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Article de revue

Enseigner, chercher, intervenir : explorer les horizons possibles de la sociologie de l’éducation au Portugal

Pages 185 à 202

Notes

  • [1]
    Les auteurs, coordinateurs de la Section de Sociologie de l’Éducation, remercient Christina Dechamps pour la traduction et l’Association Portugaise de Sociologie pour son soutien financier à la traduction. Bruno Dionísio remercie aussi la Fondation pour la Science et la Technologie du Portugal, en tant que boursier postdoctoral.

1Existe-t-il une spécificité de la sociologie de l’éducation au Portugal ? Si des variables locales la rendent singulière –sa consolidation tardive après la révolution démocratique de 1974, sa condition périphérique–, elle subit des influences extérieures sur le plan théorique et épistémologique (telle la sociologie de langue française sur la reproduction des inégalités sociales, l’expérience, la justice en éducation) ; des défis internationaux la traversent (pluralité des perspectives, politiques d’internationalisation, métamorphoses des problèmes, des objets et des conditions de la production scientifique). Si la sociologie de l’éducation portugaise a longtemps dépendu d’un calendrier politique national –processus tardif de scolarisation et de massification, objets d’étude liés au programme politique de démocratisation)–, elle est aujourd’hui touchée par la recomposition des problèmes entre le local et le transnational, entre le scolaire et le non-scolaire.

2La création du Journal de sociologie de l’éducation en mai 2016, au sein de la section de sociologie de l’éducation de l’Association portugaise de sociologie, a permis une rétrospective sur les trente dernières années qui révèle que de la Loi fondamentale du Système éducatif portugais (LBSE de 1986) a découlé la première réunion nationale de sociologie de l’éducation (1988). De même en juillet 2017, la IIe Conférence ibérique de sociologie de l’éducation qui a envisagé les défis et les perspectives d’avenir pour la sociologie de l’éducation au Portugal et en Espagne a analysé dix entretiens de sociologues portugais, publiés de 2010 à 2017 dans la lettre d’information de l’Association portugaise de sociologie. Appartenant à des générations, des institutions différentes, avec des approches (épistémologique, théorique, méthodologique, politique et institutionnelle) très variées, cet ensemble est représentatif de ceux qui ont marqué la sociologie de l’éducation au Portugal : “la génération qui, au milieu des années 1980, contribue à affirmer politiquement et scientifiquement cette science ; la génération qui, depuis lors, a posé les bases et consolidé un patrimoine ; et finalement, la génération qui, née de la révolution et fruit de la Loi fondamentale du Système éducatif, rajeunit aujourd’hui le champ” (Dionísio 2017, 1).

3Ce texte exploite ce matériel empirique pour cartographier le passé, le présent et projeter l’avenir de la sociologie de l’éducation dans trois domaines : son enseignement, la recherche –son inscription dans le temps, ses approches, sa production de connaissances sur de nouveaux phénomènes et objets– et ses efforts pour faire reconnaître le métier des sociologues et leurs interventions dans des situations scolaires et non scolaires, formelles ou non formelles.

4L’analyse rétrospective des tendances et des tensions entre ces trois domaines a permis de dresser la cartographie des principales orientations des politiques éducatives des différents degrés d’enseignement et des thèmes et approches théoriques majeurs (cf. frise chronologique, figure 1).

Figure 1

Comprendre le passé, construire le présent et projeter le futur

Figure 1
AGENDA POLITIQUE Révolution du 25 avril 1974 Modèle de gestion démocratique Éducation priorité politique Loi 46/86 (LBSE) Réforme Globale du Système Éducatif DL 43/89 (Autonomie) Arrêté 98-A/92 (Évaluation des élèves) Décret 115-A/98 (Régime d’Autonomie) Expansion de l’enseignement supérieur Territoires Éducatifs d’Intervention Prioritaire (TEIP, équivalents des ZEP en France) RVCC/CNO Expansion des réseaux scolaires Décret 75/2008 (gestion unipersonnelle) Évaluation externe des écoles Arrêté 12 591/2006 (École à temps plein) Transfert de compétences vers les collectivités locales Décret 79/2014 –Régime juridique de l’Habilitation pour le professorat Décret 74/2006 du 24 mars –Titres académiques et diplômes de l’enseignement supérieur ENSEIGNEMENT Création de formations universitaires en sociologie Création des Universités Nouvelles et des Instituts Universitaires de Formation de Maîtres Modèle intégré de formation de professeurs Multiplication des formations universitaires en sociologie Expansion des Universités Nouvelles et des Instituts de Formation de Maîtres Expansion de la formation de professeurs / sociologie Professionnalisation des professeurs en activité Création des formations universitaires d’interface avec la sociologie Multiplication de la formation de 2e et 3e cycles Recul de la formation de professeurs Adéquation de la formation avec le processus de Bologne Nouvelles règles de l’Habilitation pour le professorat (modèle séquentiel de la formation de professeurs) Expansion de la formation de 2e et 3e cycles Déclin de la demande de cours de formation de professeurs Recherches sur demande / financées Années 1970 Années 1980 Années 1990 XXIe siècle RECHERCHE : APPROCHES ET THÈMES MACRO Système éducatif Syndicalisme, professionnalisme professoral, interaction en situations pédagogiques, in(succès) et curriculum scolaires, école de masse MACRO Système éducatif et politiques éducatives Rôle de l’État, politiques éducatives (Sociologie des politiques éducatives) MÉGA-MACRO-MÉSO Politiques éducatives globales Globalisation, mondialisation, européisation, rôle des organisations internationales : évaluation, systèmes de responsabilisation Enseignement supérieur Sociologie de l’enfance MÉGA-MACRO-MÉSO-MICRO Politiques éducatives, organisations et acteurs Construction et régulation des politiques publiques, autonomie des écoles, éducation et formation d’adultes, analyses comparées Redéfinition des mandats de l’école et nouveaux profils de professeurs Sociologie des organisations éducatives Enseignement supérieur et insertion professionnelle Autres lieux éducatifs : universités du troisième âge, formation au travail, centralité des processus d’éducation non formelle et informelle (le local) Questions de genre, différence, diversité culturelle, relation école-famille, justice, droits de l’homme, excellence, abandon

Comprendre le passé, construire le présent et projeter le futur

5Si les années 1970 ont été au Portugal la période d’institutionnalisation de la sociologie, le repérage des principaux jalons dans les décennies suivantes permet de situer les positions des interrogés (identifiés par leur nom, et le numéro de l’entretien : Lima E1) et de présenter, en diachronie, des orientations de politique éducative ayant un impact marqué en sociologie de l’éducation.

6Cela soulève aussi plusieurs questions : comment s’affirme le métier de sociologue de l’éducation dans une société et une école singularistes (Martuccelli 2010) ? Comment est-il affecté par une insertion professionnelle fragile et une relation (parfois turbulente) avec d’autres professionnels ? Quel effet l’injonction à l’efficacité et à l’utilité sociale a-t-elle ? Comment faire une sociologie de l’éducation publique et diffuser la science qui se fait ? Quelles sont les conséquences des métamorphoses des principes traditionnels de sociologie de l’éducation sur la critique et ses recompositions ?

7Il s’agit donc ici d’amorcer un dialogue avec la sociologie de langue française sur ces questions posées à tous dans un univers globalisé. Ce texte aborde déjà celles qui touchent l’enseignement, car les espaces institutionnels où s’insèrent les professeurs de sociologie de l’éducation organisent à la fois les activités de recherche, étudiées dans un deuxième temps, et les initiatives d’interventions examinées ensuite. La conclusion dégage plus globalement les horizons possibles pour la sociologie de l’éducation reliant les trois domaines.

L’enseignement de la sociologie de l’éducation

8Reprenant l’idée de circulation du savoir sociologique (Rayou 2002), l’enseignement de la sociologie de l’éducation est vu ici selon une double perspective : dissémination du savoir sociologique dans la société, mais aussi processus de reconstruction de ce même savoir. L’enseignement est une dimension constitutive du champ scientifique qui montre “une disparition du monopole des scientifiques sur la connaissance, qui transforme les destinataires traditionnels des résultats scientifiques en ‘coproducteurs actifs’ de définitions scientifiques” (Rayou 2002, 6). Raisonner ainsi renvoie à l’analyse des institutions où cet enseignement se déroule, et à leurs pratiques et finalités respectives. Au Portugal, comme souvent ailleurs, l’institutionnalisation d’espaces de la sociologie de l’éducation au sein de l’enseignement supérieur est indissociable de l’expansion accélérée de la scolarité et de la scolarisation dans la période qui suit la 2e Guerre mondiale (Alves 2017) et “de la centralité croissante que l’éducation assume comme priorité sociale et politique” (Vieira E7) dans ces circonstances sociohistoriques.

9L’intention d’élargir l’accès à l’école annoncée par le gouvernement portugais à la fin des années 1960 est à souligner. Elle devient une priorité sociale et politique incontestable pendant la période de démocratisation engagée par la révolution des œillets le 25 avril 1974 (cf. Figure 1). Cette dynamique d’expansion de la scolarité et de la scolarisation s’observait déjà dans d’autres pays. Ce changement politique de 1974 rend aussi possibles la création de formations universitaires en sociologie (Costa 1992) et le retour au pays de nombreux intellectuels, dont beaucoup de sociologues (Pinto 2007), enrichissant la petite communauté scientifique nationale et fondant des espaces d’enseignement de la sociologie. Les années 1970 sont donc au Portugal la période d’institutionnalisation de la sociologie (de l’éducation). Elle est plus tardive que dans d’autres pays comme l’Angleterre où, dès les années 1950, on lui attribuait déjà une influence intellectuelle et politique significative (Lauder, Brown & Halsey 2011). Dès lors, outre la formation des professeurs et d’éducateurs, la sociologie de l’éducation a intégré des contenus pour celle de sociologues et de professionnels, tels les assistants sociaux, comme le souligne Seabra (E9).

10Depuis 1974, domaine de spécialisation de l’enseignement sociologique général, l’affirmation de la sociologie de l’éducation reste néanmoins indissociable de la formation des enseignants qui constitue un mode spécifique de circulation des savoirs sociologiques (Alves 2017). Les dix personnes interrogées mettent toutes en évidence, pour le Portugal, cette étroite association entre l’essor de son enseignement dans les universités et écoles polytechniques et celui de la formation de professeurs dans ces mêmes institutions : “nos premiers interlocuteurs en sociologie de l’éducation à partir de 1975-1976 et pendant les années 1980 ont été les étudiants de la formation de professeurs” (Lima E1). Ailleurs aussi, le public de la sociologie de l’éducation dans les années 1960 et 1970 sont surtout des professeurs (Lauder, Brown & Halsey 2011) suscitant réflexion sur la place de l’enseignement de la discipline dans la formation des enseignants (Trottier & Lessard 2002).

11Le projet fondamental de l’enseignement de la sociologie de l’éducation est de mettre en évidence la façon dont le système éducatif est lié à un environnement culturel, social, économique et politique dont l’impact touche la société où il s’inscrit (Trottier & Lessard 2002). La majorité des interrogés s’accorde sur le fait que cet enseignement permet de “comprendre” et/ou d’“expliquer” sociologiquement les dynamiques scolaires et éducatives et enrichit ainsi la formation des professeurs ou de professionnels. Pour les interrogés, il offre des processus de déconstruction interprétative qui déstabilise les croyances et évidences de sens commun, il aide la problématisation sociologique de situations éducatives, comme le suggèrent aussi des professeurs de sociologie de l’éducation interrogés par Baluteau (2002).

12Certains interrogés attribuent aussi à l’étude de la sociologie de l’éducation le développement de compétences critiques sur l’école, la salle de classe et les pratiques éducatives. Il ne contribue pas seulement à un approfondissement de la compréhension, mais encourage le questionnement critique des réalités éducatives pour susciter éventuellement un changement de perspectives, d’attitudes et même de pratiques : “Il y a ici un certain espoir d’ordre pédagogique qui suscite la réflexion critique pouvant démasquer des mécanismes de reproduction sociale, par exemple, dans une institution connue de tous et qui tend à être naturalisée : l’école !” (Lima E1). En d’autres termes, le savoir sociologique est vu comme un recours pour penser et agir dans la pratique professionnelle ; ce qui est aussi le cas dans la recherche de Baluteau (2002). Cet enseignement doit donc éviter toute perspective déterministe sur l’école qui empêche d’identifier de possibles interventions des enseignants et des professionnels, notamment sur l’atténuation des inégalités sociales (Trottier & Lessard 2002). Ce type de préoccupations implique que des recherches qualitatives et des analyses centrées sur la relation pédagogique et les dynamiques internes des écoles et des salles de classe deviennent plus importantes (Lauder, Brown & Halsey 2011, Baluteau 2002).

13Cependant, “la formation de sociologues n’a pas le même sens selon qu’elle vise une culture académique de base ou la maîtrise d’un métier” (Perrenoud 2002, 89). Or, dans des formations multidisciplinaires et professionnelles, particulièrement dans les formations de professeurs, la place de l’enseignement de la sociologie de l’éducation a été l’objet de modifications significatives dans les dernières décennies. Au Québec, Trottier et Lessard (2002) mettent en évidence les réformes des formations de professeurs, à partir des années 1990. Elles sont fortement influencées par les employeurs qui font pression sur la définition et l’organisation des contenus, provoquant ainsi une certaine marginalisation de la sociologie de l’éducation et l’augmentation croissante de la pratique au détriment de la théorie. Dans le monde anglophone, Lauder, Brown & Halsey (2011) soulignent l’apparition, à la fin du XXe siècle, de perspectives gestionnaires soucieuses d’efficacité qui coïncident avec la décroissance de la place de la sociologie de l’éducation dans la formation académique. Ces dynamiques présentent des ressemblances avec deux tendances qui, selon les interrogés, s’observent au Portugal au début du XXIe siècle.

14D’une part, presque tous les interrogés mentionnent le recul du nombre de candidats aux formations de professeurs et évoquent l’éventuelle disparition de la sociologie de l’éducation. “J’ai seulement le sentiment que nous devons lutter pour ne pas la laisser disparaître !” (Gomes E6). En parallèle, un possible élargissement de la place de la sociologie de l’éducation est envisagé dans d’autres formations supérieures ou professionnelles : “recomposition de la matrice initiale de la formation de professeurs, spécialement dans les instituts universitaires de formation de maîtres qui, sans négliger le projet éducatif d’origine, se dirigent vers d’autres types de formation dans la sphère sociale, culturelle et communautaire (service social, éducation sociale, animation socioculturelle, etc.)” (Dionísio E3). Dans ces espaces institutionnels, cet enseignement fait face à des défis en rapport avec son articulation avec d’autres domaines de spécialisation de la sociologie et au-delà d’autres disciplines. L’idée qu’il est important de “ne pas regarder la sociologie de l’éducation comme un domaine disciplinaire fermé sur lui-même (malgré son autonomie relative)” (Resende E10) et qu’il faut “établir un dialogue permanent, soit avec une matrice sociologique plus vaste, soit avec les autres sciences sociales” (Vieira E7) assume, dans ce cas, une pertinence accrue qui demande davantage de pluralité et de profondeur des thématiques et des approches théorico-conceptuelles dans son enseignement.

15D’autre part, en lien avec la mise en place du Processus de Bologne et les nouvelles normes juridiques nationales de l’habilitation au professorat (cf. figure 1), la formation de professeurs est marquée par une “tendance à une ‘psychologisation et didactisation’ croissantes […], ces disciplines occupant toujours plus d’espace” (Afonso E8). Parallèlement, des indices montrant que la sociologie de l’éducation est encore un domaine de spécialisation dans les formations en sociologie “grâce à une certaine demande” (Seabra E9), ayant ainsi une “importance considérable dans […] de la formation avancée (masters, doctorats ou projets de post-doctorat)” (Vieira E7). La baisse de la demande de formations de professeurs coexiste avec le maintien, voire la légère augmentation, des étudiants qui recherchent des formations en sociologie où la sociologie de l’éducation est un domaine de spécialisation.

16Compte tenu des espaces institutionnels devenus prédominants pour l’enseignement de la sociologie de l’éducation, il n’est pas étonnant que l’idée que l’école est centrale dans la circulation des savoirs traverse les entretiens. Les mots de Caria (E4) sont révélateurs : “l’école et la scolarité sont le centre de toute la recherche et réflexion éducatives de nature sociologique” comme ceux de Grácio (E2) “la sociologie de l’éducation associée à la formation de professeurs a probablement fini par diriger essentiellement la recherche vers les thématiques des inégalités sociales face à l’éducation, de la multiculturalité et de l’interculturalité, des professeurs en tant que groupe professionnel, mais surtout peut-être vers leurs pratiques et leurs attitudes éducatives”.

17Cette centralité (voire hégémonie comme la qualifient les interrogés) de l’école signifie l’absence de thématiques relatives à des formes, des processus et des situations non scolaires. “Intersections entre l’école, d’autres institutions éducatives […] et des thématiques d’éducation non formelle” (Silva E5), “le non-scolaire est un monde à découvrir !” (Gomes E6), “déscolarisation de la sociologie de l’éducation” (Seabra E9) ou “considérer un mode de qualification des personnes à partir de l’école et du développement de la scolarisation, mais en considérant aussi l’intersection de ces catégories dans d’autres espaces au-delà de la scolarisation” (Resende E10) autant d’expressions qui, dans la perspective singulière de chaque interrogé, mettent en évidence les environnements et les processus éducatifs scolaires et non scolaires de l’enseignement de la sociologie de l’éducation. Lima (E1) note d’ailleurs qu’aujourd’hui l’enseignement de “la sociologie de l’éducation se dédouble en ‘sociologie de l’éducation et politiques éducatives’, en ‘sociologie de l’éducation non scolaire’ et en ‘sociologie de l’éducation et de la formation’”.

18La pluralité de thématiques présente dans l’enseignement de la sociologie de l’éducation est étroitement liée à l’augmentation du nombre de recherches sociologiques et à l’élargissement d’objets d’étude au-delà de l’institution scolaire. Certains interrogés soulignent pourtant que cette profusion vient aussi “des préoccupations éducatives contemporaines qui traversent la vie de nos étudiant(e)s” (Silva E5), c’est-à-dire celles qui “entrent, d’un côté, par sophistication théorique, académique, conceptuelle […], mais aussi qui entrent par un agenda politique, social, culturel, etc., par une société qui se complexifie énormément” (Lima E1). En ce sens, la pluralité des espaces institutionnels et des publics étudiants de la sociologie de l’éducation contribue à la reconfiguration des savoirs sociologiques, en même temps que ces savoirs sont, par l’enseignement, disséminés dans la société.

La recherche en sociologie de l’éducation

19L’évolution de la recherche au Portugal présente des convergences avec les tendances internationales. Les objets, les approches théoriques et méthodologiques privilégiés lors des quatre dernières décennies (Stoer 1990, 1992, Stoer & Afonso 1999, Afonso 2001, 2005, 2009, Abrantes 2004, 2010, Torres & Palhares 2010, 2014) sont fortement articulés avec les éléments politiques, scientifiques, institutionnels et économiques qui ont marqué les diverses conjonctures sociohistoriques, internationales et nationales. Dans une brève rétrospective, inspirée par les interrogés, la relation étroite entre l’agenda de recherche, l’agenda politique et les priorités de financement, apparaît centrale. Cette tendance est aussi affirmée en France (van Zanten 2000, Chapoulie 2012) et dans le monde anglo-saxon (Lauder, Brown & Halsey 2011, Apple, Ball & Gandin 2013, Brooks, McCormack & Bhopal 2013). Une deuxième convergence concerne la diversification progressive des échelles d’analyse qui se déplacent du macro vers le méso et le micro et qui, lors de la dernière décennie, multiplient les approximations multiéchelles, soutenues par diverses méthodologies (Forquin 1995). Il s’agit donc d’un processus ininterrompu de diversification des objets d’étude et de leur inscription dans des analyses comparées, avec des échos différents dans plusieurs pays. Enfin, la rénovation des méthodologies de recherche, maintenant moins dominées par des impérialismes et dichotomies méthodologiques (quantitatif versus qualitatif) et plus ouvertes aux approches multiréférencées, s’affirme (van Zanten 2000, Lawn & Furlong 2011, Chapoulie 2012).

20Comparée au panorama international, l’expansion de la sociologie de l’éducation au Portugal est tardive, stimulée par la révolution démocratique du 25 avril 1974. L’intérêt pour l’approche sociologique date pourtant du début du XXe siècle. La proclamation de la Ire République (1910-1926) marque une période de plus grande ouverture politique et de liberté d’expression. Les propositions de Durkheim, énoncées dans les deux premiers manuels de sociologie publiés au Portugal en 1903 et 1908, ont eu une influence incontestable sur la pensée de pédagogues portugais (Silva 2004). De même, elles inspirent la construction d’une pédagogie sociologique pour la formation des enseignants, pilier des réformes républicaines des Écoles Normales. Pendant l’Estado Novo (1926-1974), cette valorisation de la connaissance sociologique a été interrompue pour renaître dans les années 1970 avec l’instauration de la démocratie.

21Comme en France et dans les pays anglo-saxons, dans une première phase d’urgence, l’intérêt est évident envers les approches macro-structurelles des dynamiques de fonctionnement du système éducatif (années 1970) puis plus nettement sur les politiques éducatives (années 1980). La révolution démocratique stimule la sociologie au Portugal et favorise son expansion : la création des Universités Nouvelles et des Instituts Universitaires de Formation de Maîtres et celle du modèle intégré de formation des enseignants envisageaient sous diverses appellations d’aborder la sociologie de l’éducation dans leurs contenus. Sur le plan politico-administratif, l’instauration de la “gestion démocratique” dans les écoles et la Réforme Globale du Système Éducatif par la Loi Fondamentale du Système Éducatif (Loi 46/86) ont été des moments essentiels de définition des priorités de recherche. Les premiers travaux sociologiques produits durant cette période se penchent ainsi sur des préoccupations dominantes de la formation de professeurs, tels le syndicalisme et le métier de l’enseignant, l’interaction dans les situations pédagogiques, le succès et l’échec, les curricula scolaires, l’école de masse. Dès les années 1980, l’intérêt se tourne vers le rôle de l’État et des politiques éducatives, les bases sont lancées d’une approche centrée sur la “sociologie des politiques éducatives” (Afonso 2009, 67) qui, dans les décennies suivantes, s’est consolidée en s’élargissant à l’international.

22À partir des années 1990, le développement de la sociologie de l’éducation, stimulée initialement par l’expansion de la formation des enseignants lors de la période postrévolutionnaire, suit deux voies disciplinaires qui se rapprochent ou s’écartent selon qu’elles s’inscrivent en sociologie ou en sciences de l’éducation (Abrantes 2004). La création de formations de 1er cycle en interface avec la sociologie (Éducation, Animation culturelle…) et la multiplication de l’offre en 2e et 3e cycles lors d’une période d’expansion de l’enseignement supérieur ont conduit, comme le diagnostique van Zanten (2000) en France, à une ouverture vers d’autres objets de recherche : rendre compte des nouveaux défis posés par les profils de formation ou accompagner les influences déjà visibles des agendas politiques internationaux. Cette évolution mobilise de multiples contributions disciplinaires impliquées dans ce champ, les unes rattachées à la sociologie, d’autres marquées par les approches des sciences de l’éducation. Si l’échelle d’observation se déplace vers le méga, l’analyse des politiques éducatives de grande portée, les thèmes de la globalisation, mondialisation, européisation et le rôle des organisations internationales, simultanément l’intérêt pour les approches macro et méso s’intensifie, même si celles-ci traitent plutôt d’évaluation et de l’enseignement supérieur.

23À la fin du siècle, la diversification thématique est significative, encouragée à la fois par l’augmentation des recherches et des publications produites dans le cadre académique et par l’extension des objets d’étude au monde extérieur à l’école. L’accroissement des politiques d’éducation pour adultes, la scolarité obligatoire portée à 12 ans, la mise en place de l’école à temps plein, le pari des Territoires Éducatifs d’Intervention Prioritaire (TEIP équivalent de la ZEP en France) et le transfert de compétences vers le pouvoir local sont quelques-unes des mesures qui ont eu un impact sur la recherche. Si ces programmes ont stimulé l’augmentation des recherches, sur commande ou par des financements publics et/ou privés (nationaux et internationaux), ils ont contribué à l’élargissement des perspectives et à la visibilité sociale de ce domaine. Pendant cette période s’accentue une recherche sociologique associée aux demandes de cabinets et services du ministère de l’Éducation et résultant de candidatures collectives à des appels d’offres de la Fondation pour la Science et la Technologie (Fundação para a Ciência e Tecnologia, FCT), de la Fondation Calouste Gulbenkian (Fundação Calouste Gulbenkian, FCG) et de la Commission européenne (CE). Alors qu’intervient une baisse du nombre des étudiants dans les formations d’enseignants (Vieira E7) et que la composante sociologique diminue dans leurs contenus (Lima E1, Afonso E8), les approches sociologiques de l’éducation prennent une autre dimension dans la formation avancée “où se déplace la ’spécialisation disciplinaire’ (dans des thèses de master, de doctorat ou dans des projets de postdoctorat), soit du développement de la recherche scientifique (en volume de projets soumis à un financement national ou international, en nombre de publications et communications dans des événements scientifiques), soit encore de la réalisation de recherches sur demande” (Vieira E7). Cette importante évolution a diversifié les échelles d’analyse, désormais plus centrées sur le méga-macro, pour la régulation des politiques publiques (supra)nationales et les analyses comparées, et sur les plans méso-micro pour l’étude des dynamiques d’organisation de l’école (autonomie, réseaux scolaires, culture scolaire, leadership, succès et abandon) et d’autres lieux et agents éducatifs (universités du troisième âge, entreprises, associations, centres de soutien scolaire).

24L’analyse de l’évolution de la sociologie de l’éducation au Portugal souligne sa “double condition périphérique et d’avant-garde” (Vieira E7) qui touche l’amplitude et la pluralité des approches. Les synergies internationales offertes très tôt par le contact avec des travaux et des auteurs de diverses latitudes ont vite généré une ouverture théorique et méthodologique du champ. Pourtant, le constat de quelques routines et manques d’inventivité fait plutôt consensus parmi les chercheurs interrogés. Deux points sont à retenir. Les inégalités sociales d’abord se sont maintenues comme un objet de recherche dominant, marque distinctive du champ, malgré des variantes théoriques et méthodologiques, elles-mêmes conditionnées par l’agenda politique –étude de l’égalité, de l’exclusion et de la démocratie, puis, plus récemment, le genre, l’équité, la multiculturalité, la justice. Ensuite, la forte primauté d’une sociologie de l’école (Silva E5) et des processus d’éducation formelle (Afonso E8) a perduré ainsi que des méthodologies qualitatives.

25Ce retour sur le temps permet d’imaginer sociologiquement de nouveaux horizons et des alternatives à la sociologie de l’éducation dans quatre registres principaux : épistémologique, théorique, méthodologique et politico-institutionnel.

26Alors que la sociologie de l’éducation a conquis sa solidité théorique comme sous-discipline scientifique, la pratique effective de l’interdisciplinarité est vue par la plupart des interrogés comme le principal horizon, une forme de résistance à la propension à la “fermeture dans des filiations rigides”, régies par la même “mesure analytique” (Dionísio E3). Considéré comme un obstacle épistémologique central, cet “enkystement asphyxiant dans une spécialisation donnée comporte le risque que des automatismes théoriques et analytiques s’installent” (Vieira E7), avec des effets néfastes sur le processus de construction de la connaissance. Lawn et Furlong (2011, 5), se référant au Royaume-Uni, se lamentent des difficultés à travailler en interdisciplinarité en éducation, vu que “la masse critique semble remplacée par des microcommunautés”. Le dialogue entre disciplines favorise de nouveaux regards sur les problèmes, les dynamiques et les défis éducatifs des sociétés contemporaines que prônent Lauder, Brown et Halsey (2011, 26) : “les sociologues de l’éducation peuvent être une voix perturbatrice, mais nécessaire, dans le débat démocratique en période de crise économique et sociale”.

27L’ouverture à d’autres matrices disciplinaires peut réactualiser des objets de la sociologie de l’éducation, élargir les horizons théoriques et méthodologiques et faire apparaître d’“autres processus, environnements, temps et espaces où surviennent des formes d’éducation et de formation susceptibles de devenir des objets d’étude sociologique” (Afonso E8). Derouet (2005, 37) alerte déjà : “dans les situations de blocage, la sociologie ne doit pas regarder seulement ce qui se donne à voir comme important, mais aussi ce qui se développe sur les marges”. Afonso et Caria soulignent aussi l’utilité d’envisager le non-scolaire au-delà de l’école, par une “analyse situationnelle et contextuelle” (Caria E4). De même, Seabra (E9) souligne les défis résultant de la croissante déscolarisation de la sociologie de l’éducation : l’étude des “processus éducatifs au sein de la famille, des apprentissages offerts par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ou par l’art, de l’éducation en situation de travail, dans les temps libres et ludiques”, thèmes également évoqués aussi par Dionísio (E3), quand il relève la nécessité de croiser les phénomènes éducatifs avec les sphères de la famille, du travail et des cycles de vie. Par ailleurs, la constitution de réseaux scolaires et l’intervention croissante des mairies complexifient la politique de l’école, son organisation et leur compréhension sociologique en les insérant dans des dynamiques territoriales diverses qui réclament un regard décalé, hors des canons conventionnels.

28Du point de vue méthodologique, l’élargissement des objets de recherche exige de mobiliser diverses échelles d’analyse qui, à leur tour, réclament des “dispositifs méthodologiques plus créatifs” (Dionísio E3, Vieira E7), qui rendent compte de la pluralité et de la complexité des processus éducatifs à l’école et au-delà. Le recours à des outils qualitatifs susceptibles de capter en profondeur l’action et la construction quotidienne de l’ordre scolaire (Resende E10), l’exploitation de nouvelles articulations entre échelles d’observation sont une stratégie heuristiquement pertinente. L’approfondissement des méso-approches centrées sur l’établissement scolaire (Derouet 1987) peut ainsi ouvrir de nouvelles portes en imposant un regard partant de l’intérieur (organisation, environnement) tout en étant capable de chercher des articulations entre les dimensions macro-systémiques et les micro-unités d’analyse. Barrault-Stella et Goastellec (2015, 10) proposent justement de développer une “sociologie politique de l’éducation” capable “[…] d’articuler des analyses menées à des échelles variées –de l’international au local et à l’institution– par des études de l’émergence de processus nouveaux de fabrication politique et de leurs effets à chacune des échelles concernées, de la plus vaste à la plus petite”. La complexité même de la vie scolaire (nouveaux publics, structure d’organisation, temps et intensité de permanence) demande une vision allant au-delà de l’“angle instrumental d’acquisition de connaissances pour la préparation d’un futur professionnel ou civique” (Resende E10) et de la simple application d’instruments standardisés.

29Du point de vue politico-institutionnel, les défis sont de deux ordres : d’une part, la créativité théorique et méthodologique issue des regards interdisciplinaires réclame une culture institutionnelle et académique fondée sur la “liberté scientifique, ouverte à la découverte, soumise à la critique des pairs, mais déconnectée des fidélités paradigmatiques imposées” (Vieira E7). D’autre part, dans une conjoncture globale marquée par la mercantilisation de la science et de la technique et la subordination à des “critères d’utilité mercantile ou à des logiques de rentabilité pragmatique”, la communauté scientifique doit investir dans la modification des “conceptions dominantes d’utilité et d’importance” (Afonso E8), comme dans la définition claire de “limites de raisonnabilité scientifique” (Vieira E7) pour l’acceptation et le développement de recherches. La pression pour être productifs et répondre aux priorités des agences de financement (FCT, FCG et CE) incite à “discipliner les disciplines” (Apple, Ball & Gandin 2013, 21) autant qu’elle risque de bloquer le développement de recherches qualitatives à caractère ethnographique, souvent incompatibles avec la dimension temporelle exigée (Caria E4, Gomes E6).

Horizons d’intervention des sociologues de l’éducation

30Cartographier des horizons possibles est toujours une tâche délicate et un peu risquée d’autant que la notion même d’intervention est controversée et traversée par des sens divers et contradictoires. Le débat sur l’art du métier et sur la posture (in)acceptable du sociologue dans les arènes scientifique et publique est souvent enflammé et épidermique, fait couler beaucoup d’encre, parfois de façon irréfléchie. Sans être ici ni prophète ni pyromane, ce débat rend inévitable d’entrer dans trois mondes pour explorer quelques problèmes et défis de l’intervention. Le premier est celui de la tension sur les façons de faire la sociologie de l’éducation. Débat interne, il touche les conditions (sociales, politiques) de l’appropriation (plus ou moins critique) de la connaissance sociologique et de sa reconnaissance publique. Le deuxième concerne les singularités du métier et les limites de l’intervention, dans les conditions plus ou moins difficiles d’insertion et d’exercice professionnel. Le troisième, corollaire des deux autres, renvoie aux métamorphoses du monde éducatif et aux modalités d’engagement du sociologue.

31De façon quasi émotionnelle, Lahire (2016) a écrit un manifeste où, en soulignant l’extrême fragilité des sciences sociales, il somme les sociologues de les défendre jusqu’à l’impossible, autant par intérêt corporatif qu’impératif démocratique. Son obsession n’est pas nouvelle, à la mort de Bourdieu, il avait réuni un ensemble de contributions de sociologues pour réfléchir à l’utilité de la sociologie (Lahire 2002). En 2011, Dubet s’est lancé aussi dans une entreprise semblable, autour de la question : “À quoi sert (véritablement) un sociologue ?”.

32Le débat est sensible. Il touche autant les ennemis de l’intérieur que de l’extérieur, il révèle des fractures et des polarisations (parfois, plus imaginaires qu’effectives) entre une sociologie sociale et une sociologie expérimentale (Lahire 2002) et génère des querelles sur la posture acceptable –neutre ou militante– du sociologue s’impliquant dans les causes éducatives. Bronner et Géhin (2017) soulignent le danger pour la sociologie de se décrédibiliser quand elle devient “sport de combat” (allusion au documentaire de Pierre Carles sur Pierre Bourdieu) et s’éloigne de la “cité des sciences” pour aller vers la dérive intellectuelle et le militantisme politique. Plusieurs sociologues se sentent acculés par la déqualification de la connaissance sociologique dans certaines sphères de l’espace public, politique et médiatique, qui l’accusent de promouvoir une “culture de l’excuse” (Lahire 2016), critique également adressée au champ de la sociologie par ceux qui la jugent dangereuse quand, idéologiquement engagée, elle déresponsabilise la société (Bronner & Géhin 2017).

33La sociologie de l’éducation portugaise n’échappe pas à ce débat qui fut bien vivant lors de la consolidation de la discipline dans les années 1980-1990 autour de controverses, frictions, approximations et distanciation entre sociologie et sciences de l’éducation (Abrantes 2004). S’interroger sur “Comment intervenir et de quel côté est le sociologue de l’éducation ?” mène à un territoire très instable. Pour certains des interrogés, “une sociologie neutre, dépolitisée, sans compromis est une impossibilité” (Lima E1) fait partie de son “code génétique, de son ADN, le fait d’être une sociologie politique de l’éducation” (Gomes E6), car “sans une sociologie publique (traditionnelle) on perd une bonne partie de son utilité et de son importance” (Afonso E8). La “croyance en une supposée neutralité scientifique” ne peut pas faire oublier aux sociologues qu’ils doivent “répondre à la question d’Howard Becker –de quel côté sommes-nous ?” (Afonso E8). D’autres interrogés situent le compromis du sociologue dans la “production et la diffusion de connaissances scientifiques qui contribuent à l’action (politique) informée” (Vieira E7) et face à l’impératif éthique et moral de “rendre explicite le type d’implication politique et militante des sociologues devant le type d’analyse qui est train d’être réalisée” (Resende E10). Enfin, certains, comme Grácio (E2), défendent qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les postures neutre et engagée : “L’une des caractéristiques de la pratique scientifique est la neutralité axiologique. Ce précepte –et d’autres– étant plus d’une fois observé, les sociologues doivent être disponibles pour que les résultats et même l’orientation de cette pratique puissent servir à la communauté”.

34Au tournant du XXIe siècle, un discours critique portant sur une certaine connaissance produite par les sciences de l’éducation devient public. Les sociologues de l’éducation, ou une partie d’entre eux, sont aussi visés et atteints par les critiques que résume l’expression “eduquês”, attribuée au ministre de l’éducation, Marçal Grilo (1995-1999). Elle recouvre “L’idée que l’éducation renvoie à des enfants qui sautent et des chevaux qui courent, que tout est très joli, très facile, ce n’est pas vrai. L’éducation, et l’apprentissage surtout, c’est de l’effort, c’est du travail, c’est souvent du sacrifice” (Marçal Grilo in Neto 2009). Crato (2006), universitaire mathématicien devenu ministre de 2011 à 2015, cisela ainsi son programme de politique éducative sur sa critique, car “une fois inventé, l’‘eduquês’ a fait en quelque sorte carrière et a principalement servi à fustiger politiquement le débat public sur l’éducation, presque toujours sur la base de la polysémie et de l’imprécision, comme d’ailleurs il convient à cette utilisation” Grácio (E2).

35La critique de l’eduquês fait écho au plaidoyer de Lahire (2016) contre l’idée d’une supposée culture de l’excuse. L’introduction de Crato (2006) illustre le but et les cibles de la critique : “[Ce livre] montre le vide des concepts qui ont dominé la pseudo-pédagogie du laxisme et de l’irresponsabilité. Il explique l’idéologie faible qui est derrière le langage mou et verbeux qu’on a appelé ‘eduquês’ […]. Les bons professeurs savent depuis longtemps ce que les théoriciens de la pédagogie romantique veulent qu’ils oublient.” Sous ce chapeau moqueur, la critique a porté. Le philosophe Murcho, enthousiaste à la lecture de Crato (2006), écrivait sur son blog, le 12 juin 2007, que l’eduquês “se rapporte à un langage recherché, confus, obscur […] utilisé pour affirmer des trivialités ou faussetés idiotes […] des milliers de pages de mémoires de master et de thèses de doctorat vides de densité théorique, mais pleines de langage absurde, c’est jeter de l’argent public par les fenêtres”. Même si, selon Grácio (E2), on peut considérer comme “insensée l’idée qu’un domaine scientifique, sociologie de l’éducation ou sciences de l’éducation, ou encore un autre, soit responsable en bloc de tous les maux de l’éducation”.

Conclusion

36De nombreux indices concordent pour donner crédit à l’idée que la sociologie est de nos jours vulnérable : exposition aux critiques niant l’utilité de la connaissance qu’elle produit, dénonciation de la supposée perversité de ses effets sociaux ou évidente érosion de sa reconnaissance par la diminution du financement public et le manque d’intérêt des objets sociologiques pour les financeurs, absence de sociologues dans certaines instances –conseil scientifique pour les sciences sociales et humaines de la FCT, agence d’État du financement scientifique– ou réduction de la sociologie de l’éducation dans les programmes des formations d’enseignants toujours plus centrés sur la didactique. Cette tendance, avec des variantes, n’est pas une spécificité portugaise, mais dépasse les frontières et même l’Atlantique. Au Brésil par exemple les sciences sociales et humaines traversent de graves difficultés, dans un climat politique très défavorable. La (ré)affirmation de sa crédibilité passe, pour certains, par le maintien de la sociologie dans la cité des sciences, avec les ressources scientifiques dont elle dispose, en évitant des dérives comme celles que Heinich (2009) caricature dans son “bêtisier du sociologue”. Pour d’autres, cependant, cette posture neutre et protégée dans le “château de la science” est insuffisante et elle doit s’engager dans la “lutte pour ne pas se laisser disparaître” (Gomes E6).

37Aujourd’hui, les sociologues de l’éducation sont dans les écoles, les universités, les quartiers, les associations, les mairies, les dispositifs d’intervention et de gouvernance locale, régionale, nationale et transnationale. Comme le dit Abrantes (2017) “non seulement nous avons eu trois sociologues comme ministres de l’Éducation, mais aussi de nombreux sociologues ont été impliqués, à différents niveaux, dans des programmes éducatifs très importants dans les dernières décennies au Portugal”. Si les sociologues de l’éducation sont actifs dans des organismes et initiatives d’État, il faut aussi souligner que celui-ci joue encore un rôle prépondérant dans la structuration du champ scientifique comme employeur de professeurs des différents degrés d’enseignement, comme responsable de la plupart des institutions d’enseignement supérieur, des programmes de formation de professeurs et comme bailleur de fonds essentiel aux projets et activités de recherche.

38À l’heure actuelle, même si les problèmes éducatifs paraissent souffrir d’une “économétrie au sommet et d’une psychologisation à la base” (Abrantes 2017, 2), “une étude plus précise de l’activité des sociologues à l’école… aiderait à cartographier des possibilités d’intervention non explorées ou insuffisamment explorées” (Grácio E2). Si les “principaux concurrents des sociologues dans l’espace scolaire sont les psychologues et assistants sociaux” (Grácio E2), l’apport singulier du métier n’est couvert par ces autres professionnels du social pour répondre aux défis suscités par les changements, plus ou moins récents, du monde éducatif : orientation scolaire et professionnelle (monopolisée par les psychologues), réorganisation du réseau scolaire en grands groupes d’écoles, médiation (Resende E10) dans des zones d’éducation très vulnérables comme les TEIP, imbrications avec le monde urbain, de l’enfance, de la jeunesse, de la famille.

39À côté des inégalités, la question de l’intégration reste aussi au centre des préoccupations de la sociologie de l’éducation portugaise, même si la façon de la concevoir s’est transformée ouvrant vers d’autres horizons d’action. Si le Portugal est moins touché que d’autres pays européens par l’afflux de migrants, les études sur les désavantages liés à l’ethnie, aux conditions socioculturelles et à l’inclusion fleurissent, surtout pour des étudiants descendants d’immigrants originaires de pays africains de langue portugaise (Seabra 2010) ou des personnes d’origine tsigane (Magano & Mendes 2016). Simultanément, les coexistences difficiles en milieu scolaire et les liens entre ses différents acteurs ont généré de nouvelles perspectives sur la socialisation politique à l’école : observation des ambivalences et des limites de l’éducation citoyenne active et responsable (Resende 2010) ou examen de l’expérience des sociabilités étudiantes et juvéniles et de leurs apports à la réflexion, pas sur l’intégration au sens classique du terme, mais les possibilités plurielles de fabrication du commun (Resende & Gouveia 2013).

40De quoi dispose le sociologue face aux métamorphoses du monde éducatif et à la nécessité de “repenser la justice éducative” (Derouet 2005, 36), quand l’idéal d’égalité paraît s’éroder dans la préférence pour les inégalités (Dubet 2014) ? Si la sociologie par grands indicateurs permet la réalisation d’études comparatives et la compréhension d’un marché global où l’éducation est définie comme un bien monnayable (Sebastião 2017), elle a aussi besoin pour intervenir et pour renouveler ses analyses de retourner dans les écoles pour aborder les liens entre les processus éducatifs et les processus sociaux plus amples (Sebastião 2017).

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Mise en ligne 25/09/2018

https://doi.org/10.3917/es.040.0185

Notes

  • [1]
    Les auteurs, coordinateurs de la Section de Sociologie de l’Éducation, remercient Christina Dechamps pour la traduction et l’Association Portugaise de Sociologie pour son soutien financier à la traduction. Bruno Dionísio remercie aussi la Fondation pour la Science et la Technologie du Portugal, en tant que boursier postdoctoral.
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