EcoRev' 2019/1 N° 47

Couverture de ECOREV_047

Article de revue

Le biorégionalisme américain

Un outil pour repenser nos territoires

Pages 85 à 95

Notes

  • [1]
    Mathias Rollot, Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, François Bourin, 2018.
  • [2]
    Sur leur distinction nécessaire, voir Jean-Baptiste Fressoz, « La collapsologie. Un discours réactionnaire », Libération, 7 novembre 2018.
  • [3]
    Pierre Kropotkine, L’entraide. Un facteur de l’évolution, Bruxelles, Éd. Aden, 2015 [1902].
  • [4]
    Pour une étude compréhensive d’autres courants plus anciens ou proches (le regional planning de Mumford et MacKaye, le régionalisme français), voir Thierry Paquot, « De la biorégion urbaine. Une approche rétro-prospective », in Muriel Delabarre & Benoît Dugua (eds.), Faire la ville par le projet, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2018,
  • [5]
    Cheryll Glotfelty & Eve Quesnel (eds.), The biosphere and the bioregion : Essential writings of Peter Berg, Londres, Routledge, 2014, p.17.
  • [6]
    Doug Aberley, « Interpretating bioregionalism : A story from many voices », in M.V. McGinnis (ed.), Bioregionalism, Londres, Routledge, 1999, p. 13-42.
  • [7]
    Doug Aberley, Boundaries of home : Mapping for local empowerment, Philadelphie, New Society Publishers, 1993, p. 1-2.
  • [8]
    Voir les reportages vidéo disponibles en ligne sur des ateliers de cartographie participative réalisés par Doug Aberley (Maps with teeth, « Ways we live » series) ou Peter Berg (« Bioregional workshop, San Francisco 2011 »).
  • [9]
    Peter Berg, Beryl Magilavy & Seth Zuckerman, A green city program for San Francisco Bay area cities and towns, San Francisco, Planet Drum Foundation, 1989 ; Jennifer Wolch, « Zoöpolis », in Id. & Jody Emel (eds.), Animal geographies : Place, politics and identity in the nature-culture bor derlands, Londres, Verso, 1998.
  • [10]
    Mathias Rollot, Critique de l’habitabilité, Libre & Solidaire, 2017.
  • [11]
    Corine Pelluchon, Les nourritures, Éd. du Seuil, 2015, p. 10.
  • [12]
    Mike Carr, Bioregionalism and civil society : Democratic challenges to corporate globalism, Vancouver, UBC Press, 2003, p. 72.
  • [13]
    Joshua Lockyer & James R. Veteto (eds.), Environmental anthropology engaging ecotopia : Bioregionalism, permaculture, and ecovillages, New York, Berghahn, 2013.
  • [14]
    Alice Gaillard & Céline Deransart, Les Diggers de San Francisco, documentaire vidéo, 1998.
  • [15]
    Nicolas Buclet (ed.), Essai d’écologie territoriale. L’exemple d’Aussois en Savoie, CNRS Éd., 2015.
  • [16]
    Kirkpatrick Sale, Dwellers in the land : The bioregional vision, San Francisco, Sierra Club books, 1985, p. 53.
  • [17]
    Mathias Rollot, « Synergies biorégionales. Quelques enjeux conceptuels et architecturaux », in Roberto D’Arienzo & Chris Younès (eds.), Synergies urbaines. Pour un métabolisme collectif des villes, Genève, Métispresses, 2018, p. 221-236.
  • [18]
    Daniela Poli, Formes et figures du projet local. La patrimonialisation contemporaine du territoire, Eterotopia, 2018.
  • [19]
    Federico Ferrari, « Alberto Magnaghi, de la ville-usine au genius loci », Métropolitiques, 12 novembre 2018, sur : metropolitiques.eu ; voir aussi Federico Ferrari, Paysages réactionnaires. Petit essai contre la nostalgie de la nature, Eterotopia, 2016.
  • [20]
    D. Poli, Formes et figures du projet local, op. cit., p. 139.
  • [21]
    Derrick Jensen, « Introduction », in Aric McBay, Lierre Keith & D. Jensen (eds.), Deep green resistance : Strategy to save the planet, New York, Seven Stories Press, 2011, p. 19.
  • [22]
    Mathias Rollot, « Aux origines de la biorégion. Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens », Métropolitiques, 22 octobre 2018, sur : metropolitiques.eu
  • [23]
    Éric Chauvier, Les mots sans les choses, Allia, 2018.
  • [24]
    Alberto Magnaghi, Soirée-débat « Grand Paris Biorégion ? », Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2 décembre 2015, vidéo de l’AIGP sur : Youtube, 16 février 2016.
  • [25]
    Kirkpatrick Sale, Dwellers in the land : The bioregional vision, San Francisco, Sierra Club Books, 1985, p. 179.
  • [26]
    « Aux sources du biorégionalisme », propos de Peter Berg recueillis par Alain de Benoist et Michel Marmin, Éléments, 100, 2001.
  • [27]
    Jean Jacob, « Biorégionalisme, danger », La Décroissance, 32, juin 2006.
  • [28]
    François, Stéphane. « La Nouvelle Droite et l’écologie. Une écologie néopaïenne ? », Parlement[s], Revue d’histoire politique, XII, 2, 2009, p. 132-143.
  • [29]
    Thierry Paquot, « De la biorégion urbaine », loc. cit., p. 239.

1Les débats vont bon train aujourd’hui : un effondrement sociétal découlera-t-il nécessairement de l’effondrement écologique en cours [2] ? Et surtout, quelles formes politiques pourraient permettre d’accompagner ou, au contraire, de résister à cet avenir catastrophique ? Les hypothèses courantes évoquent deux extrêmes dystopiques. Ou bien, suivant les premières propositions d’Hans Jonas dans son Principe responsabilité (1979), l’avènement d’un réseau international de gouvernements autoritaires s’avérera capable de forcer les foules inconscientes dans cette transition un peu rude. Ou bien, suivant les appels plus nihilistes de groupes idéologiques violents comme le Comité Invisible, il faudra compter sur l’avènement d’un chacun pour soi sans foi ni loi, et refuser même les rêves et probabilités d’entraide formulés par Kropotkine [3], ou les réseaux de solidarités et de micro-actions innocentes initiés par Pierre Rahbi (Colibris et autres). Tandis que ces deux modèles – totalitarisme institutionnel ou jungle nihiliste – peinent à convaincre, un troisième horizon, plus raisonnable et probable existe pourtant. Il offre à penser une échelle intermédiaire entre situation globale et action individuelle, celle de territoires qui accueillent des communautés « habitantes » à la fois humaines et non humaines formant « biorégion ». Cette voie, ouverte il y a quarante ans en Californie, est à peine défrichée aujourd’hui en France. En quoi cette idée « biorégionaliste » pourrait-elle aider à renouveler nos points de vue courants sur les avenirs ouverts aux habitations et territoires déprimés ?

Un éco-anarchisme radical, libertaire et concret

2Pour l’universitaire américaine Cheryll Glotfelty, spécialiste du mouvement, le biorégionalisme est né au début des années 1970 [4] de la rencontre entre l’éco-anarchiste Peter Berg, l’universitaire Raymond Dasmann et le poète militant Gary Snyder. Ceux-ci « combinèrent l’idée de Dasmann selon laquelle il était possible de définir des régions depuis leurs caractéristiques naturelles, l’intérêt de Snyder pour les pratiques particulières de subsistance développées localement et l’intuition de Berg selon laquelle la solution devait venir d’un retour à la Nature des gens eux-mêmes » [5]. Développé dès 1973 et jusqu’à aujourd’hui par le biais de l’association Planet Drum Foundation animée par le couple Peter Berg et Judy Goldhaft, le courant biorégionaliste est devenu un mouvement international aux résonances et modalités d’action multiples. Il est bien installé en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Italie et au Japon grâce à des centaines de publications – théoriques et pratiques – qui concourent globalement à préciser et poursuivre les motions libertaires, écocentrées et décentralisatrices des origines.

3Si l’on sursoit à des divergences de points de vue mineures et inévitables entre des auteurs, époques et territoires, il devient tout à fait possible de formuler une synthèse des grandes positions biorégionalistes. C’est ce qu’a fait notamment Doug Aberley en 1999 dans un article de référence sur la question [6]. Ayant moi-même proposé un développement complet sur le sujet dans l’ouvrage Les territoires du vivant, je me bornerai ici à expliciter quelques-unes des pistes politiques (a), philosophiques (b), culturelles (c), économiques (d) et écologiques (e) ouvertes par le mouvement, de façon assez synthétique et sans volonté d’exhaustivité. Cela, en guise d’introduction aux idées biorégionalistes d’une part, pour proposer quelques outils de gouvernance et de conception biorégionalistes d’autre part, et pour éclaircir enfin quelques points théoriques qui nous serviront ensuite à différencier ce courant originel de ses dérives émergentes en France.

4(a) Politiquement parlant, tout d’abord, en envisageant d’articuler les problématiques globales à l’échelle des territoires, l’idée biorégionaliste constitue une politique appliquée de décentralisation radicale. À partir de valeurs naturelles et populaires à la fois, elle est une vision éco-anarchiste fondée sur la participation de toutes et tous à la préservation du cadre bâti, de sa durabilité et de son hospitalité pour toutes les espèces l’habitant. Elle offre une palette nouvelle d’outils concrets pour travailler avec la population habitante sur les conditions de cette habitation et son partage dans les contextes actuels et à venir, par le biais notamment de stratégies comme la « cartographie participative ». Celle-ci consiste en une enquête collective sur le contenu et les limites du territoire habité ; de sorte que les intervenants dans la discussion ne concourent pas simplement à en faire émerger le dessin, mais enseignent et apprennent aussi le sens de ce lieu avec ses occupants divers, et les manières d’y vivre de façon durable et équitable à la fois. Sur cette « cartographie participative » biorégionaliste et sur ses raisons d’être profondes, Doug Aberley s’est exprimé avec force :

5

Dans notre société de consommation, la cartographie est devenue une activité réservée aux puissants, convoquée dans le but de délimiter les “propriétés” des États-Nations et des multinationales. La fabrication de carte a été récupérée par les spécialistes, leurs satellites et autres arsenaux techniques complexes. Le résultat est que, bien que nous ayons un accès facilité aux cartes produites, nous avons aussi perdu notre capacité à conceptualiser, produire et utiliser des images des lieux – compétences que nos ancêtres affinaient de siècle en siècle. […] Étant plus cynique encore, on pourrait dire que la cartographie a été volée au peuple pour être transformée en une nouvelle stratégie policière conçue pour aider au projet d’homogénéisation des 5 000 cultures humaines en un seul et unique marché malléable et docile. En tant qu’entité collective, nous avons perdu nos langues, oublié nos chansons et nos légendes, et maintenant nous ne pouvons même plus concevoir l’espace le plus fondamental de nos vies : notre chez-nous (home) [7].

6Ni sondage, ni référendum, ni agora, la politique biorégionaliste s’actualise dans le réel avec des crayons, du papier et de la bonne humeur… [8].

7(b) Philosophiquement parlant, ensuite, en proposant une éthique écocentrée capable d’envisager les droits du vivant dans sa diversité d’être, de désirs et d’intérêts [9], ce mouvement ouvre un imaginaire « antispéciste» holistique complet qui dépasse les fractures entre théorie et pratique, idée et réalisation. Le biorégionalisme propose une vision éthique imagée et concrète de ce que signifie co-habiter ce monde. Il dépasse les métaphysiques abstraites, difficilement appropriables voire brumeuses, auxquelles nous sommes habitués sur la question philosophique de l’« habiter » [10]. La philosophe Corine Pelluchon avait relevé à juste titre que les philosophies environnementales – elle pensait aux éthiques anglo-saxonnes héritières d’Aldo Leopold ou à l’éthique du futur de Hans Jonas – « n’ont pas proposé une ontologie susceptible de fournir une assise conceptuelle à l’organisation sociale et politique que les écologistes appelaient de leurs vœu [11] ». Une remarque pertinente, à laquelle répond directement la concrétude biorégionaliste.

8(c) Culturellement parlant, en favorisant un sentiment d’appartenance basé sur des éléments non humains (géographiques, biodiversitaires, paysagers, climatiques, etc.), l’idéologie biorégionaliste contribue à déplacer, justement, les fondements identitaires vers des objets moins anthropiques. De fait, l’implication de chacune et chacun peut dès lors ouvrir sur un « conservatisme » qui ne soit pas réactionnaire mais écologiste, non pas passéiste mais avant-gardiste, non pas forclos sur les peuples mais concentré sur les milieux naturels. Autrement dit, si les liens qui fondent une communauté relèvent du naturel et non du culturel, c’est pour une forêt et non pour un drapeau que peuvent se battre ses habitants ; pour une espèce animale et non pour une couleur de peau ; pour une vitalité éco-systémique et non en vertu d’une quelconque histoire géopolitique, de ses gloires passées et autres fantasmes collectifs. En résumant : peu importe la couleur de peau des réhabitants, l’important pour l’éthique biorégionaliste est qu’ils sachent contribuer à une habitation durable du territoire qu’ils occupent ! Ainsi, l’auteur d’un ouvrage remarqué sur le mouvement biorégionaliste, Mike Carr, précisait avec raison qu’au sein du courant, « il existe un grand respect pour la diversité culturelle, sociale et religieuse. Le biorégionalisme est riche de toute la diversité des peuples, des idées et des mouvements sociaux dont il est né » [12]. C’est cette ouverture culturelle, rendue possible par le déplacement de la focale vers des valeurs naturelles, qui différencie fondamentalement le biorégionalisme des mouvements « régionalistes » traditionnels.

9(d) Économiquement parlant, la biorégion est un cadre conceptuel pour penser et favoriser l’autonomie économique et productive d’une intrication équitable entre urbain et ruralité [13]. Ce qui amène à penser ces communautés dans leurs réseaux, dans les infrastructures qui les relient et qu’elles forment, dans la façon dont elles continuent à échanger entre elles et même à une échelle plus grande. Autonomie ne signifie jamais autarcie. Pour envisager pleinement l’articulation ville-campagne proposée par le mouvement dans une optique anticapitaliste, il importe de se rappeler la filiation biorégionaliste avec le mouvement Diggers prônant la gratuité et la liberté, la distribution de repas, de soins médicaux et de vêtements gratuits en guise de transition vers un monde sans monnaie. Car c’est cela même qui fonde, dans l’esprit de nombreux biorégionalistes, les racines anticapitalistes inhérentes à cette vision écologique décentralisatrice. À savoir, sous la plume de Peter Berg :

10

La biorégion, comme un endroit que l’on partage, c’est l’idée de la zone libre. Chaque biorégion doit avoir son propre gouvernement, c’est l’autonomie. La décentralisation en tant qu’idée écologique rejoint l’idée Digger du “choisis ton action à l’endroit où tu vis”. Pour moi, les sédiments Diggers se sont transformés en sédiments écologiques, où les gens font partie du lieu où ils vivent. Ils font partie de la nature, et la nature est le sujet[14].

11(e) Écologiquement parlant, comparée à d’autres façons de conceptualiser et de mesurer les « métabolismes territoriaux », la pensée biorégionaliste est un ensemble qui pour être moins rigoureusement « scientifique » n’oublie jamais d’associer éthique et esthétique, fond et forme, contenant et contenu, établissements humains et humanités. Écologie poétique, mystique, rêvée et librement interprétée, elle offre un cadre moins technique, scientifique et austère que d’autres propositions contemporaines en la matière – pensons notamment à un intéressant, mais difficile et un peu inaccessible Essai d’écologie territoriale récemment paru [15]. En effet, comme le remarquait déjà Kirkpatrick Sale en 1985, l’implication de tous dans un territoire écologique perceptible, accessible – et donc nécessairement aussi local d’un point de vue scalaire qu’approprié par chacun d’un point de vue symbolique – est une condition incontournable à la durabilité éco-systémique de la biosphère elle-même :

12

Le seul moyen pour que les gens adoptent un “bon comportement” et agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret, et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème — et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. C’est-à-dire que cela peut être fait lorsque les forces du gouvernement et de la société sont encore reconnaissables et compréhensibles, lorsque les relations entre les choses sont encore intimes et lorsque les effets des actions individuelles encore visibles ; lorsque l’abstrait et l’intangible s’effacent pour laisser place à l’ici et au maintenant, à ce que l’on voit et ce que l’on sent, au réel et au connu[16].

13En tous ces sens particuliers, il semble possible et souhaitable de travailler à inventer une rencontre heureuse entre les vues biorégionalistes et nos problématiques contemporaines locales pour inventer une échelle de gouvernance écologique et humaniste à la fois. Faire cela sérieusement supposerait, toutefois, de prendre la peine de différencier ce courant originel d’avec les dérives, volontaires ou non, que véhiculent ses versions européennes.

Politiques biorégionalistes. Attention aux dérives !

14Il faut dire à quel point très peu d’apports satisfaisants semblent émerger du concept tel qu’il se présente aujourd’hui dans l’aire francophone. C’est plutôt la vision territorialiste italienne du concept de biorégion qui est la plus connue et citée en France depuis quelques années (qui plus est, dans les milieux de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage). Or, cette reprise italienne tardive (années 2010) et la déformation qu’elle induit de la notion de « biorégion » – devenue, à Florence, une « biorégion urbaine » – s’avèrent hautement problématiques.

15Relativement éloignée des sources américaines du mouvement [17], cette démarche explicitement anthropocentrée et patrimonialisante [18] apparaît à certains comme une pensée conservatrice, voire réactionnaire, peu à même d’offrir à nos réflexions éco-politiques un cadre de pensée favorable à la discussion prospective critique. Ainsi pour Federico Ferrari, l’urbaniste historique du mouvement Alberto Magnaghi tombe dans « la rhétorique consensuelle du naturalisme esthétisant, de l’artisanat stéréotypé et de l’identité figée », de sorte qu’en définitive le « projet local » de l’école florentine se présente comme une réponse « inadéquate, voire dangereuse » [19]. En centrant le regard sur les établissements humains et leur valeur paysagère, traditionnelle, culturelle et historique, la vision territorialiste prendrait le risque d’une proximité délicate avec les pensées localistes xénophobes. Comment, en effet, ses valeurs et revendications sur le « bien commun » ou la « conscience du lieu » pourraient-elles réellement épouser les valeurs communistes ou écologistes au sens que l’entendent les territorialistes aujourd’hui ? En faisant, par exemple, l’éloge des événements qui « ont permis la “patrimonialisation” de la ressource avec un processus de rétro-innovation qui a su réinventer la tradition » [20], Daniela Poli travaille-t-elle au développement d’outils théoriques réellement efficaces pour lutter contre la montée des extrêmes droites dans son pays et en Europe ?

figure im1

16Il me semble, pour ma part, que la violence des tendances contemporaines au repli identitaire, au passéisme ou à l’abandon de toute forme de solidarité face aux événements migratoires n’est pas à prendre à la légère, et toute imprécision sur le sujet du circuit court est une brèche dans laquelle vient se nicher aussitôt le protectionnisme anthropologique – avec toutes les conséquences immorales que ses préjugés peuvent induire. N’en déplaisent aux tenants de l’éthique des vertus, les bonnes intentions n’ont jamais suffi à faire de l’action et ses conséquences des armes morales sans ambiguïtés. Car, comme le souligne l’activiste américain Derrick Jensen :

17

Ceux qui viendront après nous, qui hériteront de ce qu’il restera du monde une fois que cette culture aura été paralysée, […] nous jugerons en fonction de la santé des territoires que nous leur laisserons. Ils n’auront que faire de la manière dont vous et moi aurons vécu, de nos bonnes intentions, des efforts que nous aurons fournis. Ils n’auront que faire de notre intérêt pour le sort de la planète, de notre sagesse, de la non-violence ou du pacifisme dont nous aurons fait preuve. […] Ils se soucieront plutôt de savoir s’ils peuvent respirer l’air et boire l’eau de la planète. Nous pouvons fantasmer autant que nous le voulons sur un grand changement décisif, mais si personne, y compris les non-humains, ne peut respirer, cela n’aura pas grande importance[21].

18Comment alors concourir à formuler des outils conceptuels et pragmatiques efficaces pour préserver la santé des territoires ? Il me semble que, quoi que puisse vouloir en faire l’école territorialiste, la pensée patrimonialiste n’est pas un outil conceptuel sain, adapté à notre époque de bouleversements, d’incertitudes et d’angoisses. Hélas, la grande réputation du fondateur de l’école territorialiste Alberto Magnaghi – certes, à de nombreux égards, justifiée – a regrettablement bloqué les débats empêchant toute remise en perspective politique et critique de sa propre réflexion. De sorte qu’un peu partout, on parle d’ores et déjà de « biorégion urbaine », ce nouveau concept en vogue, sans s’interroger plus en amont sur le sens même de cette expression étrange et sans doute vide de sens [22]. Dit en synthèse, la « biorégion », à peine apparue sur le territoire français, semble déjà un mythe, une fiction théorique au sens que donnait récemment l’anthropologue Éric Chauvier à ce terme [23].

19En tant qu’historien et théoricien du courant, je suis personnellement opposé à l’idée qu’il faille « reconstruire la biorégion qui existait » [24], pour autant, d’une part, qu’il est, d’un point de vue éthique, hors de question de viser un retour à des états précédents du territoire (fantasmés ou réels peu importe) et, d’autre part, que l’idée biorégionale est nouvelle, et de fait nécessairement inédite et ouverte sur l’avenir. Le concept de « biorégion » invite à penser des associations nature-culture situées qui soient équitables et durables : ce qui n’est pas une analyse, mais une hypothèse et une proposition !

20Dès lors, si sociétés biorégionales il peut y avoir à l’ère anthropocène, ce sont des formes inédites, complexes, partiellement numériques et mondialisées dont il s’agira nécessairement. Le modèle biorégional n’est donc pas à « redécouvrir », il reste à inventer ! Ce qu’avaient bien compris les fondateurs américains du mouvement – dont témoignent leurs analyses et actions alternatives, avant-gardistes, multiculturelles et libertaires. Ainsi, les écologistes Peter Berg et Raymond Dasmann précisent bien dans leur article fondateur à quel point « les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels ». Autrement dit, oui, les nouveaux citoyens biorégionaux dont il est question sont aussi différents des colons du Vieux Continent que ceux-ci ne l’étaient des Amérindiens qu’ils ont massacrés. De sorte que nous n’avons ni à fantasmer de parfaites sociétés indigènes primitives (le bon sauvage restant un mythe), ni à poursuivre cette modernité mortifère qu’il nous faut aujourd’hui habiter malgré nous : le modèle biorégional est une proposition créatrice pour réinventer un futur encore inconnu, avec ses urgences, problématiques et opportunités particulières. Et Kirkpatrick Sale, de même, d’écrire que le projet biorégional « rêve sans aucun doute de choses qui n’ont encore jamais existé ; et pourtant, à bien y regarder, il n’est jamais fantastique, chimérique, idéaliste ou illusoire quand il est envisagé dans sa totalité » [25]. Tout reste à inventer, et c’est bien de créativité, de liberté, voire d’un peu de folie dont nous avons besoin pour tendre vers ces éco-anthroposystèmes durables et équitables pour le vivant dans son ensemble. Dès lors, évacuer avec les thèses territorialistes l’idée biorégionaliste serait jeter le bébé avec l’eau du bain – se priver des intuitions les plus stimulantes du mouvement californien originel.

21C’est pourtant ce qui a été fait en France quand le mouvement a fait surface au tournant des années 2000 par le biais d’un entretien de Peter Berg avec… Alain de Benoist ! Le texte, paru dans la revue « civilisationniste » Éléments[26] de l’intellectuel de la Nouvelle Droite, avait incité des journaux comme La Décroissance[27] à publier des appels à la méfiance sur le sujet « biorégionaliste ». Et comment ne pas les comprendre ? Si Stéphane François, Serge Champeau et d’autres ont proposé plusieurs explications à cette « convergence idéologique entre la Nouvelle Droite, aux positions antimodernes se référant à la Révolution conservatrice allemande, et les théoriciens du biorégionalisme » [28], c’est bien pour différencier toutefois l’histoire biorégionaliste américaine de ses récupérations françaises d’extrême droite avec leurs imaginaires romantiques, réactionnaires et enfermants. Une position clarificatrice que rejoint Thierry Paquot lorsqu’il écrit que sa « lecture de ces auteurs n’est pas la même que celle d’Éléments » : « Devrais-je ne plus les lire et les mentionner parce que cette revue en parle ? » La question est rhétorique : « Si la revue Éléments s’intéresse au biorégionalisme, elle ne rend pas pour autant cette notion douteuse et dangereuse, c’est à chaque lecteur d’exprimer sa position vis-à-vis d’elle, d’expliquer en quoi il s’en inspire dans sa vie de tous les jours, dans ses actions et sa réflexion ». Pour Paquot, le biorégionalisme « n’est pas de droite ou de gauche », et « dépasse, heureusement du reste, les ambitions politiciennes de cette vieille façon de faire de la politique pour inventer de nouvelles territorialités et temporalités d’une démocratie participative directe et locale » [29].

figure im2

22Ainsi en va-t-il donc de la « récupérabilité » du concept de biorégion, des enjeux politiques directs de ces débats, des sens à accorder au « biorégionalisme » en tant que mouvement pluriel, et des manières, plus ou moins détournées, de se saisir des outils qu’il propose. Quant à savoir ce que chacun choisira d’en faire…


Date de mise en ligne : 10/05/2019

https://doi.org/10.3917/ecorev.047.0085

Notes

  • [1]
    Mathias Rollot, Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, François Bourin, 2018.
  • [2]
    Sur leur distinction nécessaire, voir Jean-Baptiste Fressoz, « La collapsologie. Un discours réactionnaire », Libération, 7 novembre 2018.
  • [3]
    Pierre Kropotkine, L’entraide. Un facteur de l’évolution, Bruxelles, Éd. Aden, 2015 [1902].
  • [4]
    Pour une étude compréhensive d’autres courants plus anciens ou proches (le regional planning de Mumford et MacKaye, le régionalisme français), voir Thierry Paquot, « De la biorégion urbaine. Une approche rétro-prospective », in Muriel Delabarre & Benoît Dugua (eds.), Faire la ville par le projet, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2018,
  • [5]
    Cheryll Glotfelty & Eve Quesnel (eds.), The biosphere and the bioregion : Essential writings of Peter Berg, Londres, Routledge, 2014, p.17.
  • [6]
    Doug Aberley, « Interpretating bioregionalism : A story from many voices », in M.V. McGinnis (ed.), Bioregionalism, Londres, Routledge, 1999, p. 13-42.
  • [7]
    Doug Aberley, Boundaries of home : Mapping for local empowerment, Philadelphie, New Society Publishers, 1993, p. 1-2.
  • [8]
    Voir les reportages vidéo disponibles en ligne sur des ateliers de cartographie participative réalisés par Doug Aberley (Maps with teeth, « Ways we live » series) ou Peter Berg (« Bioregional workshop, San Francisco 2011 »).
  • [9]
    Peter Berg, Beryl Magilavy & Seth Zuckerman, A green city program for San Francisco Bay area cities and towns, San Francisco, Planet Drum Foundation, 1989 ; Jennifer Wolch, « Zoöpolis », in Id. & Jody Emel (eds.), Animal geographies : Place, politics and identity in the nature-culture bor derlands, Londres, Verso, 1998.
  • [10]
    Mathias Rollot, Critique de l’habitabilité, Libre & Solidaire, 2017.
  • [11]
    Corine Pelluchon, Les nourritures, Éd. du Seuil, 2015, p. 10.
  • [12]
    Mike Carr, Bioregionalism and civil society : Democratic challenges to corporate globalism, Vancouver, UBC Press, 2003, p. 72.
  • [13]
    Joshua Lockyer & James R. Veteto (eds.), Environmental anthropology engaging ecotopia : Bioregionalism, permaculture, and ecovillages, New York, Berghahn, 2013.
  • [14]
    Alice Gaillard & Céline Deransart, Les Diggers de San Francisco, documentaire vidéo, 1998.
  • [15]
    Nicolas Buclet (ed.), Essai d’écologie territoriale. L’exemple d’Aussois en Savoie, CNRS Éd., 2015.
  • [16]
    Kirkpatrick Sale, Dwellers in the land : The bioregional vision, San Francisco, Sierra Club books, 1985, p. 53.
  • [17]
    Mathias Rollot, « Synergies biorégionales. Quelques enjeux conceptuels et architecturaux », in Roberto D’Arienzo & Chris Younès (eds.), Synergies urbaines. Pour un métabolisme collectif des villes, Genève, Métispresses, 2018, p. 221-236.
  • [18]
    Daniela Poli, Formes et figures du projet local. La patrimonialisation contemporaine du territoire, Eterotopia, 2018.
  • [19]
    Federico Ferrari, « Alberto Magnaghi, de la ville-usine au genius loci », Métropolitiques, 12 novembre 2018, sur : metropolitiques.eu ; voir aussi Federico Ferrari, Paysages réactionnaires. Petit essai contre la nostalgie de la nature, Eterotopia, 2016.
  • [20]
    D. Poli, Formes et figures du projet local, op. cit., p. 139.
  • [21]
    Derrick Jensen, « Introduction », in Aric McBay, Lierre Keith & D. Jensen (eds.), Deep green resistance : Strategy to save the planet, New York, Seven Stories Press, 2011, p. 19.
  • [22]
    Mathias Rollot, « Aux origines de la biorégion. Des biorégionalistes américains aux territorialistes italiens », Métropolitiques, 22 octobre 2018, sur : metropolitiques.eu
  • [23]
    Éric Chauvier, Les mots sans les choses, Allia, 2018.
  • [24]
    Alberto Magnaghi, Soirée-débat « Grand Paris Biorégion ? », Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2 décembre 2015, vidéo de l’AIGP sur : Youtube, 16 février 2016.
  • [25]
    Kirkpatrick Sale, Dwellers in the land : The bioregional vision, San Francisco, Sierra Club Books, 1985, p. 179.
  • [26]
    « Aux sources du biorégionalisme », propos de Peter Berg recueillis par Alain de Benoist et Michel Marmin, Éléments, 100, 2001.
  • [27]
    Jean Jacob, « Biorégionalisme, danger », La Décroissance, 32, juin 2006.
  • [28]
    François, Stéphane. « La Nouvelle Droite et l’écologie. Une écologie néopaïenne ? », Parlement[s], Revue d’histoire politique, XII, 2, 2009, p. 132-143.
  • [29]
    Thierry Paquot, « De la biorégion urbaine », loc. cit., p. 239.

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