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Article de revue

Sociohistoire des discours institutionnels sur l’éducation au Québec : une entrée à double voie dans la modernité

Pages 71 à 86

1L’étude des discours institutionnels portant sur l’éducation permet d’identifier les déplacements dans les conceptions de la juste et bonne éducation. Au Québec, ces discours montrent que les années 1990 s’ouvrent sur des préoccupations éducatives plus instrumentales et cognitives radicalement opposées à celles des années 1970, esthétiques et existentielles, lesquelles se démarquaient déjà de celles des années 1960, axées sur la modernisation des structures sociales, culturelles et pédagogiques, et celles-ci encore des préoccupations religieuses des années 1930.

2Malgré sa fonction de stabilisation ou de confirmation d’une réalité sociale (Boltanski 2009), le discours institutionnel contient des finalités en tension qui changent avec les transformations sociales. La distance historique permet de saisir le sens et le mouvement. Ainsi, le discours du ministère de l’Éducation du Québec, en s’inscrivant dans des conjonctures sociohistoriques différentes, produit-il tour à tour une confirmation puis une critique de la réalité (Boltanski 2009), donnant parfois l’impression de se contredire lui-même d’un discours à un autre.

3L’attention se porte ici sur les contenus axiologiques de ces discours institutionnels et, plus particulièrement, les priorités éducatives qui sont continuellement remises sur la table et redéfinies de réforme en réforme, parfois dans un temps extrêmement court. En 1970, le Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ) prend ainsi le contrepied de la réforme de 1964, centrée sur la modernisation des structures éducatives, mais également sociales et économiques, en publiant un rapport aux allures de manifeste pédagogique. Celui-ci, valorisant fortement le développement de la personne, a marqué la pensée pédagogique au Québec jusqu’à aujourd’hui. Non seulement les idées de la réforme des années 1960 et celles du rapport du CSÉ sont toujours présentes, en substance du moins, dans les discours institutionnels québécois sur l’éducation, mais elles recouvrent certaines perspectives occidentales de la modernité identifiées par Habermas (1988) depuis deux cents ans. De sorte que les discours pédagogiques renvoient à des mouvements de civilisation et ceux-ci, inversement, structurent les visions de l’éducation à toute époque, ce qui n’interdit aucunement de les considérer dans une perspective pluraliste.

Problématique

4Dire que nous vivons dans des sociétés plurielles ne suffit pas à expliquer la nature et la vitesse des changements en éducation qui ne sont ni aléatoires ni le fruit des seules luttes que se livrent les acteurs afin que l’éducation réponde à leurs intérêts personnels ou de classe. Certes, des analyses auraient pu porter sur les acteurs qui luttent à l’intérieur du ministère de l’Éducation du Québec (MÉQ), de ses organismes consultatifs, de l’État, des gouvernements, des institutions extérieures et des groupes de pression de la société afin de voir comment se transforment les discours ministériels. Cependant, la culture pédagogique au Québec se caractérise par un noyau dur qui se maintient depuis au moins le début des années 1970, surtout dans les représentations et les pratiques enseignantes distinguées, ici, des discours institutionnels et ministériels. Les discours institutionnels font toujours écho, de près ou de loin, à cette culture pédagogique, malgré ses changements d’orientation au fil des décennies, la succession des partis politiques au pouvoir, la composition des gouvernements et les effets des politiques partisanes. Ce noyau dur se maintient, soit en tant que valeurs affirmées par le MÉQ, soit comme contre-discours ou critique des politiques officielles du MÉQ, mais il fait l’objet de continuelles tensions. Le système éducatif québécois est ainsi moins défini par une polarisation sociopolitique droite/gauche, comme ailleurs, que par une opposition pédagogique. Cependant, si celle-ci recouvre des tensions sociopolitiques, elles sont incorporées ou diluées dans des propos pédagogiques. Par exemple, le système éducatif québécois est défini par la confrontation entre secteurs privé et public, entre un enseignement pour l’élite et un enseignement pour les élèves des classes ordinaires, y compris au sein des écoles publiques. Pourtant les questions d’ordre pédagogique, sinon psychopédagogique, entre une pédagogie dite traditionnelle et une pédagogie active, entre l’idée d’une école milieu de contrainte et l’école milieu vivant et condition de liberté de l’enfant, constituent les véritables enjeux du système éducatif québécois, plus que la question de l’égalité ou de la justice si centrale en France. Ce qui ne signifie aucunement qu’il n’y ait pas d’inégalités devant l’éducation au Québec, elles n’ont sans doute jamais été aussi criantes depuis plus de soixante ans et des voix institutionnelles se font entendre depuis peu pour le dénoncer (CSÉ 2016). Le monde de l’éducation québécois reste néanmoins préoccupé de pédagogie, d’innovation, de créativité, d’entrepreneuriat, de compétences, de dynamisme institutionnel, d’apprentissage par projets, d’intégration des TIC en classe, de programmation informatique dès le primaire, de création d’une élite scolaire, tout cela, paradoxalement, au nom d’une éducation centrée sur l’élève et ses besoins.

5Il existe donc, au Québec, au moins depuis les années 1960, une dichotomie culturelle, objet de ce propos, entre deux orientations de l’éducation l’une vers la connaissance du monde et l’autre vers l’intériorité de l’élève, entre deux appartenances, celle du registre de l’action et celle du registre de l’amour (Boltanski 1990), entre une éducation objective et une éducation subjective. À un moment, la connaissance du monde et l’efficacité en éducation ont plus d’importance que la connaissance de soi par l’élève ou que la chaleur des rapports entre les membres d’une même classe (pour l’analyse des modèles culturels structurant l’éducation contemporaine, Derouet 1992). À un autre, c’est plutôt l’inverse. Mais les éléments de la dichotomie alternent entre la confirmation et la critique (Boltanski 2009) et demeurent présents sous des rapports toujours en tension.

6Les discours institutionnels s’inscrivent donc dans des modèles culturels généraux suivant la marche de la modernité. Une éducation privilégiant le développement des forces productives par la connaissance, la transformation prométhéenne du monde par la science et la technologie, voire conduisant à la colonisation du monde social vécu (Habermas 1973), et une éducation procédant d’une préoccupation pour le bien-être, l’authenticité et l’individualité de l’enfant, représentent toutes deux des modèles culturels caractérisant la modernité. L’identification de ces modèles culturels généraux est visée ici par l’analyse des discours ministériels et institutionnels des années 1930 aux années 2000 au Québec.

Cadre théorique : le discours philosophique de la modernité et son pendant pédagogique

7Les discours ministériels et des organismes consultatifs analysés contiennent une définition de la réalité, une orientation à donner à l’éducation dont la légitimation repose sur des besoins éducatifs jugés nécessaires qui changent au gré des transformations sociales et culturelles. Ces discours, bien que pédagogiques, peuvent contenir de véritables projets de société. Le rapport Parent (Gouvernement du Québec 1964), en préconisant l’édification d’un système éducatif démocratique et moderne, invite ainsi le Québec des années 1960 à entrer dans la modernité. Cette idée est centrale ici. Il n’y a pas un discours institutionnel, une politique d’éducation, une réforme, un programme d’enseignement, une pratique pédagogique qui ne renvoient à une “problématique de la modernité” ainsi qu’aux modèles de société et aux enjeux culturels qui y sont reliés.

8La modernité suppose l’édification, contre la tradition (ou, en France, l’Ancien Régime), d’un monde neuf par la rationalité et la critique. La modernité en tant que nouveau départ pour l’humanité s’incarne dans des modèles sociaux et culturels qu’Habermas ramène à trois principales perspectives post-hégéliennes : le courant libéral conservateur, le courant critique révolutionnaire et le courant postmoderne qui constituent soit des modèles de société fondés sur la politique, l’économie et le droit, soit des modèles culturels qui consistent en une critique de la rationalité en tant qu’assise des deux modèles précédents. Ces deux premières perspectives, tout en se critiquant l’une l’autre, se présentent comme l’incarnation de la grandeur de la modernité. La troisième, procédant à une critique virulente des deux autres, rejette radicalement la modernité, voire la misère des temps nouveaux.

9Or ces trois perspectives permettent de situer les discours institutionnels sur l’éducation au Québec dans un cadre large et de les critiquer. En suivant sommairement les analyses d’Habermas (1988), elles peuvent être présentées ainsi.

10La première est représentée par le courant libéral conservateur, axé sur la démocratie, un État de droit garantissant des libertés individuelles, la recherche d’un statu quo social favorable au déploiement des forces productives de la société. Ces représentants craignent surtout que le courant critique révolutionnaire entraîne une redéfinition du contrat social et des perturbations majeures en préconisant le contrôle des moyens de production par les travailleurs. Marx valorisa ainsi la bourgeoisie dans sa capacité historique à augmenter les forces de production nécessaires à la sortie de l’humanité de la misère, tout en la critiquant en raison de la domination qu’elle exerce sur la force de travail et de l’accaparement de la plus-value produite par les prolétaires ainsi réduits à l’indigence matérielle.

11Au XXe siècle, un nouveau courant de la critique, héritier du marxisme, émerge. Au cours des années 1930 et 1940, la première génération de l’École de Francfort –Horkheimer, Adorno et Marcuse– a donné de nouvelles perspectives au matérialisme historique en analysant non plus exclusivement les dimensions économiques et sociales de l’exploitation des travailleurs, mais la mise en place d’un monde totalitaire, dans le domaine de la culture, au sein même des sociétés dites démocratiques et libérales. La critique se tourne alors vers la culture de masse, le positivisme, les idéologies, dont celles reliées aux sciences et aux techniques, mais surtout la rationalité conduisant à de nouvelles formes d’aliénation et de réification. Cette critique, du fait qu’elle s’arrime dans les écrits du Marcuse des années 1960 à une possible émancipation par l’esthétique –que ne contiennent pas les écrits de la première génération de l’École de Francfort présentant un monde intégralement dominé– n’est pas sans lien avec le courant postmoderne identifié par Habermas, qui se veut cependant radicalement opposé aux deux premiers courants. Nietzsche est la figure de référence de cette troisième perspective. Il déplore, en raison d’une modernité érigée sur une rationalité absolue et théorique, l’absence de Dionysos ou des forces instinctuelles. Ses épigones esquissèrent tour à tour une critique des conséquences d’une rationalité “totalisante”, ayant pour thème, notamment chez Heidegger, le retrait de l’être, et chez Foucault le pouvoir total. Dans les deux cas, une critique de l’humanisme comme philosophie de la conscience du sujet est magistralement développée.

12Or l’autonomisation du sujet dans la modernité, qui serait à l’origine de la mainmise du monde naturel et social par la rationalité, forme de volonté de puissance au sens nietzschéen ou de dérive de la rationalité que Heidegger a appelée la volonté de la volonté, est à l’origine de la perspective postmoderne qui est traduisible en termes pédagogiques dans les discours du MÉQ et de ses principaux organismes consultatifs. Est-ce à dire que la dimension sociale de la critique marxiste, qui constitue un des trois termes de la modernité, est absente de ces discours ministériels ? C’est l’hypothèse formulée ici.

Méthodologie : origine et contenu normatif des discours institutionnels

13La démarche consiste à étudier les discours du ministère de l’Éducation du Québec (MÉQ) ou de ses organismes consultatifs qui cadrent la réalité à différents moments de l’histoire de l’éducation au Québec, selon la fonction de confirmation du discours institutionnel qu’en donne Boltanski (2009). Le MÉQ publie chaque année une multitude de textes (énoncés de politiques, lois, rapports, études, sans compter les nombreux avis qu’il reçoit à sa demande de groupes d’experts sur des questions précises), ce qui, pour les cinquante dernières années, représente plusieurs milliers de pages. Comment procéder à une sélection au sein de tout ce que produisent les officines ministérielles et qu’avalise le MÉQ ? Il convient ici de préciser la nature de ces discours institutionnels et les critères à partir desquels ils ont été sélectionnés aux fins d’analyse.

14Premièrement, les discours institutionnels retenus annoncent des changements majeurs au sein de l’école québécoise, comme des réformes de l’éducation, ou constituent des réflexions sur la transformation de la société québécoise à un moment de son histoire qui justifieraient des changements en éducation. Ils s’imposent alors comme référence normative pour toute une génération d’enseignants. Ces discours se caractérisent donc par leur dimension performative, ils ont influencé les pratiques éducatives ou traduit, à une époque, l’esprit de l’éducation au Québec (Lucier 2016), ce qui ne signifie aucunement que ces discours institutionnels fassent consensus au sein de la société.

15Deuxièmement, les discours institutionnels examinés ne se limitent pas aux lois. Outre ces textes officiels, le MÉQ a produit des études ou commandé des avis consultatifs servant à orienter et à définir ses propres finalités éducatives et politiques. Il convient alors de préciser ce que comprennent les discours institutionnels. Ils sont constitués de textes de loi, de textes ministériels n’ayant pas le statut d’énoncé de politique et de textes non ministériels, donc consultatifs, mais ayant mené à de nouvelles politiques ou pratiques éducatives.

16Il importe de discriminer les discours institutionnels (MÉQ et organismes consultatifs) et les discours ministériels (MÉQ) des représentations et des pratiques enseignantes, les rapports entre le politique et les milieux de pratique n’étant ni directs ni immédiats (Tyack & Cuban 1995). Les références, indistinctes, aux discours institutionnel et ministériel, objet de l’étude, sont distinguées, le moment venu, des représentations et des pratiques des enseignants.

17Les discours institutionnels examinés ici ont fait l’objet d’un certain consensus au sein des officines ministérielles et ont eu un impact réel sur les pratiques en éducation ou sur la réflexion institutionnelle orientée vers le changement. Surtout, malgré leur éventuel statut consultatif, ils sont représentatifs de la pensée éducative du Ministère qui en autorise la publication.

Le discours institutionnel en éducation, des années 1930 aux années 2000 : mouvement de balancier entre finalités économiques et finalités individuelles

18L’attention porte désormais sur les finalités éducatives, particulièrement celles liées aux rapports entre l’individu et la société médiés par l’éducation, dans le cadre d’une modernité québécoise à double orientation. Si la modernité consiste en un processus d’autonomisation du sujet (Martuccelli 1999), elle est également un processus de renforcement d’une rationalité instrumentale mise au service de la production économique, de l’efficacité institutionnelle, en clair, de ce que Lyotard appelait le “contrôle sur le contexte que doit fournir l’information généralisée” (Lyotard 1979, 77). De quelles conceptions de la modernité les discours institutionnels en éducation relèvent-ils depuis l’accélération de la modernisation de la société québécoise au cours des années 1960 ? Vers laquelle tendent-ils aujourd’hui ?

19Une précision s’impose. Si une modernité à triple perspective, déployée dès la seconde moitié du XIXe siècle, est encore d’une actualité criante dans les discours du MÉQ et du CSÉ, pourquoi ramener les analyses à l’opposition entre une éducation prenant le relais de la rationalité instrumentale et une éducation centrée sur l’intériorité du sujet et de l’élève ? La raison est que les préoccupations relevant d’une critique révolutionnaire n’ont jamais été centrales dans les discours ministériels au Québec. Habermas estime qu’il en va ainsi du discours philosophique de la modernité française qu’il a identifié aux “jeunes conservateurs anarchisants” qu’auraient été, selon lui, Bataille, Derrida et Foucauld (Bouchindhomme & Rochlitz 1988, 5). C’est oublier toutefois que le monde intellectuel français, dès les années 1960, et particulièrement la sociologie de l’éducation ont produit une critique en règle d’un système éducatif à prétention démocratique et universelle (Derouet 2005, 2000). Il en va autrement au Québec où, mise à part, au milieu des années 1970, une courte période de critique très militante sur les plans social et pédagogique provenant de la Centrale des enseignants du Québec et d’une certaine frange des sciences de l’éducation appartenant à la sociologie critique, marginale cependant depuis les années 1980, la critique sociale en éducation est évanescente. La culture pédagogique au sein des sciences de l’éducation est essentiellement psychopédagogique et didactique. Quant aux discours ministériels, s’ils ont été centrés sur l’égalité des chances lors de la réforme des années 1960 à la suite du rapport Parent (Gouvernement du Québec 1964), cette égalité des chances a été pensée en fonction d’un projet de société libérale et de théories sociologiques fonctionnalistes qui conçoivent le développement de la société et celui des individus comme allant de pair. Le principal penseur du rapport Parent, le sociologue Guy Rocher, a procédé à une habile synthèse entre les idées socialistes, dont la diffusion commençait au Québec dans les années 1960, et la sociologie fonctionnaliste qu’il a étudiée auprès de Talcott Parsons à Harvard dans les années 1950.

20Pourquoi choisir un découpage sociohistorique allant des années 1930 à aujourd’hui ? C’est qu’en 1937, les responsables de l’enseignement classique, clercs les plus influents à la fois de l’Église catholique et de la Faculté des arts de l’Université de Montréal, ont défini les contenus d’enseignement des collèges classiques au Canada français et une idéologie pédagogique fortement intégrée et diffusée sur un ton triomphant (Gagnon 1963). Or, dès les années 1950, l’enseignement classique fut combattu par les milieux progressistes (au large spectre politique, incorporant des intellectuels de gauche et surtout les libéraux du centre de l’échiquier), réclamant la mise sur pied d’un enseignement moderne (démocratique et ouvert aux divers champs de la culture contemporaine, notamment les sciences, la technologie, les langues et la philosophie moderne). Le but n’est pas ici de s’attarder sur l’enseignement classique, mais d’établir le contraste entre une éducation traditionnelle et une éducation moderne. L’enseignement classique se caractérise par un mode de socialisation axé sur l’intériorisation de la morale sociale de l’Église par l’élève. C’est une telle idéologie sociale et culturelle, fondamentalement traditionnelle, centrée sur la transcendance et l’autorité morale et intellectuelle des clercs enseignants que les forces progressistes du Québec ont voulu éliminer afin de donner un coup d’envoi à la modernité. Mais de quelle modernité s’agit-il ? Que contiennent à cet égard les discours institutionnels ?

L’individu et les structures sociales traditionnelles et modernes

21Les collèges classiques, fondés au Canada français par les jésuites au cours de la première moitié du XVIIe siècle (Galarneau 1978), furent abolis en 1967. À mesure que se développe la colonie, surtout au cours des XVIIe et XIXe siècles, plusieurs institutions d’enseignement voient le jour à l’initiative de différentes congrégations religieuses (récollets, pères de Sainte-Croix, clercs de Saint-Viateur, etc.). Le “cours classique” a compris plusieurs variantes, mais pour l’essentiel, il est réservé à une élite sociale et se distingue en cela de l’enseignement des frères des Écoles chrétiennes destiné aux élèves des milieux populaires. Le cours classique se fonde, en effet, sur l’enseignement du latin (prérogative des clercs et menant à l’enseignement universitaire), la rhétorique, la philosophie et les langues anciennes. L’enseignement des “humanités classiques” s’harmonisait à la morale sociale de l’Église (LeVasseur 1997). Dans un tel enseignement, l’individu n’a rien du sujet réflexif de notre époque contemporaine (Dubet 1994). Il dépend fortement des structures sociales auxquelles il appartient : “Si nous voulons atteindre comme individus au plein épanouissement de notre personnalité, et comme groupement ethnique à des sommets de civilisation, nous devons accepter la discipline que notre génie lui-même s’est forgée selon ses besoins et pour ses besoins au cours des siècles, à savoir : la discipline de la langue française, et la discipline de la pensée catholique, signes et sauvegardes de l’âme française” (Conseil de la Faculté des arts 1937, 311).

22À une telle vision de l’éducation, de la société, de la culture et de l’individu, les forces progressistes du Québec (Fournier 1986) ont fortement réagi. Le discours institutionnel des clercs, afin de neutraliser cette critique moderne émergente, a cherché à recadrer la situation et à reconfirmer ses valeurs. Le cours classique, tout en se modifiant sur le plan curriculaire, en ouvrant des sections modernes d’enseignement scientifique, affirme de manière péremptoire le caractère éternel de ses valeurs et de sa philosophie éducative découlant de la pensée de l’Église. L’inquiétude pointe néanmoins dans ce discours institutionnel : “À la valeur permanente des humanités, les circonstances actuelles de notre évolution ajoutent une signification nouvelle. Le progrès matériel, l’expansion de l’activité industrielle et économique, l’influence croissante de modes de vie étrangers sont autant de facteurs qui influencent fortement notre civilisation. Sans qu’on y prenne suffisamment garde, une sorte de révolution est à s’opérer chez nous ; elle suscite des problèmes sociaux, économiques, spirituels ; elle remet en question les bases mêmes sur lesquelles s’est édifiée la société canadienne. […] Or une véritable intégration implique une hiérarchisation des valeurs. Autrement, il ne saurait y avoir que superposition d’éléments inassimilables, bientôt corrosifs pour une culture. Dégager ces valeurs et en faciliter la juste appréciation par l’adolescent constituent précisément la fonction essentielle d’une éducation humaniste” (Fédération des collèges classiques 1954, 38).

23La prééminence accordée “à la valeur permanente des humanités”, la volonté de créer un enseignement moderne (sciences, administration), mais incorporé aux humanités classiques, voire la concession faite à la démocratisation de l’éducation au nom de la nécessaire diffusion au plus grand nombre des principes de l’enseignement humaniste (Fédération des collèges classiques 1954, 40) n’ont pu endiguer le mouvement de protestation quasi général et d’abord celui des forces progressistes du Québec, qui souhaitait la dissolution des collèges classiques (ce qui fut fait en 1967). Vers le début des années 1960, une Commission royale d’enquête sur l’enseignement, donnant lieu plus tard au rapport Parent (Gouvernement du Québec 1964), est créée pour définir les cadres d’une éducation moderne, sur les plans structurel, culturel et pédagogique. Bien que consultatif, sans avoir force de loi, ce rapport contient des recommandations qui ont contribué à la modernisation de l’éducation et de la société québécoise. Il représente un des principaux actes de naissance du Québec moderne. Le nouveau modèle de développement rationnel et scientifique qu’adopte la société (Fournier 1986) rend caduque l’éducation “classique” fondée sur la connaissance des lettres anciennes en vue de la formation d’une élite libérale (médecine, droit, notariat) acquise à la pensée sociale de l’Église catholique. De plus, le rapport Parent a jeté les bases d’un système éducatif démocratique permettant à chacun de terminer des études secondaires, alors que le Québec de la fin des années 1950 était une des sociétés les plus sous-scolarisées des pays occidentaux (Dandurand 1990). La majorité des enfants des milieux populaires ne dépassaient guère une scolarité de 4 ou 5 ans.

24La grande idée du rapport Parent s’inscrit en partie dans une vision fonctionnaliste de l’éducation, où le développement des savoirs, d’une main-d’œuvre qualifiée, du capital humain devait mener à la prospérité générale de la société québécoise, tout en permettant à chacun de se réaliser pleinement sur les plans professionnel et personnel (LeVasseur 2000). L’enseignement d’un tronc commun obligeant les élèves du secteur général préuniversitaire et les étudiants du secteur professionnel terminal à suivre ensemble des cours de philosophie, de littérature et d’éducation physique, interdit de voir l’éducation réduite à sa seule valeur instrumentale ou économique. En somme, le développement des structures sociales devait favoriser le développement de l’individu et le développement de l’individu celui de la société (Gouvernement du Québec 1964, LeVasseur 2000), idée toute durkheimienne que Dubet (2002) appelle le paradoxe du fonctionnalisme puisque la dépendance de l’individu au social devient la condition de son autonomie.

L’authenticité et l’intériorité de l’individu

25Dès le tout début des années 1970, des voix s’élèvent pourtant pour dénoncer le caractère jugé utilitariste du rapport Parent et du système éducatif auquel il a donné naissance. Une trop forte insistance sur les aspects structurels de la société et instrumentaux de l’éducation amenuiserait les préoccupations pour l’individu. Une des critiques les plus vives, quoiqu’implicite, provient de L’activité éducative, rapport annuel du Conseil supérieur de l’éducation (1970). Elle propose, en réaction contre la toute nouvelle réforme issue des recommandations du rapport Parent, mais sans faire référence à celui-ci, une éducation axée sur le développement intégral de l’enfant qui a fait école et influencé, autant que le rapport Parent à peine 6 ans auparavant, les politiques éducatives (MÉQ 1979) et la pensée pédagogique des enseignants (Simard 2012 [1996]). L’activité éducative ne contient pas la moindre allusion, même lointaine, aux injustices sociales et aux inégalités devant l’éducation, une des trois perspectives du discours de la modernité identifiées à la suite de Habermas.

26Ce rapport s’inspire largement de l’Éducation nouvelle, au-delà des nombreuses orientations ou ramifications de celle-ci, et de l’humanisme psychologique de Rogers (1976) qui vise l’actualisation du potentiel de l’individu. Il définit l’enseignement comme devant procéder d’un intérêt de l’enfant tenant compte des différentes composantes de l’expérience humaine (intellectuelle, cognitive, sociale, esthétique, spirituelle, physique) et particulièrement de l’expérience intérieure de l’enfant. Mais la lecture du texte montre que la liberté de l’élève est érigée en absolu et que l’éducation doit mettre l’accent sur le développement intégral de la personne, non sur celui des structures sociales. En filigrane se trouve un réquisitoire contre la rationalité à laquelle il importerait désormais de faire contrepoids par la valorisation de la dimension socioaffective, voire intuitive de la personne, ce que Habermas (1988) a appelé “l’Autre de la raison” et que Nietzsche cherche à réanimer dans sa philosophie, à la différence que, dans le discours du CSÉ, la dimension instinctuelle de l’être humain est exempte de “volonté de puissance” ! L’extrait suivant donne le ton de plusieurs textes officiels et consultatifs des années 1970 : “Il semble que l’une des conditions essentielles à l’épanouissement de la créativité soit le principe de l’évaluation à l’intérieur de la personne qui crée. L’évaluation de ce qui est produit ou accompli relève d’abord de la personne qui a fait ces choses. Est-ce que j’ai accompli quelque chose qui me satisfait ? Est-ce que cela exprime une part de moi-même –de mes émotions, de mes pensées, de ma souffrance ou de ma joie ? […] Cela entraîne comme conséquence qu’une éducation soucieuse de développer la créativité doit respecter et favoriser l’exercice de ce pouvoir intuitif que possède déjà l’enfant […]” (CSÉ 1970, 27).

27L’Opération départ, autre document étatique ayant la forme d’un manifeste pédagogique, publié dès 1971, met l’accent sur une éducation presque exclusivement centrée sur l’intériorité de la personne. Il est alors question du “s’éduquant”, concept qui a enflammé la pensée pédagogique des enseignants au cours des années 1970 (autant que l’idée de compétences depuis une vingtaine d’années) : les situations d’apprentissage doivent conduire le “s’éduquant” à “devenir autonome, à étendre son espace intérieur, à découvrir de nouveaux états de conscience, à créer, à produire” (MÉQ 1971, 59).

28Quant à L’école québécoise. Énoncé de politique éducative, publié en 1979, mieux connu sous le nom de Livre orange, il entérine ces orientations pédagogiques en insistant sur le développement intégral de l’élève et la créativité de celui-ci : “L’éducation au Québec veut favoriser, par la création d’un milieu éducatif équilibré, l’épanouissement d’une personnalité créatrice. L’éducation au Québec entend assurer le développement d’une personne qui aspire à l’autonomie, à la liberté et au bonheur, qui a besoin d’aimer et d’être aimée, qui est ouverte à la transcendance” (MÉQ 1979, 26).

29Avec l’affaiblissement de la critique sociale dès le début des années 1980, le basculement des sociétés occidentales dans une forme nouvelle de conservatisme sur le plan politique, l’émergence du néolibéralisme, les critiques adressées aux politiques de protection sociale ou à l’État-providence, l’affaiblissement de la sociologie de la domination dans les milieux intellectuels, universitaires et au sein même des sciences de l’éducation, les discours institutionnels se sont alignés sur une perspective de la modernité qu’Habermas qualifie, pour l’époque contemporaine, de libéralisme néoconservateur.

La réaction des années 1990 : orientation vers une conception plus instrumentale ou économiciste de l’éducation

30Au début des années 1990, une insatisfaction générale quant à l’efficacité ou la productivité (réelle ou supposée) de l’éducation, vue sous l’angle de sa contribution à la qualification de la main-d’œuvre, émerge dans les milieux sociaux et ministériels (Lucier 2016, Tondreau & Robert 2011). L’éducation ne doit-elle pas prioritairement s’articuler aux besoins des marchés ? Ici, l’idée d’une éducation s’inscrivant dans un projet de déploiement des forces productives reposant sur la connaissance des domaines du savoir d’emblée instrumentaux est fortement affirmée par le rapport Corbo (du nom de son président) : “Face à l’explosion des connaissances et des technologies, il apparaît justifié de penser que les personnes les plus compétentes se caractériseront par une capacité de s’adapter continuellement à la maîtrise de nouvelles connaissances, par la capacité d’utiliser les technologies de l’information, par la créativité, l’aptitude à la solution de problèmes et l’habileté dans les relations avec leurs collègues de travail. Sur la base des acquis scolaires, les êtres humains les plus épanouis seront ceux capables d’être de permanents autodidactes” (MÉQ 1994, 9).

31Même si le rapport Corbo contient des accents humanistes (Simard 2010), il demeure qu’il affirme, sans équivoque, l’importance d’un arrimage de l’éducation à l’économie et celle de ne pas réduire l’éducation à la formation personnelle ou individuelle, bref, au développement intégral de l’élève, à une subjectivité centrée sur l’intériorité de la personne qui aurait pour effet de minorer la connaissance objective du monde et, ce faisant, de compromettre le développement économique. Le rapport Corbo annonce donc l’entrée de la société québécoise dans une nouvelle phase de son développement qui renoue avec le projet d’une société libérale, lequel n’a été que momentanément mis en cause vers la première moitié des années 1970.

Un moyen terme entre l’intériorité de l’individu et sa qualification au nom de l’économie : l’autonomie cognitive de l’élève

32La réflexion qui se démarque le plus des idées pédagogiques des années 1970 est contenue dans un rapport consultatif, Réaffirmer l’école (MÉQ 1997a), qui a donné lieu, quelques mois après sa publication, à L’école tout un programme. Énoncé de politique éducative (MÉQ 1997b). Ce rapport promulgue la réforme de l’éducation de 2000 dont l’orientation, bien que pédagogique (méthodes actives, constructivisme, socioconstructivisme, compétences, etc.), s’inscrit néanmoins dans un projet de société relevant à la fois de préoccupations individuelles et économiques. Le reproche fait à l’éducation des années 1970 est d’avoir mis trop exclusivement l’accent sur le développement intégral de la personne et d’avoir négligé, du coup, le développement cognitif de l’élève : “[…] le Livre orange [MÉQ 1979], en centrant l’école essentiellement sur les valeurs et le développement de la personne, a servi, ici ou là, d’alibi pour négliger les tâches de formation intellectuelle et celles de la mise en œuvre des moyens pour atteindre les exigences fixées. C’est à cette situation qu’il nous faut réagir, d’autant plus que les défis que l’école devra affronter relativement à la formation intellectuelle sont nombreux et, pour certains, inédits. Un accent plus prononcé mis sur la fonction cognitive de l’école se justifie par ces seuls faits” (MÉQ 1997a, 22).

33Quant au Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport 2006), il maintient le cap sur le développement cognitif des élèves et insiste sur les compétences. La rupture par rapport aux idées pédagogiques des années 1970, inscrite dans la réforme entamée en 2000 (MÉQ 1997b), semble maintenue et consacrée : “Privilégier les compétences, c’est inviter à établir un rapport différent aux savoirs et à se recentrer sur la formation de la pensée. L’idée de compétence dénote le souci d’amorcer dès l’école le développement d’habiletés complexes qui seront essentielles à l’adaptation ultérieure de l’individu à un environnement changeant. Elle suppose le développement d’outils intellectuels flexibles, aptes à s’ajuster aux transformations et à favoriser l’acquisition de nouvelles connaissances” (MÉLS 2006, 4).

34Vers quelle conception de l’éducation un tel lien entre le développement cognitif de l’élève et celui des compétences doit-il conduire ? L’authenticité de l’élève, si fondamentale dans les années 1970, est-elle l’équivalente de l’autonomie cognitive qui est préconisée dans les énoncés de politiques officiels à partir de 1997 ? De telles questions évoquent le recadrage auquel procède le discours institutionnel en faveur d’une vision instrumentale de l’éducation, même s’il est présumable que les enseignants, tout en adhérant à une pédagogie des compétences, ne pensent pas nécessairement devoir former des élèves aux besoins de l’économie. Le discours institutionnel sur les compétences s’adapte toutefois à une nouvelle morale individualiste propre au domaine du travail, de l’économie et du management, une morale non plus de l’authenticité (au sens d’intériorité, de repli sur soi), mais d’une autonomie mise au service de l’économie, autonomie trouvant également sa source dans l’individu (Chiapello 1998). Le rétablissement des rapports entre l’individu et les structures sociales est entrevu dans une perspective non pas critique, mais instrumentale, ce que dénonce avec force le tout dernier rapport annuel du Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ 2016).

35L’éducation, dans la conjoncture de mondialisation de l’économie, exige un nouveau modèle de travailleur, capable de se définir professionnellement, de s’adapter aux différents besoins sociaux, de mobiliser des connaissances et de se mobiliser soi-même dans des conditions de production ou de s’engager dans des projets, des réseaux qui sont à la fois mobiles et temporaires, rendant ainsi nécessaires une pensée originale et créatrice, la recherche de solutions à des problèmes en situation (Boltanski & Chiapello 1999). L’idée de compétence, donc de performance dans l’action, a plus de valeur que l’acquisition de savoirs disciplinaires attestée par des diplômes. Mais les compétences peuvent être vues dans une tout autre perspective, celle de la définition d’un monde commun qui ne passe plus cependant par la transmission d’une mémoire collective ou d’une forme essentialiste de la culture. La procéduralisation des normes remplacerait ainsi la conformité à un ordre social prédéfini (de Munck & Verhoeven 1997). Or ce qu’il y a de commun entre la cité par projets, reliée au travail et à l’économie, et l’idée d’une citoyenneté procédurale, c’est que l’individu est défini comme étant autonome tant sur le plan de l’expertise ou de l’activité professionnelle que celui du jugement ou des valeurs. L’éducation est désormais conçue comme l’institution par excellence qui forme aux compétences et à l’autonomie. Certes, l’invention de solutions procédant d’enjeux économiques et citoyens n’a plus rien à voir avec l’invention de soi dans la perspective de la pensée pédagogique des années 1970. Pourtant, il est toujours question, dans les textes ministériels, d’autonomie du sujet, mais d’une autonomie qui se limite au registre de l’action, registre qu’on peut opposer, dans l’ordre de la connaissance et de la culture, aux registres de l’interprétation (Dumont 1980) et de l’esthétique en tant que mode d’émancipation (Rioux 1978).

Conclusion

36En conclusion, par rapport aux trois perspectives de la modernité identifiées par Habermas, les discours institutionnels portant sur l’éducation et la pédagogie au Québec, depuis les années 1960, ne sont aucunement arrimés à une vision sociale de l’éducation s’inscrivant plus globalement dans une vision critique de la société. Ce qui fait contrepoids à une vision strictement instrumentale de l’éducation, c’est une vision de l’individu en tant qu’intériorité propre aux années 1970. C’est en ce sens que le discours institutionnel sur l’éducation au Québec est dichotomique. Aux impératifs économiques s’opposerait non pas une pensée sociale affirmée, mais un discours pédagogique aux forts accents psychologiques. Un des trois termes de la modernité étant absent, on peut formuler de nouvelles hypothèses : les enseignants eux-mêmes continuent d’adhérer à l’humanisme intériorisant des années 1970 et seraient en cela éminemment postmodernes ; les enseignants, en prenant le relais des discours ministériels plus récents sur les compétences, entrevoient néanmoins celles-ci comme une nouvelle forme d’indépendance morale de l’individu, valeur à laquelle ils sont fortement attachés. Le discours institutionnel et le discours enseignant au Québec seraient-ils des plus ambigus ?

Bibliographie

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Mise en ligne 11/05/2017

https://doi.org/10.3917/es.038.0071

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