Notes
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Paris School of Economics, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Correspondance : Maison des sciences économiques, 106-112 boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris Cedex 13, France. Courriel : marie-anne.valfort@univ-paris1.fr
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« Naturalisation par décret », http://www.prefecturedepolice.interieur.gouv.fr/.
Introduction
1D’après l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) menée en 2008 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et l’Institut national d’études démographiques (Ined), les immigrés d’origine extra-européenne ont une probabilité trois fois plus forte que les autres de déclarer avoir subi des discriminations au cours des cinq dernières années (Beauchemin et al. [2010]). Cette population avance principalement la couleur de peau comme raison de cette discrimination, loin devant le sexe ou l’âge : la discrimination en France serait donc avant tout « une question de minorités visibles ». Cependant, un testing sur CV mené également en 2008 trahit une réalité plus complexe. Il confirme, certes, que les Français d’origine non européenne sont discriminés à l’embauche par rapport aux autres. Mais il souligne également que les Français d’origine maghrébine sont les plus discriminés (Foroni [2008]). Or, d’après l’IMS-Entreprendre pour la Cité [2014], ces derniers sont spontanément associés à l’islam par les recruteurs. Il est donc possible que la discrimination particulièrement forte qu’ils subissent soit, au moins en partie, liée à leur religion supposée.
2Cette hypothèse soulève une question plus générale : les religions minoritaires sont-elles discriminées par rapport à la tradition religieuse majoritaire sur le marché du travail français ? Un candidat doit-il envoyer plus de CV pour décrocher un entretien d’embauche lorsqu’il est perçu comme juif ou musulman plutôt que catholique ? Pour répondre à cette question, cet article repose sur un testing sur CV : il compare les taux de convocation à un entretien d’embauche de candidates et candidats fictifs dont les candidatures sont identiques en tout point à l’exception de leur religion supposée. Notamment, afin d’attribuer d’éventuelles différences de taux de réponse aux seules différences d’affiliation religieuse, les candidats ont tous le même pays d’origine. D’autres aspects du protocole expérimental permettent de compléter la mesure de la discrimination religieuse à la marge extensive (i.e. appartenir à une religion plutôt qu’à une autre) par une mesure de cette discrimination à la marge intensive (i.e. afficher son attachement à une religion ou à la laïcité).
3La méthode du testing n’est pas nouvelle. Introduite par Jowell et Prescott-Clarke [1970], elle fêtera bientôt son demi-siècle. Mais le testing dont les résultats sont ici développés est, lui, atypique. Premièrement, il est inédit par son ampleur : il a consisté à répondre à plus de 6 200 offres d’emploi en un an dans l’ensemble de la France métropolitaine. Deuxièmement, le critère de discrimination qu’il étudie est original. Seulement deux testings antérieurs se sont intéressés aux discriminations religieuses (Adida, Laitin et Valfort [2010] ; Pierné [2013]). Or, ils en dressent un état des lieux partiel. En particulier, ils n’étudient qu’une religion minoritaire, l’islam. De plus, les candidats fictifs qu’ils mettent en scène sont soit des hommes, soit des femmes, de telle sorte qu’on ignore si, à testing donné, les hommes supposés affiliés à des religions minoritaires sont plus (ou moins) discriminés que leurs homologues féminines. Troisièmement, ce testing se distingue par son ambition. Il ne se limite pas à mesurer la discrimination à raison de la religion. Il contribue également à en éclairer certains ressorts.
4Les résultats montrent que les juifs et les musulmans sont discriminés par rapport à leurs homologues catholiques : les catholiques sont convoqués par le recruteur au bout de cinq candidatures, alors que six sont nécessaires pour les juifs et dix pour les musulmans. Les hommes musulmans sont les plus discriminés : le candidat catholique doit soumettre cinq CV et lettres de motivation pour obtenir un entretien d’embauche, contre vingt pour son homologue musulman, soit quatre fois plus. Cette discrimination semble s’expliquer en partie par l’association des hommes musulmans à un risque de comportements religieux transgressifs et d’insubordination sur le lieu de travail.
5Cet article s’organise comme suit : la section suivante présente le protocole expérimental ; les discriminations religieuses sont mesurées dans la troisième section ; la quatrième section en analyse certains ressorts ; enfin, la cinquième section résume les principales conclusions.
Le protocole expérimental
Les candidats
6Les candidats fictifs sont des Français d’origine libanaise. Ils sont nés Libanais au Liban (Beyrouth) en 1988, sont arrivés en France au début du lycée (en 2003) et ont acquis la nationalité française en 2008. Cette naturalisation traduit une bonne intégration. En effet, en plus d’être majeurs et de résider en France depuis au moins cinq ans, les étrangers doivent justifier, pour être naturalisés, d’« une connaissance suffisante de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises, ainsi que des droits et devoirs du citoyen français ». Ils doivent par ailleurs « être de bonnes vie et mœurs et avoir un comportement loyal au regard des institutions françaises [1] ». L’objectif de cet article est d’abord de mesurer la discrimination religieuse à la marge extensive, en comparant les taux de réponse de candidats pratiquants catholiques, juifs et musulmans, c’est-à-dire de candidats qui affichent leur attachement à leur religion. Ces candidats pratiquants sont décrits dans la section suivante.
Les candidats pratiquants
7Les candidats pratiquants se caractérisent par trois signaux. Deux concernent leur tradition religieuse. Cette dernière est d’abord révélée par leur prénom : Michel et Nathalie pour les catholiques, Dov et Esther pour les juifs, et Mohammed et Samira pour les musulmans. La tradition religieuse des candidats est également exprimée par le collège confessionnel à Beyrouth où ils ont obtenu leur brevet des collèges, ou leur langue maternelle. Michel et Nathalie ont fréquenté le « collège privé catholique bilingue français-arabe Notre-Dame de Nazareth (Beyrouth) » et Mohammed et Samira le « collège privé musulman bilingue français-arabe Amilieh (Beyrouth) ». Dov et Esther ont également fréquenté un collège privé bilingue français-arabe, mais il n’est pas confessionnel (il n’existe pas de collèges confessionnels juifs au Liban). Le deuxième signal de tradition religieuse pour Dov et Esther consiste donc à préciser que l’hébreu est leur langue maternelle, au même titre que l’arabe qui est la langue maternelle pour tous les candidats. Enfin, le troisième signal révèle l’attachement des candidats à leur tradition religieuse : il consiste à mentionner leur implication dans une association de scoutisme confessionnelle. Cette information figure dans la rubrique « centres d’intérêt » de leur CV. On peut ainsi lire dans le CV de Dov et Esther, « Encadrement de jeunes à l’association juive de scoutisme Éclaireuses éclaireurs israélites de France », dans le CV de Michel et Nathalie, « Encadrement de jeunes à l’association catholique de scoutisme Scouts et Guides de France », et dans le CV de Mohammed et Samira, « Encadrement de jeunes à l’association musulmane de scoutisme Scouts musulmans de France ».
8Ces candidats postulent en tant que comptables, assistants comptables ou secrétaires comptables. Ces métiers de la comptabilité ont été retenus car ils sont peu sensibles aux fluctuations de l’activité économique. Ils ont donc l’avantage de continuer à générer des offres d’emploi à un rythme soutenu, y compris dans le contexte de crise actuel. Ces métiers sont en outre transversaux à de nombreux secteurs d’activité, ce qui garantit que les résultats ici présentés ne sont pas spécifiques à un secteur d’activité particulier.
Des variations en fonction du profil religieux et de la qualité des candidats
9L’objectif de cet article est non seulement de mesurer la discrimination religieuse à la marge extensive, mais aussi d’en éclairer certains ressorts. D’après la théorie économique, deux raisons peuvent expliquer la discrimination à l’embauche. Premièrement, comme le soulignent Phelps [1972] et Arrow [1973], le contenu du CV d’un candidat ne permet pas au recruteur d’être parfaitement informé sur sa productivité. L’employeur est donc incité à compléter cette information par ses croyances sur la moyenne des caractéristiques productives inobservées du groupe auquel le candidat appartient (par exemple, la capacité à travailler en équipe). Dans ce contexte, si le recruteur pense que ces caractéristiques inobservées sont en moyenne moins productives chez les juifs et les musulmans que chez les catholiques, alors il favorisera systématiquement les seconds par rapport aux premiers, en tout cas tant que les CV des catholiques sont de qualité au moins équivalente à celle des CV des juifs et des musulmans. Cette forme de discrimination est appelée « discrimination statistique ».
10Mais la discrimination à l’embauche peut être moins rationnelle, c’est-à-dire motivée non plus par les croyances sur les caractéristiques productives inobservées du candidat, mais par les préférences des recruteurs, des employés et/ou des clients. Dans ce contexte, même s’ils ne s’attendent à aucune différence de productivité entre catholiques d’une part et juifs et musulmans d’autre part, les employeurs peuvent préférer les premiers aux seconds : ils retirent un bien-être plus élevé à recruter un catholique plutôt qu’un juif ou un musulman, et/ou ils anticipent qu’un tel recrutement sera mieux apprécié des employés et des clients. C’est ce que Becker [1957] appelle la « discrimination par goût ».
11Les sondages d’opinion (par exemple IFOP [2008], [2011]) rappellent régulièrement l’attachement des Français à la laïcité, soit, dans sa version la plus ouverte, la reconnaissance de la liberté de croire ou de ne pas croire pour autant que cette liberté de conscience n’entrave pas celle d’autrui. Dans ce contexte, une discrimination à l’embauche à l’égard des candidats minoritaires pourrait naître de la crainte que ces derniers ne soient plus enclins à violer la laïcité, c’est-à-dire donnent la priorité à leurs croyances et pratiques religieuses même lorsqu’elles entravent la liberté de conscience de leurs collègues (par exemple imposer sa vision du monde en ne respectant pas, au nom de sa religion, les règles d’hygiène, de sécurité et d’organisation du travail, en se montrant prosélyte, etc.). Cette crainte peut ainsi nourrir une discrimination à la fois statistique et par goût : des comportements religieux transgressifs sur le lieu de travail constituent en effet une menace pour la productivité de l’entreprise, ainsi qu’une remise en cause du processus de sécularisation susceptible de renforcer le goût pour l’entre-soi des employeurs, salariés et clients. Pour identifier si cette crainte est effectivement à l’œuvre, le protocole expérimental inclut des profils « laïcs » en plus des profils « pratiquants » précédemment décrits. Ces deux profils sont identiques à l’exception de l’association de scoutisme où les candidats encadrent des jeunes : dans les CV laïcs, c’est la mention « Encadrement de jeunes à l’association laïque de scoutisme Éclaireuses éclaireurs de France » qui apparaît. Ce signal d’attachement à la laïcité constitue une garantie, si le candidat exprime ses convictions religieuses sur le lieu de travail, que cette expression ne sera pas problématique pour l’environnement professionnel.
12Mais d’autres stéréotypes négatifs peuvent expliquer la réticence des employeurs à recruter un candidat juif ou musulman. Par exemple, d’après l’IMS-Entreprendre pour la Cité [2014], les managers décrivent les hommes maghrébins (qu’ils associent spontanément à l’islam) comme « difficiles à gérer » et comme « ayant un rapport compliqué à l’autorité ». Pour tenter de bloquer les stéréotypes négatifs résiduels associés aux religions minoritaires, le protocole expérimental inclut des candidats d’« exception » aux côtés de candidats « ordinaires », à la fois pour les profils pratiquants et laïcs. Par rapport aux seconds, les premiers signalent leur excellence dans chaque rubrique de leur CV : une mention « Bien » au bac, une expérience professionnelle plus longue en raison de périodes de transition entre deux contrats plus courtes, la maîtrise de nombreux logiciels valorisés en comptabilité, etc. Ils affichent ainsi une volonté de réussite professionnelle qui devrait les rendre exemplaires aux yeux des recruteurs.
13Les différences de candidatures précitées aboutissent à vingt-quatre types de candidats : (3 religions) x (2 sexes) x (2 profils religieux : pratiquant ou laïc) x (2 qualités : ordinaire ou exceptionnelle).
14À ces vingt-quatre types de candidats s’ajoutent six types dits de « vérification ». Ces derniers permettent de tester si l’éventuelle discrimination à l’égard de Dov, Mohammed ou Samira est au moins en partie liée à l’« exotisme » de leur prénom. Les candidatures de vérification sont identiques aux candidatures d’exception des pratiquants, à la différence près que tous les candidats de vérification ont le même prénom, quelle que soit leur religion. Il s’agit d’un prénom pouvant être indifféremment porté par des catholiques, des juifs ou des musulmans, et donc susceptible d’être perçu par les recruteurs comme plus familier que « Dov », « Mohammed » ou « Samira ». Ce prénom est « Adam » pour les hommes et « Myriam » pour les femmes.
15Au total, pour chaque métier testé (comptable, assistant comptable et secrétaire comptable), le testing sur CV est composé de trente types de candidatures. Ces candidatures sont déclinées par département, c’est-à-dire que l’adresse postale du candidat figurant en haut de son CV et de sa lettre de motivation diffère d’un département à l’autre (les candidats sont domiciliés dans le centre-ville de la préfecture du département dans lequel ils postulent).
L’envoi des candidatures et le recueil des réponses des recruteurs
16Le testing sur CV s’est déroulé sur une période d’un an : les premières candidatures ont été envoyées le lundi 23 septembre 2013 et les dernières le vendredi 19 septembre 2014. Le relevé des éventuelles réponses des recruteurs s’est achevé le mardi 30 décembre 2014.
17Pour chaque offre d’emploi parue sur le site de Pôle emploi, dans chaque département, l’un des trente types de candidatures est sélectionné de manière aléatoire et envoyé au recruteur par courriel. La sélection aléatoire des candidatures garantit que leur contenu est orthogonal à des facteurs externes (caractéristiques du poste, de l’établissement, etc.) qui pourraient influencer les taux de réponse du recruteur. Toute différence de taux de réponse entre les types de candidatures est donc uniquement imputable à leurs différences de contenu. Chaque candidature est envoyée à 200 offres d’emploi environ. Les conclusions de ce testing reposent en fin de compte sur le traitement de 6 231 offres d’emploi.
18Les recruteurs peuvent contacter le candidat de deux manières : par courriel ou en laissant un message sur leur boîte vocale. Les messageries électroniques et les boîtes vocales des candidats sont relevées quotidiennement. Les recruteurs intéressés par le candidat dont ils reçoivent la candidature sont informés qu’il vient d’accepter un poste en CDI et donc qu’il ne peut donner suite.
Les avancées par rapport aux testings antérieurs sur les discriminations religieuses
19À l’image du testing présenté ici, ces testings consistent à comparer les taux de convocation à un entretien d’embauche de Français de même origine dont les caractéristiques religieuses supposées varient. Adida, Laitin et Valfort [2010] se concentrent sur la discrimination religieuse à la marge extensive. Ils étudient ainsi les taux de réponse de Françaises d’origine sénégalaise de religion supposée différente : la catholique, « Marie Diouf », est bénévole aux Scouts et Guides de France alors que la musulmane, « Khadija Diouf », est bénévole aux Scouts musulmans de France. Pierné [2013] étudie l’impact des caractéristiques religieuses supposées des candidats, à la marge à la fois extensive et intensive. Il met en scène des Français de même origine (française ou maghrébine) impliqués dans une association catholique, musulmane ou non confessionnelle.
20Ces testings révèlent une forte discrimination à raison de la religion : la probabilité des candidats d’être convoqués à un entretien d’embauche est beaucoup plus faible lorsqu’ils sont supposés musulmans plutôt que catholiques ; cet écart se réduit si le candidat musulman n’affiche pas de pratique religieuse active.
21Cependant, ces testings dressent un état des lieux partiel. Ils n’étudient qu’une religion minoritaire, l’islam, et se concentrent sur un seul genre. Par ailleurs, bien qu’il permette une approche plus complète, le protocole expérimental de Pierné [2013] est susceptible d’introduire un facteur confondant : la tradition religieuse supposée des candidats n’est pas forcément cohérente avec leur pratique religieuse. Les prénoms des candidats d’origine française trahissent ainsi une tradition catholique, alors que ceux des candidats d’origine maghrébine reflètent une tradition musulmane. Dans ce contexte, le candidat d’origine française impliqué dans une association musulmane et le candidat d’origine maghrébine impliqué dans une association catholique peuvent être perçus comme des convertis. Il est donc possible que les différences de taux de réponse, à origine donnée, entre le catholique supposé et le musulman supposé ne reflètent pas uniquement l’impact de l’appartenance à des religions différentes, mais également l’effet du mode d’adhésion à une religion donnée (héritage ou conversion). En d’autres termes, la mesure de la discrimination religieuse proposée par Pierné [2013] est potentiellement biaisée.
Discrimine-t-on à raison de la religion en France ?
22Le graphique 1 présente les taux de réponse des candidates et candidats pratiquants catholiques, juifs et musulmans, c’est-à-dire la proportion d’offres d’emploi pour lesquelles chacun de ces profils est contacté par le recruteur en vue d’un entretien d’embauche. Ces taux de réponse révèlent une discrimination à l’égard des religions minoritaires. La probabilité des catholiques pratiquants d’être convoqués à un entretien d’embauche est supérieure de 30 % à celle de leurs homologues juifs, et de 100 % à celle des musulmans pratiquants. La discrimination que subissent ces derniers cache une forte variation en fonction du sexe. Alors que le taux de réponse des candidates catholiques n’est supérieur « que » de 40 % à celui des candidates musulmanes, le taux de réponse des hommes catholiques est près de quatre fois supérieur à celui des hommes musulmans.
Taux de réponse des catholiques, juifs et musulmans pratiquants, tous sexes confondus et par sexe
Taux de réponse des catholiques, juifs et musulmans pratiquants, tous sexes confondus et par sexe
Note : La valeur en bas de chaque barre de l’histogramme précise le nombre total d’offres d’emploi auxquelles le type de candidature correspondant à cette barre a été envoyé. Par exemple, la candidature des candidates et candidats catholiques pratiquants a été envoyée à 828 offres d’emploi (426 et 402 offres d’emploi ont été traitées pour les candidatures féminines et masculines respectivement). Une accolade signale une différence statistiquement significative. XP : catholique pratiquant, JP : juif pratiquant, MP : musulman pratiquant.23Il est frappant de constater que les femmes sont systématiquement favorisées par rapport aux hommes, quelle que soit leur religion (voir Edo et Jacquemet [2013] pour un résultat similaire). Ce résultat est en fait attendu : différents testings sur CV ont en effet montré que les femmes sont favorisées dans les métiers à dominante féminine alors que les hommes sont favorisés dans les métiers à dominante masculine. Or, les femmes sont surreprésentées dans les métiers de la comptabilité. Les musulmans apparaissent cependant comme un groupe à part : la discrimination à l’égard des hommes y est plus forte que dans les autres groupes. Une analyse plus approfondie révèle que cette particularité concerne les postes de secrétaires et d’assistants comptables, pas les postes de comptables. Ce résultat est cohérent avec l’association des hommes musulmans à un risque d’insubordination (IMS-Entreprendre pour la Cité [2014]) susceptible d’être particulièrement dissuasif lorsque les recruteurs cherchent à pourvoir des postes d’exécution.
24Il est important de souligner que les statistiques descriptives présentées dans le graphique 1 et les graphiques suivants sont robustes à une analyse économétrique contrôlant pour les caractéristiques : 1) du poste (secrétaire comptable, assistant comptable ou comptable, CDD ou CDI) ; 2) de l’établissement (taille, secteur d’activité, statut : associatif, privé ou public) ; 3) du recruteur (genre, origine géographique) ; 4) de la zone d’emploi où est situé l’établissement (effets fixes « zone d’emploi ») ; 5) du mois où la candidature est envoyée (effets fixes « mois »).
Quels sont les ressorts de cette discrimination ?
L’impact du fait d’apparaître laïc plutôt que pratiquant
25L’attachement à la laïcité permet-il de réduire la discrimination à l’égard des candidats minoritaires ? Le graphique 2 montre que les hommes musulmans sont les seuls candidats qui améliorent leur sort en s’affichant laïcs plutôt que pratiquants. Quant au graphique 3, il apporte une précision supplémentaire : ce résultat concerne les hommes musulmans ordinaires. Il semble donc que les recruteurs perçoivent bien les profils d’exception comme exemplaires : l’attachement à la laïcité est sans impact sur leur taux de réponse, comme s’il allait de soi, étant donné l’excellence de leur profil, que leur pratique religieuse ne puisse être problématique pour l’environnement professionnel. Plus précisément, le graphique 3 montre que le taux de réponse des hommes musulmans ordinaires passe de 4,2 % lorsqu’ils sont pratiquants à 8,3 % lorsqu’ils sont laïcs. Ce dernier pourcentage n’est pas statistiquement différent du taux de réponse des hommes catholiques pratiquants ordinaires présenté dans la section suivante. Ainsi, il suffit aux hommes musulmans ordinaires d’apparaître laïcs pour ne plus être discriminés. Les recruteurs paraissent donc les associer à un risque de comportements religieux transgressifs sur le lieu de travail. La pratique religieuse des candidats juifs ne semble en revanche pas considérée comme une menace pour la bonne marche de l’établissement où ils sont salariés.
Impact du fait de se montrer laïc plutôt que pratiquant, par sexe
Impact du fait de se montrer laïc plutôt que pratiquant, par sexe
Note : La valeur en bas de chaque barre de l’histogramme précise le nombre total d’offres d’emploi auxquelles le type de candidature correspondant à cette barre a été envoyé. Une accolade signale une différence statistiquement significative. X : catholique, XP : catholique pratiquant, XL : catholique laïc, J : juif, JP : juif pratiquant, JL : juif laïc, M : musulman, MP : musulman pratiquant, ML : musulman laïc.Impact pour les hommes musulmans du fait de se montrer laïcs plutôt que pratiquants, selon que leur profil est ordinaire ou d’exception
Impact pour les hommes musulmans du fait de se montrer laïcs plutôt que pratiquants, selon que leur profil est ordinaire ou d’exception
Note : La valeur en bas de chaque barre de l’histogramme précise le nombre total d’offres d’emploi auxquelles le type de candidature correspondant à cette barre a été envoyé. Une accolade signale une différence statistiquement significative. MP : musulman pratiquant, ML : musulman laïc.26Il est frappant de constater que les hommes catholiques perdent à s’afficher comme laïcs plutôt que pratiquants (cf. graphique 2). Une analyse plus fine révèle que cet impact négatif ne concerne que les postes de secrétaires et d’assistants comptables. Comment l’expliquer ? D’après l’enquête « Valeurs des Français » réalisée tous les neufs ans depuis 1981 par des chercheurs en sciences sociales, les catholiques se distinguent par leur valorisation du respect de l’autorité (Galland, Lemel et Tchernia [2003]). Cette caractéristique des catholiques semble bien perçue par la population française, et donc potentiellement par les recruteurs. Ainsi, les personnes qui pourraient envisager de scolariser leurs enfants dans un établissement catholique (49 % des personnes interviewées, soit une proportion égale à celle des personnes qui refuseraient cette scolarisation) évoquent principalement le « respect de la discipline et de l’autorité » comme raison de leur choix (Harris Interactive [2013]). Il est donc probable que le catholicisme affiché de Michel soit perçu par les recruteurs comme un gage de discipline particulièrement précieux lorsqu’il candidate à des postes de secrétaires ou d’assistants. Les hommes y sont en effet considérés comme plus difficiles à diriger que les femmes (IMS-Entreprendre pour la Cité [2012]).
L’impact, pour un pratiquant, du fait d’apparaître exceptionnel plutôt qu’ordinaire
27Le signal d’exception permet-il de bloquer les stéréotypes négatifs résiduels associés aux religions minoritaires ? Le graphique 4 montre que le signal d’exception anéantit la discrimination dont souffrent les juives et les musulmanes : alors que les candidates catholiques ordinaires ont un taux de réponse qui est 1,7 et 2,2 fois supérieur à celui de leurs homologues juives et musulmanes respectivement, l’obédience religieuse des candidates est sans effet sur leur taux de convocation lorsqu’elles sont exceptionnelles. Il est possible que les candidates juives et musulmanes ordinaires soient associées par les recruteurs à un risque (celui d’une grossesse imminente ? celui de port du voile pour la candidate musulmane ?) que le signal d’exception permet de dissiper. L’absence de discrimination à l’égard des candidates juives et musulmanes d’exception peut aussi révéler que le signal d’excellence est perçu comme reflétant des caractéristiques productives plus élevées lorsqu’il est envoyé par des candidates minoritaires plutôt que par des candidates majoritaires.
Impact pour les candidats pratiquants du fait d’afficher un profil d’exception plutôt qu’un profil ordinaire, par sexe
Impact pour les candidats pratiquants du fait d’afficher un profil d’exception plutôt qu’un profil ordinaire, par sexe
Note : La valeur en bas de chaque barre de l’histogramme précise le nombre total d’offres d’emploi auxquelles le type de candidature correspondant à cette barre a été envoyé. Une accolade signale une différence statistiquement significative. XP : catholique pratiquant, JP : juif pratiquant, MP : musulman pratiquant, « ord » : ordinaire, « exc » : exceptionnel.28Afficher un profil d’exception plutôt qu’ordinaire exacerbe en revanche la discrimination dont sont victimes les hommes juifs et musulmans. Notamment, les hommes musulmans sont les seuls qui ne gagnent rien à présenter un profil d’exception plutôt qu’un profil ordinaire, si bien que la discrimination qu’ils subissent n’est jamais aussi forte que lorsqu’ils apparaissent exceptionnels. Leur taux de réponse est dans ce cas cinq fois plus faible que celui de leurs homologues catholiques. Une analyse plus approfondie montre que le signal d’excellence bénéficie aux hommes musulmans lorsqu’ils postulent à des fonctions autorisant une certaine autonomie (les postes de comptable), mais il les pénalise fortement lorsqu’ils candidatent à des postes nécessitant pour l’essentiel un travail d’assistanat et donc leur capacité à se plier aux directives de la hiérarchie (les postes de secrétaires et d’assistants comptables). Ce résultat suggère que le risque d’insubordination que les recruteurs associent aux candidats musulmans augmente lorsque ces derniers sont exceptionnels.
29Concernant les candidats juifs pratiquants, ils ne sont pas discriminés lorsqu’ils sont ordinaires, mais ils le sont, à hauteur de 50 %, lorsqu’ils apparaissent exceptionnels. Or, cette intensité ne varie pas en fonction du type de poste auquel ils candidatent (métiers de l’assistanat ou autorisant au contraire plus d’autonomie). Leur excellence suscite une réticence de la part des recruteurs qu’il est difficile d’expliquer. Elle ne semble en tout cas pas liée à l’association des hommes juifs d’exception à un risque d’insubordination.
La discrimination à l’égard des juifs et des musulmans pratiquants découle-t-elle de l’exotisme de leur prénom ?
30La réponse semble négative concernant Esther. Cette candidate est en effet discriminée par rapport à Nathalie bien qu’elle soit la seule candidate minoritaire à ne pas porter un prénom exotique. Cependant, pour écarter la possibilité que Dov, Mohammed et Samira soient pénalisés par la seule distance culturelle signalée par leur prénom, le protocole expérimental introduit des candidatures dites de « vérification » (cf. supra).
31La comparaison des taux de réponse des candidats pratiquants d’exception et des candidats de « vérification » (qui sont également exceptionnels) montre, sans surprise, qu’Esther ne gagne rien à s’appeler Myriam (résultats disponibles sur demande). L’adoption d’un prénom familier ne bénéficie pas non plus à Dov ou à Samira, pourtant dotés de prénoms plus exotiques. Ce résultat confirme que les candidats minoritaires ne sont pas discriminés en raison de l’exotisme de leur prénom. Si c’était le cas, leur taux de réponse devrait augmenter lorsqu’ils adoptent des prénoms plus familiers. Seul Mohammed, le plus discriminé de tous les candidats minoritaires, gagne à s’appeler Adam : son taux de réponse croît de 80 % dans ce cas. Ce résultat confirme le traitement particulièrement discriminatoire réservé aux hommes musulmans. Contrairement aux autres candidats, ils sont fortement pénalisés dès lors qu’ils n’apportent pas de gages d’intégration (i.e. s’afficher pratiquants plutôt que laïcs ou porter un prénom à consonance arabe plutôt que neutre). Notons que l’impact pour l’homme musulman de l’adoption d’un prénom plus familier est proche de celui identifié par Duguet et al. [2010]. Ces derniers mesurent ainsi que le taux de réponse d’un Français d’origine maghrébine, Yassine, est multiplié par 1,6 lorsqu’il adopte un prénom français, Philippe, tout en conservant son nom maghrébin. Cette similitude suggère que la pénalité subie par Mohammed n’est pas liée à la forte connotation religieuse de son prénom : Yassine perd autant que lui à ne pas adopter un prénom familier.
Conclusion
32Un candidat doit-il envoyer plus de CV pour décrocher un entretien d’embauche lorsqu’il est perçu comme juif ou musulman plutôt que catholique ? Si oui, s’afficher laïc ou d’exception permet-il de réduire cette discrimination ?
33Fondé sur un testing sur CV d’une ampleur sans précédent, cet article révèle l’existence d’une forte discrimination à raison de la religion : les catholiques sont convoqués par le recruteur au bout de cinq candidatures, alors que six sont nécessaires pour les juifs et dix pour les musulmans. Les hommes musulmans sont les plus discriminés : le candidat catholique doit soumettre cinq CV et lettres de motivation pour obtenir un entretien d’embauche, contre vingt pour son homologue musulman, soit quatre fois plus.
34S’afficher laïc plutôt que pratiquant permet d’améliorer le taux de réponse des hommes musulmans. Ces derniers semblent donc associés par les recruteurs à un risque de comportements religieux transgressifs sur le lieu de travail. Par ailleurs, afficher un profil d’exception plutôt qu’ordinaire anéantit la discrimination dont souffrent les juives et les musulmanes, mais exacerbe la discrimination à l’égard de leurs homologues masculins. Notamment, les hommes musulmans ne gagnent rien à présenter un profil d’exception plutôt qu’un profil ordinaire, si bien que la discrimination qu’ils subissent n’est jamais aussi forte que lorsqu’ils apparaissent exceptionnels. Ce résultat semble en partie lié à un renforcement du risque d’insubordination que les employeurs associent aux hommes musulmans, lorsque ces derniers affichent leur excellence.
35Comment réduire la discrimination particulièrement forte dont souffrent les hommes musulmans ? S’afficher laïc et/ou adopter un prénom neutre sont des stratégies qui améliorent leur taux de réponse. Mais elles ne sauraient inspirer des recommandations de politiques publiques : on ne peut espérer promouvoir la diversité en demandant aux individus de dissimuler leurs différences. Il est urgent de définir des politiques alternatives et d’en évaluer l’efficacité.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- IFOP [2011], « Les valeurs des Français à six mois de l’élection présidentielle », étude IFOP pour Paris Match et Europe 1.
- IMS-Entreprendre pour la Cité [2012], Les stéréotypes sur le genre : comprendre et agir dans l’entreprise, Paris, IMS-Entreprendre pour la Cité.
- IMS-Entreprendre pour la Cité [2014], Stéréotypes sur les origines : comprendre et agir dans l’entreprise, Paris, IMS-Entreprendre pour la Cité.
- Jowell R. et Prescott-Clarke P. [1970], « Racial Discrimination and Whitecollar Workers in Britain », Race & Class, 11 (4), p. 397-417.
- Phelps E. S. [1972], « The Statistical Theory of Racism and Sexism », The American Economic Review, 62 (4), p. 659-661.
- Pierné G. [2013], « Hiring Discrimination Based on National Origin and Religious Closeness: Results from a Field Experiment in the Paris Area », IZA Journal of Labor Economics, 2 (4), p. 1-15.
Notes
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[*]
Paris School of Economics, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Correspondance : Maison des sciences économiques, 106-112 boulevard de l’Hôpital, 75647 Paris Cedex 13, France. Courriel : marie-anne.valfort@univ-paris1.fr
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[1]
« Naturalisation par décret », http://www.prefecturedepolice.interieur.gouv.fr/.