Couverture de RECO_656

Article de revue

Patrimoines productifs collectifs versus exploration/exploitation

Le cas de la bioraffinerie

Pages 957 à 987

Notes

  • [*]
    Laboratoire Regards ea6292, ufr des sciences économiques, sociales et de gestion ; Université de Reims Champagne-Ardenne. Correspondance : Université de Reims Champagne-Ardenne, bâtiment Recherche, 57 bis rue Pierre Taittinger, 51096 Reims cedex. Courriels : martino.nieddu@univ-reims.fr ; estelle.garnier@carinna.fr
  • [**]
    Institut de chimie moléculaire de Reims, umr cnrs 7312. Correspondance : Case postale 44 ; ufr des sciences exactes et naturelles, bp 1039, 51687 Reims Cedex 2. Courriel : christophe.bliard@univ-reims.fr
    Ce travail a reçu le soutien de l’anr (réf. anr-09-cp2d-01-01 aeprc2v). On tient également à remercier, en particulier, chaleureusement les referees anonymes qui ont fortement contribué à clarifier le projet de cet article et à le rendre plus accessible.
  • [1]
    Cette littérature emprunte d’après ses auteurs (Grin et al. [2010]) à trois grands types de fondements théoriques : les Science & Technology Studies, l’économie évolutionniste, et une sociologie s’inspirant de la théorie de la structuration de Giddens. Elle cherche à unifier leurs apports respectifs dans une théorie générale de la transition entre régimes sociotechniques. Cette littérature cherche à analyser les transitions dans une perspective multiniveaux (Multi Level Perspective = mlp) (Smith, Voss et Grin [2010]) afin de proposer un « paradigm for sustainable innovation policies » (Nill et Kemp [2009], p. 677). Cette description en termes de niveaux (le landscape – environnement macrosocial –, l’ensemble formé par les régimes sociotechniques – sociotechnical regimes –, et les niches), retenue par la littérature de Sustainability Transition Management, conduit les auteurs à qualifier le plus souvent ce courant de pensée fortement présent en Europe du Nord, et occupant une position institutionnelle particulière aux Pays-Bas, de MultiLevel Perspective (= mlp). Pour une synthèse sur ce courant, voir Grin J. et al. [2010], les numéros spéciaux de Research Policy dédiés à ce courant depuis 2007, notamment le 39(4), 2010, et le 41(3), 2012, ainsi que notre compte rendu de la 2e conférence du Sustainability Transition Research Network (Copenhague, août 2012) à paraître dans Natures, Sciences, Sociétés, 21(1), 2013.
  • [2]
    « Mon approche de la recherche […] est souvent considérée comme relevant de l’étude de cas et dans une certaine mesure c’est exact. Mais les études de cas telles qu’elles sont pratiquées dans les sciences sociales ont tendance à être considérées comme essentiellement destinées à offrir des résultats empiriques. J’ai cependant utilisé les constatations de mes “études de cas” non pas comme des preuves empiriques, mais comme des intrants dans la construction d’une théorie. » (Piore [2006], p. 17.) « […] Ceci implique le traitement du matériau comme quelque chose d’essentiellement différent de points de données empiriques, car, étant donné les canons de la méthode empirique de l’économie, ils ne seront jamais considérés comme des faits légitimés. Au contraire, dans le traitement des matériaux comme intrants dans la révision de la théorie, ceux-ci deviennent essentiellement équivalents aux produits des expériences de laboratoire menées dans le sous-champ émergent de l’économie comportementale. » (Ibid., p. 23 ; trad. par nous.)
  • [3]
    « La chimie verte est définie comme la conception de produits et de procédés chimiques afin de réduire ou d’éliminer l’usage et la génération de substances dangereuses. » (Anastas et Eghbali [2010], p. 301 ; trad. par nous.)
    L’émergence du concept de chimie verte réside dans la remarquable mise en forme et diffusion internationale d’une démarche non contraignante mise au point au sein de l’us Environmental Policy Agency, sur douze principes que les chimistes sont appelés à respecter, autant que faire ce peut (Linthorst [2010], Garnier [2012]). Ceci explique son succès Outre-Atlantique au moment où se met en place la directive Reach en Europe. La diffusion, à partir de 1993, de ces douze principes qu’aucun chimiste n’ignore aujourd’hui, la création de revues telles que Green Chemistry (1999), ou ChemSusChem (2008) dédiées à l’interface entre la chimie et le développement soutenable attestent de l’importance du mouvement (Nieddu et Vivien [2012]).
  • [4]
    Cette dynamique temporelle découpe le temps en quatre phases représentées par la « courbe en S » : (1) la phase de pré-développement, où l’état d’équilibre dynamique est remis en cause, de façon non encore visible par l’exploration dans les niches d’innovations radicales, (2) la phase de take-off, durant laquelle le changement structurel prend son élan, (3) la phase d’accélération où le changement devient visible car les expérimentations dans les différentes niches convergent dans un design dominant, (une technologie victorieuse), (4) la phase de stabilisation durant laquelle un nouvel équilibre dynamique est obtenu.
  • [5]
    Dans leur réévaluation du modèle de Sustainability Transition, Genus et Coles écrivent :
    « Il y a eu une tendance à se concentrer sur les technologies victorieuses et, du coup, les questions méthodologiques concernant le fonctionnalisme de la mlp et la pauvreté des études de cas semblent avoir été sous-évaluées. En outre, il est à craindre que certaines des idées implicites dans ce traitement de la mlp peuvent s’infiltrer dans le domaine de l’élaboration des politiques de sorte que la “réalité” d’un modèle mécaniste de la transition pourrait devenir l’interprétation dominante de la mlp. » ([2008], p. 1444.)
  • [6]
    Pour reprendre l’expression que Schot et Geels [2008] attribuent à Mokyr, il s’agit d’« hopeful monstrosities » ; « Hopeful », car ces technologies affichent un avenir prometteur (mais monstruosité car elles sont relativement grossières et inefficaces au moment où elles sont reconnues comme invention).
  • [7]
    Du fait du caractère systémique des technologies, les innovations ne valent souvent que si elles permettent d’organiser des interactions avec des patrimoines productifs collectifs existants. Elles peuvent être ainsi qualifiées de bridging technologies (à entendre au sens littéral de technologies réalisant des ponts plutôt que technologies de transition) ou de two-world technologies (technologies [faisant le pont] entre deux mondes) (Kemp et Rootmans [2005], p. 335).
  • [8]
    « La question de l’empowerment [renforcement des capacités] est considérée comme la moins développée dans la littérature actuelle sur les niches. Il peut être compris soit comme un processus qui rend des innovations de niche concurrentielles au sein d’environnements de sélection inchangés (fit-and-conform), soit en tant que processus qui contribue à l’évolution des environnements traditionnels de sélection, et ce d’une façon favorable à une innovation de niche porteuse d’une rupture de sentier (stretch-and-transform). » (Smith et Raven [2012], p. 1025.)
  • [9]
    Le backcasting est, en littérature de prospective, l’enchaînement de causalités du futur vers le présent. Les analyses de type backcasting se préoccupent, non pas du futur susceptible d’advenir, mais de la façon dont les futurs souhaitables peuvent être atteints. Elle est donc explicitement normative, et suppose de travailler « à l’envers » : d’une situation particulière future souhaitable vers le présent afin de déterminer la faisabilité physique ou technique de ce futur, ainsi que les décisions politiques ou de pilotage de la recherche qui sont nécessaires pour atteindre ce point (cf. Vergragt et Quist [2011]). Cette méthode a été notamment utilisée par la Commission européenne pour l’élaboration des visions pour le futur consensuelles de ses plates-formes technologiques, telles que celle de Suschem (voir sur le site de Suschem le document Vision for the futur).
  • [10]
    Cette question a notamment fait l’objet d’une intervention de R. Kemp : « Sustainable innovation do not exist ! » à la dime Conference Innovation, Sustainability and Policy, Bordeaux, 11-13 septembre 2008.
  • [11]
    On a pu suivre l’évolution de la bioraffinerie, depuis 1995, dans le cadre d’une thèse sur les relations agriculture et agro-industries (Nieddu [1998]), à travers des visites de sites, l’observation de projets scientifiques, des échanges avec des porteurs de projets sur les agromatériaux et une étude brevets sur les biopolymères (Nieddu et al. [1999] ; Nieddu [2000]), puis un travail sur le système chanvre (Garnier et al. [2007]), et enfin à travers la revue de littérature et la veille technologique effectuée depuis 2007 (Garnier [2012] ; Nieddu et al. [2010]).
  • [12]
    La problématique se déplace donc de la gêne constituée par des coproduits indésirables vers l’idée que ceux-ci deviennent, dans une économie des biocarburants, une source stable, abondante et bon marché de substrats valorisables, à condition que la recherche trouve les solutions adéquates. Dans le cas du glycérol, celle-ci va s’en trouver fortement sollicitée et voir se former une importante « communauté glycérol ». Par ailleurs, le glycérol d’origine biodiesel a vu sa production exploser, puis remplacer totalement le glycérol d’origine fossile et partiellement celui issu de savonnerie.
  • [13]
    On peut citer ici trois grands documents de référence : usda doe, « Vision » document Plant/ Crop-Based Renewable Resources 2020 : A Vision to Enhance u.s. Economic Security Through Renewable Plant/Crop-Based Resource Use », http://www.oit.doe.gov/agriculture/, doe/go-10099-706, 1999 ; le document déterminant les grands intermédiaires d’origine agricole (Werpy et Petersen (eds) [2004]) ; la synthèse des opportunités élaborée pour la Commission européenne par Wolf et al. [2005].
  • [14]
    Sur ce point, cf. le Preliminary Report de la tâche 2.3 du projet Star-colibri : D2.3 Preliminary report on the global mapping of research projects and industrial biorefinery initiatives, http://www.star-colibri.eu/files/files/Deliverables/D2.3.3-industrial-biorefineries-EU.pdf, consultation le 23/12/2012.
  • [15]
    Il est frappant de constater la similitude visuelle des schémas de valorisation de la biomasse des documents de l’époque, des exercices de prospective de la fin des années 1970 suite au premier choc pétrolier (voir les références données par Chesnais [1981] et son schéma p. 226) et de ceux des années 1999-2005 : toutes les voies d’« avenir » exposées aujourd’hui l’étaient déjà il y a trente ans.
  • [16]
    C’est probablement le cas de Dupont de Nemours, qui produisait le nylon 6-6 à partir de substrats agricoles jusqu’à la fin des années 1950… et qui renoue aujourd’hui avec ces usages.
  • [17]
    La première loi d’incorporation française d’alcool dans l’essence importée date de 1923. La viticulture du Sud de la France cherche alors à se protéger de la concurrence des alcools de betterave ou de céréales et repousse les agriculteurs du Nord vers les usages industriels. On verra notamment un « supercarburant ternaire » en usage jusqu’à la fin des années 1950.
  • [18]
    L’industrie de la pâte à papier connaît le même mouvement de saturation des marchés et d’émergence d’excédents de capacité de production qui la conduit aux mêmes raisonnements (Stuart [2006]).
  • [19]
    Les chimistes interviewés décrivent les produits issus de la pétrochimie comme des matériaux « statistiques », « amorphes », « linéaires », alors que, par exemple, les amidons seraient des matériaux à la fois intéressants et difficiles, car « très organisés », « hyperbranchés », « dotés de capacités d’auto-structuration » (Nieddu [2011]).
  • [20]
    Marquardt est aujourd’hui Chairman of the German Council of Science and Humanities. P. Gallezot est chercheur émérite à l’irce Lyon, un des meilleurs connaisseurs européens du champ de la catalyse. Il fait partie des chercheurs sur lesquels nous nous sommes livrés à un exercice de monographie, et le travail cité plus bas est le résultat de sa participation à l’Action Cost Utilisation of Biomass for Sustainable Fuels & Chemicals (ubiochem).
  • [21]
    « In 2004, the us Departmentof Energy (doe) released the first of two reports outlining research needs for biobased products. This publication described a group of 15 (despite being colloquially known as the doe “Top 10” report) target structures that could be produced from biorefinery carbohydrates. » (Bozell et Petersen [2010], p. 541.) Ces deux auteurs, qui avaient été parmi les pilotes de ces exercices de prospective, et donc en partie à l’origine du résultat « top 10 », reviennent, en 2010, sur cette classification pour insister sur sa relative instabilité. Mais ils conservent le cœur de sa logique de substitution.
  • [22]
    Voir notamment les surveys de : Fengwei et al. [2006] ; Protti et al. [2009] ; Averous, Halley [2009].
  • [23]
    L’animateur du programme Cost bioraffineries, le professeur Sheldon, pointe le fait « […] qu’une usine d’éthanol cellulosique de traitement de 10 000 tonnes de matières premières lignocellulosiques… génère 32 millions de litres d’eaux usées par jour, soit assez d’eau pour approvisionner une ville de 300 000 habitants. Par ailleurs, cette eau est contaminée par des sous-produits organiques, ce qui nécessite un système sophistiqué de traitement des eaux usées industrielles en vue de permettre la réutilisation de l’eau » (Sheldon [2011]).
  • [24]
    Certains auteurs assimilent innovation radicale et innovation d’exploration, ce qui ne tient pas si l’on retient l’idée de cycle de découverte de Nooteboom.
Dans Sabrina, un délicieux film de Billy Wilder tourné en 1954, Linus Larrabee (Humprey Bogart) présente à son frère (William Holden) la dernière innovation du conglomérat Larrabee : un plastique translucide, résistant au feu, flexible, produit à partir de bagasse de canne à sucre et qui pourrait servir notamment pour des pièces usinées d’avion. Cinquante-cinq ans après, aux journées furfural de Reims, les chercheurs font l’état de l’art des promesses technologiques de mêmes types de plastique issus de matière première d’origine végétale…

Introduction : la bioraffinerie comme lieu d’observation

1 Dans le modèle dominant la réflexion sur la transition vers l’usage de ressources renouvelables aujourd’hui – le Sustainability Transition Management (Langeveld, Sanders en Meeusen (eds) [2010]) –, la dynamique de changement est décrite comme (a) le produit d’incitations à innover provenant de pressions du niveau macrosocial ; (b) portée par des firmes, au niveau microéconomique, car ce sont elles qui exploreraient des innovations à l’intérieur de niches ; (c) lesquelles conduiraient à de nouveaux régimes sociotechniques (Smith, Voss et Grin [2010]).

2 Les firmes traverseraient une séquence définie d’abord par une phase d’exploration de la variété technologique (à l’intérieur des niches). Au cours de celle-ci se formerait progressivement un dominant design, conduisant à l’exploitation de la technologie devenue la plus efficiente. Cette séquence [exploration/exploitation] déterminerait la forme du nouveau régime sociotechnique, attendu dans le cadre de la réflexion sur le développement durable [1].

3 Cette séquence [exploration de la variété/exploitation d’un dominant design], issue de travaux d’économistes du changement technologique (Abernathy et Utterback [1978] ; Arthur [1988]) et qui est au cœur du modèle du Sustainability Transition Management, mérite d’être discutée (Jolivet [1999]). D’une part, l’idée que l’unité d’analyse pertinente puisse, à cet endroit, être la firme ne résiste pas à la confrontation à la réalité, d’où la nécessité de notre point de vue de fonder l’analyse de la dynamique technologique sur la formation (ou la déformation) de patrimoines productifs collectifs. D’autre part, on montrera que cette séquence n’est qu’un cas particulier de changement technologique – qui doit donc être replacé dans ses conditions locales. En effet, les différents acteurs sont loin de la suivre spontanément, et elle n’apparaît pas ex nihilo.

4 Ceux-ci tendent, en situation d’incertitude, à organiser la coordination économique, en particulier les apprentissages demandés à la recherche scientifique et technologique, autour de patrimoines productifs collectifs (Nieddu [2007]). Ceci devrait donc contribuer à maintenir la variété technologique existante et non à se focaliser sur un dominant design et une winning technology (technologie victorieuse) ; cette variété peut même être recherchée pour elle-même, soit en tant qu’objectif des firmes, dans leurs stratégies de portefeuilles d’options réelles – comme on a pu l’observer dans le cas étudié ici –, soit parce c’est un objectif désirable en développement durable.

5 Nous nous appuierons, pour conduire cette démonstration, sur la méthodologie proposée par Michael Piore [2006] : mobiliser l’étude de cas à des fins théoriques en science économique [2]. L’étude de cas sur laquelle nous nous appuyons est emblématique de ces questions de variété technologique en relation avec des processus de transition dans une perspective de développement durable. En effet, ce que l’on appelle aujourd’hui la bioraffinerie (le traitement de la biomasse pour prendre le relais du pétrole dans la production de carburants et d’intermédiaires pour la chimie) n’est pas le produit spontané d’explorations de niches, mais a donné lieu à un intense travail collectif de construction conceptuelle. La formation de ce concept doit être vue comme celle d’un « objet intermédiaire », au sens que Vinck [2009] donne à ce terme : un objet technique possédant une dimension et des attributs matériels, mais aussi une dimension abstraite et conceptuelle qui en fait un outil de coordination. En l’occurrence, le concept de bioraffinerie est destiné à penser une issue normative particulière à la transition de nos sociétés vers l’usage de ressources renouvelables – ce qui peut poser de redoutables problèmes de soutenabilité –, et vers ce que les chimistes appellent une « chimie verte » au sens de non polluante [3]. D’où notre exploration d’un régime sociotechnique potentiellement émergent, que nous qualifions de « chimie doublement verte » dans le projet anr à l’origine du présent article, et dont un des enjeux est de savoir s’il aura comme artefact dominant la bioraffinerie (encadré 1).

Encadré 1. « L’objet intermédiaire » bioraffinerie

« L’objet bioraffinerie » a été travaillé dans des exercices de « feuilles de route technologiques » (technological roadmaps) de l’usda, et dans des projets européens comme le Biorefineries Joint Coordination and Support Action Call (2008), financés non pour produire des avancées scientifiques, mais pour expliciter la « vision pour le futur » et identifier les obstacles pour atteindre cette « vision ». C’est autour de ces verrous que s’écriront les appels à projets des programmes cherchant à inciter les scientifiques à s’orienter vers ces questions.
L’intérêt pour cet objet a connu une véritable explosion dans les revues de chimie : on recense sur les bases de données Scopus et Wiley au mieux un à deux articles par an de 1987 à 2000 sur le mot clé biorefinery, à l’exception de 1996 et 1998 ; Science Direct (consulté le 20/11/2012) en donnait seulement 8 en 2003, au moment où le prix du pétrole connaît le début de son décollage, pour atteindre 232 en 2009, 364 en 2010, 589 en 2011 ; à cette date de consultation, on atteint, pour l’année 2012 non terminée, 1 005 articles ; 50 sont déjà annoncés en publication 2013.
Cette littérature contient de vastes états de l’art, établis par les chercheurs les plus chevronnés. Notre hypothèse est qu’ils constituent des récits (narratives) qui ne portent pas seulement sur les questions scientifiques, mais qu’ils déploient également une réflexion, explicite ou non, sur les technologies potentiellement candidates au développement de la bioraffinerie, sur la compétition entre voies, et le périmètre des patrimoines productifs collectifs qu’il est nécessaire de mobiliser pour conduire la transition.

6 On a donc souhaité analyser cette littérature, en la confrontant à des sources de nature différente, entretiens avec des scientifiques du domaine, et veille sur les produits (encadré 2). Ce travail a été mené avec un focus group regroupant scientifiques et économistes. Après la présente section introductive sur le contexte de l’étude, la deuxième section discute la capacité de la notion de patrimoines productifs collectifs à résoudre les problèmes posés par la séquence [exploitation/exploration] et l’hypothèse de dominant design dans la littérature de Sustainability Transition Management. On mobilisera ensuite cette notion dans une démarche narrative de restitution de la variété de stratégies de conversion de la biomasse. La troisième est destinée à montrer que la bioraffinerie n’émerge pas ex nihilo de la problématique de transition, mais s’inscrit profondément dans les patrimoines productifs des agro-industries. La quatrième identifie alors quatre héritages productifs correspondant à de grandes stratégies de conversion de la biomasse, et analyse la façon dont ils s’insèrent dans les relations inter-industrielles. Ceci permet de revenir dans la conclusion sur les limites du caractère prédictif de la séquence [exploration/exploitation] et sur le fait que l’approche en termes de patrimoines permet de cerner comment, dans chacun de ces patrimoines, les acteurs cherchent à conduire un régime d’innovation spécifique, en adaptant, d’une façon particulière à ce régime, les principes de chimie verte.

Encadré 2. Sources et méthodologie

On s’appuie sur trois types de sources qui ont été retraitées dans le cadre d’un focus group regroupant scientifiques et économistes et d’une thèse en cotutelle économiste-chimiste (Garnier [2012]) :
  1. Les revues qui ont été dépouillées couvrent les compétences de sciences chimiques, biochimie, et sciences de l’ingénieur en chimie, nécessaires au développement de la bioraffinerie et du concept de chimie verte.
  2. Une analyse des textes de projets de recherche liés à l’usage de la biomasse, s’appuyant sur les documents intégraux et des entretiens, et, pour certains, des rapports d’évaluation ex ante et ex post (thèse Garnier [2012]).
  3. Une veille sur les sites d’entreprises particulièrement impliquées dans le secteur (en France ard, Roquette, Sofiproteol ; ailleurs Dupont, Cargill, Novamont, etc.).
Par ailleurs, la construction de la démarche narrative repose sur une immersion de l’économiste dans les communautés scientifiques du domaine grâce à un projet anr dans le programme « Chimie et procédés pour le développement durable », auquel nous avons associé un physico-chimiste ayant dirigé un programme pluriannuel sur l’amidon (amival) et un biochimiste dirigeant un laboratoire spécialisé sur les valorisations des ligno-celluloses. Ceux-ci nous ont aidés pour des entretiens avec des acteurs clés (scientifiques ou animateurs de la recherche). Nous avons également assisté à des journées scientifiques organisées par produit et à quatre écoles-chercheurs cnrs et inra. Les entretiens ont été accompagnés de la réalisation de monographies de chercheurs permettant de retrouver, à travers les évolutions de leurs thèmes de publications, les tâtonnements de leur inscription dans des patrimoines productifs collectifs.
Nous avons testé la présentation de notre problématique et de nos résultats dans des colloques de chimie, et dans les écoles-chercheurs. Nous considérons donc que la démarche narrative mise en place est falsifiable au sens de Popper puisque les chimistes ou acteurs industriels peuvent en tester la robustesse ou opposer des contre-récits. C’est ainsi que nous sommes passés de trois héritages productifs sur la base de la proposition de spécialistes de la catalyse à quatre, suite aux retours du focus group. Ce résultat a notamment été présenté à la communauté des chimistes lors du colloque Biopol (2011) et du colloque final regroupant l’ensemble des équipes soutenues par le programme « Chimie et procédés pour le développement durable » à Lyon en septembre 2012.

Sustainability Transition Management et patrimoines productifs collectifs

7 L’intérêt de la littérature de Sustainability Transition Management pour la séquence évolutionniste [exploration/exploitation] se traduit par une référence à la dynamique temporelle représentée par Geels dans une courbe en S [4] reproduite de façon continue depuis la publication de son article de 2002 (plus de 900 citations à ce jour, et plus de 200 reproductions de la courbe). Cet intérêt tient à la fois au fait que cette séquence organise les « récits de la transition » à partir d’un critère qui semble réaliste d’un point de vue technologique, et au fait qu’elle permet de désigner une « fin de l’histoire » : l’identification au cours du processus exploratoire du dominant design qui finira par s’imposer. Des travaux récents suggèrent néanmoins que « ce modèle est attractif du fait de sa simplicité mais pourrait bien être trop simple pour décrire réellement les processus de changement » (Sanden et Hillman [2011], p. 403 ; trad. par nous).

8 En effet, ce modèle introduit un a priori dans la narration analytique des dynamiques de transition à venir. Il n’est pas seulement nécessaire de considérer que l’émergence d’une « technologie victorieuse » n’est pas l’unique configuration possible [5]. Mais les Sciences Studies enseignent aussi qu’il est nécessaire de suivre un principe de symétrie dans le traitement analytique. Ce principe impose de considérer également les réussites et les échecs, les gagnants comme les perdants (Pestre [2007]). On prêtera donc une attention particulière aux visions scientifiques minoritaires, comme révélateur de l’existence de stratégies dominantes ; ceci va nous conduire à considérer la variété de ces visions scientifiques et techniques comme autant de bases de connaissance alimentant une variété de patrimoines productifs collectifs.

9 En effet, l’exploration de la nouveauté n’est pas une opération qui relève de décisions de firme individuelle, sur un terrain vierge de tout passé et de tout espace technico-économique. La relecture de Marshall invite à considérer que le changement technique « prend forme dans une organisation sociale, économique et technique de la production » (Lecoq [1993], p. 201), et que les problèmes sont résolus au sein de communautés dépassant les frontières des firmes :

10

« Dans des environnements innovant et changeant rapidement, il devient de plus en plus difficile de défendre l’idée que les entreprises (qu’il s’agisse d’intégrateurs de systèmes ou de simples assembleurs) soient l’unité d’analyse correcte. Les problèmes sont résolus “socialement”, et comprendre comment les stratégies de résolution de problèmes se développent au sein des communautés de spécialistes qui transcendent les frontières de l’entreprise est un défi à la fois pour les praticiens et les chercheurs. »
(Brusoni et al. [2007], p. 130.)

11 Une démarche narrative portant sur des dynamiques à l’œuvre dans une transition en cours doit donc respecter ces deux conditions : identification des communautés cherchant à résoudre collectivement les problèmes technologiques et mise en concurrence des scénarios alternatifs de dominant design et de variété des patrimoines productifs en formation ; ce qui va nous amener à préciser la notion de patrimoines productifs collectifs.

Fonder la démarche narrative : les patrimoines productifs collectifs

12 La démarche narrative mobilisée en études de cas est essentiellement une « technique exploratoire procédant à partir de matériaux empiriques hétérogènes, et cherchant à mettre en évidence des relations entre les décisions des acteurs et des tendances lourdes et des structures » (Dumez et Jeunemaitre [2005], p. 993). Dans sa « version riche », pour reprendre l’expression de ces deux auteurs, elle cherche à rendre compte de la façon dont les acteurs donnent du sens aux situations auxquelles ils sont confrontés à un instant donné. C’est d’ailleurs la condition pour qu’elle puisse être utilisée autrement que sur le passé. En effet, les mêmes principes explicatifs doivent pouvoir être déployés selon que l’observateur est placé dans une position ex ante ou une position ex post. Or les historical cases studies ont fait leurs preuves en reconstituant les raisons d’un choix technologique passé et connu. Ils procèdent en régressant depuis ce choix connu, qui acquiert alors le statut de « fin de l’histoire », jusqu’à une origine. Cette régression prend la forme d’un « grand récit » qui fournit une explication plausible de l’enchaînement des causalités menant au résultat final – le modèle archétypique étant le grand récit de David [1985] sur le clavier azerty.

13 Lorsqu’il s’agit de restituer la façon dont des acteurs développent des visions du futur dans une situation d’incertitude technologique, et réalisent des choix à partir de leurs représentations de cette situation d’incertitude, il est nécessaire de dresser le tableau des « connaissances détenues par les acteurs, leurs interprétations de ce qui se passe, [lesquelles] font partie des […] déterminants […] objectifs d’une situation » (Dumez et Jeunemaitre [2005], p. 996). De ce point de vue, la séquence évolutionniste [exploration d’une variété/exploitation d’un design dominant] trouve en principe sa justification dans le fait que l’exploitation permet de bénéficier des effets cumulatifs des rendements croissants, alors que ces effets cumulatifs ne peuvent être connus au moment de la décision d’orienter les choix technologiques. Elle fonctionne donc comme une « boîte noire » qui soulève un ensemble de questions (Jolivet [1999]), lesquelles nous ont conduits à introduire la notion de patrimoines productifs collectifs comme guide dans la démarche narrative.

14 En effet, cette séquence suppose (1) que soient générées de nouvelles connaissances sur la famille de technologies en émergence, celle-ci étant nécessairement incomplète et peu efficace à l’instant considéré [6] ; (2) que les apprentissages liés se traduisent par une capitalisation collective de connaissances, afin d’assurer la convergence technologique : comme les acteurs (laboratoires ou firmes) détiennent des connaissances hétérogènes et en partie contradictoires, ils doivent, pour stabiliser les technologies, passer par une théorisation collective de la technologie, afin de nouer ensemble les savoirs fragmentés et parcellaires dont ils sont porteurs.

15 On conçoit donc que les activités économiques ne peuvent exister, sans qu’un certain nombre de ressources ne soient « mises ensemble » pour former des patrimoines productifs collectifs (Nieddu [2007]). En tant que faits stylisés, les patrimoines productifs sont d’abord des ressources immatérielles (les visions du futur, la possibilité de maintenir les options réelles ouvertes par l’entretien de la variété technologique, la construction d’objets intermédiaires). Ces ressources permettent l’existence d’outils cognitifs partagés et les apprentissages entre utilisateurs et producteurs (Foray [1997]). Ces derniers sont le plus souvent issus de ressources libres – des connaissances scientifiques, par exemple –, mais reconnues comme pouvant ou devant être mobilisées en tant qu’actifs dans un secteur ou d’un réseau donné, alors qu’elles n’auraient pas de valeur particulière pour un autre secteur ou territoire. Ces ressources passent donc par un processus de qualification comme patrimoines pour ce secteur, dans des actions collectives de patrimonialisation (voir sur ce point Billaudot [2004]). Au plan matériel, il s’agit de dispositifs « localisés » qui permettent aux acteurs scientifiques et aux acteurs économiques de se rencontrer : des laboratoires publics ou privés collectifs dédiés, des centres de développement technologique, des démonstrateurs, des unités pilotes avant industrialisation. Il s’agit ensuite d’institutions dédiées (Barrère [2007]) et d’outils institutionnels de constitution en communauté, tels que les « plates-formes technologiques » de l’Europe ou les pôles de compétitivité en France.

16 Une autre raison amène à être attentifs aux dynamiques de patrimoines productifs collectifs. Les littératures sur les transitions vers de nouveaux régimes sociotechniques et sur la dépendance de sentier invitent à considérer que les mutations se font « au voisinage » des technologies et des spécialisations productives existantes, à partir de « niches » (Grin et al. [2010]) [7]. Or il est important de noter que celles-ci sont traitées comme du patrimoine au sens où elles sont préservées de la concurrence et du calcul économique au cours de l’exploration de leur potentiel, en raison de leur proximité avec les patrimoines existants et des espérances technologiques qui leur sont associées. Les scientifiques ne sont donc pas sollicités et incités à travailler au hasard de la sérendipité, mais pour concrétiser une « nouveauté attendue » dans une niche.

17 La notion de patrimoine productif collectif rend compte de ces différents as- pects (assemblage inter-organisations de ressources, dépendance au sentier, volonté de maintien de la variété technologique, ou préservation de niches). Mais, comme le rappelle O. Godard [1993], le patrimoine indique tout autant la volonté de projection dans l’avenir que l’héritage. Ce qu’on souhaite voir reconnaître, préservé et développé comme patrimoine dans le futur, dessine ce futur et vise à organiser la prise de contrôle sur ce futur. Cette notion est donc inséparable de celle d’« espérances technologiques » qui seront testées sur des cycles de développement de produits particuliers (Rosenberg [1976]). « Les espérances et visions du futur sont de plus en plus reconnues comme un élément central des processus de développement de la science et de la technologie et comme des éléments clés dans l’analyse et la compréhension du changement scientifique et techno- logique. » (Borup et al. [2006].) La survenue inévitable de désappointements (Ruef et Markard [2006]) peut obliger à des remaniements de ces espérances ; mais ces remaniements ont pour objet de préserver le cœur des patrimoines mobilisés.

18 La bioraffinerie est un exemple de ces ressources à la fois matérielles et immatérielles. Dans sa dimension abstraite et conceptuelle, celle-ci fonctionne comme un guide pour l’action qui conduit à assembler des ressources collectives sur un sentier de développement particulier. Elle résume la thèse, selon laquelle le « challenge du développement soutenable » passe par une substitution du pétrole finissant par du carbone « bio » (au sens de : issu de matières premières agricoles), là où d’autres sentiers d’innovations sociotechniques pourraient être envisageables (Clark et Deswarte [2008]).

Démarche narrative et modèles de sustainability transition

19 Il est possible, sur ce cas particulier, d’opposer, comme hypothèses explicatives alternatives la séquence [exploration/exploitation d’un dominant design] et un modèle postulant la nécessité de documenter empiriquement l’existence (éventuelle) de patrimoines productifs collectifs différents, et leurs effets structurants sur les dynamiques à l’œuvre. Si l’on cherche à opposer leurs capacités respectives à travailler analytiquement la réalité, il faut suivre Dumez ([2006], p. 5) qui insiste sur l’importance d’identifier et de séparer analytiquement les visions ex ante et ex post à la fois des acteurs et des chercheurs.

Tableau 1

Un schéma analytique interactif

Tableau 1
Ex ante Ex post The actor’s view (intention) A A’ The observer’s view (interprétation) I I’

Un schéma analytique interactif

(Dumez [2006], p. 5)

20 Dans la première hypothèse, les acteurs sont censés être, ex ante, dans une position d’exploration « dans toutes les directions » (actor views ex ante) et l’observateur comme l’acteur attendent l’émergence d’une situation qui pourra être caractérisée comme la fin de la phase d’exploration, lorsqu’est reconnu le dominant design (les actor views et observer views ex post se confondraient). Néanmoins, il faut tenir compte ici du caractère performatif des discours économiques : si les acteurs partagent cette grille d’analyse au point qu’ils subordonnent tous leurs comportements à la survenue du dominant design, ils chercheront à réduire l’incertitude radicale en se projetant par anticipation dans la structuration de ce dominant design.

21 Dans la seconde hypothèse, on est amené à revisiter les développements théoriques de la Sustainability Transition, à partir des deux dimensions de la notion de patrimoines productifs collectifs – la constitution d’espaces protégés liés à des positions héritées, et la prise du pouvoir sur le futur. D’une part, dans leur réévaluation récente de l’analyse des niches, Schot et Geels [2008] et plus encore Smith et Raven [2012] dans un article intitulé « What is a protective space ? Reconsidering niches in transitions to sustainability », insistent sur le fait que la protection des niches passe par la construction de narratives, qui mettent en scène (parfois à l’excès) leur caractère d’innovations de rupture (path breaking innovation). Or, ce caractère ne peut être postulé et doit être vérifié par la description empirique ; l’innovation peut viser tout autant le renforcement de l’espace d’un patrimoine productif collectif que la préparation d’une rupture [8].

22 D’autre part, il est nécessaire de clarifier l’usage en pratique du schéma canonique (de la courbe en S) représentant la dynamique de transformation qui part des niches où sont travaillées des innovations de rupture, pour dessiner une convergence de sentier (le dominant design) vers le nouveau régime sociotechnique. Lors de la 2e conférence stm de Copenhague, il est apparu clairement qu’il s’agissait d’un schéma de backcasting[9], c’est-à-dire de construction des comportements du futur (le dominant design anticipé ou le régime sociotechnique désiré) vers le présent (les niches). Une fois retenue la vision du futur comme représentation dominante, les acteurs régressent vers la construction des étapes intermédiaires sur le chemin menant à cette vision et sur les meilleurs moyens de lever les verrous sur ce sentier.

23 Le soutien aux niches est donc orienté par la perception qu’ont les acteurs de la contribution possible de ces dernières aux levées de verrous technologiques, institutionnels ou sociaux sur ce sentier ; mais, plus fondamentalement, Jorgensen [2012] montre que la formation de ces visions pour le futur répond au besoin pour les acteurs de construire des espaces de développement (arenas of development) à l’intérieur desquels ils attirent les autres acteurs pour contrôler les situations d’incertitude radicale. Le backcasting n’est donc pas neutre. On rejoint ici les travaux de la sociologie économique de White, pour qui « les organisations, à travers leurs stratégies, tentent de créer de l’ordre à partir du chaos qui caractérise leur environnement » (White et al. [2008], p. 17). La logique sociale et économique qui sous-tend l’existence des organisations n’est pas dérivée d’un impératif de rationalité (limitée ou non), mais plutôt de l’impératif de recherche de stabilité et de contrôle dans un environnement radicalement incertain. Les stratégies développées par les entreprises mobilisent différents types de ressources pour atteindre des objectifs présentés comme étant désirables, et par là même génèrent leur identité de marché et leur appartenance à des communautés porteuses de patrimoines productifs collectifs.

24 Il aurait été possible, dans le cas qui nous occupe, de considérer que le dominant design était clairement identifié par l’impératif de développement durable : un nouveau régime sociotechnique fondé sur les douze principes de chimie verte aurait constitué le système des intentions des acteurs (actor view ex ante), et l’on aurait pu décrire la dynamique de transition comme un processus orienté de sélection rationnelle des niches les plus pertinentes pour former le résultat final attendu. Or, l’idée d’un paradigme unique de la chimie verte qui permettrait de déterminer quelles sont les « bonnes » innovations environnementales suppose qu’on arrive à qualifier a priori des technologies et des innovations de green technologies ou d’innovations environnementales, un point aujourd’hui très discuté (Debref [2012]) [10]. Nos premières investigations nous ont plutôt amenés à constater que les acteurs de la chimie, que ce soit les scientifiques ou les industriels, cherchent à assembler des compromis viables entre les corps de connaissances (liés à leurs spécialisations et à leur appartenance à des communautés) et les douze principes de chimie verte. Ils ne mobilisent, parmi ceux-ci, que les principes qu’ils sont capables de tenir en l’état des savoirs collectifs qu’ils maîtrisent et des technologies dont ils disposent (Lancaster [2002] ; nos propres interviews). On revient donc à la nécessité de construire l’étude de cas à partir de l’identification empirique de la variété des patrimoines collectifs tels qu’ils existent.

Bioraffinerie et patrimoines productifs collectifs

25 La représentation dans la littérature scientifique de la trajectoire de la bioraffinerie décrite dans la sous-section suivante fournit une bonne approximation de la vision ex ante des acteurs (actor view ex ante) du début des années 2000. On montrera ensuite que ces acteurs admettent une dualité technologique durable et expriment progressivement l’idée d’une impossibilité de fait de trancher entre ces deux voies en termes de dominant design. Il serait alors possible de qualifier la configuration que nous étudions comme un « double dominant design » – du type moteur à essence et moteur diesel.

26 Mais cette représentation est une interprétation stylisée des développements de ces quinze dernières années : ce constat ne pouvait épuiser le travail de l’observateur, ni son positionnement analytique. En effet, nos propres observations, débutées en 1995 [11], nous avaient rendus sensibles à une inscription dans la longue période des stratégies d’usage non alimentaire du végétal. Or, cet usage non alimentaire se nourrit de savoir-faire issus des agro-industries, que les acteurs eux-mêmes sous-estimaient probablement.

L’histoire idéale d’un progrès continu de la bioraffinerie ?

27 La littérature des revues scientifiques de ces dix dernières années fait naître la bioraffinerie au début des années 1980, se référant à un article de Levy et al. [1981]. Elle présente une histoire en trois phases (Kamm et al. [2006], Clark et Deswarte [2008]).

28 La première bioraffinerie des années 1990 aurait été dédiée à la production de biodiesel et d’éthanol, selon une logique « une seule matière première, un seul produit majeur ». Or, il y a formation dans les processus de production, des déchets indésirables, et donc des interrogations sur la gestion de ces coproduits. Dans le cas du biodiesel, par exemple, le développement de la production génère mécaniquement un « produit fatal », le glycérol.

29 La deuxième génération est toujours basée sur la transformation d’une matière première unique. Mais elle se propose de valoriser tous les coproduits de l’opération de bioraffinerie [12] et donc d’extraire toute une gamme des produits pour l’énergie, la chimie et les matériaux. Cette génération correspondrait ainsi au dépassement des premières unités des années 1990. Les experts considèrent qu’elle sort du stade pilote aujourd’hui.

30 La troisième génération serait en phase d’émergence, avec une arrivée à maturation des procédés prévue vers 2020, pour les plus optimistes des experts. Dans la même logique « multi-produits » que la précédente, elle en différerait de deux façons. D’une part, elle serait capable d’utiliser sur le même site différents types de matières premières et de technologies de transformation. D’autre part, elle serait capable, en fonction des évolutions des prix, de modifier les itinéraires techniques pour inverser les hiérarchies entre produits clés et sous-produits. Cette possibilité de sélectionner la combinaison la plus rentable des matières premières et des procédés de façon quasi instantanée repose sur la vision d’un outil de production idéal, car parfaitement adaptable aux fluctuations de marché.

31 Issue de la littérature des chimistes, cette représentation linéaire, en trois phases, doit être considérée comme une proposition de classement logique, à valeur pédagogique plus qu’une réalité historique. Centrée sur les carburants liquides, elle est organisée autour d’un point d’inflexion, celui des chocs pétroliers des années 1970. Durant les années 1990, et particulièrement dans la période 1999-2005, les acteurs des agro-industries vont, en collaboration avec les scientifiques, mettre en forme une vision globale de la transition vers le renouvelable à travers de grands exercices de « feuilles de route technologiques [13] ». Ces exercices vont donner lieu à un groupe de travail commun entre l’Europe et les États-Unis en 2004, et être prolongés par deux projets européens (Biorefinery Euroview et Biopol [2007-2009]) portés par le 6e pcrd et explicitement dédiés à la construction de cette vision à long terme de la bioraffinerie. Un projet Star-colibri va leur succéder et produire un document de référence intitulé Joint European Biorefinery Vision for 2030, Strategic Targets for 2020 – Collaboration Initiative on Biorefineries.

Une diversité irréductible ?

32 Or, si ces travaux sont portés par une même philosophie de la chimie – sur laquelle on va revenir dans la prochaine section –, ils ne dessinent pas pour autant un sentier de convergence technologique sur une voie dominante, et présentent deux sources de diversité.

33 La première a trait aux origines de la biomasse [14] : soit des plantes dédiées (céréales, betterave, huile de palme…), soit des matières premières issues du traitement des déchets et sous-produits de l’agriculture (pailles, bagasse de canne à sucre), voire des agro-industries (déchets de l’industrie du poulet, du lait, du fromage…), de l’alimentaire (huiles de cuisson) ou de déchets urbains (municipal wastes) (Peck et al. [2009]).

34 La seconde renvoie à deux grandes familles de procédés, les procédés thermochimiques et biochimiques. Les colloques de bioraffinerie sont souvent organisés en sessions parallèles consacrées à ces deux voies. Nous avons, à partir de notre propre revue de la littérature, documenté cette source de variété présente dans les projets européens, et avons ajouté dans le tableau les commentaires recueillis sur des caractéristiques de chaque famille de procédés (voir tableau 2). Le point important est que les scientifiques s’accordent sur le fait qu’il n’existe pas de clé pour dégager a priori des avantages définitifs à un type plutôt qu’à un autre, comme le montre Hayes [2009] dans une review pour Catalysis Today. Le fait qu’il existe une variété des processus qui doivent être vus comme « ayant chacun ses atouts et ses faiblesses » (Hayes [2009], p. 148) est attesté par plusieurs autres grandes synthèses (ex. : Gallezot [2007] dans Green Chemistry ; Octave et Thomas [2009] dans Biochimie).

Tableau 2

La construction d’une représentation de la diversité des procédés *,**

Tableau 2
Procédés thermochimiques utilisables sur tous substrats – réduisent la variabilité de la biomasse par brûlage à des syngas – bien adaptés aux oléagineux et à la biomasse déchets organiques Gazéification – réintégrable facilement dans les patrimoines productifs de la pétrochimie ; – s’appuie sur des processus connus de longue date (ex. : procédé Fischer-Tropsch, Seconde Guerre mondiale). – inquiétudes récentes sur les espérances de levées de verrous sur la purification ; – « Gasification will have its place but it will be a limited market* ». Pyrolyse – complémentarité avec patrimoines productifs liés à l’électrique (ex. : cea) ; – matière première ou déchets organiques d’origines très diverses ; – grande modularité ? (ex. : revendiqué par le procédé finaxo : de 100 à 30 000 t). – Voie dite « allothermique » – intéressante en bilan environnemental si électricité non productrice de co2 (traduction : d’origine nucléaire) ; bilan environnemental discuté si complémentarité avec électricité issue de centrales charbon…**. Procédés biochimiques traditionnellement mieux adaptés aux plantes dites « alcooligènes » (contenant des sucres qui peuvent être fermentés en alcools pour les carburants et la chimie) – intégrée dans les savoir-faire agro-alimentaires et chimiques ; – hydrolyse acide connue et maîtrisée ; – portés par les progrès des biotechnologies (enzymes pour l’hydrolyse enzymatique) ; – recherches sur les celluloses et hemicelluloses pour une bioraffinerie sur substrats « non alimentaires ». Verrous technologiques : – « biomasse récalcitrante » à l’extraction des sucres ; – éventuelle production d’inhibiteurs rendant problématique la maîtrise des réactions de fractionnement ou de transformation des produits issus du cracking enzymatique.

La construction d’une représentation de la diversité des procédés *,**

*. Cf. Massie C.T. [2009].
** Cf . Brothier M. [2008].
Source : tableau réalisé par nos soins.

35 Dans l’article de Catalysis Today, Hayes insiste sur le fait que, selon les lieux et les échelles de temps utilisées, les évaluations des espérances technologiques seront différentes. Par exemple, les voies d’hydrolyse acide sur une plate-forme sucre sont les mieux maîtrisées aujourd’hui, alors que les routes d’hydrolyse enzymatique fournissent des espérances technologiques plus importantes, mais plus lointaines. Mais Hayes revendique à la fois le caractère immédiatement opérationnel du procédé sur lequel il travaille (Biofine), le fait qu’il puisse être adapté à plusieurs matières premières (dont les déchets solides municipaux) et l’idée qu’il est peu probable qu’on entre un jour dans un scénario du type the winner takes all (le vainqueur rafle tout). Il existe, en effet, selon lui, « de nombreux exemples où l’avantage concurrentiel des technologies varie en fonction de la spécificité des conditions locales et des matières premières ; d’où il est nécessaire de conduire un examen holistique pour déterminer le régime de bioraffinerie le plus approprié pour l’emplacement auquel il doit être traité » (Hayes [2009], p. 149 ; trad. par nous).

36 Cette hypothèse du maintien d’une variété est partagée par les auteurs du rapport Star-colibri :

37

« La taille optimale de chaque bioraffinerie dépendra de contraintes telles que les approvisionnements, les coûts de production et la taille minimale des processus individuels. La taille aura un impact majeur sur le type de bioraffinerie industrielle et sur leur répartition géographique : des bioraffineries intégrées de grande taille, basées principalement sur des processus thermochimiques, émergeront certainement en Europe du Nord et/ou associées à de grands ports. Des bioraffineries intégrées de petite/moyenne taille, basées principalement sur des processus biotechnologiques, émergeront certainement dans les zones rurales à travers l’Europe. »
(Star-colibri Report [2011] p. 35 ; trad. par nous.)

38 Néanmoins, une autre source de diversité n’est pas traitée dans cette littérature institutionnelle de prospective technologique, alors qu’on la retrouve dans une lecture attentive des reviews scientifiques. C’est sur celle-ci qu’on souhaite mettre l’accent, à partir d’une remise en contexte de son origine au sein des relations interindustrielles entre l’agriculture et les industries.

Un autre point d’origine : le fractionnement agro-alimentaire

39 En effet, si l’on se replace dans ce contexte, les trajectoires technologiques s’inscrivent dans une plus longue période que celle racontée par le point d’inflexion dû au choc pétrolier de 1974. Cette histoire prend racine dans le fait que l’agriculture a toujours été envisagée comme une source de matière première pour l’énergie et la chimie (la cellulose était, par exemple, utilisée dans une foule d’applications avant la Seconde Guerre mondiale). Aux États-Unis, le mouvement dit de la chemurgy va se traduire par la création, en 1935, du National Farm Chemurgic Council actif jusqu’en 1971 (Finlay [2003]). C’est l’époque où Henry Ford lui-même fait construire un prototype de Soybean Car en plastique issu de fibres de chanvre et de soja, présenté au public en 1941. Certaines voies présentées dans la section suivante sont ainsi documentées de très longue date. La prospective technologique de la fin des années 1970, qui suit le premier choc pétrolier, ne fait que renouer avec les idées et les espérances technologiques de cette chemurgy[15].

40 Cette remise en perspective historique nous a amenés à réinterroger les savoir-faire de l’industrie alimentaire en matière de cracking. En effet, le retrait relatif du monde agricole de la chimie ne peut seulement être lu comme le produit d’une ère de pétrole peu coûteux (cheap-oil era) qui aurait vu certaines entreprises abandonner leur approvisionnement agricole [16] ; mais il tient aussi à la bonne valorisation sur les marchés industriels de produits agro-alimentaires intermédiaires, issus du cracking de ressources agricoles, qui avait rendu inutile pendant un temps l’effort de valorisation non alimentaire. L’émergence d’un génie industriel dû à l’industrialisation de l’alimentation aboutit en effet, durant les années 1960-1970, à une culture industrielle du fractionnement alimentaire :

41

« Le phénomène des pai [produits alimentaires intermédiaires] est surtout important par le développement du fractionnement des matières premières (cracking), qui consiste à extraire et à purifier des protéines, des lipides et des hydrates de carbone, ayant des compositions étudiées à la demande des clients : les protéines de soja, caséines, glutens, et les diverses formules de glucose obtenues à partir du lait ou des plantes, se sont multipliées pour entrer dans la composition [de produits industriels]. »
(Nicolas et Hy [2000], p. 35.)

42 Les patrimoines collectifs contribuant à une « raffinerie du végétal » ne sont donc pas, loin s’en faut, historiquement organisés autour des carburants. Ceux-ci redeviennent une thématique importante à cause de l’installation dans un univers d’excédents agro-alimentaires structurels, pointée en Europe dès la fin des années 1960 par le plan Mansholt. L’idée de contraintes réglementaires visant à incorporer un minima de « biocarburant » dans l’essence vient d’autant plus naturellement que la profession agricole ne fait que réactiver des solutions profondément inscrites dans sa mémoire [17].

43 En quoi cela est-il important pour notre propos sur la formation de patrimoines productifs collectifs ? Les acteurs de l’agriculture industrielle et des agro-industries (par exemple, en France, la coopérative Champagne céréales, l’industriel Roquette ; en Italie, Novamont lié à la grande agriculture de la plaine du Po, Cargill, etc.) sont loin de découvrir les technologies du fractionnement. Ils connaissent bien la variété des débouchés non alimentaires possibles hors des agro-carburants. Ils se sont, au cours du temps, positionnés comme des fournisseurs de l’industrie : leur métier est d’être des producteurs de produits agro-industriels intermédiaires (= paii) tout autant qu’alimentaires. Ils savent fonctionnaliser ces produits pour des clients de l’agroalimentaire humain (additifs) ou animal (valorisation de sous-produits) ou d’autres secteurs (papeterie, cosmétiques, par exemple).

44 Durant les années 1970, la recherche sur le fractionnement de grands substrats agricoles (céréales, lait et sucres) ambitionnait de recomposer n’importe quel aliment à partir de n’importe quelle matière première. Les substrats agricoles « peuvent être tissés comme des nylons et donner une texture identique à celle de la viande maigre. Les texturized vegetable protein ont été promus avec succès et semblent susceptibles d’avoir un impact croissant sur les marchés alimentaires » (Hudson [1976] ; trad. par nous, p. 579). Les rapides avancées des biotechnologies dans les années 1980 vont sembler pouvoir donner corps à ces espoirs (notre entretien en 2009 avec Hervé Bichat, directeur général de 1990 à 1992 de l’inra).

45 Comment ce modèle technologique du fractionnement va-t-il se transformer ? D’une part, une impasse apparaît dès lors que l’alimentation n’est plus conçue du seul point de vue technique des apports nutritionnels unitaires en carbones indifférenciés, mais tient compte des dimensions organoleptiques ou d’acceptabilité sociale. D’autre part, au cours des années 1980, alors qu’un recul important du prix relatif du pétrole a lieu, la généralisation des excédents alimentaires conduit les acteurs du monde agricole et les chercheurs de l’inra à théoriser une stratégie de valorisation totale de la biomasse pour pallier à la faiblesse de la valeur ajoutée dans l’agro-alimentaire, par une extension aux « vana » (= valorisations agricoles non alimentaires). Il est donc nécessaire de suivre la bioraffinerie sur deux sentiers de formation des communautés de recherche et production : le premier est lié aux problématiques de substitution des carburants fossiles liquides (cracking à vocation principale énergétique, soutenu par un régime de subventions généreux) ; le second est l’élargissement vers la chimie de spécialité de la gamme des matériaux et des produits intermédiaires sur les sites industriels fondés sur les sucres ou les huiles [18].

46 Les acteurs des vana cherchent alors, parallèlement à la reprise de l’activité sur les carburants d’origine végétale, à transférer des compétences du monde des technologies biomédicales et des biotechnologies dites blanches, pour produire des matériaux « biopolymères ». C’est à cette occasion que, pour la première fois, les qualités « développement durable » des substrats agricoles sont avancées, sous la forme d’un avantage fonctionnel en termes de biodégradabilité (Nieddu et al. [1999]).

Documenter la variété technologique à partir des patrimoines mobilisés

47 Prendre au sérieux le rôle et la place des agro-industries conduit à revisiter les stratégies de valorisation non alimentaires, que celles-ci mettent en place autour de la première transformation de la biomasse, et l’influence qu’elles exercent sur la planification de la recherche et la mobilisation des scientifiques. Le schéma canonique de décomposition des chaînes de valeurs, présenté sur les sites de pôles de compétitivité tels que le pôle iar ou des publications de référence (Octave et Thomas [2009]), montre une logique de séparation entre une première transformation conduisant à des produits agro-industriels intermédiaires (sur le modèle des produits alimentaires intermédiaires) et une seconde transformation conduisant à une variété de produits (voir schéma 1, tiré de Octave et Thomas [2009], p. 660). La question « comment faut-il fractionner et quels produits agro-industriels intermédiaires livrer ? » est donc cruciale non seulement pour les acteurs économiques, mais aussi pour les scientifiques qu’ils mobilisent.

Figure 1

Représentation idéale des étapes de la filière de la bioraffinerie

Figure 1

Représentation idéale des étapes de la filière de la bioraffinerie

(Octave et Thomas [2009])

48 On montrera, dans la sous-section qui suit, que les façons dont les acteurs se posent cette question relèvent de philosophies de la chimie différentes, renvoyant à des logiques d’organisation des chaînes de valeur particulières. Ceci va nous conduire, à partir de discussions avec des scientifiques du champ, lors d’écoles chercheurs cnrs, et avec le focus group animé avec l’équipe des chimistes de Reims avec qui nous collaborons sur notre dépouillement de la littérature, à modifier notre interprétation d’observateur. On proposera une interprétation stylisée en quatre grandes voies de raffinage vers des produits intermédiaires, fondées sur des stratégies de conversion de la biomasse, reposant sur ces différences de philosophie et d’organisation des chaînes de valeur. Dans la deuxième sous-section, les stratégies thermochimique et biochimique seront interprétées comme relevant de la même philosophie de la chimie, et de la même logique d’organisation des chaînes de valeur, à partir de patrimoines de connaissances et de technologies différents. Dans la troisième sous-section, on montrera la consistance de deux autres stratégies de conversion de la biomasse, à la fois du point de vue scientifique et économique.

Des philosophies de la chimie irréductibles les unes aux autres

49 Les documents issus des Journées de restitution des projets Biorefinery Euroview et Biopol en mars 2009, tout comme ceux de Starcolibri, exposent la dualité des voies thermochimique et biochimique. Ils confirment les interviews de scientifiques responsables de l’animation de communautés de recherche, qui suggéraient que la « vision du futur » de la bioraffinerie des documents institutionnels est un compromis entre les acteurs de ces voies, autour d’une priorité donnée aux biocarburants (couplés, mais secondairement, à la valorisation de coproduits en produits chimiques à haute valeur ajoutée destinés à fournir l’équilibre économique de ces filières). Or, on dispose d’indices convergents pour discuter cette représentation d’un double dominant design. Par exemple, à la suite de ses propres interviews de ces acteurs, Bennett [2009] soulignait les tensions perceptibles entre ceux tournés prioritairement vers les technologies de bioéthanol ou biodiesel, et d’autres, issus des agro-industries et de la chimie de spécialité, réticents à les suivre.

50 Pour en comprendre les raisons, il faut revenir sur le paradigme de la chimie moderne constitutif de la base de connaissances du secteur. Ce paradigme repose, depuis Lavoisier, sur l’idée de décomposition en éléments simples et purifiés afin de les faire réagir entre eux de façon maîtrisée. Les trois étapes canoniques dans le paradigme traditionnel de la chimie sont : a) le fractionnement du substrat de base jusqu’à l’obtention des composants les plus élémentaires (carbone ou hydrogène par exemple) ; b) la purification pour être certain que ces éléments de composants ne comportent pas d’impuretés susceptibles d’empêcher ou de perturber de futures réactions ; c) des synthèses destinées à reformer de nouveaux produits à partir de ces composants élémentaires. Chaque étape est évidemment soit fortement consommatrice en énergie (fractionnement), soit problématique (purification générant de grandes quantités de déchets), soit coûteuse (nécessité d’une cascade de réactions catalytiques pour obtenir les produits désirés).

51 Or, le dilemme permanent des chimistes du végétal, comme le rappelait le président honoraire de la Fédération française pour les sciences de la chimie, A. Lattes, en réponse à une présentation des différentes voies de fractionnement-modification que nous avons faite à l’école chercheurs cnrs « Quelle chimie pour une société durable ? » (octobre 2009), est le suivant. Il faut, en permanence, arbitrer entre deux philosophies : la mise au point de voies de fractionnement « déstructurantes » en éléments simples typiques de l’industrie pétrolière et conceptuellement bien maîtrisées par les chimistes versus celle des voies d’extraction de groupes fonctionnels, « non déstructurantes » (i.e. : qui préservent des propriétés fonctionnelles ou des principes actifs contenus dans la complexité du vivant) [19].

52 Après une période dominée par le discours des premières voies, émerge, à la fin de la décennie 2000, le rappel de cette alternative. Pour l’illustrer, on a retenu deux citations : l’une d’un article de revue de la littérature réalisée par l’équipe spécialisée en procédés chimiques de l’université d’Aix-la-Chapelle (porteuse d’une initiative d’excellence allemande sur la bioraffinerie) et l’autre issue d’un critical review réalisé dans le cadre d’une action cost. Dans notre discussion du compromis institutionnalisé que nous avons qualifié de « double dominant design », il ne s’agit pas d’un point de détail car ces chercheurs ne se situent ni à la périphérie de leur domaine, ni comme des nouveaux venus dans celui-ci [20].

53 La première citation interroge les stratégies thermochimiques ; elle illustre bien la question que pose la transition vers un usage des matières premières renouvelables au paradigme [fractionnement/purification/reforming] de la chimie moderne :

54

« Plutôt que de suivre la pratique industrielle actuelle, dans laquelle les macromolécules présentes dans la biomasse sont divisées en building blocks (briques d’assemblage) C1, qui sont ensuite réassemblées dans les molécules fonctionnelles souhaitées, le pouvoir de synthèse de la nature devrait être utilisé dans toute la mesure du possible. À cette fin, il faut accéder à la riche structure moléculaire de la biomasse sans dégradation significative. »
(Marquardt et al. [2010], p. 2229 ; trad. par nous.)

55 La seconde citation discute les stratégies de conversion de la biomasse passant par les voies biochimiques. Notre intérêt pour celles-ci réside d’abord dans le fait que cette citation confirme, pour ces voies, la discussion ouverte par la citation précédente. Ensuite, elle pointe explicitement l’idée que les stratégies de décomposition de la biomasse en étapes intermédiaires peuvent être variées. Enfin, elle se réfère directement aux patrimoines productifs collectifs de l’alimentaire pour remettre en cause le paradigme fractionnement/purification (lequel a pour handicap de devoir mener à des éléments chimiquement les plus purs possibles si l’on veut pouvoir les faire entrer dans une variété de réactions chimiques sans être perturbés par des éléments qui, même en quantités très faibles, pourraient inhiber ces réactions) :

56

« Dans le futur, la chaîne de valeur des molécules plates-formes pourrait peut-être réussir à produire de plus en plus de hauts tonnages de bioproduits, mais, aujourd’hui, la plus grande partie des tonnages de productions industrielles de bioproduits sont réalisés avec une stratégie différente, laquelle ne cherche pas à réaliser des produits chimiques purs en concurrence avec ceux dérivés du pétrole. Cette stratégie consiste à convertir la biomasse en un minimum d’étapes en produits fonctionnels comme les surfactants, les lubrifiants, les plastiques, les polymères […], les peintures, les additifs alimentaires et les cosmétiques […]. Comme c’est la pratique dans l’industrie alimentaire, il n’est pas toujours nécessaire d’isoler un composé chimique pur pour faire un produit commercialisable. Cette chaîne de valeurs est certainement plus compétitive car elle réduit drastiquement le nombre d’étapes de conversion, d’extraction et de purification. »
(Gallezot [2012], p. 1555 ; trad. par nous.)

Les voies « majoritaires » : le mimétisme bioraffinerie/pétrochimie

57 Comment, dans ce cas, expliquer la persistance des voies dominantes ? Il faut revenir à cet endroit sur la logique de backcasting qui a prévalu lors des exercices de prospective technologique, notamment américains. Ces exercices avaient identifié des mouvements de substitution de produits d’origine pétrochimique par des produits issus de la biomasse, et se sont proposés d’analyser la chaîne de valeur de la pétrochimie pour approfondir ce mouvement de substitution.

Encadré 3. L’exemple du pla

Les exercices américains inventorient des sentiers de substitution sur des produits qui avaient été d’origine agricole avant l’ère du pétrole peu coûteux, en orientant vers ceux-ci les apprentissages scientifiques. Par exemple, ce produit emblématique de la fin des années 1990, le polyacide lactique (= pla) est un polyester connu depuis le début du xx e siècle. Il était synthétisé par voie pétrochimique pour des usages médicaux durant les années 1980. Les avancées des biotechnologies aboutissent à la mise au point de voies fermentaires, de décomposition de ressources renouvelables comme l’amidon en building blocks[1], monomères identiques aux pétrochimiques ; puis par polycondensation (i.e. une réaction chimique), on atteint ce « bio »polymère – en fait chimio-synthétique – qu’est le pla.

58 Il s’agit alors de copier l’organisation traditionnelle de la chimie fondée sur le pétrole. Celle-ci se subdivise entre une chimie de base destinée à produire cinq grands intermédiaires (l’éthylène, le propylène, le butadiène, le benzène et le toluène). Ces intermédiaires sont les « précurseurs » – pour reprendre un terme couramment utilisé chez les chimistes – de la chimie de spécialité. Les exercices de « feuilles de route technologiques » vont déterminer une trentaine de grands intermédiaires potentiels issus de la biomasse, ce qui fait beaucoup si l’on considère les coûts d’apprentissage et le nombre très élevé d’itinéraires qu’il sera nécessaire d’explorer. Ces exercices proposent donc de réduire ce nombre, puis d’inviter les acteurs publics et privés à focaliser leurs efforts d’apprentissage sur le « top 10 » des « molécules plates-formes » identifiées comme les plus prometteuses sur dires d’experts [21]. Les enjeux industriels et de recherche se déplacent alors vers cette liste limitée de précurseurs, censés dessiner le dominant design du futur ; mais ceux-ci s’inscrivent de fait pour une très large part dans un « retour vers le passé » – l’époque où les produits chimiques étaient pour l’essentiel issus du renouvelable –, et dans la continuité des espérances technologiques exprimées dans les prospectives de la fin des années 1970 :

59

« L’éthanol et les alcools liés (propanol, butanol) sont intéressants comme précurseurs des oléfines [gazeux qui sont les molécules centrales de la pétrochimie], offrant (ainsi) une interface directe entre la bioraffinerie et l’infrastructure de conversion de l’industrie pétrochimique. [Il faut se souvenir que] la déshydratation de l’éthanol a été la source de la plus grande partie de l’éthylène produit dans la première partie du xx e siècle… »
(Bozell et Petersen [2010], p. 542.)

60 L’objectif explicite est la mise en complémentarité stricte avec la pétrochimie existante, et donc d’installation de la bioraffinerie, dans les grandes zones d’industrie chimique, comme les ports de Gand, de Rotterdam, ou de Singapour. Le souci est de rendre soutenable, pour ces zones industrielles aujourd’hui pétrochimiques, le choc de la transition vers le renouvelable, en mobilisant une ressource agricole livrée aux cours mondiaux. L’article qui décrit le mieux cela est un exercice hollandais qui recense les grands intermédiaires chimiques primaires et secondaires produits et consommés par le complexe chimique du port de Rotterdam pour envisager terme à terme leur fourniture par la biomasse : par exemple, la conversion de « bio » éthanol en éthylène et propylène, ou de glycérol, en un 1,3-propanediol pour produire les mêmes propylènes glycol que la pétrochimie (Van Haveren et al. [2008]).

61 L’industrie chimique pourrait ainsi « tout changer pour que rien ne change » et rester identique à elle-même, tout en réalisant sa révolution « biosourcée ». Le traitement du végétal viserait à retourner vers les intermédiaires pétrochimiques connus, en ne modifiant ni leur structure, ni leurs propriétés intrinsèques. Le « biosourçage » ne requiert alors aucune évolution des procédés de production pour la plasturgie, seul l’amont de la chaîne devant s’adapter au changement de ressources ; les champs applicatifs demeurent similaires sur les marchés existants.

62 Ceci revient donc à sélectionner de façon tout à fait particulière les programmes de recherche et les voies d’apprentissage en faveur du « top 10 » des intermédiaires. Par exemple, tout en la sachant possible en laboratoire, les collègues interrogés en 2005-2006 écartaient la transformation d’éthanol agricole en éthylène comme ayant peu de sens, en raison du coût énergétique de la réaction ; pourtant, cette « voie de complémentarité » s’est imposée aux observateurs, comme en témoigne la construction d’unités de production par le pétrolier Braskem au Brésil, afin de répondre à la demande de « verdissement » rapide du bilan carbone des industries d’aval.

Les minority reports

63 Malgré le poids qu’a pris, dans les exercices de prospective, cette logique de fractionnement en petites molécules (syngas ou molécules plates-formes) facilitant l’entrée dans la chimie de base pétrolière, on a vu que d’autres stratégies de conversion de la biomasse sont documentées et qu’elles s’inscrivent dans les compétences héritées des agro-industries. Là aussi, il faut accepter d’entrer un instant dans le langage des chimistes qui raisonnent en termes de longueur de chaînes carbonées et de substitution du carbone fossile par du carbone « bio ». Dans leur langage, les chimistes opposent les travaux cités dans la section précédente portant sur des fractionnements en C1, C2, C4 pour la thermochimie ou en C5, C6 pour la biochimie des molécules plates-formes, à des chaînes longues et complexes.

64 Une de ces voies se nourrit de la tradition des procédés agro-alimentaires ou de l’oléochimie qui isolent des polymères naturels (et donc des macromolécules). On peut en effet réaliser une extraction douce de structures macromolécules en chaînes longues, et mettre en valeur leurs propriétés intrinsèques par des modifications chimiques limitées sans les fractionner ni les purifier (l’exemple le plus parlant étant celui des aromatiques de parfums extraits de plantes). Si l’on prend l’exemple des amidons, on ne cherchera pas toujours à atteindre l’étape des monomères par les opérations de cracking, mais à faire une transformation limitée des amidons « natifs » pour les « fonctionnaliser », c’est-à-dire leur apporter des fonctions spécifiques intéressant un marché particulier ; ces traitements mobilisent des familles de savoir-faire qui peuvent être physico-chimiques (passage en extrudeuse avec ajout d’un réactif pour des amidons thermoplastiques) ou photochimiques (greffage d’additifs sur l’amidon par traitement sous rayonnement ou déclenchement de réactions d’auto-organisation à partir des propriétés de sa structure pour obtenir des substituts de pvc par exemple) [22].

65 L’autre voie s’appuie sur des agro-industries qui, lors de la séparation traditionnelle des grands composants de la plante, conservaient leur structure pour en explorer les qualités valorisables, moyennant un traitement physique ou physico-chimique respectant leur complexité. Les bétons ou les laines d’isolation en chanvre, les composites intégrant des fibres naturelles pour réduire l’usage de la fibre de verre comme matrice des résines dans l’automobile, en sont de bonnes illustrations (Garnier et al. [2007]), ainsi que les produits issus de l’industrie de trituration du tournesol, tels que ceux de la marque Vegemat®, visant la production de plastiques à durée de vie limitée. Par opposition à la stratégie de fractionnement en molécules plates-formes, ce composite est décrit comme tirant ses propriétés de la présence simultanée des fibres (rôle de renfort qui améliore les propriétés mécaniques), de l’amidon et des protéines (propriétés thermoplastiques), des lipides (action lubrifiante utile dans les processus) (Evon [2008]). Des programmes tels que Lignostarch [2007] visent de même – comme le nom de ce programme l’indique, lignines + amidon (starch) – à combiner les grands composants de la plante pour obtenir directement des matériaux.

66 On obtient alors un paysage très différent de celui des opérations de backcasting visant à dessiner un dominant design – fût-il double. Le tableau 3 est issu des discussions du focus group et présenté dans plusieurs congrès (dont celui réunissant l’ensemble des porteurs de projets du programme « Chimie et procédés pour le développement durable », que l’on peut donc considérer comme représentatif de la diversité des voies). Celui-ci est synthétisé dans ce tableau 3.

Tableau 3

Non pas un double dominant design, mais quatre patrimoines productifs à l’œuvre

Tableau 3
PH1 – Déconstruction thermique radicale en chaînes C1- C2 Pyrolyse et thermochimie de la biomasse en syngas et reforming à partir de ces syngas. PH2 – Déconstruction radicale biotechnologique pour des C2 – C10 Transformation enzymatique de la biomasse en petites molécules, dites synthons, building blocks pour des polymères chimio-synthétiques (ex. : pla pha). PH3 – Extraction de molécules C5-C30 contenant une fonctionnalité recherchée (par exemple : oléochimie) Utilisation de synthons existant à l’état naturel (ex. : acides gras modifiés pour polymères) et transformations chimiques limitées de celles-ci. PH4 – Déconstruction / modifications limitées de grands composants polymériques et composites naturels Cx-Cn, et leur fonctionnalisation Utilisation des grands composants de la plante et de leur complexité en utilisant des procédés innovants (ex. : extrusion réactive, amidons modifiés, « whole plant process »).

Non pas un double dominant design, mais quatre patrimoines productifs à l’œuvre

PH : Productive Heritage.
Source : Bliard et al., Communities and creation of knowledge as common goods in doubly green chemistry, 3rd Intern. Conf. on Biodegradable and Biobased Polymers (biopol-2011), 29-31 août 2011, Université de Strasbourg.

Discussion et conclusion

67 Ce résultat permet de confronter, du point de vue de leurs capacités explicatives respectives, la démarche en termes de séquence [exploration/exploitation] et la démarche narrative s’appuyant sur la description de la dynamique de patrimoines productifs collectifs.

La persistance de patrimoines productifs

68 Dans l’étude de cas qui a servi de support à cette confrontation, on aurait pu penser que les patrimoines productifs 3 et 4 s’éteindraient à mesure que le mimétisme avec les formes d’organisation des chaînes de valeur de la pétrochimie se mettait en place, marquant ainsi un point d’inflexion majeur vers l’exploitation d’un dominant design de la chimie du végétal. Une telle interprétation relèverait d’une « version pauvre » de la théorie du sustainable transition management dont on a vu qu’elle méritait discussion ; elle échouerait d’ailleurs à reconnaître l’ampleur des opérations de backcasting conduites par certains acteurs pour chercher à ordonner les efforts d’apprentissage collectifs et à réduire les coûts d’exploration.

69 En effet, on trouve la trace, après 2007, d’une réévaluation de ces patrimoines productifs et de sollicitations en direction des scientifiques pour les développer, chez certains des acteurs mêmes qui ont participé à la construction des visions du futur institutionnelles américaines et européennes. La voie défendue par Végémat en France ne peut être considérée ni comme le seul apanage de petites entreprises, ni comme dépassée : par exemple, Dupont communique en 2008 sur un produit du même type, le « Biomax® tps Renewably Sourced™ » racheté à la société australienne Plantic pour compléter son portefeuille de produits, tandis que Roquette rouvre une communication sur des produits du même type avec son programme Gaiahub (pour tous ces exemples, voir les sites Internet des entreprises citées). De même, le responsable scientifique d’Archer Midlands, P.B. Smith, décrit explicitement, dans un colloque de l’American Chemistry Society [2011], l’intérêt simultané de sa firme pour le remplacement direct de molécules pétrolières, d’une part, et pour la valorisation des fonctionnalités de bio-advantaged molecules, d’autre part.

70 Tout se passe donc comme si les stratégies de certaines grandes firmes se trouvaient modifiées par rapport aux visions ex ante qu’elles avaient contribué à forger dans les exercices de prospective. Ce changement d’attitude peut être réinterprété ex post comme la recherche d’un portefeuille varié de technologies, par opposition avec le scénario de convergence vers un dominant design mimant la pétrochimie, que ces acteurs eux-mêmes avaient cherché à imposer.

Tableau 4

Interprétation dans le modèle analytique de Dumez [2006]

Tableau 4
Ex ante : le dominant design comme clé de lecture Ex post : la reconnaissance de la diversité The actor’s view (intention) Anticipation du dominant design : de la raffinerie du pétrole à celle du végétal Recherche d’une captation de la diversité des patrimoines (stratégie de « portefeuille de stratégies »). The observer’s view (interprétation) Transition vers un nouveau paradigme de la « chimie verte » et un nouveau régime sociotechnique Quatre héritages productifs : des cycles d’espérance technologique et de désappointement indépendants et spécifiques à chaque patrimoine. Les innovations techno-économiques, ou pour introduire des principes de chimie verte, se font le long des trajectoires des héritages productifs de ces patrimoines.

Interprétation dans le modèle analytique de Dumez [2006]

71 Un certain nombre d’interrogations présentes dans la littérature en termes de sustainable transition management sur la pertinence de la séquence [exploration/exploitation] peuvent alors être traitées. En documentant empiriquement la question des niches, il apparaît que celles-ci se constituent, de fait, dans l’espace d’héritages productifs particuliers, qu’elles cherchent à rénover. De la même façon, il est difficile d’interpréter l’effort des acteurs comme l’expression unique de l’émergence d’un nouveau régime sociotechnique. Une partie de cet effort est dédiée à proposer des solutions pour rendre soutenable la transition vers l’usage des ressources renouvelables pour certains segments de l’industrie chimique traditionnelle, en contribuant à intégrer cet usage dans l’ancien régime sociotechnique (et en satisfaisant une demande des industriels pour améliorer rapidement leur bilan carbone, sans avoir à modifier substantiellement leurs produits). Le déploiement de l’analyse en termes de transition management – qui a notamment été mobilisé par la Commission européenne pour construire la « vision pour le futur » de la plate-forme Suschem (Sustainable Chemistry) – ne peut donc s’appuyer, dans la réalité, ni sur un point de départ unique, ni sur un point d’arrivée clairement identifié pour justifier les feuilles de route technologiques.

Patrimoines, démarche narrative et formation d’une chimie doublement verte

72 Une autre opposition peut être faite entre la séquence [exploration/exploitation] et la démarche nourrie par l’approche patrimoniale. Cette dernière permet de construire un récit séparant analytiquement, dans les matériaux disponibles, ce qui relève de stratégies d’optimisation économique des procédés et ce qui relève, avec l’introduction des principes de chimie verte dans la chimie du végétal, d’innovations visant à améliorer le bilan environnemental. Or, là aussi, cet effort n’apparaît pas comme une convergence vers un paradigme unique, mais comme une exploration localisée dans chacun des héritages productifs. Ce qui rend d’ailleurs difficile l’usage des catégories d’innovations incrémentales (petits pas le long d’une trajectoire) et radicales (apportées par une niche) que certains auteurs reprennent en les assimilant respectivement à des innovations d’exploitation versus innovations d’exploration (Hernandez-Espallardo et al. [2011]).

73 Par exemple, les tenants d’une « complète dégradation de la biomasse en petites molécules (dites C1) en building blocks par gazéification ou méthanisation [entendent] réutiliser les chaînes de valeurs existantes, le scénario le plus économique à première vue » (Marquardt et al. [2010], p. 2228). Les efforts d’innovations environnementales ne peuvent donc se faire que le long de ces chaînes de valeur, une fois celles-ci données. Des innovations perçues (à juste titre) dans la littérature de leur domaine comme radicales du point de vue de la chimie verte (en catalyse ou substitutions de solvants) sont donc destinées à maintenir la soutenabilité de cette voie thermochimique.

74 De même, les tenants des voies biotechnologiques de fractionnement (fermentation) auront des objectifs spécifiques en matière de chimie verte – au-delà des innovations en catalyse enzymatique pour obtenir des conversions économiquement efficaces de la biomasse. Ils sont notamment interrogés sur les besoins en eau liés à ce type de procédés [23]. La recherche va donc porter sur cette condition de viabilité. Certains d’entre eux en viennent donc à envisager des ruptures technologiques qui, de la même façon que dans le cas précédent, visent à contribuer à préserver cette viabilité de la voie explorée. Ils mobilisent alors de façon originale des savoir-faire issus des patrimoines alimentaires, comme la fermentation en milieu solide, plutôt que l’habituelle fermentation en milieu liquide (notre interview du professeur Duchiron et sa propre recension dans Techniques de l’ingénieur en 2011).

75 À côté de ces deux voies qui visent à constituer une chimie de base biosourcée n’impliquant pas de réorganisation profonde des chaînes de valeur, on a montré l’existence de voies minoritaires renvoyant à d’autres patrimoines productifs de l’agriculture et de l’alimentaire. Celles-ci portent leur propre logique d’application des principes de chimie verte. En effet, l’extraction de biopolymères complexes et l’expression de fonctionnalités spécifiques, sans avoir à se préoccuper des impuretés éventuelles, conduisent, par leur conception même, à minimiser les étapes et les déchets. De même, les procédés de photoréticulation ou d’extrusion réactive ont l’intérêt d’utiliser peu d’énergie et de solvants. Ceci amène Gallezot à considérer que « la modification simple et one pot de biopolymères en polymères fonctionnels peut être plus soutenable à la fois du point de vue économique et environnemental que la chaîne de valeur multi-étapes consistant dans la dégradation des biopolymères en petites molécules qui peuvent servir de monomères comme l’éthylène ou le propylène pour reconstruire des polymères » (Gallezot [2012], p. 1553).

Les enjeux pratiques de la reconnaissance de la diversité des voies

76 Le premier réside probablement dans l’alternative suivante : la production peut soit être « aterritorialisée » et concentrée dans un petit nombre de grands complexes de bioraffineries sur le modèle de la raffinerie portuaire existante, soit être ancrée sur des ressources de biomasse locales en puisant dans la variété des voies technologiques celle qui serait la plus adéquate aux caractéristiques de la matière première, aux spécificités agronomiques et aux ressources (en eau notamment) d’un territoire donné.

77 Le second réside dans la façon d’évaluer les effets des dispositifs institutionnels mis en place pour stimuler la transition vers l’usage des ressources renouvelables ; par exemple, des acteurs de l’oléochimie (correspondant à notre patrimoine productif PH3) se plaignent amèrement du fait que le développement de surfactants et lubrifiants biodégradables est entravé par la croissance de la production subventionnée de biodiesel PH1 ou PH2 (voir l’éditorial très ferme que R. Verhée a donné à European Journal of Lipid Science and Technology [2010], 112, p. 427).

Séquence exploration/exploitation, dynamiques sectorielles et patrimoines productifs collectifs

78 L’ensemble de ces éléments de discussion montre que la séquence exploitation/exploration est à la fois discutable d’un point de vue théorique et abondamment mobilisée, probablement pour la simplicité explicative qu’elle apporte en tant que guide pour l’action collective – mais aussi comme dispositif de « contrôle du futur » pour reprendre l’expression de White. Cette mobilisation introduit très clairement un biais normatif qui limite la capacité des acteurs à reconnaître qu’ils travaillent à partir des patrimoines de compétences partagées ; elle limite également la capacité de l’observateur à rendre compte non seulement d’une diversité de trajectoires, mais aussi de la façon dont celles-ci cherchent à s’enrichir pour trouver une cohérence au sein de dynamiques sectorielles.

79 Notre résultat suggère donc également de revisiter (et d’y réintroduire des interprétations en termes de dynamique des patrimoines collectifs) les questions que se pose la littérature d’Innovation Studies, lorsqu’elle cherche à prendre en charge l’articulation exploration/exploitation, non comme une séquence temporelle ordonnée mais comme une tension permanente pour les entreprises. Il est en effet assez curieux à cet endroit de voir que le courant du Sustainable Transition Management ne reprend pas la richesse de ces travaux d’Innovation Studies pour les remettre en perspective par rapport à sa propre question de recherche.

80 Or, on y retrouve d’abord l’idée que les transformations sectorielles de grande ampleur passent par des communautés de pratiques et des constructions coopératives (Leseure et Driouchi [2010]), sur lesquelles il manque encore un travail systématique (Eriksson [2012]). On retrouve également l’idée que la séquence exploration/exploitation doit céder la place à l’observation de cycles de transition entre ces deux termes, cycles qui opèrent bien à un niveau inter-organisationnel et non à celui de la firme (Gilsin et Nooteboom [2006] ; Gobbo Jr et Olsson [2010]). Gilsin et Nooteboom ([2006], p. 18) insistent alors sur le fait que le changement sectoriel par innovation radicale [24] est toujours « une hybridation des bases de connaissances d’éléments anciens et nouveaux dans un mouvement réciproque ». Ils sont alors amenés à traiter les dominant designs comme des institutions sectorielles, qui fournissent les ressources et le contexte pour de tels cycles – et donc, au regard de la définition que nous en avons donnée, comme des patrimoines productifs collectifs. Même s’ils ne retiennent de ces institutions que la dimension de construction de la confiance entre acteurs pour faciliter leur coordination, sans percevoir que ces institutions sont trop importantes pour échapper aux stratégies patrimoniales (i.e. de compétitivité à long terme), la prise en compte de ces dernières peut contribuer à la construction d’une théorie évolutionniste au niveau sectoriel. Il est vrai que, comme disent ces auteurs, une telle théorie commence seulement à émerger.

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Date de mise en ligne : 19/11/2014

https://doi.org/10.3917/reco.pr2.0031

Notes

  • [*]
    Laboratoire Regards ea6292, ufr des sciences économiques, sociales et de gestion ; Université de Reims Champagne-Ardenne. Correspondance : Université de Reims Champagne-Ardenne, bâtiment Recherche, 57 bis rue Pierre Taittinger, 51096 Reims cedex. Courriels : martino.nieddu@univ-reims.fr ; estelle.garnier@carinna.fr
  • [**]
    Institut de chimie moléculaire de Reims, umr cnrs 7312. Correspondance : Case postale 44 ; ufr des sciences exactes et naturelles, bp 1039, 51687 Reims Cedex 2. Courriel : christophe.bliard@univ-reims.fr
    Ce travail a reçu le soutien de l’anr (réf. anr-09-cp2d-01-01 aeprc2v). On tient également à remercier, en particulier, chaleureusement les referees anonymes qui ont fortement contribué à clarifier le projet de cet article et à le rendre plus accessible.
  • [1]
    Cette littérature emprunte d’après ses auteurs (Grin et al. [2010]) à trois grands types de fondements théoriques : les Science & Technology Studies, l’économie évolutionniste, et une sociologie s’inspirant de la théorie de la structuration de Giddens. Elle cherche à unifier leurs apports respectifs dans une théorie générale de la transition entre régimes sociotechniques. Cette littérature cherche à analyser les transitions dans une perspective multiniveaux (Multi Level Perspective = mlp) (Smith, Voss et Grin [2010]) afin de proposer un « paradigm for sustainable innovation policies » (Nill et Kemp [2009], p. 677). Cette description en termes de niveaux (le landscape – environnement macrosocial –, l’ensemble formé par les régimes sociotechniques – sociotechnical regimes –, et les niches), retenue par la littérature de Sustainability Transition Management, conduit les auteurs à qualifier le plus souvent ce courant de pensée fortement présent en Europe du Nord, et occupant une position institutionnelle particulière aux Pays-Bas, de MultiLevel Perspective (= mlp). Pour une synthèse sur ce courant, voir Grin J. et al. [2010], les numéros spéciaux de Research Policy dédiés à ce courant depuis 2007, notamment le 39(4), 2010, et le 41(3), 2012, ainsi que notre compte rendu de la 2e conférence du Sustainability Transition Research Network (Copenhague, août 2012) à paraître dans Natures, Sciences, Sociétés, 21(1), 2013.
  • [2]
    « Mon approche de la recherche […] est souvent considérée comme relevant de l’étude de cas et dans une certaine mesure c’est exact. Mais les études de cas telles qu’elles sont pratiquées dans les sciences sociales ont tendance à être considérées comme essentiellement destinées à offrir des résultats empiriques. J’ai cependant utilisé les constatations de mes “études de cas” non pas comme des preuves empiriques, mais comme des intrants dans la construction d’une théorie. » (Piore [2006], p. 17.) « […] Ceci implique le traitement du matériau comme quelque chose d’essentiellement différent de points de données empiriques, car, étant donné les canons de la méthode empirique de l’économie, ils ne seront jamais considérés comme des faits légitimés. Au contraire, dans le traitement des matériaux comme intrants dans la révision de la théorie, ceux-ci deviennent essentiellement équivalents aux produits des expériences de laboratoire menées dans le sous-champ émergent de l’économie comportementale. » (Ibid., p. 23 ; trad. par nous.)
  • [3]
    « La chimie verte est définie comme la conception de produits et de procédés chimiques afin de réduire ou d’éliminer l’usage et la génération de substances dangereuses. » (Anastas et Eghbali [2010], p. 301 ; trad. par nous.)
    L’émergence du concept de chimie verte réside dans la remarquable mise en forme et diffusion internationale d’une démarche non contraignante mise au point au sein de l’us Environmental Policy Agency, sur douze principes que les chimistes sont appelés à respecter, autant que faire ce peut (Linthorst [2010], Garnier [2012]). Ceci explique son succès Outre-Atlantique au moment où se met en place la directive Reach en Europe. La diffusion, à partir de 1993, de ces douze principes qu’aucun chimiste n’ignore aujourd’hui, la création de revues telles que Green Chemistry (1999), ou ChemSusChem (2008) dédiées à l’interface entre la chimie et le développement soutenable attestent de l’importance du mouvement (Nieddu et Vivien [2012]).
  • [4]
    Cette dynamique temporelle découpe le temps en quatre phases représentées par la « courbe en S » : (1) la phase de pré-développement, où l’état d’équilibre dynamique est remis en cause, de façon non encore visible par l’exploration dans les niches d’innovations radicales, (2) la phase de take-off, durant laquelle le changement structurel prend son élan, (3) la phase d’accélération où le changement devient visible car les expérimentations dans les différentes niches convergent dans un design dominant, (une technologie victorieuse), (4) la phase de stabilisation durant laquelle un nouvel équilibre dynamique est obtenu.
  • [5]
    Dans leur réévaluation du modèle de Sustainability Transition, Genus et Coles écrivent :
    « Il y a eu une tendance à se concentrer sur les technologies victorieuses et, du coup, les questions méthodologiques concernant le fonctionnalisme de la mlp et la pauvreté des études de cas semblent avoir été sous-évaluées. En outre, il est à craindre que certaines des idées implicites dans ce traitement de la mlp peuvent s’infiltrer dans le domaine de l’élaboration des politiques de sorte que la “réalité” d’un modèle mécaniste de la transition pourrait devenir l’interprétation dominante de la mlp. » ([2008], p. 1444.)
  • [6]
    Pour reprendre l’expression que Schot et Geels [2008] attribuent à Mokyr, il s’agit d’« hopeful monstrosities » ; « Hopeful », car ces technologies affichent un avenir prometteur (mais monstruosité car elles sont relativement grossières et inefficaces au moment où elles sont reconnues comme invention).
  • [7]
    Du fait du caractère systémique des technologies, les innovations ne valent souvent que si elles permettent d’organiser des interactions avec des patrimoines productifs collectifs existants. Elles peuvent être ainsi qualifiées de bridging technologies (à entendre au sens littéral de technologies réalisant des ponts plutôt que technologies de transition) ou de two-world technologies (technologies [faisant le pont] entre deux mondes) (Kemp et Rootmans [2005], p. 335).
  • [8]
    « La question de l’empowerment [renforcement des capacités] est considérée comme la moins développée dans la littérature actuelle sur les niches. Il peut être compris soit comme un processus qui rend des innovations de niche concurrentielles au sein d’environnements de sélection inchangés (fit-and-conform), soit en tant que processus qui contribue à l’évolution des environnements traditionnels de sélection, et ce d’une façon favorable à une innovation de niche porteuse d’une rupture de sentier (stretch-and-transform). » (Smith et Raven [2012], p. 1025.)
  • [9]
    Le backcasting est, en littérature de prospective, l’enchaînement de causalités du futur vers le présent. Les analyses de type backcasting se préoccupent, non pas du futur susceptible d’advenir, mais de la façon dont les futurs souhaitables peuvent être atteints. Elle est donc explicitement normative, et suppose de travailler « à l’envers » : d’une situation particulière future souhaitable vers le présent afin de déterminer la faisabilité physique ou technique de ce futur, ainsi que les décisions politiques ou de pilotage de la recherche qui sont nécessaires pour atteindre ce point (cf. Vergragt et Quist [2011]). Cette méthode a été notamment utilisée par la Commission européenne pour l’élaboration des visions pour le futur consensuelles de ses plates-formes technologiques, telles que celle de Suschem (voir sur le site de Suschem le document Vision for the futur).
  • [10]
    Cette question a notamment fait l’objet d’une intervention de R. Kemp : « Sustainable innovation do not exist ! » à la dime Conference Innovation, Sustainability and Policy, Bordeaux, 11-13 septembre 2008.
  • [11]
    On a pu suivre l’évolution de la bioraffinerie, depuis 1995, dans le cadre d’une thèse sur les relations agriculture et agro-industries (Nieddu [1998]), à travers des visites de sites, l’observation de projets scientifiques, des échanges avec des porteurs de projets sur les agromatériaux et une étude brevets sur les biopolymères (Nieddu et al. [1999] ; Nieddu [2000]), puis un travail sur le système chanvre (Garnier et al. [2007]), et enfin à travers la revue de littérature et la veille technologique effectuée depuis 2007 (Garnier [2012] ; Nieddu et al. [2010]).
  • [12]
    La problématique se déplace donc de la gêne constituée par des coproduits indésirables vers l’idée que ceux-ci deviennent, dans une économie des biocarburants, une source stable, abondante et bon marché de substrats valorisables, à condition que la recherche trouve les solutions adéquates. Dans le cas du glycérol, celle-ci va s’en trouver fortement sollicitée et voir se former une importante « communauté glycérol ». Par ailleurs, le glycérol d’origine biodiesel a vu sa production exploser, puis remplacer totalement le glycérol d’origine fossile et partiellement celui issu de savonnerie.
  • [13]
    On peut citer ici trois grands documents de référence : usda doe, « Vision » document Plant/ Crop-Based Renewable Resources 2020 : A Vision to Enhance u.s. Economic Security Through Renewable Plant/Crop-Based Resource Use », http://www.oit.doe.gov/agriculture/, doe/go-10099-706, 1999 ; le document déterminant les grands intermédiaires d’origine agricole (Werpy et Petersen (eds) [2004]) ; la synthèse des opportunités élaborée pour la Commission européenne par Wolf et al. [2005].
  • [14]
    Sur ce point, cf. le Preliminary Report de la tâche 2.3 du projet Star-colibri : D2.3 Preliminary report on the global mapping of research projects and industrial biorefinery initiatives, http://www.star-colibri.eu/files/files/Deliverables/D2.3.3-industrial-biorefineries-EU.pdf, consultation le 23/12/2012.
  • [15]
    Il est frappant de constater la similitude visuelle des schémas de valorisation de la biomasse des documents de l’époque, des exercices de prospective de la fin des années 1970 suite au premier choc pétrolier (voir les références données par Chesnais [1981] et son schéma p. 226) et de ceux des années 1999-2005 : toutes les voies d’« avenir » exposées aujourd’hui l’étaient déjà il y a trente ans.
  • [16]
    C’est probablement le cas de Dupont de Nemours, qui produisait le nylon 6-6 à partir de substrats agricoles jusqu’à la fin des années 1950… et qui renoue aujourd’hui avec ces usages.
  • [17]
    La première loi d’incorporation française d’alcool dans l’essence importée date de 1923. La viticulture du Sud de la France cherche alors à se protéger de la concurrence des alcools de betterave ou de céréales et repousse les agriculteurs du Nord vers les usages industriels. On verra notamment un « supercarburant ternaire » en usage jusqu’à la fin des années 1950.
  • [18]
    L’industrie de la pâte à papier connaît le même mouvement de saturation des marchés et d’émergence d’excédents de capacité de production qui la conduit aux mêmes raisonnements (Stuart [2006]).
  • [19]
    Les chimistes interviewés décrivent les produits issus de la pétrochimie comme des matériaux « statistiques », « amorphes », « linéaires », alors que, par exemple, les amidons seraient des matériaux à la fois intéressants et difficiles, car « très organisés », « hyperbranchés », « dotés de capacités d’auto-structuration » (Nieddu [2011]).
  • [20]
    Marquardt est aujourd’hui Chairman of the German Council of Science and Humanities. P. Gallezot est chercheur émérite à l’irce Lyon, un des meilleurs connaisseurs européens du champ de la catalyse. Il fait partie des chercheurs sur lesquels nous nous sommes livrés à un exercice de monographie, et le travail cité plus bas est le résultat de sa participation à l’Action Cost Utilisation of Biomass for Sustainable Fuels & Chemicals (ubiochem).
  • [21]
    « In 2004, the us Departmentof Energy (doe) released the first of two reports outlining research needs for biobased products. This publication described a group of 15 (despite being colloquially known as the doe “Top 10” report) target structures that could be produced from biorefinery carbohydrates. » (Bozell et Petersen [2010], p. 541.) Ces deux auteurs, qui avaient été parmi les pilotes de ces exercices de prospective, et donc en partie à l’origine du résultat « top 10 », reviennent, en 2010, sur cette classification pour insister sur sa relative instabilité. Mais ils conservent le cœur de sa logique de substitution.
  • [22]
    Voir notamment les surveys de : Fengwei et al. [2006] ; Protti et al. [2009] ; Averous, Halley [2009].
  • [23]
    L’animateur du programme Cost bioraffineries, le professeur Sheldon, pointe le fait « […] qu’une usine d’éthanol cellulosique de traitement de 10 000 tonnes de matières premières lignocellulosiques… génère 32 millions de litres d’eaux usées par jour, soit assez d’eau pour approvisionner une ville de 300 000 habitants. Par ailleurs, cette eau est contaminée par des sous-produits organiques, ce qui nécessite un système sophistiqué de traitement des eaux usées industrielles en vue de permettre la réutilisation de l’eau » (Sheldon [2011]).
  • [24]
    Certains auteurs assimilent innovation radicale et innovation d’exploration, ce qui ne tient pas si l’on retient l’idée de cycle de découverte de Nooteboom.

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