes trois petits frères, surtout lors des dépressions de ma mère. J’ai été très tôt complètement autonome. Dans ma famille, ce sont les filles qui ont plus réussi, les garçons eux ont fait des études courtes, techniques” (Femme 33 ans ; 2 enfants ; père postier, mère postière ; conjoint emploi de ressources humaines à la poste ; Bac ES, Deug d’histoire- géographie, licence de sciences de l’éducation ; professeure des écoles). “C’est une famille de filles, 19 cousines et 1 cousin. J’ai 3 grands-parents enseignants très attachés à Mai 68 et aux valeurs de l’épanouissement sans côté instrumental de l’école comme ascenseur social” (Femme 33 ans ; 2 enfants ; père postier, mère postière ; conjoint emploi de ressources humaines à la poste ; Bac ES, Deug d’histoire-géographie, licence de sciences de l’éducation, professeure des écoles).

16Elles ont exercé le professorat de façon entière, une implication qui trouve son origine dans des dispositions féminines acquises dès l’enfance survalorisant le soin et l’attention aux autres. La construction de leur rapport au métier a tendance à s’opérer autour du soin (care, Jaboin 2004), selon une mécanique naturalisante des qualités professionnelles chez les femmes (Maruani & Nicole 1989). Or les compétences relationnelles, investies dès le moment du choix du métier, semblent se retourner contre elles lorsqu’elles redoutent de mal faire auprès de leurs élèves ou ont conscience du manque de reconnaissance sociale du métier. Pensé d’abord comme épanouissant, le professorat se révèle plus âpre et moins adapté à leurs aspirations.

17L’enseignement, aujourd’hui comme hier (Devineau 2012), peut être le lieu d’une émancipation alors que le monde du travail se durcit pour tous et reste fermé spécialement aux femmes (Pfefferkorn 2007). “Par rapport à ma sœur, artiste bohème, finalement très dépendante de son conjoint artisan, je préfère être suffisamment dans la norme pour gagner en liberté” (Femme, 2 enfants ; père professeur d’EPS, mère professeure de lettres ; conjoint cadre sportif ; monteuse en audiovisuel puis enseignante, 12 ans d’ancienneté). La dégradation des conditions de travail dans le système éducatif sert parfois de déclencheur à des projets de mobilité une fois les enfants en partie élevés. L’enseignement est alors vécu comme une première étape dans la réalisation professionnelle. Fortement blessées dans leur engagement, déstabilisées dans leur choix de vie, séduites par la promesse d’un épanouissement plus grand hors de l’école, elles envisagent de changer de métier, mais toujours dans le strict respect des assignations de genre au domaine de l’éducation et de l’enfance.

La fatigue du métier

18Les conditions de travail sont décrites comme très dégradées. “Ce qui me manque à l’école ce sont les moyens humains et le temps. Il faudrait changer la hiérarchie qui ne prend pas en compte les difficultés du terrain. Les conditions de travail sont très dégradées, c’est très contraignant. Le seul plaisir que je trouve c’est les enfants et les parents, c’est ma bouée d’oxygène. Les projets d’école, il y en a trop. Je préférerais être avec mes élèves plutôt que préparer des projets. C’est trop pesant. Au bout de 15 ans, c’est rare les métiers où on est toujours sur le pont. La charge de travail est tout le temps là, il n’y a pas de coupure” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère employée de commerce ; Bac C, DESS banque et finance, 1er emploi de cadre bancaire puis concours de professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté).

19Maintenir une qualité de vie au travail transparaît dans tous les entretiens comme un but difficile à atteindre (Horenstein 2006, Loriol 2016) du fait de l’impact négatif du Nouveau management public et du pilotage des politiques publiques par projet introduit dans le système éducatif au tournant des années 1990 (Barrère 2006). La classe et la relation directe à l’enfant ne sont plus ainsi les seuls cadres de la professionnalité. Pour les enseignantes, cela implique de déployer des activités dans des registres nouveaux –évaluation par compétences, partenariat, mutualisation de services et gestion de projet. Le stress est engendré par des attentes institutionnelles croissantes et diffusées sur un mode bureaucratique : “À terme, je vais changer de métier. Ce n’est plus possible, les cadres sont trop pesants. C’est pensé au niveau du ministère, mais ça ne descend pas avec de la formation. On a 18h. d’animation pédagogique par année, mais c’est souvent le soir après la journée de classe. On est fatiguées et c’est des textes, pas des cas pratiques et le conseiller pédagogique n’est pas assez formé” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère employée de commerce ; Bac C, DESS banque et finance ; 1er emploi de cadre bancaire puis concours de professeure des écoles 15 ans d’ancienneté).

20Parmi les enseignantes, nombreuses dans ce master, la prédominance des professeures des écoles maternelles ou d’éducation spécialisée signale que les conditions de travail éprouvées à ces échelons du système sont vécues plus difficilement qu’ailleurs. Souvent résultat d’un choix délibéré de travailler avec des tout petits ou avec des enfants à besoins spécifiques, la situation professionnelle se tend avec l’âge et le constat douloureux qu’on ne tiendra pas jusqu’à la retraite : “Non, ça ne me fait pas peur de partir de l’éducation nationale. Dans l’état actuel, ça me paraît impossible de tenir jusqu’au bout, jusqu’à la retraite. Il faudrait un aménagement de fin de carrière. Physiquement c’est difficile, ça demande beaucoup de dynamisme. C’est pour ça que ça fait un moment que je pense à ma reconversion” (Femme, 55 ans ; 4 enfants ; père, mère et conjoint petits indépendants dans l’entreprise familiale ; licence de sciences économiques ; 15 ans salariée du secteur bancaire puis enseignante en maternelle, 25 ans d’ancienneté). “Je n’arrête pas de travailler, ça occupe la tête même la nuit ! Si on décroche, on fait mal son travail. Il faut une vigilance de tous les instants. Je ne suis jamais assise. C’est tout le temps. Ce que je ne veux pas retrouver, c’est le stress. J’ai fini par prendre des anxiolytiques, j’avais des bouffées d’angoisse. Ce bruit constant, je n’en peux plus. À l’heure actuelle, j’arrive au bout du rouleau en termes d’énergie, il faut que je me sorte de là, c’est vital pour moi” (Femme, 50 ans ; 2 enfants ; conjoint musicien autoentrepreneur ; Bac L, étudiante salariée, aide-soignante, enseignante spécialisée, 20 ans d’ancienneté).

21Pourtant, le stress enseignant n’est pas pris en charge par l’institution et l’organisation n’a pas développé de “culture du soutien” dans les établissements (Janot-Bergugnat & Rascle 2008, 166). “J’ai été victime de trois fermetures de classes. J’ai subi trois fermetures ; je n’ai jamais pu rester plus de deux ans dans une école. Il fallait que je me remette en selle à chaque fois et ça empiète sur mon bien-être. Moi, je recherche un travail où je rentre le soir et je passe à autre chose” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère employée de commerce ; Bac C, DESS banque et finance ; 1er emploi de cadre bancaire puis concours de professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté). L’usure mentale semble un facteur non négligeable de la pénibilité du travail enseignant (Dejours 1993).

22Les récits de ces professeures décrivent une forte implication dans le travail à travers des démarches volontaires de formation et dans différentes innovations pédagogiques. Le revers de cet engagement se lit dans la désillusion teintée d’amertume : “Je ne crois plus au projet qui nous a été vendu à outrance. Je ne me sens pas appuyée par l’Éducation nationale, ça ne va plus. Tout repose sur les épaules du prof. La société va de plus en plus mal et ça atteint les gamins. Il faut aider les parents et j’ai le sentiment de patauger. Ce qui fait qu’on survit, c’est l’équipe, mais le directeur lui-même est débordé” (Femme, 50 ans ; 2 enfants ; conjoint musicien autoentrepreneur ; Bac L, étudiante salariée ; aide-soignante, enseignante spécialisée, 20 ans d’ancienneté).

23Au quotidien, chacun étant soumis à une charge de travail trop forte, ce sont les échanges entre pairs qui s’étiolent alors qu’ils permettent de lutter contre les souffrances engendrées par l’individualisme (Demailly 2008). “La société m’empêche d’être l’enseignante que j’aurais voulu être. C’est quelque chose que je vais regretter. Il y a le groupe F au rectorat, une cellule d’écoute pour les profs qui voudraient se reconvertir. Mais ça ne débouche sur rien, il n’y a pas de soutien dans l’Éducation nationale” (Femme, 50 ans ; 2 enfants ; conjoint musicien autoentrepreneur ; Bac L, étudiante salariée ; aide-soignante, enseignante spécialisée, 20 ans d’ancienneté).

24La surcharge est mentale et physique : “ce n’est pas tant la durée de travail qui serait source de stress mais plutôt le cumul de contraintes étant venues se rajouter progressivement dans le métier, associé à la forte intensité du travail” (Janot-Bergugnat & Rascle 2008, 61). Cela peut provoquer des stratégies d’évitement dont les conduites addictives (Laugaa 2004, Laugaa & Bruchon-Schweitzer 2005). Le recours à des médications pour “tenir le coup” côtoie la recherche d’astuces pour “assurer” et “faire tout tenir dans une journée” ou encore le renoncement à participer à certaines sorties ou activités pour “enlever un poids” de la charge de travail. Reviennent souvent dans les entretiens, les problèmes de “mal au dos” autant que les difficultés à trouver le sommeil parce que l’enseignante n’arrive pas à faire la coupure avec sa classe. “C’est tout le temps. J’ai fini par prendre des anxiolytiques” (Femme 50 ans ; 2 enfants ; conjoint musicien autoentrepreneur ; Bac L, étudiante salariée ; aide-soignante, enseignante spécialisée, 20 ans d’ancienneté).

25Lors des focus groupes, les nouveaux modes d’organisation du travail d’enseignement ont été pointés comme néfastes. Le temps consacré à la qualité de la relation avec chaque usager vient très souvent en tête et constitue le motif principal des critiques formulées par l’ensemble des enquêtés, enseignants ou non. Le productivisme crée le désordre dans leur travail (Askenasy 2004). Infirmière, éducateur à la protection judiciaire et infantile, cadre de banque en reconversion, animatrice d’un centre de loisirs, éducateur en crèche… et enseignantes déplorent tous une course contre le temps et une déshumanisation de leurs pratiques professionnelles. Être obligé de parler trop vite alors que la réponse à l’enfant mériterait d’être lente, de ménager les pauses suffisantes à l’échange est souvent donné en exemple de frontière de la faute professionnelle. De manière générale, l’indisponibilité aux imprévus, lot quotidien d’une vie de classe, est déplorée comme un facteur de déshumanisation de l’activité soumise à la performance au lieu d’être compréhensive. “Il faut faire sans cesse des projets, des sorties, des animations, faire des choses visibles alors que ce n’est pas nécessaire pour l’enfant. On est dans une sorte de productivisme et je veux m’extraire de ce tourbillon” (Femme 55 ans ; 4 enfants ; père, mère et conjoint petits indépendants dans l’entreprise familiale ; licence de sciences économiques ; 15 ans salariée du secteur bancaire puis enseignante en maternelle, 25 ans d’ancienneté).

26La conception de l’acte d’enseigner autour d’un répertoire de compétences à acquérir par les élèves et de son contrôle systématique et régulier à travers des évaluations récurrentes du carnet de suivi des apprentissages en maternelle est particulièrement rejetée par les enseignantes. Le caractère qualitatif des activités prudentielles typiques de ces professions (Champy 2009), dont une des propriétés réside dans la singularité des cas traités sur un temps long, est ici fort mis à mal par la standardisation et le technicisme des procédures. “Je suis dégoûtée de toutes ces évaluations qui ne servent à rien en fait, et qui prennent un temps fou au lieu de passer du temps avec les enfants” (Femme 40 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère au foyer puis chauffeuse de taxi ; conjoint technicien informatique ; Bac L, DEUG de sociologie, licence de sciences de l’éducation et licence de psychologie ; aide éducatrice en maternelle puis concours de professeure des écoles).

27Le dénominateur commun de ces promotions d’étudiants du master petite enfance est qu’il représente pour eux une sorte d’antidote à une manière de vivre le travail qu’ils jugent toxique pour leur équilibre et non conforme aux objectifs des missions prescrites. Mieux connue dans d’autres secteurs, la souffrance au travail se manifeste dans les mêmes termes chez ces enseignantes. Au point que, lors de l’enquête, un entretien a dû être interrompu tant l’émotion a submergé l’une d’elles en pleine détresse. Souvent, leur ton ironique vise à masquer une grande désillusion et pour tous, l’enquête s’est déroulée sous une charge affective très forte, ce qui démontre que la rupture avec ce métier est véritablement douloureuse.

28Cela dépeint aussi un moment de transition personnelle où se fait jour la conscience du piège que peut représenter ce métier pour certaines femmes. Elles se sont pleinement conformées aux modèles genrés des professions féminines et réalisent ne pas réussir à être disponibles aux jeunes élèves puis à leurs propres enfants sans vraie coupure entre vies professionnelle et privée. La santé au travail souligne l’envahissement de la vie personnelle par le travail aigu chez les femmes qui vivent des “tensions en termes de charge de travail, de préoccupations entre les responsabilités prises dans le cadre de la famille et celles assumées au travail” (Bercot 2014, 6).

À l’école des dispositifs

29Rudement bousculées dans leurs pratiques par les différentes réformes éducatives, elles n’en ont pas tiré que des déceptions, mais ont mis à profit leurs expérimentations de divers dispositifs pour élargir leur univers professionnel et découvert qu’elles pourraient sans doute se réaliser ailleurs que dans l’école. Se tourner vers des missions de coordination de structures d’accueil de la petite enfance accomplit leur parcours d’éducatrices dans l’enseignement tout en leur offrant de nouvelles perspectives : “J’ai envie de travailler en crèche pour le travail en équipe” (Femme 33 ans ; 2 enfants ; père postier, mère postière ; conjoint emploi de ressources humaines à la poste ; Bac ES, Deug d’histoire-géographie, licence de sciences de l’éducation ; professeure des écoles). La reprofessionnalisation est une stratégie individuelle de réponse quand les solutions collectives de défense ont échoué à résoudre leur mal-être au travail (Loriol 2010). Rejetant la résignation de certains professeurs (Perrier 2004), elles se lancent dans un parcours de formation qui s’ajoute pour certaines à plusieurs diplômes universitaires et professionnels. Ainsi, elles mettent en œuvre leurs dispositions scolaires de bonnes élèves, seul levier dont elles ont la pleine maîtrise.

30Les enquêtées décrivent une soif d’apprendre toujours plus sur leur métier et au-delà leur besoin de comprendre le monde dans lequel elles veulent être des professionnelles performantes. S’exprime chez elles une nette quête de la perfection et le souci de maîtriser les connaissances et les débats intellectuels autour de l’enfance. Des personnes volontaires, animées par une envie de combattre pour être pleinement actrices de leurs ambitions éducatives, elles ont des idées et envie de faire bouger les choses : “Pour moi, ça a été un choc d’être confrontée à l’injustice sociale en tant que prof, de ne pas être toute puissante, de ne pas arriver à donner plus de chances à mes élèves. En maternelle, on a dû se battre contre la mairie et les parents sur le rythme qu’on impose aux enfants, c’est vraiment sur le rythme, ce n’est pas l’école en soi. Et puis la violence contre les enfants sur les temps du périscolaire. Je ne supportais plus d’entendre les enfants se faire crier dessus. Du coup, je me suis portée volontaire sur le temps de midi pour pallier ces manques de formation. Je suis dans une forme de combat permanent. Du coup, je prône la pédagogie par l’exemple. Je suis positive” (Femme ; 2 enfants ; père ouvrier, mère secrétaire ; conjoint développeur en informatique ; Bac L, Licence d’anglais ; professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté).

31Elles s’emparent ainsi des innovations pédagogiques comme d’autant de perches tendues par l’institution pour approfondir une expertise professionnelle, explorer de nouvelles voies de développement personnel. Elles découvrent alors d’autres environnements de travail, notamment les partenariats avec d’autres institutions (crèches, mairie, associations, etc.), d’autres professionnels de l’éducation (chargés de mission, éducatrices, responsables locaux). Un nouveau champ d’action s’ouvre à elles les poussant progressivement à décaler leur regard et à nourrir des critiques sur une école qui ne sort pas victorieuse de la comparaison. Réfrénées par des cadres jugés trop rigides et trop contraignants, elles vivent leur condition de travail moins bien qu’à leur entrée dans la carrière. La solitude de l’adulte face à ses élèves dans sa classe, face à la lourde responsabilité d’une scolarisation réussie, est un sentiment pesant auquel elles souhaitent échapper. “J’ai toujours été comme ça, toujours plein de projets. Le côté créatif, c’est ce qui me définit. Il y a toujours le fait de travailler à plusieurs, c’est l’enrichissement mutuel” (Femme ; 2 enfants ; père ouvrier, mère secrétaire ; conjoint développeur en informatique ; Bac L, Licence d’anglais ; professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté). “Ce qui me manque dans l’école, c’est que je ne me sens pas assez actrice dans mon travail de prof. des écoles” (Femme, 2 enfants ; père professeur d’EPS, mère professeure de lettres ; conjoint cadre sportif ; monteuse en audiovisuel puis enseignante, 12 ans d’ancienneté).

32L’expérimentation de nombreux dispositifs (Barrère 2013) au sein de l’éducation nationale a conduit ces professionnelles à sortir du cadre strict de leur classe et à découvrir d’autres univers éducatifs avec envie parfois. De nouvelles manières de travailler, d’autres espaces et des relations de travail plus variées ont été à l’origine d’une reconfiguration de leur identité professionnelle et produit des compétences innovantes en même temps qu’émergent des besoins supplémentaires en savoirs spécialisés. “Je mène un projet avec la crèche pour une meilleure transition crèche-école. J’ai aussi un projet avec les parents sur un temps d’aide pédagogique complémentaire (APC). Ce que j’attends de la formation c’est de développer un réseau de contacts, de rencontrer des partenaires de la petite enfance” (Femme, 2 enfants ; père ouvrier, mère secrétaire ; conjoint développeur en informatique ; Bac L ; licence d’anglais ; professeure des écoles, 15 ans d’ancienneté). “J’ai choisi ce master pour son côté management de réseaux. Mon idée serait de travailler auprès des collectivités territoriales avec un autre rythme de travail. Je viens aussi chercher une revanche sociale” (Femme 42 ans ; 2 enfants ; père ouvrier, mère ouvrière ; conjoint automaticien robots dans l’industrie ; Bac G ; 1er métier d’animatrice socio-culturelle puis professeure des écoles, 10 ans d’ancienneté).

33Si l’univers des enfants a été au principe du choix d’enseigner, un besoin aigu de travailler avec d’autres adultes et de rompre avec l’isolement dans sa classe ressort chez toutes les enquêtées. “Être constamment avec des élèves… j’ai besoin d’échanger avec des adultes !” (Femme, 50 ans ; 2 enfants ; conjoint musicien autoentrepreneur ; Bac L, étudiante salariée, aide-soignante, enseignante spécialisée, 20 ans d’ancienneté). En somme, ces enseignantes ont recherché une voie de dépassement de la critique formulée à l’encontre des nouveaux modes de fonctionnement éducatif en les retournant en leviers pour sortir de l’école. Plutôt que d’en souffrir, leur solution est de s’emparer de la norme managériale et des outils du développement des dispositifs. Comme si, en perdant ce qui faisait sa spécificité dans le monde du travail, à la fois dans la définition pédagogique et dans l’organisation des activités, l’école perdait aussi son attrait au point de ne plus soutenir la comparaison avec d’autres secteurs.

34Se maintenir à flot n’est pas la seule motivation, avoir plusieurs cordes à son arc est un des motifs de ces parcours qui se dotent en capital de diplômes pour parer à toutes les éventualités d’un monde vécu comme dur et incertain. C’est sous la forme d’une réponse à des risques inédits que la reprise d’études prend son sens, contre des menaces qui planent à leurs yeux sur le statut de fonctionnaire comme sur le maintien de l’école maternelle au sein de l’Éducation nationale. “Avec tout ce qu’on entend sur la suppression des fonctionnaires. Et puis, je pense que la maternelle peut disparaître avec le privé. J’ai le sentiment parfois de ne pas comprendre ce qui se passe, dans quoi on vit. J’ai besoin d’avancer et de redonner encore plus de sens à ma profession. Ce qui me sauve, c’est que je n’attends pas de reconnaissance de l’inspection” (Femme, 2 enfants ; père ouvrier, mère secrétaire ; conjoint développeur en informatique ; Bac L, Licence d’anglais ; professeure des écoles ; 15 ans d’ancienneté). “Cette formation, c’est une bouffée d’oxygène” (Femme 49 ans ; 2 enfants ; père professeur d’histoire-géographie ; mère secrétaire ; conjoint chef d’une petite entreprise de moteurs de fusées ; BTS tourisme, maîtrise de géographie, concours de professeure des écoles ; professeure des écoles, 22 ans d’ancienneté).

35Leur statut stable est vécu sur le mode de la déstabilisation. Contre toute attente, ces enquêtées éprouvent un vif sentiment d’incertitude qui contredit l’image médiatique de fonctionnaires à l’abri des risques psychosociaux. Si la perte de sens du métier paraît très affectée par les conditions dégradées du travail enseignant, elle est aussi perméable aux tourmentes extérieures provoquant une vulnérabilité y compris chez les professionnels mieux établis.

36La conjoncture sociale génère une insécurité généralisée qui accélère les bilans réflexifs chez les individus, notamment sur le recul de l’âge légal de départ à la retraite. Se mêlent ainsi l’angoisse de ne pas tenir le coup jusqu’au bout et la peur de ne pas pouvoir continuer à faire face aux effets de la nouvelle gestion publique (Demazière, Lessard & Morrissette 2014). Pour les directrices d’école maternelle de l’enquête, cela se caractérise par une comptabilisation systématique des actions à des fins d’objectivation, de rationalisation et de contrôle des flux d’élèves comme des dépenses et des investissements. Sans assistance administrative, les directrices d’écoles assurent le suivi informatique de nombreux dossiers de gestion des élèves, des personnels, des divers contrats des intervenants, des projets pédagogiques ou des relations avec les parents d’élèves tout comme avec la commune. À cela s’ajoute en France le plan Vigipirate (plan de prévention des risques majeurs d’application obligatoire) qui vise à contrôler et sécuriser les entrées dans les bâtiments publics contre diverses menaces d’attentats terroristes <www.gouvernement.fr/vigipirate>. “On nous transmet des ordres, on nous envoie des textes, beaucoup de textes administratifs, c’est épuisant. Vigipirate, c’est beaucoup de responsabilités. On a beaucoup de réunions, tous les jours je fais 2 heures en plus pour la gestion comptable des commandes. C’est dur, on a zéro formation en management. Et puis la relation aux parents c’est compliqué, ils sont agressifs, parfois c’est assez violent. Il y a aussi le poids de la responsabilité pénale qui est une épée de Damoclès. Je me suis syndiquée pour être épaulée. Là, on est tout le temps en train de rendre des comptes, de faire des bilans, et maintenant j’ai l’impression que le maire est mon chef !” (Femme 49 ans ; 2 enfants ; père professeur d’histoire-géographie, mère secrétaire ; conjoint chef d’une petite entreprise de moteurs de fusées ; BTS tourisme, maîtrise de géographie, concours de professeure des écoles ; professeure des écoles, 22 ans d’ancienneté).

37Ainsi, lors des observations directes dans les écoles, plusieurs cas de renoncement au poste de direction d’école maternelle par des enseignantes en fin de carrière ont été enregistrés dans l’académie. Il est aussi à noter que le sujet de la retraite, comme celui de la critique de plus en plus frontale des fonctionnaires, concentraient une part importante des échanges entre enseignants. Au manque de reconnaissance sociale pour leur engagement dans le travail s’ajoute l’impression que la situation va encore empirer. L’école est alors vécue comme une voie sans issue : “Quelle que soit la porte, je la prendrai” (Femme 50 ans ; 2 enfants ; Conjoint musicien autoentrepreneur ; Bac L étudiante salariée ; aide-soignante, enseignante spécialisée, 20 ans d’ancienneté). Progressivement, certains en viennent à concevoir la fuite vers d’autres secteurs professionnels et, dans nos enquêtes, seules les militantes syndicales échappent à ces trajectoires ou au repli désabusé, trouvant dans le collectif et le combat l’assurance nécessaire pour continuer à enseigner avec optimisme (Devineau 2012).

38Le doute sur le sens de leur métier ayant ouvert une brèche, elles expriment une insécurité intérieure qui aboutit à une remise en cause radicale de leur orientation professionnelle. Si le malaise enseignant n’est pas neuf (Demouron & Fochesato 1993), fuir l’école peut surprendre ici tant la démarche présente de contradictions. Leur principale critique porte sur le mode de fonctionnement autour des projets, pédagogiques, éducatifs ou d’école, alors qu’elles insistent sur leur besoin de créativité et démontrent par leur reprise d’études leur capacité à monter des projets ambitieux. Ce paradoxe révèle un tiraillement mal vécu entre la mobilisation sur des dispositifs et la qualité du service rendu aux élèves. Tout se passe comme si l’effet pervers des projets éducatifs avait précipité leur décision d’accéder à des postes d’encadrement, une sortie par le haut en somme.

Conclusion

39L’étude a permis d’identifier quatre facteurs sociaux entrant en résonance pour servir de déclencheurs à un projet féminin de sortie de la profession : la recherche d’une mobilité sociale, le levier d’une vie de couple égalitaire, la dégradation des conditions du travail enseignant, la découverte d’autres milieux professionnels et d’autres façons de travailler.

40Sur fond de réorganisation identitaire accélérée par les changements de l’exercice professionnel, ces parcours de reprofessionnalisation chez des femmes professeures des écoles éclairent une quête d’ascension sociale. Celle-ci, déjà opérée lors de l’accès au statut d’enseignante, rencontre dans une reprise d’études le moyen de la poursuivre, une fois le foyer familial fondé et alors que l’école ne semble plus apporter autant de reconnaissance qu’attendu. Ces femmes s’engagent dans une étape de progression professionnelle et personnelle avec le soutien de leur conjoint et de leur famille. Elles bénéficient de rapports de genre favorables, en tant que fille de la famille qui réussit et conjointe dont la place est égale dans le couple.

41Le professorat des écoles se révèle après des années de pratique moins épanouissant qu’en début de carrière et pour certaines une voie limitant leurs ambitions, d’autant qu’elles font l’expérience de la fatigue du métier, typique des fonctions du soin (care) largement féminisées et mal reconnues. L’enjeu du salaire, jamais directement évoqué par les enquêtées, participe certainement de leur détermination. En bonnes élèves, si elles se sont conformées aux injonctions sexuées d’orientation vers ces métiers, elles tentent d’opérer une rupture dans cette assignation de genre. Mais celle-ci est d’une portée limitée car ce virage intervient autour de la quarantaine et reste dans le domaine de l’enfance et de l’éducation, secteur très féminisé. Lors de partenariats de l’école avec divers intervenants et structures de l’enfance, la découverte du champ de la coordination de l’action éducative a initié des projets de reconversion pouvant rencontrer leurs souhaits de gagner en autonomie et d’occuper un statut d’encadrement.

42Ces femmes sont aux prises avec un dilemme normatif de genre, entre habitus sexué de l’attachement à la relation directe aux élèves et volonté de sortir d’une condition de femme enseignante et du confinement dans un entre-soi féminin. Elles témoignent ainsi du besoin de renouvellement des structures éducatives, notamment en termes de mixité professionnelle, tout comme de la nécessité d’une revalorisation du travail. Les travaux sur l’inversion du genre dans les métiers (Guichard-Claudic, Kergoat & Vilbrod 2005) attestent des difficultés pour les femmes de sortir des modèles sexués convenus, mais témoignent aussi de l’effort consenti par certaines pour réaliser leurs aspirations contre les stéréotypes sexués et un destin féminin tout tracé.

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Mise en ligne 19/11/2019

https://doi.org/10.3917/es.043.0137

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