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Article de revue

De quelques facteurs facilitant l'intensification de la collaboration au travail parmi les enseignants : le cas des enseignants canadiens

Pages 59 à 77

Notes

  • [1]
    Recherche subventionnée par le Conseil de Recherche en Sciences Sociales et Humaines du Canada, dans le cadre du programme des Grands Travaux de Recherche.

1Au cœur des politiques et des réformes éducatives actuelles, il y a une forte injonction à la collaboration ou au travail collectif. Plusieurs autorités scolaires ont fait un appel pressant au dépassement de l’individualisme dominant au profit d’une responsabilisation collective des enseignants par rapport à l’enseignement et à l’apprentissage des élèves. Il est même attendu des chefs d’établissement qu’ils soient capables de mobiliser l’ensemble des enseignants autour du projet d’établissement (Barrère 2006). Car la collaboration au travail apparaît comme une condition facilitant le changement pédagogique souhaité : elle est donc au cœur des processus de changement, en lien avec les résultats souhaités –une amélioration de la qualité de l’éducation et une plus grande réussite des élèves. Mais le renforcement du travail collectif apparaît aussi comme l’écueil central de toute réforme : changer l’école, c’est changer la culture professionnelle des enseignants. Or pour différentes raisons, ceux-ci sont perçus comme résistants.

2Face aux nombreux termes, plus ou moins interchangeables, utilisés pour décrire les interactions entre enseignants –collaboration, concertation, coopération, participation, échange, travail d’équipe, collégialité, professionnalisme collectif, délibération collective, travail en commun, travail élargi, etc.– et recouvrant différents objets –les élèves, le matériel didactique, les stratégies d’enseignement, les matières, les relations avec les parents, le projet d’établissement, etc.– convenons d’emblée que ce qui nous intéresse ici porte sur le partage du travail ou un de ses aspects : le travail en commun effectué par des professionnels égaux en statut et la responsabilité collective de ce travail. Cela peut varier en degré et couvrir un large éventail de pratiques allant d’un simple échange d’information à la co-construction, à la coréalisation d’une activité professionnelle. Les expressions “collaboration au travail” et “travail collectif”, toutes deux englobantes, sont utilisées ici car appropriées pour traduire l’idée de travail en commun.

3Dans une perspective exploratoire, cet article tente d’identifier les facteurs qui favorisent l’intensification du travail de collaboration chez les enseignants des écoles primaires et secondaires au Canada, dans l’exercice de leur fonction éducative. Plusieurs études ont abordé le thème de la collaboration, mais se sont limitées à démontrer que celle-ci est un outil d’amélioration des services éducatifs. Sur le plan méthodologique, elles sont fondées sur des réflexions personnelles épistémologiques, sauf quelques études qualitatives appuyées sur des données d’entrevues de petits échantillons. Nous voudrions ici aller au-delà de l’intérêt de la collaboration –qui n’est plus à démontrer– et déterminer plutôt les facteurs qui permettraient de prédire le travail collectif et leur influence relative. Il s’agit, à partir des données empiriques recueillies auprès d’un échantillon assez grand, d’éclairer la manière d’intensifier la collaboration entre les enseignants avec succès. L’article comprend quatre parties : une analyse de l’injonction à collaborer entre enseignants, ainsi que des finalités et des avantages que les écrits leur associent ; une discussion des conditions préalables à une pratique de collaboration ; un modèle d’analyse et une description des données utilisées ; une présentation et une interprétation des résultats.

L’injonction à collaborer

4La collaboration entre les enseignants est de plus en plus perçue comme un mécanisme indispensable pour améliorer la pratique pédagogique. Depuis les années 1990, elle fait partie des mesures privilégiées par les législateurs pour réformer l’organisation des systèmes scolaires et la pratique pédagogique. Une terminologie variée dans les documents officiels de plusieurs pays en période de changement, fait référence à la collaboration : équipe-école ou équipe-cycle, dans les documents du curriculum institué au Québec au tournant du millénaire, et des équivalents dans les documents officiels belges, français et suisses francophones. Dans la littérature anglo-saxonne, on trouve les termes “collaborative culture”, “professional community”, “learning community” ou “community of practice” (Westheimer 1998).

5Cette terminologie parcourt différentes analyses, descriptive, analytique et prescriptive et recouvre des réalités variant selon l’intensité de la collaboration instituée ou souhaitée. Au plan descriptif, la collaboration peut se limiter à des concertations informelles, volontaires et occasionnelles entre enseignants. Elle peut aussi être formelle, structurée et faire partie de l’horaire des activités régulières de l’établissement, voire être planifiée et évaluée par l’instance administrative autorisée (Letor & al. 2006). Au plan analytique, la collaboration peut être vue comme un type de rapport social entre enseignants ; Hargreaves (1994) la distingue ainsi de l’individualisme, de la collégialité contrainte et de la balkanisation (166).

6Au plan prescriptif, la norme de collaboration au travail présente quatre caractéristiques. Elle porte sur le travail en classe et hors classe ; en ce sens, elle apparaît globale. De la planification de l’enseignement à l’évaluation des apprentissages des élèves, du choix des manuels et des matériaux, des modes de classement et de regroupement des élèves, aux activités hors classe et au code de vie de l’école, tout ce qui fait partie du travail enseignant et de la mission d’une école peut et doit être objet de concertation et de collaboration. Par le passé, elle se limitait à des objets précis : le bulletin et les modalités de communication avec les parents, des actions portant sur des élèves particuliers, les règles de vie sur la cour de récréation et dans les corridors de l’école, en évitant de pénétrer dans la zone d’autonomie traditionnelle des enseignants –l’enseignement et la vie de la classe.

7La demande de travail collectif apparaît comme une nouvelle exigence de transparence pédagogique et de réflexivité : en ce sens, elle est plus intrusive que par le passé. En théorie, les pratiques en classe deviennent accessibles aux collègues, soit parce qu’ils en sont témoins et en discutent, soit parce qu’ils les développent ensemble, soit encore parce qu’elles sont questionnées en groupe.

8La norme du travail collectif est perçue comme partie intégrante d’une stratégie de changement du travail enseignant à l’école. Il s’agit certes de se concerter afin de peaufiner des façons de faire établies et ainsi être, dans un cadre déterminé, plus efficace, mais aussi de revoir le cadre du travail enseignant, cette révision devant rendre possible son évolution et sa transformation suivant des innovations reprises un peu partout –cycles d’apprentissage, regroupement des matières, interdisciplinarité, non-redoublement, nouvelles formes d’évaluation des apprentissages, intégration des TIC, etc.

9Le travail collectif est une forme de responsabilisation des enseignants par rapport à leur travail, à ses effets et, par conséquent, un outil de gestion pour les directions d’établissement. Cette demande est ambiguë et il semble qu’elle soit vécue comme telle. Les pédagogues qui prônent ce changement insistent sur le fait que les enseignants doivent être autorisés à initier des changements (empowerment), à développer de nouvelles pratiques. Ainsi Sachs (2001) a raison d’affirmer que la collaboration constitue un axe autour duquel se construisent deux types de professionnalismes à la fois opposés et complémentaires : un professionnalisme dit managérial où le travail de collaboration entre enseignants apparaît source d’efficacité organisationnelle accrue et un professionnalisme dit démocratique ou activiste, propre à un collectif enseignant épousant les valeurs critiques de justice sociale et d’émancipation des groupes sociaux exclus ou dominés avec lesquels les enseignants chercheraient à établir des partenariats. Le premier type est formulé par l’administration scolaire, le second par les représentants des enseignants.

10Ce discours normatif sur l’intensification de la collaboration entre enseignants est fondé sur plusieurs arguments qu’on peut ramener à trois. Elle est un instrument de résolution des problèmes pédagogiques et de cogestion, d’accroissement de l’efficacité des établissements scolaires d’apprentissage organisationnel et de professionnalisation (Talbert & McLaughlin 2002). Les paragraphes suivants présentent l’essentiel de cet argumentaire.

De la résolution collective des problèmes à la cogestion démocratique

11La collaboration stimule la résolution des problèmes et augmente l’espoir de réussite dans l’enseignement. Mécanisme de soutien et d’encouragement, elle nourrit le sentiment de compétence des enseignants en difficulté car elle permet d’obtenir des collègues des pistes, des façons de faire et des outils pour surmonter les obstacles. Pour les défenseurs de cette croyance, la collaboration et le partage des savoirs constituent des pratiques éminemment souhaitables, points de départ incontournables pour résoudre des problèmes impliquant plusieurs individus (Lessard & Portelance 2005). Les enseignants qui collaborent ont tendance à manifester des attentes positives élevées à l’égard de leurs élèves et de leurs collègues, à prendre de nouvelles initiatives et des engagements pour améliorer leurs pratiques. À l’inverse, de ce point de vue, l’absence de collaboration favorise le découragement et la résignation parmi les enseignants aux prises avec des classes difficiles.

L’apprentissage de l’organisation et la professionnalisation

12La coopération entre acteurs ne résoudrait pas seulement des problèmes ponctuels liés aux tâches respectives de chacun, elle construirait et élargirait l’organisation démocratique de cogestion de l’école. Elle favoriserait une organisation où les acteurs éducatifs interviennent les uns auprès des autres (Massé 1993). Dans cette perspective, le travail collectif est source d’apprentissage sur l’organisation car il peut comporter des modes partagés d’analyse et de compréhension des situations, de préparation, d’action et d’évaluation de ces mêmes situations. Travailler ensemble permet de remettre en question les savoirs pris pour acquis, de reconnaître problèmes et difficultés, de participer à la production de connaissances qui servent aux membres du collectif à améliorer leurs pratiques. Comme le mentionne Quicke (2000), la collaboration permet de réduire la rigidité des pratiques bureaucratiques et de créer un cadre favorable à la réflexivité, aux échanges d’expériences et à l’innovation. C’est aussi un instrument d’intégration, de soutien moral et d’assistance mutuelle.

L’augmentation de l’efficacité

13La collaboration est un outil d’amélioration de l’efficacité car elle apprend aux acteurs à ne plus répéter les mêmes erreurs. Quicke (2000) soutient qu’elle transforme un corps professionnel en une communauté d’apprentissage, de réflexion et de responsabilité envers l’institution scolaire. Les enseignants qui collaborent reconnaissent davantage la nécessité de mettre l’accent sur l’apprentissage et la réflexion. Une telle collaboration valorise la recherche de solutions communes et de stratégies efficaces, le tutorat (monitoring) et l’encadrement des relations, le partage de la prise de décision (shared decision making), les habiletés à résoudre les conflits et à travailler en équipe. Elle forme aussi les enseignants à se situer face à leurs responsabilités envers l’école et la communauté.

Les conditions de la collaboration

Négocier l’adhésion des enseignants

14Les effets d’un travail collectif institutionnalisé varient selon qu’il est imposé ou se développe comme le fruit d’une volonté collective et d’un consensus entre pairs. C’est la fameuse distinction de Hargreaves entre la véritable collaboration –spontanée, volontaire, orientée vers le développement du jugement professionnel, intégrée aux processus quotidiens du travail et imprévisible– et la collégialité contrainte (Hargreaves 1994, 186-211). Dans le premier cas, les enseignants ont tendance à manifester des attitudes positives, considérant la collaboration comme porteuse de confiance professionnelle et de cohérence dans l’action. Dans le second, lorsqu’il est institué de manière obligatoire, le travail collectif est moins un facteur d’efficacité qu’une source de craintes face à l’autorité, voire de résistance. Les enseignants s’y plient et s’en accommodent, mais sans s’approprier ni les valeurs ni la responsabilité d’en faire un instrument collectif efficace. Instituer des mesures de collaboration en enjeu de l’évolution du système éducatif tout en préservant les structures qui accordent plus d’importance au travail individuel, risque plutôt de conduire à un dysfonctionnement (Périsset-Bagnoud 2005). À moins qu’elle ne fasse traditionnellement partie de la culture de l’école, la collaboration doit donc être négociée en même temps que la mise en place du changement qu’elle est censée faciliter (Klette 1997).

Instaurer une culture de la collaboration porteuse d’une modification de l’exercice du pouvoir dans l’établissement

15La collaboration entre enseignants n’a pas que des effets positifs, pas plus qu’elle n’est une panacée. En milieu de travail, la collaboration et le partage des savoirs sont des réalités sociales fragiles, conditionnelles dont les effets ne sont pas toujours prévisibles par les mécanismes de planification bureaucratique (Lessard & Portelance 2005). Comme le souligne Gather Thurler (1994), la coopération entre les enseignants est moins le résultat d’un processus de planification et d’organisation technocratique que de la culture de l’établissement. Klette (1997) abonde dans le même sens, soutenant que la collaboration entre les enseignants relève d’un certain habitus professionnel, c’est-à-dire, d’un ensemble de schèmes, de prédispositions pratiques transférables qui caractérisent les individus-membres d’un groupe social. Elle se présente à la fois comme un ensemble de valeurs, de symboles, de pratiques partagés par les membres d’un groupe social (une école).

Modèle d’analyse

16Quels sont les facteurs qui peuvent favoriser ou entraver la collaboration chez les enseignants ? Les écrits scientifiques recensés, les données empiriques disponibles apportent des éléments. Cette étude est une analyse secondaire d’une enquête à laquelle nous avons collaboré et dont l’objet était plus large (Kamanzi, Lessard & al. 2008).

17D’entrée de jeu, nous postulons que l’intensification du travail collectif est influencée par des facteurs personnels, liés à l’organisation du travail et à l’environnement externe ou interne de l’établissement scolaire. Pour le justifier, nous nous inspirons des travaux de Van Sell & al. (1981) et de Chrispeels & al. (1999). Les premiers se sont intéressés à l’efficacité des organisations en examinant les facteurs responsables des conflits et de l’ambiguïté des rôles des membres. Analysant un vaste corpus de travaux, ils ont défini trois catégories de facteurs : ceux liés à l’organisation du travail (par exemple, le degré d’autonomie professionnelle, le style de leadership, etc.) ; les caractéristiques personnelles (l’âge, le niveau de scolarité et le sexe) ; la qualité des relations interpersonnelles.

18Plus tard, Chrispeels & al. (1999) ont repris le modèle de Van Sell et l’ont appliqué en éducation pour identifier et comprendre les facteurs fondant les conflits de rôles et entravant la collaboration des membres de l’équipe-école à la mise en œuvre des changements dans les institutions éducatives. Ils ont conclu que le modèle de Van Sell pouvait s’appliquer en éducation, mais ont proposé un nouveau modèle plus explicite distinguant trois catégories de facteurs : ceux de l’environnement (les caractéristiques sociodémographiques des élèves et du personnel, les ressources physiques, la taille de l’école, la stabilité de l’équipe de direction… ; ceux associés à l’organisation du travail (la coordination des activités, le style de leadership, la gestion du changement…) ; les interactions entre individus et/ou équipes (le mode et la fréquence de la communication, le partage de l’information entre les autorités scolaires et les autorités administratives locales).

19En tenant compte à la fois des éléments qui se dégagent de ces deux modèles et des données disponibles, nous proposons un modèle d’analyse pour examiner des facteurs agissant sur la collaboration entre enseignants. Ses composantes sont résumées dans la figure 1.

Figure 1

Facteurs influençant la collaboration entre les enseignants (adaptation à partir des modèles de Van Sell & al. (1981) et de Chrispeels & al. (1999)

Figure 1

Facteurs influençant la collaboration entre les enseignants (adaptation à partir des modèles de Van Sell & al. (1981) et de Chrispeels & al. (1999)

20Comme l’indique la figure 1, notre modèle pose trois hypothèses principales. Premièrement, la pratique de collaboration est plus fréquente chez les enseignants ayant de fortes préoccupations pédagogiques. Autrement dit, l’action de collaborer n’a de sens que par rapport à des buts explicites, portés par les acteurs. Les enseignants décident d’intensifier leur collaboration parce qu’ils sont convaincus de partager des préoccupations communes auxquelles ils peuvent répondre en collaborant. Ce terme, préoccupation, a plusieurs acceptions. Selon Cloutier (2007), il est utilisé pour signifier une inquiétude, une obsession, un désir, un souci, un défi, un questionnement, un problème, etc. Quelles que soient sa forme et son intensité, une préoccupation est une activité mentale caractérisée par une attention accordée à un sujet –objet, personne ou situation. Dans le monde enseignant, Fuller (cité par Cloutier 2007) identifie quatre niveaux ou phases de la préoccupation : l’absence de préoccupation à l’égard de l’enseignement ; les préoccupations de l’enseignant lui-même ; celles liées à la tâche d’enseignement et celles liées aux impacts de l’enseignement. L’expression “Préoccupations pédagogiques” se réfère ici au quatrième niveau de Fuller et est entendue comme l’ensemble des soucis des enseignants liés aux impacts de leur enseignement.

21Deuxièmement, un fort sentiment de compétence facilite la collaboration, il nourrit l’estime de soi et la confiance aux autres. À l’opposé, le sentiment d’incompétence favorise l’insécurité personnelle et engendre le repli professionnel. Il est fortement influencé par les savoirs et les savoir-faire acquis au cours de la formation initiale et continue. Les enseignants ayant un sentiment de compétence élevé ont davantage le souci d’échanger avec leurs collègues pour améliorer les services éducatifs et que, les habiletés de collaboration s’acquièrent dès la formation initiale et se développent ensuite par la formation continue.

22Troisièmement, la collaboration est renforcée par l’organisation de l’établissement dont deux éléments sont ici retenus : les rapports sociaux entre les acteurs et l’organisation du travail. Plus les enseignants sont satisfaits des relations avec leurs partenaires (directions, collègues, parents) et de l’organisation du travail (autonomie professionnelle, fonctionnement de l’école, etc.), plus la collaboration devient importante, plus elle s’institutionnalise et plus elle est source de satisfaction pour tous. À l’inverse, plus les rapports sociaux et les conditions de travail sont décevants, plus le travail collectif risque de péricliter et d’engendrer des conflits.

23Enfin, la figure 1 indique que nous tenons compte des caractéristiques personnelles des enseignants et des caractéristiques de l’environnement interne et externe de l’école.

Méthodologie

Présentation des données

24Les données utilisées ici proviennent de l’enquête menée en 2006 [1] auprès de 4569 enseignants, professionnels non enseignants et autres membres du personnel des écoles primaires et secondaires des différentes provinces et territoires du Canada (Kamanzi, Lessard & al. 2008 et données disponibles : www. teachcan. ca). L’objectif était de recueillir des données permettant de comprendre le parcours d’insertion socioprofessionnelle des répondants, leurs conditions de travail et leur perception des effets des changements sociaux et des politiques éducatives récentes sur leur travail et sur leur milieu de travail.

25Cet article ne s’intéresse qu’aux données concernant les rapports sociaux à l’école et à la collaboration entre enseignants. Écartant les sujets dont les données manquaient sur les variables étudiées, nous avons retenu un sous-échantillon de 1332 répondants. En dépit de cette réduction, il demeure représentatif de la population étudiée pour les variables sociodémographiques usuelles –genre, ordre d’enseignement, région, niveau de scolarité ou expérience professionnelle.

Mesure des variables

26La variable dépendante “collaboration entre les enseignants” a été mesurée par la question suivante : “À quelle fréquence entretenez-vous les types de rapports suivants avec vos collègues ?”. Après l’analyse factorielle exploratoire, huit items ont été sélectionnés (tableau 1), chacun comprenant une échelle de réponses à six modalités allant de 1 (rarement) à 6 (souvent). Les scores sont fortement corrélés au facteur : la contribution factorielle (factor loading) varie de 0,475 à 0,777. Le coefficient Alpha de Cronbach (0,86) révèle que la consistance interne entre les items est élevée.

27Comme l’indique le modèle théorique proposé, trois groupes de variables indépendantes ont été pris en considération : le sentiment de compétence professionnelle des enseignants ; leurs préoccupations pédagogiques et l’organisation de l’établissement. Pour cette dernière, deux dimensions sont distinguées : la satisfaction par rapport à l’organisation du travail et la satisfaction des relations avec les membres de l’équipe-école. Pour la première, les répondants doivent dire dans quelle mesure ils sont satisfaits d’éléments qui caractérisent leur travail et son exercice. Six items, sélectionnés en lien avec l’exercice du métier d’enseignant sont corrélés à un même facteur. Chacun comprend une échelle de six modalités –de 1 (insatisfait) à 6 (satisfait). La contribution factorielle varie de 0,474 à 0,757. L’Alpha de Cronbach est de 0,81. La deuxième dimension, satisfaction des rapports sociaux avec les membres de l’équipe-école, a été mesurée par la question suivante : “Indiquez dans quelle mesure vous êtes satisfaits de vos rapports avec les personnes suivantes”. Elle comprenait huit items et, pour chacun, la même échelle de six modalités de 1 (insatisfait) à 6 (satisfait) dont la contribution factorielle varie de 0,386 à 0,761. Le coefficient Alpha de Cronbach (0,82) est également élevé (voir tableau 1).

Tableau 1

Matrice factorielle – facteurs et items

Tableau 1
Facteur Contribution factorielle Collaboration (Alpha de Cronbach = 0,86) Échanges sur les contenus enseignés 0,777 Échanges de matériel pédagogique 0,774 Élaboration conjointe de matériel pédagogique 0,761 Échanges sur les méthodes d’enseignement 0,752 Planification conjointe de cours 0,683 Participation conjointe à des activités de développement professionnel 0,635 Échanges sur les élèves 0,511 Activités de mentorat 0,475 Satisfaction par rapport à l’organisation du travail (Alpha de Cronbach = 0,81) Niveau de responsabilité dans l’école 0,757 Fonctionnement de votre école 0,754 Climat de travail dans votre école 0,749 Autonomie professionnelle 0,675 Charge de travail 0,539 Possibilités de promotion 0,474 Satisfaction à l’égard des rapports avec les membres de l’équipe-école (Alpha de Cronbach = 0,82) Représentants de la collectivité 0,761 Agents sociaux intervenant dans l’école 0,749 Employés professionnels non enseignants 0,733 Personnel auxiliaire 0,705 Parents 0,655 Autres enseignantes ou enseignants 0,522 Élèves 0,418 Directrice ou directeur de l’école 0,386 Sentiment de compétence lié à la formation initiale (Alpha de Cronbach = 0,87) Évaluation des apprentissages 0,758 Communication avec les élèves 0,748 Collaboration avec les parents 0,722 Maintien de la discipline parmi les élèves 0,700 Planification des cours 0,672 Maîtrise des aspects administratifs de votre travail 0,660 Maîtrise des contenus enseignés 0,603 Travail d’équipe avec les autres enseignants 0,599 Utilisation des TICs en classe 0,527 Sentiment de compétence lié aux activités de formation continue (Alpha de Cronbach = 0,87) Aider les élèves à apprendre les matières enseignées 0,828
Tableau 1
Facteur Contribution factorielle Évaluer les connaissances et les compétences des élèves 0,781 Approfondir ses connaissances (matières enseignées) 0,751 Adapter son enseignement à l’hétérogénéité dans la classe 0,703 Réfléchir sur sa pratique d’enseignement afin de s’améliorer 0,684 Gérer les comportements des élèves de sa classe 0,602 Collaborer avec ses collègues 0,568 Utiliser les nouvelles technologies pour son enseignement 0,524 Préoccupations pédagogiques (Alpha de Cronbach = 0,58) Intégrer les élèves des différents groupes socio-économiques et ethniques 0,505 Développer la méthode scientifique chez les élèves 0,502 Préparer les élèves à la vie adulte 0,465 Préparer les élèves pour les examens standardisés 0,387 Diminuer les problèmes d’indiscipline des élèves 0,368

Matrice factorielle – facteurs et items

28Pour la variable sentiment de compétence professionnelle, nous avons considéré deux dimensions : sentiment de compétence lié à la formation initiale et sentiment de compétence lié aux activités de formation continue. Le premier a été mesuré par la question “Pensez à vos débuts dans l’enseignement. Comment vous sentiez-vous alors préparé concernant les aspects suivants de votre travail ?”, détaillée en neuf items (tableau 1), fortement corrélés à un seul facteur, la contribution factorielle variant de 0,527 à 0,758. Pour chaque item, l’échelle de réponse variait de 1 (mal préparé) à 6 (bien préparé). Pour le sentiment de compétence lié à la formation continue, les répondants précisaient dans quelle mesure leurs activités récentes de formation continue leur ont permis de développer des compétences pédagogiques –approfondir les connaissances à enseigner, etc. Sur les neuf items, nous en avons retenu huit fortement corrélés à un même facteur (tableau 1), la contribution factorielle variant de 0,524 à 0,828. Pour chacun, l’échelle de réponses comprenait 6 modalités allant de 1 (peu) à 6 (beaucoup). Le coefficient Alpha de Cronbach (0,87) est élevé.

29Pour les préoccupations pédagogiques, nous avons utilisé les données des réponses à la question : “Actuellement, qu’est-ce qui vous préoccupe ?”. Elle comprenait treize items avec chacun une échelle de réponses à 6 niveaux allant de 1 (cela me préoccupe très peu) à 6 (cela me préoccupe beaucoup). Nous avons retenu cinq items dont la distribution des scores suit plus ou moins la loi normale. Pour les autres aspects –approfondir les connaissances ou aider les élèves à apprendre les matières enseignées, etc.– la distribution s’avère asymétrique car la majorité des répondants (90% ou plus) a déclaré qu’elle en était fortement préoccupée (ils ont coché 4, 5 ou 6). L’analyse factorielle montre qu’ils sont tous corrélés à un même facteur (tableau 1). Le coefficient Alpha de Cronbach (0,58) est acceptable.

Variables de contrôle

30Enfin, comme l’indique la figure 1, l’analyse prend en compte les caractéristiques personnelles des répondants et les facteurs de l’environnement externe ou interne de l’école à titre de variables témoins (de contrôle). Toutefois, nous n’avons retenu que celles pour lesquelles l’analyse de régression simple ou l’ANOVA révèlent une association significative avec la variable dépendante. Ainsi, pour l’environnement externe, nous tenons compte de trois facteurs : la région, la taille de la municipalité et l’environnement socio-économique de l’établissement. Pour la région, l’ANOVA montre que la collaboration varie selon les provinces. Cinq zones apparaissent : le Québec, l’Ontario, l’Alberta, la Saskatchewan et le reste du pays (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve-et-Labrador, Manitoba, Colombie-Britannique et les Territoires). En incluant ces variables dans l’analyse, nous tenons compte de plusieurs éléments de l’environnement non disponibles dans la base de données utilisée. Étant donné qu’au Canada, les politiques éducatives et sociales sont du ressort des gouvernements provinciaux, les mesures d’intensification de la collaboration entre les enseignants varient d’une province à l’autre, d’autant que les réformes scolaires diffèrent et ne sont implantées ni au même moment ni de la même manière. La taille de la municipalité permet de tenir compte de divers aspects socio-économiques liés au milieu. Dans la conjoncture canadienne actuelle, on assiste partout à un accroissement de la population urbaine à cause de l’exode rural et de l’immigration. Il s’ensuit une accentuation des écarts démographiques entre les deux milieux. Les zones rurales sont caractérisées par des populations plus ou moins homogènes quant aux caractéristiques socio-économiques (revenu, profession et degré d’instruction) et à la composition ethnique/culturelle. Par contre, les villes ont des populations nettement plus hétérogènes : les écarts de revenus et d’instruction, la diversité des métiers et des professions et la pluralité ethnique ou culturelle y sont nettement plus prononcés.

31Les écoles qui desservent ces deux milieux reflètent leurs caractéristiques. Dans les villes de taille moyenne ou grande, les clientèles scolaires ont tendance à être plus hétérogènes sur le plan socio-économique et ethnique, alors que, dans les milieux ruraux, les écoles sont relativement de petite taille et homogènes.

32Enfin, l’analyse tient également compte de trois caractéristiques personnelles : le genre, l’expérience professionnelle en enseignement et le plus haut degré de scolarité atteint par le répondant.

Résultats

33Nous avons d’abord examiné les caractéristiques descriptives (la moyenne et l’écart-type) de la variable dépendante et des variables indépendantes. Les résultats (tableau 2) révèlent que, sur une échelle de 6, la moyenne de l’indice global de collaboration entre les enseignants (4,12) est relativement élevée, puisqu’elle est supérieure au point milieu (3,00). La désirabilité sociale joue sans doute, poussant vers le haut l’indice de collaboration. Son écart-type (1,05) est aussi relativement élevé, indiquant que la collaboration est plus fréquente dans certaines écoles que dans d’autres.

Tableau 2

Coefficients de corrélation entre la collaboration et les variables indépendantes

Tableau 2
(1) (2) (3) (4) (5) (6) Moyenne Écart -type (1) Collaboration entre enseignants - - - - - - 4,12 1,05 (2) Satisfaction par rapport à l’organisation du travail 34*** - - - - - 3,78 1,13 (3) Satisfaction à l’égard des rapports avec les membres de l’équipe-école 39*** 51*** - - - - 4,59 86 (4) Sentiment de compétence lié à la formation initiale 13*** 15*** 11*** - - - 3,36 1,11 (5) Sentiment de compétence lié à la formation continue 37*** 29*** 26**** 14*** - - 3,52 1,16 (6) Préoccupations pédagogiques 23*** 05* 13*** 11*** 21*** - 4,09 91 Note : *; p < 0,05; *** : p < 0,001.

Coefficients de corrélation entre la collaboration et les variables indépendantes

34Pour les variables indépendantes, les moyennes des scores aux indices globaux sont relativement élevées, puisque leurs valeurs respectives sont supérieures au point milieu de l’échelle (3,00). Les écarts-types respectifs sont hauts, révélant des différences importantes entre les répondants. Les résultats laissent donc croire qu’il existe des écarts relativement sérieux entre les enseignants concernant la satisfaction par rapport à l’organisation du travail, le sentiment de compétence lié à la formation initiale ou continue et à leurs préoccupations pédagogiques.

35L’examen du degré de corrélation entre la collaboration et chacune des variables indépendantes indique (tableau 2) que cette corrélation est à la fois positive et significative, laissant présumer que ces variables expliquent une part importante de la variance de la collaboration entre les enseignants. Les variables indépendantes sont aussi corrélées entre elles : les enseignants, satisfaits de l’organisation du travail et des rapports sociaux à l’école, ont tendance à montrer un fort sentiment de compétence et à affirmer leurs préoccupations pédagogiques à propos de la formation des élèves et vice-versa. Cependant le degré de corrélation observé est faible (r < 0,40) dans la plupart des cas. À titre d’exception, on observe une corrélation relativement élevée entre la satisfaction par rapport à l’organisation du travail et la satisfaction à l’égard des rapports sociaux avec les membres de l’équipe-école (r = 0,51). Dans tous les cas, comme aucun coefficient de corrélation n’est supérieur à 0,60, rien n’indique qu’il pourrait y avoir une quelconque colinéarité.

36Afin de déterminer l’influence des variables indépendantes sur la pratique de collaboration entre enseignants, nous avons effectué une analyse de régression multiple (tableau 3). Dans le modèle 1 (dit modèle complet) toutes les variables indépendantes sont incluses. Les résultats montrent que la proportion de la variance expliquée par ce modèle est relativement importante (R2 = 31,3%). Toutefois, seules quelques variables indépendantes sont significativement associées à la collaboration entre enseignants. Dans le modèle 2, la procédure ascendante est utilisée pour obtenir un modèle parcimonieux, c’est-à-dire incluant uniquement les variables indépendantes qui exercent une influence significative sur la variable dépendante. Les résultats (modèle 2) montrent que la proportion de la variance expliquée diminue légèrement par rapport au modèle 1, passant de 31,3% à 30,6%. Le tableau 3 indique également la variance attribuée à chaque variable.

37Catégories de référence : a : autres régions (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve-et-Labrador, Manitoba, Colombie-Britannique et les territoires) ; b : moins de 5 000 habitants ; c : milieu socio-économique moyen ou favorisé ; d : baccalauréat.

Tableau 3

Coefficients de régression linéaire

Tableau 3
Modèle 1 Modèle 2 Variation de R2 Variables indépendantes Cadre organisationnel 0,168 Satisfaction par rapport à l’organisation du travail 0,138*** 0,142*** 0,014 Satisfaction à l’égard des rapports avec les membres de l’équipe-école 0,230*** 0,226*** 0,154 Sentiment de compétence 0,078 lié à la formation initiale 0,062* 0,052* 0,003 lié à la formation continue 0,197*** 0,199*** 0,075 Préoccupations pédagogiques 0,126*** 0,135*** 0,026 Variables de contrôle Caractéristiques de l’environnement 0,026 Régions Québec -0,051 - Ontario 0,083** 0,127*** 0,012 Saskatchewan -0,042 - Alberta 0,088** 0,112*** 0,011 Taille de la municipalité b 5 000 – 25 000 habitants 0,007 - 25 000 – 100 000 habitants 0,052 - 100 000 – 500 000 habitants 0,081** 0,055* 0,003 Plus de 500 000 habitants 0,048 - Milieu socio-économique (défavorisé)c -0,006 - Ordre d’enseignement (primaire) -0,023 - Caractéristiques personnelles 0,016 Expérience professionnelle ,102*** 0,101*** 0,008 Genre (femme) 0,093*** 0,091*** 0,008 Niveau de scolarité d Diplôme ou certificat supérieur au bac 0,010 - Maîtrise ou doctorat 0,030 - R2 0,313 0,306 N 1 322 1 322 Note : *; p < 0,05; ** : p < 0,01; *** : p < 0,001.

Coefficients de régression linéaire

Dans l’ensemble, l’intensification de la collaboration est significativement associée à la satisfaction à l’égard de l’organisation, au sentiment de compétence des enseignants et à leurs préoccupations pédagogiques. La collaboration a tendance à être plus fréquente chez les enseignants qui sont davantage satisfaits de l’organisation, ont un sentiment de compétence élevé et sont préoccupés de la formation des élèves. Toutefois, c’est l’organisation qui constitue le facteur le plus important pour rendre compte de la collaboration entre les enseignants. À lui seul, ce facteur explique 16,8% de la variance observée, soit 55% () de la variance expliquée par l’ensemble du modèle. La satisfaction à l’égard des rapports sociaux avec les membres de l’équipe-école est de loin la variable qui explique la part la plus importante de la variance du modèle (15,4%, soit 50% de la variance totale expliquée).

38Tout porte à croire que la collaboration pédagogique n’est pas seulement liée à la motivation des enseignants à résoudre les problèmes ou à être efficaces, mais également à l’implication et au soutien des autres membres de l’équipe-école (directeur, personnel professionnel non enseignant ou de soutien, parents) auprès des enseignants. La satisfaction à l’égard de l’organisation du travail (autonomie professionnelle, responsabilité, charge de travail) influence aussi de façon statistiquement significative l’intensité du travail collectif entre enseignants, mais dans une moindre mesure que la qualité des rapports sociaux à l’école.

39Concernant le sentiment de compétence professionnelle, le travail collectif a tendance à être plus fréquent chez les enseignants qui se disent plus compétents après une formation continue, celle-ci leur ayant permis d’approfondir leurs connaissances dans les matières enseignées, d’aider les élèves à apprendre, d’évaluer les connaissances et les compétences des élèves, etc. La collaboration est aussi significativement associée à la pertinence de la formation initiale (maîtrise des contenus enseignés, maintien de la discipline parmi les élèves, etc.), mais sa contribution à la variance (0,3%) est très faible comparativement à celle de la formation continue (7,5%). Pour les préoccupations pédagogiques, les résultats confirment que le travail collectif est davantage valorisé chez les enseignants davantage soucieux de l’intégration des élèves des différents groupes socio-économiques, de la préparation des élèves aux examens standardisés, de leur préparation à la vie adulte, du développement de la méthode scientifique ou de la diminution de l’indiscipline, mais la contribution de cette variable est également faible, soit 2,6%.

40Enfin, pour les variables de contrôle (caractéristiques personnelles et de l’environnement), les résultats révèlent que la collaboration entre les enseignants varie légèrement, mais de façon statistiquement significative selon la région, la taille de la municipalité, le genre et l’expérience professionnelle. Elle est plus fréquente chez les enseignants de l’Ontario et de l’Alberta, comparativement aux autres régions canadiennes. Elle semble également plus fréquente dans les établissements situés dans les agglomérations de taille moyenne (100 000 à 500 000 habitants), comparativement aux municipalités de petite taille (moins de 100 000) ou de grande taille (500 000 ou plus). Elle a tendance à être plus fréquente chez les femmes et chez les enseignants ayant une expérience relativement longue dans le métier d’enseignant. Au total, la part de la variance expliquée par les caractéristiques de l’environnement et les caractéristiques personnelles des enseignants demeure faible (4,2%).

Conclusion

41Cet article voulait explorer les facteurs qui favorisent la collaboration entre enseignants dans l’accomplissement de leur fonction éducative. À la lumière de la littérature existante sur la collaboration et des données empiriques dont nous disposions, nous avons élaboré et testé un modèle théorique permettant de comprendre le cadre dans lequel l’intensification du travail collectif des enseignants serait envisagée avec succès, tout au moins en partie. Ce modèle est articulé autour de l’hypothèse d’une intensification du travail collectif sous l’influence de trois facteurs : l’organisation, le sentiment de compétence professionnelle et les préoccupations pédagogiques des enseignants à l’égard de la formation des élèves. Les résultats obtenus (tableau 3) s’inscrivent dans les perspectives d’études antérieures. Ainsi, Tilman & Ouali (2001) ont soutenu que la collaboration est un facteur de mobilisation pour améliorer l’environnement socio-éducatif des écoles. Ils observent une forte corrélation entre plusieurs éléments de l’organisation et la collaboration entre enseignants notamment que, là où les enseignants collaborent entre eux, les parents sont impliqués dans les activités de l’école et sont informés des progrès de leurs enfants ; que la collaboration avec le directeur d’école est étroite pour améliorer la qualité de l’instruction. La collaboration entre enseignants augmente le degré de certitude dans l’action, la confiance en soi et la motivation sur lesquelles repose leur engagement à s’attacher à l’amélioration de la réussite éducative. Enfin, la collaboration aurait pour effet de rendre les enseignants plus ouverts au changement.

42Toutefois, Tilman & Ouali (2001) se sont limités à décrire les éléments qui caractérisent l’environnement de la collaboration dans les établissements scolaires, sans chercher à comprendre le lien de causalité entre eux et la collaboration. Sur ce point, notre étude présente deux intérêts. Premièrement, elle démontre que, même si la collaboration et plusieurs éléments de l’organisation s’influencent mutuellement, c’est l’organisation qui agit sur elle et non l’inverse, ce qui rejoint ce qu’avance Gather Thurler (1994). Pour elle, la collaboration entre enseignants est fortement influencée par le mode de relations caractérisant une école : “Le mode dominant de relations professionnelles agit sur le sentiment d’appartenance à une communauté ou au contraire de solitude, de solidarité ou chacun pour soi. Ces sentiments influencent le degré de sécurité, de prise de risque, d’auto-évaluation et de d’autocritique de chacun, sa capacité de repenser lucidement sa pratique ou d’assumer les moments de déprime ou de ‘burn out’. Le mode dominant de relations professionnelles détermine en partie la capacité de traiter les nouvelles idées à l’échelle de l’établissement, de les discuter, affiner, enrichir par un dialogue formel ou informel, donc de favoriser l’appropriation collective à l’échelle locale” (Gather Thurler 1994, 19).

43L’instauration d’une organisation favorable à la collaboration incombe surtout aux chefs d’établissement. En effet, comme le soulignent Tilman & Ouali (2001), ceux-ci jouent le rôle de modérateur entre l’école et l’environnement externe (les parents, la communauté locale et les autorités publiques, les autorités scolaires locales, régionales et nationales). À l’interne, le rôle du directeur d’école consiste à tracer pour ses collaborateurs (enseignants, autres personnels, élèves) des orientations facilitatrices, à placer l’apprentissage des élèves au centre des préoccupations et à partager l’exercice du pouvoir avec les enseignants et les autres partenaires. En tant que chefs, les directeurs doivent avoir les capacités de faire fructifier les connaissances et habiletés des enseignants et de développer une communauté de professionnels dont le sentiment de compétence est renforcé par la collaboration et l’exercice collectif du pouvoir. En ce sens, la collaboration devient un acte de pouvoir.

44Deuxièmement, notre étude montre que, comme toute autre pratique organisationnelle, l’intensification du travail collectif exige des habiletés qu’on ne peut pas acquérir uniquement sur le tas, qu’il faut apprendre systématiquement par la voie de la formation initiale ou continue. Les enseignants ont besoin d’être formés sur l’intérêt et la manière de collaborer entre eux pour améliorer leurs modes de transmission des savoirs, d’évaluation et de formation des élèves. Ce processus de formation continue que Petitpierre (2001) qualifie de “professionnalisation des enseignants” consiste à former des praticiens réflexifs ou des enseignants experts. Son but ultime consisterait à doter les enseignants des habiletés nécessaires pour “construire eux-mêmes une large part de l’innovation, qui consiste ensuite pour l’essentiel à mettre en place des situations permettant aux élèves de construire eux-mêmes leurs apprentissages” (Petitpierre 2001, 164). Cet article montre que plus les enseignants ont le sentiment d’être compétents, plus ils ont tendance à intensifier leur collaboration. Non seulement, une bonne formation initiale ou continue doit fournir les habiletés de participer au travail collectif, mais elle nourrit l’assurance, l’estime de soi, la confiance aux autres, conditions essentielles pour s’ouvrir à la collaboration. Le sentiment de compétence doit être compris comme une caractéristique individuelle et comme une ressource essentielle dans la modification de l’exercice du pouvoir dans les établissements scolaires.

45Enfin, les enseignants intensifient la collaboration lorsqu’ils partagent certaines préoccupations pédagogiques suffisamment importantes à leurs yeux pour justifier des échanges entre eux sur leurs solutions. Ainsi, la collaboration fait sens.

Bibliographie

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Mise en ligne 03/01/2010

https://doi.org/10.3917/es.023.0059

Notes

  • [1]
    Recherche subventionnée par le Conseil de Recherche en Sciences Sociales et Humaines du Canada, dans le cadre du programme des Grands Travaux de Recherche.
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