1 Lors de la COP21 à Paris en décembre 2015, près de 200 pays du monde entier ont consenti à l’objectif de limiter l’augmentation des températures en deçà de + 2 °C par rapport aux temps préindustriels en poursuivant leurs efforts pour atteindre la cible de + 1,5 °C. Le rapport Global Warming of 1,5 °C (GIEC [2018]) a mis en lumière l’ampleur des transformations nécessaires pour atteindre cet objectif. Parvenir conjointement à enrayer les pertes de biodiversité (IPBES [2019]) et à maintenir les activités humaines à l’intérieur de limites de viabilité planétaires (Steffen et al. [2015]) impliquent des transformations profondes de nos modes de consommation et de production. Le résultat mitigé de la COP26 à Glasgow témoigne à nouveau des difficultés à transformer les annonces en réalités tangibles, difficultés auxquelles se heurte tout autant le processus biodiversité de la COP15 à Kunming au printemps 2022.
2 Face à ces enjeux nouveaux, la finance doit aussi opérer une transformation profonde. Banques, assurances, gestionnaires d’actifs et autres fonds d’investissement se veulent acteurs de ces transformations et s’engagent à verdir leurs portefeuilles et bilans. La politique monétaire et la régulation financière ont un rôle majeur à jouer pour coordonner ces actions, fixer un cap à ces engagements et faire en sorte qu’ils soient tenus. L’émergence de discours sur les « actifs échoués » (actifs dévalorisés dans le cas d’une transition écologique effective), sur les « risques physiques et de transition » (possibilité d’une crise financière liée à une transition trop rapide ou au contraire trop tardive), sur une « tragédie des horizons » (Carney [2015]), traduit en partie cette mise en tension de la finance face à une transformation structurelle d’ampleur inédite. Dans ce numéro spécial, l’article de Vincent Bouchet et Théo Le Guenedal propose ainsi de mesurer l’impact de trajectoires de prix du carbone associées à différents scénarios de transition sur le risque de crédit des firmes.
3 Mais le simple « verdissement » des concepts usuels de la finance suffira-t-il à capter la nature du problème de la transition écologique pour le système monétaire et financier ? Dessine-t-il des perspectives à la hauteur des enjeux soulignés par les scientifiques du climat et de la biodiversité ? La transition écologique invite ainsi à élaborer le cadre possible d’un nouveau paradigme monétaire et financier (Aglietta et Espagne [2016]). Ce que l’on nomme aujourd’hui la macroéconomie écologique s’attaque à poser ses prémisses, incluant au même niveau « épistémologique » une comptabilité des flux monétaires et de matières dans l’économie. Mais c’est encore un champ à part que la macroéconomie peine à intégrer.
4 Ce numéro témoigne d’ailleurs de la prise en compte encore partielle des contraintes environnementales et climatiques dans les approches macroéconomiques. La quantification monétaire des risques écologiques privilégiée par les économistes constitue de fait un cadre limitant face à l’incertitude radicale de tels risques. Au niveau monétaire et financier, cette approche se traduit par une appréhension étroite du risque climatique, réduite aux risques financiers qu’il induit pour les acteurs du système financier. Demeurent encore assez largement dans l’ombre les risques écologiques que le système financier lui-même favorise. Il s’ensuit une action encore faible des banques centrales en matière climatique en dépit d’une prise de conscience croissante (Kalinowski et Chenet [2020] ; Couppey-Soubeyran [2020]).
5 Quel espace le système institutionnel actuel offre-t-il à ces transformations ? Toutes ne pourront pas s’opérer à cadre constant (Svartzman, Dron et Espagne [2019]). L’histoire des transitions technologiques et énergétiques montre une profonde adéquation entre système financier et système énergétique dominants du moment (Perez [2003]). Comment définir alors un système monétaire et financier incorporant et soutenant pleinement la transition écologique ? Dans ce numéro spécial, l’article de Laurence Scialom montre qu’il ne faut pas sous-estimer la « plasticité » institutionnelle des banques centrales. Celles-ci ont su ajuster leurs actions à travers l’histoire, bien loin de l’idée tenace d’un cadre opérationnel et de gouvernance gravés dans le marbre.
6 À la question « Peut-on verdir les objectifs des banques centrales ? », Laurence Scialom répond ainsi positivement par une approche historique. Antoine Oustry et ses coauteurs éclairent quant à eux une voie opérationnelle du verdissement à travers les collatéraux éligibles aux opérations de refinancement, dont ils montrent au niveau de l’Eurosystème qu’ils ne sont pas « alignés » sur les objectifs climatiques de l’Union européenne, sans parler de ceux de l’accord de Paris. Un des nœuds de la fourniture de liquidité aux acteurs financiers au sein du système monétaire européen est ainsi exposé à un risque de transition. Il faudra bien à ce niveau mobiliser toute la plasticité des banques centrales pour ajuster leurs opérations dans le cadre juridique existant.
7 Dominique Plihon et Sandra Rigot tournent le regard vers des acteurs historiques du financement des économies, à savoir les intermédiaires financiers publics. À partir d’une typologie de ces acteurs, dont ils montrent la grande diversité d’objectifs et de moyens, comme de relations à l’État, ils mettent en évidence le caractère essentiel de ces acteurs comme potentielle courroie de transmission entre la transformation structurelle de l’économie réelle et le verdissement des actions de la banque centrale.
8 Ces réflexions, naissantes aujourd’hui dans les pays européens principalement, sont aussi d’une puissante actualité dans les pays en développement et émergents. Ces derniers sont les plus soumis aux impacts du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité, en même temps qu’ils ont à faire des choix en matière d’infrastructure décarbonée qui seront décisifs pour la dynamique planétaire au xxie siècle. Des conditions financières dégradées par les tensions commerciales et la montée de l’endettement public à la suite de la crise sanitaire dans les principaux pays du Nord contraignent pourtant les décisions relatives à une transition écologique. Les pays du Sud ont à la fois moins de possibilités de se prémunir des effets de l’inaction climatique et écologique et un cadre institutionnel spécifique qui rend difficile la mise en œuvre des politiques traditionnellement préconisées de prix du carbone ou de paiement pour les services écosystémiques. L’article d’Antoine Godin et de Paul Hadji-Lazaro illustre à quel point les dépendances structurelles d’un pays comme l’Afrique du Sud dépassent largement les seuls secteurs fossiles ou intenses en émissions.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Aglietta M. et Espagne E. [2016], « Climate and Finance Systemic Risks, More Than an Analogy ? The Climate Fragility Hypothesis », CEPII Working Paper, 10.
- Carney M. [2015], « Breaking the Tragedy of the Horizon : Climate Change and Financial Stability », discours prononcé à la Lloyd’s of London, Londres, 29 septembre.
- Couppey-Soubeyran J. [2020], « Le rôle de la politique monétaire dans la transition écologique : un tour d’horizon des différentes options de verdissement », Note de l’Institut Veblen, décembre.
- GIEC [2018], Résumé à l’intention des décideurs. Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires associées d’émissions mondiales de gaz à effet de serre, dans le contexte du renforcement de la parade mondiale au changement climatique, du développement durable et de la lutte contre la pauvreté, Genève, Organisation météorologique mondiale.
- IPBES [2019], Summary for Policymakers of the Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, Bonn, IPBES Secretariat.
- Kalinowski W. et Chenet H. [2020], « La BCE à l’heure des décisions (1/2). Pour un “Whatever it takes” climatique », Note de l’Institut Veblen, décembre.
- Perez C. [2003], Technological Revolutions and Financial Capital : The Dynamics of Bubbles and Golden Ages, Cheltenham, Edward Elgar Publishing.
- Steffen W. et al. [2015], « Planetary Boundaries : Guiding Human Development on a Changing Planet », Science, 347 (6223), art. 1259855.
- Svartzman R., Dron D. et Espagne E. [2019], « From Ecological Macroeconomics to a Theory of Endogenous Money for a Finite Planet », Ecological Economics, 162, p. 108-120.