EcoRev' 2018/1 N° 46

Couverture de ECOREV_046

Article de revue

Penser global, agir local

Histoire d’une idée

Pages 19 à 30

Notes

  • [1]
    Mélanges, André Robinet (ed.), PUF, 1972, p. 1579.
  • [2]
    Pour la France, voir Geneviève Massard-­Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Éd. de l’EHESS, 2010.
  • [3]
    Union internationale pour la protection de la nature, puis Union internationale pour la conser­vation de la nature (uicn).
  • [4]
    Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie. Une critique du développement durable, L’Harmattan, 2008.
  • [5]
    Yannick Mahrane, Marianna Fenzi, Céline Pessis & Christophe Bonneuil, « L’invention politique de l’environnement global, 1945-1972 », Vingtième siècle, 113, janvier-mars 2012, p. 127-141.
  • [6]
    Samuel Hays, Conservation and the gospel of efficiency : The progressive conservation movement, 1890-1920, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1999 [1959].
  • [7]
    Y compris démographique.
  • [8]
    Claude-Marie Vadrot, Déclaration des droits de la nature, Stock, 1973.
  • [9]
    À l’époque dénommée Fédération française des Sociétés de protection de la nature.
  • [10]
    L’expression, à vrai dire, datait de 1957 et se trouvait sous la plume de Bertrand de Jouvenel, inspirateur du fondateur du Club de Rome Aurelio Peccei !
  • [11]
    Voir André Gorz, « La politique n’est plus dans la politique », Le Nouvel Observateur, 8 mai 1978.
  • [12]
    « Environ­nement et engagement politique. Table ronde de jeunes scientifiques à l’Unesco », Le Courrier [de l’UNESCO], janvier 1973, p. 15. Nous soulignons.
  • [13]
    En témoignent Luc Willette, Longo Maï. Vingt ans d’utopie communautaire, Syros, 1993 ; Marc Saracino, « Ni travail, ni famille, ni patrie », 7 mai 2008, sur : itineraires-militants-68.fr
  • [14]
    Marc Mormont & Catherine Mougenot, « Le retour au local et les classes moyennes », International Review of Community Development, 13, prin­temps 1985, p. 21-22, sur : erudit.org
  • [15]
    Ibid., p. 22.
  • [16]
    Willem H. Vanderburg, Perspectives on our age: Jacques Ellul speaks on his life and work, Toronto, CBC Enterprises/Seabury Press, 1981, p. 27.
  • [17]
    Jacques Ellul, Penser globalement agir localement. Chroniques journalistiques, s.l., Pyrémonde, 2007.
  • [18]
    Rene Dubos, « The despairing optimist », The American Scho­lar, printemps 1977, p. 156.
  • [19]
    Bar­bara Ward & René Dubos, Nous n’avons qu’une Terre, Denoël, 1972.
  • [20]
    Truman Temple, « Think globally, act locally : An interview with Dr. Rene Dubos », EPA Journal, IV, 4, avril 1978, p. 7.
  • [21]
    The Other Economic Summit – 1989.
  • [22]
    Anne-Marie Goguel, « L’ “Autre sommet”. Nouveau regard sur les problèmes du monde », Autres Temps, 23, 1989, p. 74.
  • [23]
    Auteur de L’illusion du politique (LGF, 1977 [1965]), il avait désavoué la création des Verts français en 1984.
  • [24]
    Banque mondiale, Fond monétaire international, Organisation mondiale du commerce.
  • [25]
    Animé par Armand Petitjean, Teddy Goldsmith, Agnès Ber­trand, avec le soutien de Denis de Rougemont et d’Ellul.
  • [26]
    International Forum on Globalization.
  • [27]
    Geoffrey Pleyers, « Horizontalité et efficacité dans les réseaux alter­mondialistes », Sociologie et sociétés, XLI, 2, automne 2009, p. 89-110, sur : erudit.org
  • [28]
    Accord multilatéral sur les investissements ; Zone de libre-échange des Amériques ; Traité cons­titutionnel européen.
  • [29]
    Traité de libre-échange transatlantique (en suspens) ; Accord économique et commercial global (de l’Europe avec le Canada).
  • [30]
    Conférences des États signataires (Conférences des Nations unies sur les changements climatiques).
  • [31]
    Roland Robertson, Globalization : Social theory and global culture, Londres, Sage, 1992.
  • [32]
    Donatella Della Ratta, « La necessità di fare mente glocale » (entretien avec Roland Robertson), Il Manifesto, 1er juin 2004.
  • [33]
    Voir Siân Ellis, « La glocalisation » (19 juin 2015), Veille CFTTR, sur : sites.univ-rennes2.fr/lea/cfttr/veille/?p=1985
  • [34]
    Alberto Magnaghi, La conscience du lieu, Eterotopia France, 2017, p. 183-190.
  • [35]
    Voir Louis Gaudreau, « L’action locale à l’ère de la “glocalisation”. Les limites du développement territorial intégré », Nouvelles pratiques sociales, XXVI, 1, automne 2013, p. 173, sur : erudit.org
  • [36]
    Ibid., p. 177.
  • [37]
    Lettre inédite d’André Gorz à Françoise Gollain du 7 juillet 2005 (IMEC).
  • [38]
    Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, 2016 [2014].
Agir en homme de pensée
et penser en homme d’action.
Henri Bergson, 1937 [1].
Agir en primitif,
penser en stratège.
Graffiti de cortèges de tête, 2017.

1 On situe généralement au début des années 1970 la naissance de l’écologie politique proprement dite. Comme nous le verrons, c’est à la fin de cette décennie que la fameuse devise « Penser globalement, agir localement » (Think Globally, Act Locally) est née sur le sol nord-américain de la bouche de deux Français. Mais le souci de l’environnement et des actions pour sa préservation ont une histoire bien plus ancienne qui accompagne l’industrialisation et l’urbanisation [2] En conjuguant à chaque fois le dualisme sui generis que sous-tend la maxime citée, on se limitera ici à rappeler les étapes de cette histoire après 1945.

Écologie par en haut, écologie par en bas

Environnementalisme institutionnel

2 La relance des économies capitalistes sous l’égide des États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la géopolitique des approvisionnements en ressources pendant la guerre froide ont favorisé la prise de conscience du caractère global et corrélé des questions environnementales, telles que la pression démographique, l’érosion des sols, la surexploitation des stocks extractifs, la menace sur la faune et la flore. C’est au niveau des conférences et des organisations internationales (UIPN [3], FAO, UNESCO) que le discours environnemental, soutenu par des experts (biologistes, écologues, forestiers, naturalistes), s’est développé. On peut donc parler d’une « écologie par en haut » [4] dont les caractéristiques sont celles d’être institutionnelle et internationale avec de surcroît le volet ambitieux d’une gestion concertée et planifiée de l’environnement.

3 Cette volonté politique s’est déployée dans deux directions passablement antagoniques, qui ne sont pas nouvelles dans l’histoire de l’environnement, le préservationnisme et le conservationnisme[5]. La première optique, aux origines philosophiques variées (romantique avec Schelling, matérialiste avec Haeckel, transcendantale avec Thoreau et Emerson, etc.), a réévalué le concept de « nature ». Favorisant la création des parcs nationaux (Yellowstone) et tempérant parfois la surexploitation des forêts coloniales (Madagascar), elle a visé à protéger les espèces et les habitats des activités humaines.

4 La seconde, ayant pour père l’ingénieur forestier américain Gifford Pinchot (actif au début du 20e siècle) [6], s’est voulue un outil de gestion économique qui a consisté à sauvegarder au mieux le stock des ressources pour un rendement capitaliste maximal et durable. Au cœur des stratégies impérialistes, le « conservationnisme » a correspondu à une politique planificatrice ayant pour but d’assurer la sécurité et la croissance dans le camp occidental à l’époque de la guerre froide ; il est donc bien le devancier du « dévelop­pement durable » qui verdit, cette fois-ci avec les méthodes libérales, la croissance capitaliste contemporaine.

De l’environnementalisme à l’écologie politique

5 Dans l’histoire de l’environnement, les années 1970 ont représenté un moment important de brouillage des clivages que nous venons d’esquisser – mais seulement « un moment ». Lors de la conférence sur l’environnement organisée par l’ONU à Stockholm en juin 1972, le productivisme sous-jacent aux politiques conservationnistes de ménagement du milieu naturel a été bousculé par la prise en compte, comme jamais à ce niveau, des innombrables pollutions qu’il produit. Quant au célèbre rapport sur les limites du développement (Halte à la croissance ?) commandité par le lobby des industriels et hauts fonctionnaires du Club de Rome, paru la même année, il faisait le procès de la croissance [7], responsable de l’effondrement prochain du système si la modération et la reconversion de l’économie n’intervenaient pas rapidement. Mais il s’agissait moins de prôner la « croissance zéro » que d’inciter à une réorientation des investissements vers des secteurs jugés moins polluants et énergivores.

6 Toujours est-il que le souci de l’environnement avait le vent en poupe et avait l’oreille d’une frange grandissante de la société civile. Le premier sommet de la Terre à Stockholm, où les délégués mirent en scène leur arrivée juchés sur des vélos, fut flanqué d’un Forum d’écologistes et d’adeptes du flower power, ancêtre des contre-sommets à venir [8]. L’autre nouveauté de l’époque était justement l’émergence d’une écologie par en bas qui se démarquait autant de l’environnementalisme des élites que de celui des associations jusque-là agissantes. Au paradigme préservationniste, cette nouvelle démarche empruntait la protection de la nature et du cadre de vie ; au paradigme conservationniste, la conscience de l’interconnexion planétaire des problématiques environnementales. Elle s’attaquait ainsi à des problèmes concrets et souvent locaux tout en en faisant une critique politique radicale qui prétendait remonter à leurs causes générales.

7 Fort des acquis de la pensée bioéconomique, différemment déclinée par Nicholas Georgescu-Roegen et René Passet, l’écologisme se dotait d’une vision systémique de la crise de civilisation en cours. Sur un autre plan, sa critique s’approfondit en se prévalant des acquis de la technocritique menée par Marcuse, Illich, Lewis Mumford ou Ellul. Grâce à des auteurs comme Barry Commoner, Serge Moscovici et André Gorz, elle vira conséquemment à la critique du système capitaliste tout entier.

8 L’écologisme prenait en même temps un tour politique et démocratique. Les questions environnementales n’appartenaient plus au domaine de protestation des seuls naturalistes, scientifiques et riverains, organisés au mieux en lobbyings, mais impliquaient le citoyen qui revendiquait un droit de regard démocratique sur les décisions du pouvoir ; par là même, le citoyen devenait le militant d’une cause politique dont les implications s’étendaient à l’échelle de la planète. Eu égard à des associations préservationnistes type France Nature Environnement [9], la constitution des Amis de la Terre en 1970 sanctionna en France cette évolution de l’environnementalisme à l’écologie globale qui devenait à proprement parler, selon l’expression de Moscovici, une « écologie politique » [10].

Stratégies de l’écologie politique

9 L’écologie politique a développé dès son origine l’exigence d’articuler, au niveau de l’engagement militant, le local et le global. Mais le global n’équivalait pas à un engagement politique sinon dans des formes tout à fait nouvelles. Tout comme 68 n’a pas été majoritairement un mouvement ayant en vue la prise du pouvoir, le mouvement écologiste naissant ne s’est pas fixé des objectifs atteignables par la voie politique traditionnelle. Emblématique des « nouveaux mouvements sociaux » apparus dans les années 1970, il opéra dans la société non pas pour changer la politique mais pour « changer la vie », autrement dit la façon de vivre les rapports à l’autre et au milieu [11].

Agir localement

10 Dans les années 1970, l’écologie a reposé sur une idée assez répandue selon laquelle « les analyses à l’échelon mondial doivent faire place à des solutions régionales et locales où l’homme retrouverait sa vraie place au sein de la nature et du monde technologique qu’il s’est lui-même créé » [12]. Le mouvement écologiste a eu ceci de fondateur qu’il s’est inscrit dans le tissu social en tant que rassemblement d’individus dans des groupes agissant « sur le terrain » et donc par définition au niveau local, quitte à entretenir une conscience planétaire des enjeux. En est le reflet l’horizontalité organisationnelle des Amis de la Terre, dont les groupes locaux, souverains dans leur action, ne formaient entre eux qu’un réseau.

11 Après l’effervescence émeutière des mouvements de 68, le rejet de la condition salariale et de l’aliénation consumériste ont alimenté l’exode urbain d’une frange de la jeunesse écologiste (pratiquant élevage extensif et agriculture biologique) et anarcho-alternative (expérimentant en plus amour libre et vie communautaire) [13]. Ces « adieux au prolétariat » et cet « exode » (Gorz) ont participé de ce « retour » au local, avec parfois la velléité de créer « de petites communautés autonomes, autogouvernées » pour « retrouver le mode de vie du village traditionnel » censé être fondé « sur des relations sociales proches ou immédiates », et dégagées « du poids et des médiations techniques, économiques et politiques qu’impose tout le dispositif de la société industrielle et urbaine » [14]. Des sociologues précisent encore :

12

Il s’agi[ssai]t à la fois de défendre des enjeux globaux essentiels (équilibres écologiques, ressources alimentaires) et de créer hic et nunc, des alternatives au système dominant en jouant notamment sur tous les savoir-faire, les habitudes culturelles, les formes de sociabilité qui ont été conservées par les sociétés rurales [15].

13 L’idée sous-jacente à la formule « Penser globalement, agir localement » était donc dans l’air. L’expression même est toutefois postérieure. La formule, promise à un succès tous azimuts, a été utilisée par le Bordelais Jacques Ellul en 1980 pour résumer le travail de sa vie au cours d’une série d’entretiens pour Radio Canada [16]; après sa mort, les éditeurs l’emprun­teront pour former le titre d’un recueil de ses articles de presse [17]. Mais l’expression est légèrement plus ancienne. Elle est apparue pour la première fois en 1977 dans une chronique de René Dubos pour un magazine étudiant, qui affirmait que « l’idéal est de penser globalement et d’agir localement » [18]. Et, de façon plus visible, l’année suivante dans le titre d’un entretien du même pour une revue gouvernementale américaine de protection de l’environnement. Dubos, médecin bactériologiste français émigré aux États-Unis dans sa jeunesse, s’était spécialisé dans les inter­actions écologiques entre le corps et le milieu, et avait été à ce titre l’un des deux experts qui avaient synthétisé dans un rapport officieux les recommandations des scientifiques à la conférence onusienne de Stockholm de 1972 [19]. Dans cet entretien, il avait tenu les propos suivants :

14

Quand je parle dans les universités aux étudiants, ils veulent toujours discuter de sauver le monde, et je suis tout à fait en faveur de cela bien sûr. Mais je réponds toujours : “C’est très bien de penser aux problèmes de manière globale, je pense que c’est un bon exercice intellectuel, mais la seule façon de faire quelque chose, c’est dans votre propre localité, alors pensez globalement, mais agissez localement” [20].

15 Les écologistes ont vécu en personne ce type de problématique. La voici bien exprimée, des années après, en marge de TOES 89  [21], contre-sommet au G7, qui se tint à Paris :

16

Le mot d’ordre “penser globalement, agir localement” s’impose aujourd’hui à nous tous. Nous avons besoin d’une vision systémique nous permettant d’apercevoir l’interdépendance de tous les événements : le bruissement d’une aile de papillon de proche en proche, par des effets en chaîne, peut déclencher un ouragan à l’autre bout de la planète… Mais ce n’est pas du dehors, en spectateurs, que nous pouvons prendre conscience de ces processus et de ces enchaînements ; il n’y a pas de lieu privilégié d’observation ni d’idéologie totalisatrice ; nous sommes nous-mêmes engagés dans les réseaux dont nous découvrons le fonctionnement ; nous ne sommes pas un fragment sans âme mais une pars totalis, un hologramme, une expression à chaque fois singulière du tout […] : c’est la façon dont nous vivons les relations proches qui est la pierre de touche de notre engagement en faveur de ce qui est lointain [22].

Du politique à l’altermondialisme

17 La constitution dans les années 1980 des partis écologistes a traduit une volonté nouvelle d’investir la sphère politique à tous ses échelons institutionnels pour engager, contre l’establishment politique et de droite et de gauche, la réconciliation de la civilisation avec son milieu. Ce faisant, elle a pallié de fait le déclin amorcé des mouvements sociaux confrontés au repli individualiste ambiant. Par ailleurs, force est ­d’admettre qu’Ellul avait vu juste [23] : ce choix du politique faisait courir à terme le risque d’une perte d’autonomie et d’identité des partis verts dès lors qu’ils se seraient laissé gagner par les pratiques gestionnaires, politiciennes et professionnalisées de la chose publique. Mais, en dépassant les limites sectorielles et locales de l’écologie associative pour priser l’échelon national, bientôt doublé en Europe de celui communautaire qui permettait de sauver leur préférence pour les entités régionales, cette option a eu au moins le mérite de ramener au grand jour la question cruciale des échelles d’action.

18 Or la mondialisation en cours, nourrie par les politiques néolibérales et ses fers de lance institutionnels (BM, FMI, OMC [24] ), a conduit à une réaction militante dépassant les cadres locaux et nationaux. L’optique écologiste d’Écoropa [25] et de TOES, précurseur en 1984 et 1989 de la formule des contre-sommets, en a été transcendée. Au Sud, dès les années 1980, se sont coalisées des forces sociales et politiques pour la réduction de la dette, contre les plans d’ajustement structurel, contre les traités de libre-échange, et contre les agissements prédateurs et antiécologiques des multinationales. Au Nord, dans les années 1990 et 2000, il a été question de combattre la remise en cause du modèle social que commandaient les politiques (de l’Europe, entre autres) de libéralisation et de financiarisation de l’économie.

19 La mouvance altermondialiste (avec pour emblèmes hétéroclites Via campesina, IFG [26], Tute bianche et ATTAC) s’est alors dessinée en dehors des voies politiques institutionnelles et en se prévalant de ce qui va la caractériser, le mode organisationnel « en réseau » [27]. Et cela à travers des rassemblements continentaux et intercontinentaux (contre-sommets, forums sociaux, etc.) conçus comme des espaces de rencontre et d’échanges d’expériences en vue d’articuler des actions in loco de la société civile contre les méfaits de la mondialisation néolibérale. Par l’ancrage local des acteurs, par leur empathie pour la démocratie participative (à Porto Alegre), par leur fonctionnement horizontal, ces forums de réflexion cosmopolites ont donné de la chair à l’axiome « Penser global, agir local ». Après avoir abandonné son verticalisme de départ, ATTAC, présent dans une quarantaine de pays, en a fait légitimement son slogan.

Stratégie et contre-stratégie de la mondialisation

20 En enregistrant des victoires contre des accords et des traités (AMI, ZLÉA, TCE [28] ), l’altermondialisme a contribué à ce que les traits apparents de la mondialisation changent : sous le coup de cette résistance sociale mais aussi de leurs échecs économiques patents, les grandes institutions internationales ont dû adapter leur action en relâchant la pression financière sur les États du Sud tout en poursuivant leur tentative de libéraliser les échanges. Depuis une dizaine d’années, avec des fortunes diverses, l’altermondialisme (qui a mis ses Forums en sourdine) a continué de se battre contre les traités de libre-échange (TAFTA, CETA [29] ), mais a ajouté une corde à son arc : percevant le drame migratoire que couve la crise du climat à l’ère du Capitalocène, il a mis l’accent sur la question du dérèglement climatique, au centre de négociations interétatiques aux résultats médiocres (COP [30] ). En pointant du doigt la mise en place d’un marché financier du carbone et de la biodiversité, il a montré que la « transition écologique » fait partie de la dynamique libérale de la mondialisation.

La glocalisation par le haut

21 Quels sont donc les traits profonds de la mondialisation ? Selon des historiens et géographes marxistes, la mondialisation est un système-monde, propre à l’histoire du capitalisme, qui se confond avec l’expansion spatiale de la marchandisation et l’essor du capital financier ; elle est aujourd’hui parachevée par le bas coût du transport, la révolution numérique et communicationnelle, et le développement capitaliste de la Chine (Immanuel Wallerstein, David Harvey). Cette logique impérialiste, soutenue par le culte du « progrès » puis de l’« innovation », a détruit la ruralité ainsi que des cultures et des modes de vie locaux tout en entretenant des inégalités spatiales fonctionnelles.

22 Sur ce tout dernier point, le sociologue Roland Robertson a apporté des lumières. En se penchant sur les modalités sociales et culturelles spécifiques du procès de « globalisation » contemporain, il a remarqué que le « global » n’abolit pas le « local », il s’en sert. Tout comme la valeur d’échange a besoin de la valeur d’usage, le global ne se réalise que par la localisation. Traduisant un mot japonais utilisé pour signifier l’attention qu’en arboriculture et par extension dans le marketing il faut avoir pour les conditions locales (ainsi MacDo’ varie l’offre selon les pays), Robertson a inventé le vocable « glocalisation » [31] : cette fusion de global et local exprime « la globalisation qui se donne des limites, qui s’adapte aux réalités locales au lieu de les ignorer ou de les écraser » [32]. Ainsi, pour se réaliser (en valeur marchande), la mondialisation capitaliste se voit affublée de la consigne marketing « Penser global, agir local » [33] !

La glocalisation par le bas

23 Par son déploiement même, la glocalisation capitaliste a suscité une glocalisation alternative qui suit la même logique d’articulation entre le global et le local, mais dans le sens inverse, à partir du primat du local (au vu de cette synergie, l’« antimondialisme » s’est rebaptisé rapidement « altermondialisme »). Ce phénomène, de manière générale, est celui de la reterritorialisation, qu’il ne faut pas entendre comme le retour à l’authenticité ou à la naturalité (fantasmées) mais comme « un projet de territoire » [34] qui intègre les inter­relations cosmopolites de la mondialisation. Il peut convenir aux tropismes néolibéral et individualiste lorsque les politiques de revitalisation du monde rural et de dynamisation des villes sont menées par des acteurs locaux (édiles et aménageurs) qui attirent les investissements et les couches moyennes dans le cadre inchangé de la compétition et de la croissance économiques [35].

24 Mais la réappropriation du territoire, rural et urbain, revêt aussi un autre caractère, celui de l’autonomie fondée sur la création de communs. Les luttes zapatistes, indigénistes et zadistes vont dans ce sens. C’est le cas également lorsque la reterritorialisation prend – ou pourrait prendre – les couleurs bigarrées d’expériences et de luttes pour diminuer l’emprise du travail subordonné sur la vie humaine en accroissant les marges d’auto­subsistance [36]. Et cela par la production coopérative ou collaborative ; mais aussi par un revenu social garanti sous la forme d’une monnaie de consommation – Gorz, inspiré par le municipalisme libertaire de Murray Bookchin, le concevait comme une assurance pour ce « moment transitoire vers une fédération de coopératives communales d’autoproduction qu’il permet de mettre en place » [37].

25 À la mondialisation vient ainsi s’opposer une tendance à la « multiplicité de mondes » [38] construits par des éco-communautés localement situées, mais convergentes – et possiblement interconnectées – dans leur effort d’autonomie et de mise en commun.


Date de mise en ligne : 10/07/2018

https://doi.org/10.3917/ecorev.046.0019

Notes

  • [1]
    Mélanges, André Robinet (ed.), PUF, 1972, p. 1579.
  • [2]
    Pour la France, voir Geneviève Massard-­Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Éd. de l’EHESS, 2010.
  • [3]
    Union internationale pour la protection de la nature, puis Union internationale pour la conser­vation de la nature (uicn).
  • [4]
    Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie. Une critique du développement durable, L’Harmattan, 2008.
  • [5]
    Yannick Mahrane, Marianna Fenzi, Céline Pessis & Christophe Bonneuil, « L’invention politique de l’environnement global, 1945-1972 », Vingtième siècle, 113, janvier-mars 2012, p. 127-141.
  • [6]
    Samuel Hays, Conservation and the gospel of efficiency : The progressive conservation movement, 1890-1920, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1999 [1959].
  • [7]
    Y compris démographique.
  • [8]
    Claude-Marie Vadrot, Déclaration des droits de la nature, Stock, 1973.
  • [9]
    À l’époque dénommée Fédération française des Sociétés de protection de la nature.
  • [10]
    L’expression, à vrai dire, datait de 1957 et se trouvait sous la plume de Bertrand de Jouvenel, inspirateur du fondateur du Club de Rome Aurelio Peccei !
  • [11]
    Voir André Gorz, « La politique n’est plus dans la politique », Le Nouvel Observateur, 8 mai 1978.
  • [12]
    « Environ­nement et engagement politique. Table ronde de jeunes scientifiques à l’Unesco », Le Courrier [de l’UNESCO], janvier 1973, p. 15. Nous soulignons.
  • [13]
    En témoignent Luc Willette, Longo Maï. Vingt ans d’utopie communautaire, Syros, 1993 ; Marc Saracino, « Ni travail, ni famille, ni patrie », 7 mai 2008, sur : itineraires-militants-68.fr
  • [14]
    Marc Mormont & Catherine Mougenot, « Le retour au local et les classes moyennes », International Review of Community Development, 13, prin­temps 1985, p. 21-22, sur : erudit.org
  • [15]
    Ibid., p. 22.
  • [16]
    Willem H. Vanderburg, Perspectives on our age: Jacques Ellul speaks on his life and work, Toronto, CBC Enterprises/Seabury Press, 1981, p. 27.
  • [17]
    Jacques Ellul, Penser globalement agir localement. Chroniques journalistiques, s.l., Pyrémonde, 2007.
  • [18]
    Rene Dubos, « The despairing optimist », The American Scho­lar, printemps 1977, p. 156.
  • [19]
    Bar­bara Ward & René Dubos, Nous n’avons qu’une Terre, Denoël, 1972.
  • [20]
    Truman Temple, « Think globally, act locally : An interview with Dr. Rene Dubos », EPA Journal, IV, 4, avril 1978, p. 7.
  • [21]
    The Other Economic Summit – 1989.
  • [22]
    Anne-Marie Goguel, « L’ “Autre sommet”. Nouveau regard sur les problèmes du monde », Autres Temps, 23, 1989, p. 74.
  • [23]
    Auteur de L’illusion du politique (LGF, 1977 [1965]), il avait désavoué la création des Verts français en 1984.
  • [24]
    Banque mondiale, Fond monétaire international, Organisation mondiale du commerce.
  • [25]
    Animé par Armand Petitjean, Teddy Goldsmith, Agnès Ber­trand, avec le soutien de Denis de Rougemont et d’Ellul.
  • [26]
    International Forum on Globalization.
  • [27]
    Geoffrey Pleyers, « Horizontalité et efficacité dans les réseaux alter­mondialistes », Sociologie et sociétés, XLI, 2, automne 2009, p. 89-110, sur : erudit.org
  • [28]
    Accord multilatéral sur les investissements ; Zone de libre-échange des Amériques ; Traité cons­titutionnel européen.
  • [29]
    Traité de libre-échange transatlantique (en suspens) ; Accord économique et commercial global (de l’Europe avec le Canada).
  • [30]
    Conférences des États signataires (Conférences des Nations unies sur les changements climatiques).
  • [31]
    Roland Robertson, Globalization : Social theory and global culture, Londres, Sage, 1992.
  • [32]
    Donatella Della Ratta, « La necessità di fare mente glocale » (entretien avec Roland Robertson), Il Manifesto, 1er juin 2004.
  • [33]
    Voir Siân Ellis, « La glocalisation » (19 juin 2015), Veille CFTTR, sur : sites.univ-rennes2.fr/lea/cfttr/veille/?p=1985
  • [34]
    Alberto Magnaghi, La conscience du lieu, Eterotopia France, 2017, p. 183-190.
  • [35]
    Voir Louis Gaudreau, « L’action locale à l’ère de la “glocalisation”. Les limites du développement territorial intégré », Nouvelles pratiques sociales, XXVI, 1, automne 2013, p. 173, sur : erudit.org
  • [36]
    Ibid., p. 177.
  • [37]
    Lettre inédite d’André Gorz à Françoise Gollain du 7 juillet 2005 (IMEC).
  • [38]
    Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, 2016 [2014].

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