Notes
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Les autrices remercient l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE), le rectorat de l’académie de Dijon qui ont fourni les informations et les financements indispensables à l’enquête, tous les participants du colloque organisé en septembre 2017 à l’Université de Bourgogne, ainsi que Fanny Jedlicki pour sa précieuse relecture.
1Un avis du Sénat, objet d’une large couverture médiatique au début de 2017, a pointé l’augmentation récente des taux de démission des professeurs des écoles (Carle & Férat 2016). La croissance des départs définitifs d’enseignants en poste, touchant de nombreux pays et engendrant d’importants coûts économiques (OCDE 2005), est désormais posée en problème public à l’échelle internationale. La Commission européenne développe notamment des programmes pour retenir les enseignants dans leur métier et renforcer l’attractivité de celui-ci (European Commission 2013). Peu nombreuses, les recherches existantes, menées en particulier en Amérique du Nord, pointent le rôle central, dans les motivations de départ, des conditions de travail et d’emploi (Karsenti et al. 2013). La précarité des statuts, l’alourdissement et la multiplication des tâches, les relations conflictuelles avec les collègues et la hiérarchie, contribueraient ainsi à expliquer l’attrition enseignante (Maroy 2006, Mukamurera & Balleux 2013).
2En France, les taux de démission des professeurs des écoles demeurent modestes : au maximum 3,2% pour les enseignants stagiaires pendant l’année scolaire 2015-2016. Cependant, la démission n’est pas la seule manière de quitter la classe ; d’autres existent, moins visibles (Quinson 2004), tels la disponibilité –permettant de quitter temporairement la fonction publique– les mobilités vers d’autres corps, les détachements dans des associations ou des services administratifs. En 2015-2016, 4,1% des enseignants titulaires (premier et second degrés confondus) étaient en détachement ou en disponibilité, proportion stable depuis 2012-2013 (DEPPa 2017, 2013). Ces formes plus discrètes de sortie de classe expliquent peut-être que le “décrochage enseignant” (Karsenti et al. 2013) ait été peu étudié en France.
3Les enseignants français sont pourtant nombreux à se dire professionnellement insatisfaits. En 2016, 88% de ceux interrogés par le cabinet Harris déclaraient avoir l’impression d’une dégradation de leur métier ces dernières années (contre 63% des répondants d’une autre profession). Ils étaient 76% à se sentir “stressés”, 71% à se dire “impuissants”, 63% “déçus” et 62% “en colère”. La proportion de jeunes enseignants ayant le sentiment d’exercer un métier “plutôt dévalorisé aux yeux de la société” est passée de 78% en 2004 à 91% en 2013 (Lévy et al. 2013). Issus de données récoltées par le SNUipp (syndicat majoritaire chez les professeurs des écoles), ces résultats sont globalement confirmés par les travaux des chercheurs (Geay 2010, Farges 2017).
4Agents de la fonction publique (stagiaires ou titulaires) dans leur majorité, les enseignants du premier degré bénéficient, en France, de la sécurité de l’emploi –ils ont donc pu être considérés comme des fonctionnaires qui, aux côtés des policiers, des militaires ou des pompiers, “quittent rarement leur métier accessible par concours ou sous condition de diplôme” (Denave 2015, 13). L’hypothèse est ici que les conditions de travail jouent un rôle décisif dans les motifs de départ des enseignants. Les transformations des conditions d’exercice du métier, assez récentes, expliqueraient en partie l’attrition enseignante. Ces changements résultent de la mise en œuvre des nouvelles formes de gestion publique (Bezes et al. 2011), de mieux en mieux documentées dans d’autres secteurs, mais encore peu analysées pour les professions enseignantes. Dans une optique de modernisation des services publics, les professionnels doivent rendre compte des résultats de leurs actions aux usagers (Merrien 1999), placés “au cœur du système” (Boussard et al. 2006, 112), dans des procédures responsabilisantes. Encourageant les processus d’évaluation externe, le suivi des indicateurs de performances et les logiques comparatives à l’échelle internationale (Mons 2009), la Nouvelle Gestion Publique (NGP) exerce une pression croissante sur les enseignants (Maroy 2013).
5Faisant des sorties de classe un révélateur des évolutions du travail enseignant liées à la NGP, l’étude a veillé à en restituer les modalités et à en saisir les conditions de possibilité. L’approche qualitative privilégiée a permis d’interroger les configurations de facteurs ayant conduit les enquêtés à quitter la classe. Selon les trajectoires sociales et les parcours professionnels antérieurs, les stratégies d’ascension ou d’évitement d’un déclin possible, les réactions aux transformations du travail varient. Les difficultés évoquées, les moyens employés pour quitter la classe et les effets des sorties de classe sont ainsi mis en relation avec les caractéristiques sociales et familiales et les parcours des acteurs rencontrés.
6Le matériau réuni comprend 47 entretiens longs et approfondis, conduits auprès de professeurs des écoles ayant quitté ou étant engagés dans une démarche visant à quitter l’enseignement primaire. L’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE) et le rectorat de l’académie de Dijon ont fourni les coordonnées de professeurs des écoles ayant récemment quitté leurs fonctions, des réseaux professionnels et personnels ont été sollicités et la méthode de la boule de neige employée –démarche qui a conduit à étendre l’enquête qualitative à tout le territoire métropolitain. Il s’agissait d’accéder à une pluralité de trajectoires sociales et de configurations locales et institutionnelles. Le premier mode de contact a touché des personnes encore en lien avec l’institution scolaire ou désireuses d’expliquer leur cheminement ; le second a permis, grâce à la confiance établie de proche en proche, d’interroger des acteurs plus éloignés de l’institution et traversant parfois des situations professionnelles et personnelles assez précaires.
7Les caractéristiques sociodémographiques des enquêtés correspondent, à quelques nuances près, à celles de la population nationale de professeurs des écoles (Farges 2017), les enfants d’enseignants étant légèrement plus nombreux, en proportion, chez les personnes rencontrées. Il en va de même des individus de plus de 45 ans. Si 21 enquêtés avaient une expérience d’enseignement supérieure à cinq ans, 26 étaient des néo-enseignants. Nouveaux entrants dans la profession, ceux-ci ne le sont pas toujours sur le marché du travail. Plus de la moitié des interrogés avait déjà occupé une ou plusieurs profession(s) avant de se reconvertir dans celle de professeur des écoles –dynamique concernant environ un enseignant sur quatre en France.
8Après une évaluation chiffrée du décrochage enseignant en France, les apports de l’enquête sont mobilisés pour approcher des professeurs des écoles ayant démissionné ou cherchant à quitter la classe, l’article se centre ensuite sur les conditions d’exercice du métier résultant de la mise en œuvre de la NGP à l’école et les insatisfactions exprimées. Puis il distingue trois configurations de sorties du métier qui, quoique liées aux difficultés évoquées, relèvent de logiques sociales distinctes. L’expérience des enquêtés révèle aussi l’importance de ressources diverses pour passer d’un “retrait progressif” à un “décrochage” effectif (Alava 2016, 3-4) du métier d’enseignant. Leurs expressions dans les entretiens sont reprises entre guillemets.
Quantifier les enseignants qui quittent la classe
9Le nombre de démissions d’enseignants n’est pas communiqué régulièrement par le ministère français de l’Éducation nationale et a longtemps été difficile à connaître (Zarhdad 2016, Maurice 2014). Les données disponibles, transmises pour des travaux parlementaires et plus récemment dans l’édition 2017-2018 du bilan social du ministère, montrent que peu d’enseignants démissionnent (au plus 0,25% en 2017-2018, tableau 1), mais que l’augmentation, même faible, est statistiquement significative. Un enseignant titulaire a près de trois fois plus de chances de démissionner en 2017-2018 qu’en 2010-2011. Les stagiaires apparaissent également concernés : leur taux de démission est ainsi passé de 1,1% en 2012-2013 à 3,2% en 2015-2016 –dynamique qui conduit les sénateurs Carle et Férat à pointer le “caractère éprouvant de l’année de stage” (2016, 36).
Évolution du taux de démissions à l’échelle nationale
Année scolaire | Nombre de démissions de titulaires depuis 2011 dans le premier degré | Effectifs totaux d’enseignants du premier degré | Taux de démissions |
---|---|---|---|
2010-2011 | 289 | 330742 | 0,09 |
2011-2012 | 322 | 324592 | 0,10 |
2012-2013 | 289 | 322552 | 0,09 |
2013-2014 | 384 | 322082 | 0,12 |
2014-2015 | 461 | 328967 | 0,14 |
2015-2016 | 532 | 337179 | 0,16 |
2016-2017 | 694 | 339176 | 0,20 |
2017-2018 | 861 | 340673 | 0,25 |
Évolution du taux de démissions à l’échelle nationale
10Le nombre d’enseignants démissionnaires n’est pas non plus systématiquement donné par les académies, alors que les bilans sociaux doivent désormais indiquer précisément les départs (Zarhdad 2016). Des données –effectifs totaux d’enseignants du premier degré du public, nombre de démissions, mises en disponibilité, détachements ou mises à disposition– ont été traitées pour l’académie de Dijon de 2006 à 2017. Ventilées géographiquement, elles révèlent que la Côte d’Or, la Nièvre, la Saône-et-Loire et l’Yonne ne sont pas également concernées par les sorties de classe. Ces départements sont par ailleurs dissemblables par leurs caractéristiques sociodémographiques et scolaires : la part des élèves issus de catégories sociales peu favorisées est plus élevée dans l’Yonne et la Nièvre, les élèves y sont davantage en difficulté de lecture, les écoles y sont moins équipées, de plus petite taille et situées dans des zones plus rurales (DEPPd 2017). Sur toute l’académie de Dijon, le taux de démission global des professeurs des écoles est de 0,3% en 2015-2016 et 2016-2017. Celui des seuls stagiaires s’élève la même année à 5%. Celui des sorties de classe (démissions et autres modalités confondues) atteint 3% depuis 2014. À l’échelle de l’académie, la hausse des démissions et des sorties est significative entre 2006 et 2016 et ne tient pas aux évolutions relatives des effectifs. Dans le détail, l’académie est nettement contrastée : la Côte-d’Or et la Saône-et-Loire sont moins concernées par les démissions, notamment celles des enseignants stagiaires, que la Nièvre et l’Yonne (où elles atteignent respectivement 7 et 10% en 2015-2016). Ces deux derniers départements sont aussi ceux qui présentent les taux de sortie de classe les plus importants (figure 1, page 123).
11La croissance du nombre d’enseignants du premier degré s’efforçant de quitter la classe est confirmée. Mesurée dans son appréhension moyenne, la dynamique prend plus d’ampleur sous certaines conditions de statut et de lieux. Repérable autant parmi les titulaires que les stagiaires, elle oriente le regard vers l’évolution des conditions du travail enseignant.
Les conditions de travail dénoncées
12Si l’insatisfaction au travail apparaît au principe de toutes les reconversions professionnelles volontaires (Negroni 2007, Denave 2015, Jourdain 2014), l’analyse des éléments contributifs les plus évoqués par les enquêtés fait ressortir le lien entre les décisions de départ et les transformations institutionnelles récentes du travail enseignant.
“Je trouve ça déloyal ce que fait l’institution envers les enseignants” (Mélina)
13Les professeurs des écoles sont exposés aujourd’hui à un contrôle plus étroit du temps lié à leur activité qui n’est ni devant élèves ni autour de la classe. Mesure de redevabilité (accountability) manifeste, les professeurs des écoles sont tenus de transmettre à l’inspection le décompte précis et détaillé des heures qu’ils consacrent à différentes tâches (travaux avec de petits groupes d’élèves, en lien avec le projet d’école, suivi individualisé des élèves, etc.). Ce contrôle comptable est souvent mal perçu par les enseignants qui estiment que le temps qui leur est dédié dépasse amplement les “108 heures” de leurs obligations de service depuis 2008.
14La redevabilité se traduit plus généralement, pour les professeurs des écoles, par une demande de formalisation croissante. Certaines recommandations didactiques, comme la différenciation de la pédagogie, sont incluses dans le référentiel de compétences des enseignants et sont à ce titre prescrites. Elles doivent figurer dans les “fiches de préparation” et le “cahier journal” –documents attendus par les inspecteurs ou les conseillers pédagogiques lors de leurs visites aux enseignants, surtout stagiaires. Cela alourdit et complexifie leur travail de préparation, demandant de rendre visible un travail qui, auparavant, avait cours sans formalisation : “[Dans le cahier journal] il faut décrire tous les jours ce qu’on va faire, tous les jours ce qu’on a fait, ce qu’on va faire, si possible mettre un retour sur ce qu’on a fait, enfin ça prend beaucoup, beaucoup de temps” […]. “La différenciation, c’est… […]. Si on s’amuse à faire ça pour les quelques élèves, même s’ils sont peu, c’est vite prenant… Parce qu’il faut modifier la séance, il faut préparer à côté des feuilles différentes” (Diego, néo-enseignant de 28 ans, fils d’une technicienne de santé, mère célibataire. Diego a repris des études de kinésithérapie qu’il finance en travaillant dans une grande enseigne de restauration rapide).
15La loi d’orientation de 1989 a institué des équipes éducatives (psychologues, orthophonistes…) qui s’ajoutent aux équipes pédagogiques pour statuer sur les mesures à mettre en œuvre en cas de difficultés scolaires (orientation, prescription de soins et d’aménagements pédagogiques). Ces décisions doivent aussi être formalisées, à travers des dispositifs de remédiation, dont le Programme Personnalisé de Réussite Éducative (PPRE, instauré par la loi n° 2005-380 du 23 avril 2005). Ces dispositifs supposent des réunions supplémentaires, impliquent des échanges renforcés avec les parents et requièrent des travaux d’écriture (souvent qualifiés de “paperasse” par les enseignants).
16Le Projet Personnalisé de Scolarisation (PPS), par exemple, est destiné à des élèves en situation de handicap. L’inclusion fait partie, depuis 2005, des nouvelles missions de l’école. Les PPS nécessitent la constitution d’un dossier de reconnaissance du handicap à la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH), le suivi est ensuite réalisé dans l’école, avec les partenaires du projet. Dans la classe, l’inclusion de ces élèves s’avère complexe. S’ils ont souvent mentionné la charge supplémentaire de travail que demandent les PPS, plusieurs enquêtés ont aussi insisté sur les difficultés de gestion du groupe-classe lors de l’accueil d’élèves en situation de handicap, en particulier lorsque les moyens matériels et humains sont jugés insuffisants.
17Charline illustre ce type de tension. Enthousiasmée, durant sa formation, par le concept d’inclusion scolaire, elle s’est mobilisée pour qu’un de ses élèves, trisomique, aille plus régulièrement à l’école et fasse l’objet d’une prise en charge de la MDPH assortie d’aide en milieu scolaire. Ayant agi en conformité tant avec ses principes pédagogiques et moraux qu’avec les règles institutionnelles, elle dit s’être sentie “démunie” à l’égard de l’élève et déplore ne pas avoir reçu de formation adaptée et avoir été confrontée à des difficultés de gestion de classe d’autant plus grandes que les aides ont tardé à venir. Dans ces conditions, elle a été heurtée par le fait qu’on lui propose de dissimuler, lors de son inspection, l’“inadéquation” entre moyens mis à disposition et fins politiques affichées : “À l’ESPE par exemple, ça, il n’y a personne pour nous répondre […]. J’ai eu un cours intitulé ‘adaptation à la diversité’ en M2. C’était un topo historique sur la prise en compte du handicap ! Un topo historique ! Y en a marre !”. “Même le directeur m’a dit ‘je sais que c’était très dur pour toi…’, le mercredi midi j’étais dans son bureau mais en pleurs[…]. Il m’a dit ‘tu sais je peux t’assurer, le jour où toi tu seras inspectée, ton petit garçon handicapé il ne sera pas dans ta classe…’. On fera une ‘petite scène’, il m’a dit ‘on fait une petite scène’, une petite scène de théâtre. […] C’est vrai que c’est dégueulasse pour moi, aussi, que finalement le jour de mon inspection je me retrouve avec un élève handicapé sans aide […]. Mais cette expression de ‘petite saynète’, j’ai trouvé ça, mais… pathétique” [Charline, 28 ans, mère infirmière, père décédé (profession non précisée), mariée à un cadre du privé, elle s’est reconvertie en kinésithérapie].
18Si les moins expérimentés ont exprimé, à l’instar de Charline, leurs désillusions à l’égard d’un métier et d’une institution scolaire dont ils attendaient souvent beaucoup, leurs collègues plus aguerris ont plutôt souligné la dégradation de leurs conditions de travail. De fréquentes réformes les obligent à se réapproprier de nouveaux programmes, voire, après la réforme des rythmes scolaires (loi 2013-595 du 8 juillet 2013), à ré-agencer leurs temps et modalités de travail (Lebon & Simonet 2017). Confrontés à des “injonctions contradictoires” (cf. Mélina ci-dessous), percevant un accroissement de leurs obligations professionnelles, ils ont fait part d’une “lassitude” d’autant plus délétère qu’elle s’accompagne du sentiment qu’on abuse de leurs forces et de leur bonne volonté. “En 15 ans je vois que ça a évolué. La quantité de travail administratif, parfois grandement inutile, qu’on vous demande, des choses comme ça, des injonctions contradictoires pour s’adapter aux élèves mais amener tout le monde à un certain niveau…” […] “Ça devient fatigant à chaque fois de tout refaire, tout recommencer, se reformer complètement sans qu’il y ait vraiment des bilans tirés des anciens programmes. Donc, on a l’impression qu’on nous prend un peu pour des truffes. Voilà. Donc ça, ça a participé d’une… Certaine lassitude” [Mélina, mère directrice d’école, père enseignant, mariée à un professeur du second degré. Au moment de l’entretien, Mélina préparait un concours de la fonction publique dans le cadre d’un congé formation].
“C’était inhumain de mettre une petite nana qui n’a aucune expérience toute seule avec sa classe unique” (Manon)
19Les conditions de la prise de poste ont également souvent beaucoup pesé dans les décisions de départ pour les débutants. Les néo-enseignants se voient attribuer les postes que leurs collègues ne souhaitent pas, en raison d’un système d’affectation par points fortement corrélé à l’ancienneté. Il s’agit souvent de postes de zones rurales, des écoles classées en éducation prioritaire, voire des classes spéciales accueillant des enfants présentant des troubles d’apprentissage (telles des Unités Localisées pour l’Inclusion scolaire, ULIS).
20Certains enquêtés ont d’abord été échaudés par la situation géographique de leur poste, trop éloignée de leur lieu de vie. Cette distance a pu être, pour les chargés de famille n’étant pas en situation de déménager, une source d’embarras rédhibitoire. Le premier poste peut aussi se caractériser par des situations pédagogiques très exigeantes. Plusieurs enquêtés ont eu à prendre en charge de nombreux niveaux de classe ou été affectés dans de petites structures rurales à classe unique où ils exerçaient seuls. Lucie s’est retrouvée, d’une année sur l’autre, dans ces deux situations : “Le lundi, j’avais des CP dans une école […]. Le mardi, des maternelles, c’était l’horreur, je détestais, c’était des tout-petits petits, dur ! Le jeudi, j’avais des grandes sections [dernier niveau d’école maternelle] –CP-CE1 [deux premiers niveaux d’école élémentaire].
21– Grandes sections-CP-CE1 ? “–Oui, ils nous mettaient des triples niveaux en plus, dans une autre école. Et le vendredi, des CM2 [dernier niveau d’école élémentaire] dans une autre école. Donc quatre écoles différentes. C’était dur de s’adapter à tout ça”. […] “En fin d’année, je me rappelle avoir fait mes derniers jours de classe en pleurant, crises d’angoisse terribles, à hurler… Parce que ma nomination, on m’avait mise –j’avais demandé pas de maternelle, pas de classe unique, mais plutôt des grands, des cycles trois– et on m’avait mise directrice d’école, plus trois niveaux de maternelle dans une école. J’ai dit ‘ce n’est pas possible’. En plus, pendant ce petit parcours, j’ai quand même eu trois mois d’arrêt-maladie” [Lucie, néo-enseignante de 32 ans, mère enseignante, père cadre dans une banque, en couple avec un géographe. Lucie travaille aujourd’hui dans la recherche hospitalière].
22Parmi les néo-enseignants, les enquêtés formés dans les ESPE après 2013 ont dû assumer dès leur année de formation la prise en charge d’une classe à mi-temps. Ils font fait part de difficultés marquées en matière de gestion du temps. Ceux qui ont passé le concours en candidat libre et n’ont donc pas été socialisés en amont aux conditions d’entrée dans le métier ont souvent été très surpris par leur affectation. Tous ont dénoncé la gestion des ressources humaines lors de leur nomination et les faiblesses de l’encadrement à leur prise de poste. Ils sont nombreux à s’être dit peinés, déçus ou encolérés par l’accompagnement professionnel reçu à l’orée de leur carrière. Les enquêtés ayant des expériences professionnelles antérieures et donc des éléments de comparaison se sont montrés, telle Manon, critiques sur ce dernier point : “Quand j’avais des stagiaires ou des CDD [contrats à durée déterminés qu’elle encadrait dans son service], je les prenais quinze jours avec moi pour regarder comment ils travaillaient, pour leur apprendre le métier… Je n’allais pas prendre mon CDD et l’éjecter à son poste de travail et ‘débrouille-toi’ […] j’attendais de l’accompagnement comme je faisais […]. J’ai eu simplement ‘débrouille-toi cocotte’” […]. “C’était inhumain de mettre une petite nana qui n’a aucune expérience toute seule avec sa classe unique dans une école de campagne. C’est une histoire de confiance aussi. J’ai réussi le concours, ok, mais ils ne me connaissent pas […]. On me laisse toute seule dans mon école, j’étais très choquée. […] Je trouve ça inhumain” [Manon, 41 ans, père commerçant et mère secrétaire, mariée à un kinésithérapeute. Lors de l’entretien, Manon avait repris le poste de cadre administratif dans un établissement public qu’elle avait initialement quitté].
Des départs inscrits dans trois types de configuration
23Les conditions de travail et de prise de poste nourrissent l’insatisfaction des enquêtés et contribuent à rendre envisageable une sortie du métier. Toutes les dynamiques de départ ne sont toutefois pas similaires : à l’instar de nombreuses “bifurcations biographiques” (Denave 2015), elles dépendent d’une multitude d’aspects, professionnels, familiaux ou amicaux. Réinscrire les sorties dans les trajectoires des acteurs permet de distinguer trois types de configurations et de prendre la mesure des ressources qui les rendent possibles.
Des reclassements en urgence faisant office de “bouées de secours”
24Certaines sorties, vécues sur le mode de l’urgente nécessité et intervenant après des épisodes dépressifs, n’ont pas été planifiées en amont. Elles conduisent à des situations de précarité (plus ou moins temporaires), engendrent des déclassements et/ou supposent des mobilités vers des domaines d’activités faisant office de “bouées de secours” (cf. Cyril, ci-dessous). Issus des catégories populaires ou des fractions intermédiaires, les acteurs concernés par ces sorties avaient généralement une haute idée de la fonction de professeur des écoles. Ils ont été intéressés par ce qu’ils ont appris en formation et avaient souvent de bons rapports avec leurs référents hiérarchiques directs. Ils sont nombreux à s’être dit, par la suite, pris en étau entre les attentes de l’institution, les conditions de travail et leur propre “perfectionnisme”. Ils expliquent parfois avoir vécu une véritable “descente aux enfers” (Manon, déjà citée, emploie quatre fois l’expression durant l’entretien). La déception éprouvée vis-à-vis des conditions réelles d’exercice du métier est à la mesure de leurs attentes élevées à l’égard de la profession. Les cas de Fabien et Cyril permettent de revenir sur les effets de ce décalage.
25Petit-fils d’agriculteurs, fils d’un agent de maîtrise et d’une employée, Fabien a obtenu une licence dans le domaine du sport et enseigné un temps l’éducation physique et sportive (EPS) à titre de contractuel, avant de devenir chef de culture dans un domaine vinicole. En couple avec une enseignante, il a repris des études et passé le concours de professeur des écoles. Intéressé par la pédagogie Freinet, il explique avoir souhaité donner “le goût d’apprendre aux élèves, aux enfants même je dirais” et leur offrir ainsi la possibilité d’être “heureux à l’école sans que ça soit stressant” –il estime avoir vécu une scolarité “éprouvante”, dans un “stress des résultats, des contrôles, des comparaisons” constituant un “frein [à ses] apprentissages”. Confronté à la pratique concrète du métier, il a été rebuté par l’étendue du travail “bureaucratique”, déstabilisé par l’ampleur des contraintes pédagogiques et découragé par le temps passé à devoir faire de la discipline pour avoir, in fine, l’impression de ne pas parvenir à “gérer sa classe”. Après une dépression et une tentative de suicide suivie d’un séjour en hôpital psychiatrique, il a repris, à 32 ans, son ancien métier, dans lequel il se sent plus heureux : “nous [ouvriers et techniciens agricoles] quand on rentre le soir, notre journée est terminée, on peut se coucher, fermer les yeux et retourner au boulot le lendemain, l’esprit tranquille !”.
26Après une maîtrise d’informatique, Cyril, très engagé dans les mouvements politiques alternatifs découverts à l’université, choisit de devenir enseignant plutôt que de rejoindre la petite “boîte d’informatique” que tiennent ses parents. Ses idéaux (avoir une action sur le monde à travers l’éducation) sont rapidement mis à l’épreuve. Affecté en Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA) auprès d’élèves présentant de sérieuses difficultés scolaires, il peine à répondre à certaines des préconisations de l’institution (comme la construction des savoirs par l’élève) et rencontre des difficultés de gestion de classe. Il sollicite des soutiens qui lui sont refusés et se dit “qu’il n’y avait pas de réelle volonté de les aider ces gamins-là, parce que tu ne mets pas en place des formations sans accompagnement si tu as envie de les aider”. Éprouvé et désabusé, Cyril dépose un premier arrêt maladie. Il en enchaîna plusieurs jusqu’à sa décision de quitter la classe. Au moment de notre rencontre, Cyril avait, à 34 ans, rejoint l’entreprise familiale d’informatique, renonçant ainsi au pas de côté que son entrée dans l’Éducation nationale lui avait initialement permis d’effectuer.
Des projets professionnels alternatifs prolongeant des dynamiques d’ascension sociale
27D’autres sorties, sur un fond moins douloureux, voire perçues comme des opportunités, s’inscrivent dans un projet professionnel alternatif visant à prolonger une ascension sociale. Elles caractérisent des enquêtés issus aussi des catégories populaires ou des petites classes moyennes, dont les ascendants avaient souvent une image très positive du métier de professeur des écoles, associant conditions de travail et de rémunération désirables, statut enviable et sécurité de l’emploi. Les enseignants concernés ont moins évoqué les difficultés de gestion de classe et la pression inhérente au développement de logiques de redevabilité… et davantage insisté sur la multiplication des charges administratives jugées peu utiles, voire absurdes et, in fine, déresponsabilisantes. Ils mentionnent la détérioration de l’image de la profession, soulignent l’érosion du statut associé à la position d’enseignant et déplorent la faiblesse relative de leur rémunération. Insatisfaits, ils se sont autorisés à nourrir d’autres ambitions professionnelles que celles qu’avaient conçues leurs parents –aidés, peut-on poser en hypothèse, par leur fréquentation durable du système scolaire– et ont préparé leur départ de l’Éducation nationale.
28Cette configuration se retrouve chez des acteurs plus âgés qui, avant de démissionner, se sont souvent saisis d’opportunités (classes à horaires aménagés, détachement, etc.) afin d’éviter l’enseignement ordinaire tout en conservant le plus longtemps possible un statut de fonctionnaire jugé sécurisant. Le parcours d’Abel est ici exemplaire. Né en 1955 dans une famille populaire (père ouvrier aux usines Schneider, mère au foyer), Abel se considère comme un véritable “miraculé” scolaire. Repéré par des “enseignants militants”, appuyé par un directeur de collège “qui donnait des cours gratuitement” afin d’aider les bons élèves des classes populaires à échapper “au système Schneider” (ces usines, au Creusot, absorbaient la main-d’œuvre populaire locale), il intègre l’école normale et devient instituteur –situation dont ses parents n’auraient pas osé rêver pour lui. Quelques années après sa première prise de poste, la Fédération des Œuvres Laïques (FOL), qui l’emploie déjà comme directeur de colonies durant les vacances scolaires, lui offre un poste à temps plein. Abel, séduit par la possibilité de “monter des projets”, d’être “le patron –je le dis en toute modestie”, d’assumer des “responsabilités” avec “un petit côté gestion, un petit côté management”, opte pour un détachement. Jugeant plus gratifiantes, pour le salaire et le statut, les opportunités dont il bénéficie à la FOL, Abel y construit sa carrière professionnelle tout en conservant, “par sécurité”, ses liens avec l’Éducation nationale. Devenu cadre départemental en charge de la direction de plusieurs établissements médico-sociaux, une fois ses “jokers” épuisés (détachement puis mise en disponibilité), il choisit de démissionner plutôt que de reprendre un poste d’instituteur : “Qu’est-ce que j’irai y faire [à l’Éducation nationale] ? Diviser mon salaire par trois ? […]. Surtout, je n’aurais absolument pas supporté la hiérarchie parce que j’ai infiniment plus de responsabilités où je suis”.
29Certains enquêtés n’hésitent plus à mettre en balance l’argument de la sécurité de l’emploi, dont on sait pourtant l’importance dans les milieux modestes (Balland 2012). La valeur du statut d’enseignant est alors relativisée et comparée à celle d’autres professions à l’aune des conditions de travail et de salaire : “Le statut [de fonctionnaire] je pense qu’il pouvait être important. Mais je pense qu’il y a un changement depuis quelques années […]. Maintenant, il peut y avoir peut-être d’autres opportunités dans le privé qui sont peut-être aussi alléchantes, entre guillemets, point de vue salaire, autonomie, ambiance, moyens de travailler, tout ça […] On retrouve les mêmes choses dans l’Éducation nationale et la santé publique, c’est des milieux qui sont dégradés” [Diego déjà cité].
30Ainsi, loin d’être le seul fait d’acteurs nés durant les Trente Glorieuses, ce type de raisonnement est aussi mis en œuvre par des représentants de générations plus jeunes ayant, comme Diego et Louise, grandi en situation de chômage de masse. Fille d’employés de mairie, Louise avait “toujours voulu” être professeur des écoles. À l’issue de sa maîtrise de sociologie, elle réussit le concours. Nommée en classe de CP, elle juge exorbitant le travail de préparation, estime “énorme” la responsabilité de faire entrer les élèves dans les apprentissages et éprouve très vite le sentiment de “ne pas [s’] y retrouver”. Si “faire la police” ne l’intéresse pas, elle ne se sent pas, pour autant, en échec dans sa classe. Désireuse de rassurer ses parents, fiers de sa réussite professionnelle et inquiets à l’idée qu’elle quitte la fonction publique, soucieuse d’éviter le chômage, Louise ne démissionne pas tout de suite. Elle prend le temps de préparer et de passer le concours d’une autre institution nationale –où exerce, “un grade au-dessus”, son conjoint. Lors de l’entretien, elle déclare exercer désormais un métier en adéquation avec ses études “qui [lui] convient parfaitement”.
Des déclassements sociaux évités
31Certaines sorties, enfin, permettent de répondre à un sentiment de déclassement social déjà latent dès l’entrée dans le professorat des écoles. Cela tient pour partie à la modestie du statut de la profession pour certains enquêtés, mais aussi à la rigidification des conditions d’exercice d’un métier qui paraît offrir aujourd’hui, en raison de ses pesanteurs administratives et hiérarchiques, trop peu de latitude et de temps pour soi. Ce type de sortie est le fait d’acteurs présentant, comme Katia, des origines sociales relativement élevées ou ayant connu, à l’instar de Clémence, une situation supérieure durant une précédente carrière professionnelle.
32Katia, dont le père ingénieur et la mère infirmière avaient des “aspirations assez grandes pour leurs enfants”, obtient une maîtrise d’histoire après être passée par une classe préparatoire littéraire mais échoue au concours de l’École nationale des chartes. Elle se “rabat” sur le professorat des écoles, “débouché” que sa famille “un peu intellectuelle” ne prise guère. Après une première affectation dans une classe de CP située en zone d’éducation prioritaire, qu’elle vit très mal (“je devenais raciste alors que je savais que ce n’était pas le problème”), Katia enchaîne les postes de remplaçante en conservant le sentiment d’être malmenée par une institution scolaire méconnaissant ses compétences et son engagement. Soutenue par ses proches, elle contracte un emprunt pour financer une reprise d’études en orthophonie. Lors de l’entretien, Katia exerce cette profession en cabinet. Cette situation lui a offert l’opportunité de continuer à “aider les élèves” tout en étant maître de son temps. Elle lui permet également de répondre davantage, grâce à l’identification aux professions libérales du secteur socio-médical, aux aspirations parentales de réussite sociale pesant sur elle.
33Clémence, ancienne clerc de notaire “appréciée” dans son travail, a accepté de voir nettement diminuer son salaire lorsqu’elle a passé le concours –les gains en termes d’épanouissement personnel et de qualité de vie devant à ses yeux compenser cette perte. Mariée à un cadre du privé et propriétaire d’une maison confortable, Clémence n’était pas prête, en revanche, à se sentir “infantilisée” et “humiliée” comme elle dit l’avoir été par l’inspecteur dont dépendait sa titularisation. Les rapports de domination au travail qu’elle décrit lui paraissent d’autant plus insupportables qu’à 41 ans elle est bien assise dans la vie et peut comparer sa situation avec ce qu’elle a connu durant sa précédente carrière professionnelle, qu’elle souhaite reprendre au moment de l’entretien.
Des ressources pour “passer à l’acte”
34Les parcours des enquêtés reposent sur des formes de “désengagement” (Jourdain 2014). Ne voulant devenir comme leurs (anciens) collègues, jugés “dépressifs” ou “aigris”, mais demeurés enseignants faute d’avoir “le courage” de renoncer à leur statut, les acteurs rencontrés ont envisagé des alternatives, arbitré et calculé en fonction de leurs possibilités. Les cas de rupture professionnelle franche –démissions “sans filet” ou presque– existent telle Agathe, célibataire sans enfant, cherchant à se reconvertir dans une activité artisanale qui n’a eu d’autre choix que de retourner vivre chez sa mère dans le Jura, faute de pouvoir payer son loyer. Ils sont toutefois rares. Pour la plupart, les enquêtés mobilisent des ressources à l’appui de leurs départs, de différentes natures.
35Une partie d’entre eux dispose d’un capital scolaire conçu comme suffisamment sûr (par opposition à des diplômes obtenus au terme de scolarités chaotiques) pour pouvoir se réorienter vers une autre profession, reprendre des études, “rebondir” ou passer des concours avec succès. Ces ressources scolaires sont parfois associées à des “opportunités” en lien avec le capital économique familial (comme un héritage perçu par certains) qui permet d’investir dans une reconversion (école privée de journalisme, formation Montessori, etc.).
36Quelques enquêtés se sont investis dans une activité libérale destinée à aider des enfants dans leurs difficultés d’apprentissage. Ils ont pu être aidés par des dispositifs ponctuels, tels que “l’indemnité Sarkozy” destinée à faciliter les départs d’enseignants (décret n° 2008-368 du 17 avril 2008 relatif à l’attribution d’une indemnité de départ volontaire). Plus généralement, plusieurs se reconvertissent ou tentent de le faire en mettant à profit des compétences acquises dans l’Éducation nationale. Les départs ne signifient donc pas toujours un rejet des métiers de l’éducation, mais bien du milieu professionnel. Huit des enquêtés se sont reconvertis vers des métiers en relation avec l’éducation (ce qui a souvent supposé une nouvelle formation) et deux tentent d’accéder à un autre type de poste dans l’Éducation nationale.
37La ressource conjugale est enfin essentielle dans les configurations analysées. Beaucoup d’enquêtés peuvent s’appuyer sur un conjoint qui gagne bien sa vie (et qui occupe souvent une position de cadre ou de profession intellectuelle supérieure) et apporte, en plus d’une confiance morale et affective, la sécurité financière nécessaire pour se réorienter. Dans certaines situations, le conjoint est partenaire économique : Mathilde monte une entreprise avec son conjoint, Nathalie suit une formation viticole lui permettant de travailler dans l’entreprise de son mari. Le conjoint, même en cas de séparation, permet des arrangements économiques ponctuels, comme la participation aux frais de logement. La ressource conjugale fonctionne également pour les hommes. Ainsi, la trajectoire d’Arthur s’avère proche de celle des cadres qui se reconvertissent dans l’artisanat d’art étudiés par Jourdain (2014). Ils quittent un travail devenu peu intéressant pour s’investir dans une activité plus risquée du point de vue statutaire, mais plus valorisante du point de vue des aspirations personnelles : grâce à l’indemnité Sarkozy, il a fait une école d’illustrateur qui lui a permis de réussir dans une carrière artistique tandis que sa femme est “restée” professeur des écoles assurant des rentrées d’argent régulières, en dépit de “mauvaises conditions de travail”.
Conclusion
38Il apparaît que les conditions de travail des professeurs des écoles exercent, quoique de façon non exclusive, une influence majeure sur les sorties du métier, dont la tendance à la hausse pourrait être durable. Si la Nouvelle gestion publique et les transformations afférentes décrites ici jouent bien un rôle dans l’attrition, celui-ci ne passe pas tant, pour les enquêtés, par une pression liée aux processus d’évaluation et à l’injonction à “faire du résultat” que par un alourdissement et une diversification des tâches se traduisant par un surcroît de travail “bureaucratique”. La charge de travail apparaît comme un facteur d’attrition particulièrement fort chez les néo-enseignants, redoublé par les défis que posent bien souvent les premières affectations. À cela s’ajoute le sentiment de recevoir très peu de gratifications, en particulier d’ordre symbolique. Les enquêtés ont dit s’être sentis peu soutenus, peu valorisés par leur hiérarchie. Ils ont regretté la dégradation de l’image attachée, en France, aux rôles et statuts des professions enseignantes. De plus, il semble que ce métier permette peu aujourd’hui de compenser les inconvénients d’un salaire modique par une autonomie plus grande. Or celle-ci, notamment pour les pratiques et la gestion du temps, tout comme l’intérêt intrinsèque du métier (son caractère “relationnel” ou “humain”) ont pu constituer par le passé des sources de valorisation pour les enseignants (Bidou 1984).
39La Nouvelle gestion publique semble exacerber ce qui est identifié ici comme des stratégies de reclassement, d’ascension sociale ou de lutte contre le déclassement. Bien que la sphère professionnelle soit déterminante, elle n’est pas seule en jeu. L’histoire familiale, le parcours scolaire, les trajectoires et les conditions de vie des enquêtés sont à prendre en compte (Denave 2015, Jourdain 2014). Les origines sociales plus favorisées des professeurs des écoles par rapport aux anciens instituteurs (Cibois & Charles 2010, Farges 2017), l’élévation de leur niveau de diplôme comme le soutien d’un conjoint, constituent des ressources pour s’engager vers une sortie de l’enseignement et se reconvertir dans une autre activité. L’enquête révèle dès lors l’absence de césure nette entre les enquêtés et les enseignants qui restent en classe, d’autant que des formes de décrochage silencieux peuvent concerner ces derniers lorsqu’ils sont confrontés à de trop grandes difficultés professionnelles (Alava 2016). Ces conclusions rejoignent certains constats sur l’exposition des enseignants aux risques psycho-sociaux (Jégo & Guillo 2016).
40La surreprésentation des enfants d’enseignants dans l’échantillon renforce les conclusions sur la montée du sentiment de dévalorisation du métier puisque les enquêtés et leurs parents sont en mesure de comparer leur expérience. La situation n’est cependant pas propre au professorat des écoles. Comme pour la gendarmerie nationale, elle éclaire les effets concrets de la NGP qui, en modifiant les “contours et le contenu” d’activités de la fonction publique, “dissout” certains des avantages et valeurs y étant autrefois associés : “une certaine sécurité de l’emploi, des conditions de travail acceptables, la possibilité de concilier vie professionnelle et personnelle, une ‘solidarité de corps’” (Jakubowski 2013, 36). Dès lors, les sorties du métier d’enseignant se comprennent en tenant ensemble une analyse de la conjoncture socio-historique actuelle qui modifie les conditions d’emploi et de travail dans plusieurs métiers du public et des motivations à agir de chaque enquêté dans l’histoire qui lui est propre et dans la manière dont il envisage de continuer à l’écrire.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
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[1]
Les autrices remercient l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE), le rectorat de l’académie de Dijon qui ont fourni les informations et les financements indispensables à l’enquête, tous les participants du colloque organisé en septembre 2017 à l’Université de Bourgogne, ainsi que Fanny Jedlicki pour sa précieuse relecture.