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M.-B. Levaux et B. Genty, L’emploi dans la transition écologique, Conseil économique, social et environnemental, Paris, 2015.
1Titulaire d’un master « Espace et milieux » (Paris 6), Bruno Genty milite dans des associations de défense de la nature et de l’environnement depuis la fin des années 1970. Il a notamment été administrateur de France Nature Environnement (FNE) depuis 2004, et en a été le vice-président puis le président de 2010 à 2014. Membre du Conseil économique, social et environnemental depuis 2010, il en a été vice-président de 2015 à 2018. Il est notamment co-rapporteur d’un avis intitulé L’emploi dans la transition écologique [1]. Consultant en prévention des déchets depuis 2004, il a plus particulièrement conçu pour le compte de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) plusieurs modules de formation, réalisé diverses expertises et accompagné des collectivités territoriales dans la mise en œuvre et l’animation de programmes locaux de prévention des déchets.
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3Comment avez-vous été amené à vous intéresser aux déchets ?
4Comme d’autres jeunes des années 1970, je voulais changer le monde ! À l’époque, on voyait apparaître le slogan No future, il y avait les désillusions du soviétisme, du maoïsme… L’écologie offrait une alternative à ces économies qui, communistes ou libérales, poursuivaient le même but : produire toujours plus. J’y suis venu par ce chemin. J’avais 18 ans, et avec un groupe d’amis, on organisait différentes actions autour de l’écologie et de la non-violence, et parmi nos actions, on louait effectivement une benne et le week-end on invitait les habitants d’une petite ville d’Île-de-France à apporter leurs vieux papiers, ce qui permettait de les sensibiliser à différentes thématiques écologiques. Après, j’ai rejoint le mouvement FNE par le biais de l’Union départementale des associations de défense de la nature de l’Essonne, et grâce à l’apport d’une personne qui faisait son service civil dans le cadre d’une objection de conscience, Francis Chalot, on a travaillé, avec d’autres, sur ce qui s’appelait la « Maison de la récupération ». Créée en 1979, la Maison de la récupération était un lieu où les particuliers pouvaient apporter des vieux papiers et tous les matériaux qui étaient recyclables que ce soit le verre, des plastiques, des papiers cartons… On organisait des petites collectes en porte-à-porte pour essayer de démontrer aux collectivités du secteur que ce n’était pas une utopie, que cela pouvait marcher de ne plus considérer le déchet comme un rebut. Cette structure-là était déjà la préfiguration de ce qu’on a appelé après « ressourcerie » au sens où on récupérait aussi les objets en vue d’un réemploi, permettant ainsi de prolonger leur durée de vie.
5Au début des années 1970, l’organisation Friends of the Earth lance également les premières campagnes en faveur du recyclage, sa section française crée en 1979 l’Association pour la promotion du papier recyclé, d’autres voient le jour comme à Rennes en 1983 avec La Feuille d’érable qui sera animée par Yves Cochet. Votre groupe était-il relié à ce type d’initiative ?
6Notre groupe était une association indépendante de tout réseau national et s’appelait le Groupe écologiste d’Étréchy, qu’on avait fondé durant la seconde moitié des années 1970. Les déchets n’étaient qu’une partie de nos sujets. On militait aussi pour l’objection de conscience, on travaillait sur les questions d’énergie, notamment contre le nucléaire. On était indépendants de toute organisation nationale. À l’époque, on sortait de la campagne électorale de René Dumont en 1974, puis de Brice Lalonde en 1981. On collait les affiches, on faisait les meetings, etc. On était en lien avec cette mouvance d’écologie politique mais avec un lien informel, Les Verts n’existaient d’ailleurs pas à l’époque. Dans notre Groupe écologiste d’Étréchy, on s’intéressait aux déchets parce que derrière il y avait la remise en question de la société de consommation. Ces satanés déchets représentent la fin de tuyau, laquelle est assez édifiante sur la manière de consommer ! Donc le lien était assez fort.
7Par ailleurs, au niveau des associations de défense de la nature et de l’environnement, quand il y avait des propositions, c’était plutôt sur le fait de dénoncer les dépôts sauvages dans les forêts, dans les milieux naturels, etc. Ceux qui étaient plus âgés que nous, et qui étaient plutôt en poste de responsabilité, étaient sur des modes d’action contestataires pour s’opposer à des projets d’implantation, pour dénoncer les pratiques de dépôts sauvages. Et en fait, il y a eu un changement d’optique sur le déchet qui est progressivement sorti du seul statut de « rebut », mais aussi, qui a commencé à remettre en cause une économie fondée sur le jetable. À FNE, cela s’est fait par le renouvellement des générations. Quand ma génération est entrée dans ce mouvement-là, tout ce qui avait trait au tri-recyclage s’est beaucoup développé. FNE avait au départ une très forte dominante naturaliste, ce qui n’a pas été sans produire quelques frictions à la fin des années 1970-1980 quand les environnementalistes sont arrivés, au sens où les héritiers des sociétés savantes se sentaient un peu dépossédés et voyaient des « bâtards » intervenir dans leur cour de jeu ! Mais, en dépit de ça, dès qu’il y a eu des groupes thématiques, la question des déchets est apparue très clairement et a occupé une place importante.
8Après, je fais une distinction entre le mouvement français de défense de la nature et de l’environnement, essentiellement FNE et Les Amis de la Terre, et des ONG comme Greenpeace ou WWF qui sont des organisations internationales dont la gouvernance est inspirée des modèles anglo-saxons. Sur les déchets, comme le réseau FNE est très territorial, avec plusieurs milliers d’associations de terrain, il y a eu sans doute des variations selon les régions françaises. Mais la question des déchets a été intégrée avec le soutien fort d’actions en faveur du tri-recyclage qui pouvaient se traduire, comme ce que j’évoquais avec la Maison de la récupération, par la mise en place de pilotes destinés à faire passer le message aux pouvoirs publics et aux collectivités territoriales : « Nous, on pense que c’est intéressant de développer le tri et le recyclage ; vous nous dites que c’est une utopie, on va vous démontrer le contraire par l’action. »
9Toujours à la même époque, voire avant, il y a aussi des initiatives qui ne viennent pas d’une sensibilité écologiste : celles du Secours catholique ou d’Emmaüs qui renvoient pour certaines à des activités de chiffonnage et de solidarité, d’autres qui s’inspirent du mouvement tiers-mondiste dans le creuset duquel on trouve par exemple les Ateliers de la Bergerette, créés dans les années 1980, qui récupèrent des objets hors d’usage pour financer des projets d’aide au développement… C’est toute une nébuleuse de pionniers sur la collecte et le recyclage ?
10Oui. À la Maison de la récupération, on travaillait avec le Comité catholique contre la faim et pour le développement, on travaillait avec Terre des hommes, mais que ce soit aux Ateliers de la Bergerette ou à la Maison de la récupération, il y avait déjà l’idée de l’évitement du déchet et pas seulement l’idée de collecte et de recyclage. Par exemple, à la Maison de la récupération, il y avait aussi du réemploi de bouteilles, des bouteilles qu’on envoyait dans des laveries. Il y a avait aussi des objets, on avait un coin brocante, etc. Donc l’objet était réutilisé, réemployé. Il y avait déjà cette logique-là, c’est important par rapport à la suite. Parce qu’après, une partie des acteurs de ces mouvements-là se sont beaucoup impliqués sur l’évitement du déchet en disant : il ne faut pas que le recyclage devienne un alibi au gaspillage, sinon c’est un truc de Shadok ! D’ailleurs, on s’est rendu compte que le changement qu’on avait cherché à impulser était devenu une réalité qui touchait, elle-même, ses propres limites.
11Le changement dans la façon de considérer les déchets ?
12Au bout de quelques années, en 1985 je crois, la Maison de la récupé-ration fonctionnait bien, elle a alors connu une phase d’institutionnalisation en devenant Valeco – Vallée de la Juine économe –, association intercommunale, puis entreprise d’insertion, qui sera reconnue en 1993 comme site pilote au démarrage d’Éco-Emballages. À la même période, Francis Chalot intègre le ministère de l’Environnement au cabinet de Brice Lalonde et participe à la rédaction du décret du 1er avril 1992 qui fonde les éco-organismes et les futures filières à responsabilité élargie du producteur, les filières REP. La création des REP et des premiers éco-organismes chargés de la collecte et du recyclage des déchets va donner des moyens financiers permettant de massifier le tri.
13De mon côté, c’est la période où je conçois les premières actions de formation à la collecte sélective à destination des équipages – chauffeurs et ripeurs – de la SITA en Essonne qui sera ensuite généralisée à toute la France. SITA, à l’époque, c’était le groupe Lyonnaise des eaux qui est devenu GDF Suez. Les prestations de collecte sélective pour les collectivités représentent alors un nouveau marché pour des groupes comme la SITA et son concurrent, la Compagnie générale des eaux. À leur demande, avec un collègue, Jacques Duperche, j’ai formé des centaines d’équipages de camions de collecte des déchets sur le tri parce que leurs clients, les collectivités, leur disaient : « Maintenant, plutôt que de ramasser nos poubelles, vous allez collecter les déchets triés. » Et évidemment, les collectivités disaient : « Il faudra vérifier qu’il n’y ait pas d’erreurs de tri. »
14Je suis intervenu un peu en catastrophe parce que le groupe SITA avait des équipages habitués au principe « fini-quitté ». Du coup, les équipages avaient l’habitude d’aller le plus vite possible pour ramasser les poubelles grises. La journée était terminée quand toutes les poubelles étaient vidées dans le camion. Parfois, les employés faisaient des doubles journées de travail en bossant ailleurs l’après-midi. Quand la SITA leur a dit : « Maintenant, vous allez collecter tout un tas de poubelles différentes », cela allongeait leur journée de travail – même s’il n’y avait pas tromperie puisqu’ils ne dépassaient pas les 39 heures. Donc cela a donné une certaine grogne sociale ! La SITA m’a demandé de venir former son personnel. Je l’ai fait pour une agence de l’Essonne, cela a très bien marché, et ensuite, cela s’est développé sur toute la France. Ce qui était intéressant avec ces personnels-là, c’est qu’ils connaissaient très bien la manière dont les gens consommaient, d’un coup socialement ils passaient de personnes qui ramassent la merde à des professionnels qui ramassent des choses qui ont une certaine valeur. Cela revalorisait leur image sociale, même si cela ne se traduisait pas forcément sur leur fiche de paie, car il n’y a pas eu de valorisation salariale je crois, ni d’évolution substantielle de leur profil de poste bien qu’ils aient eu de fait un nouveau rôle par rapport aux « usagers ».
15Les conditions de travail ont-elles été améliorées ?
16Pour les conditions de travail, le constat est mitigé. Pour la collecte, je pense qu’il y a eu une légère amélioration – on est dans un métier où les accidents du travail sont fréquents et souvent graves –, notamment grâce aux actions de prévention, de formation, de suivi des équipages et de réflexion sur le matériel de collecte. En revanche, mais là on n’est plus avec les équipages de collecte, certains des premiers centres de tri étaient parfois peu conformes avec des conditions de travail assurant sécurité et santé des travailleurs…
17En définitive, il y a une industrialisation progressive du tri et de la collecte. Et l’évitement du déchet dans tout ça ?
18Oui, c’est aussi durant cette décennie 1990 que l’on voit apparaître les limites du tri. Avec Francis Chalot, on s’était dit que le tri et le recyclage pour lesquels on avait beaucoup milité touchaient leurs limites au sens où le recyclage devenait un alibi au gaspillage, enfin pouvait dans certains cas devenir un alibi au gaspillage, c’est-à-dire « je gaspille, c’est vrai, mais ce n’est pas grave parce que je trie mes déchets ». Et notamment, il y a eu des choses frappantes à l’époque allant dans ce sens. C’étaient certains grands groupes des déchets qui, par exemple, communiquaient sur Le déchet est une ressource ou Il y a de l’or dans vos poubelles. Donc si c’est une ressource à forte valeur ajoutée, dans ce cas-là, il aurait fallu inciter les gens à gaspiller et on aurait eu beaucoup de ressources ! Éco-Emballages va même refuser des messages promouvant la consommation d’eau du robinet comme eau de boisson !
19On va aussi voir des prises de position plutôt paradoxales dans des colloques de l’Ademe où l’on en vient à espérer que les quantités d’emballages plastiques triés augmenteront sans cesse ! C’est dans ce contexte que FNE organise un congrès à Orléans en 1999 pour parler de prévention des déchets – pourtant priorité communautaire depuis 1975, et priorité nationale depuis la loi-cadre de 1992 ! Francis Chalot publie, pour FNE, le Livre blanc sur la prévention des déchets (2001) avec un message central : pour réduire la quantité et la dangerosité des déchets, il faut produire et consommer moins, mieux en tout cas. Il pointe directement les modes de vie en disant que la question ne peut pas être réduite à un choix entre différentes options de traitement des déchets, qu’elle ne relève plus d’infrastructures lourdes à construire, mais aussi de comportements au sens où l’évitement va de la conception des produits à l’acte d’achat.
20À l’époque, la production de déchets continue à augmenter, des échéances fixées par la loi arrivent et pressent les pouvoirs publics comme, par exemple, l’interdiction de la mise en décharge des déchets bruts – non ultimes au sens de la loi – fixée au 1er juillet 2002, et on sait qu’elle ne pourra pas être respectée vu le nombre d’installations qui continuent à recevoir des déchets bruts, c’est-à-dire des déchets largement valorisables dans les conditions techniques ou économiques du moment. Les conflits et les controverses autour d’installations d’incinération se multiplient, la plupart des observateurs évoquent une situation bloquée… Est-ce que la prévention n’est pas alors un moyen pour rétablir le dialogue ?
21Oui, bien sûr, et on l’a vu durant les années 2000, un dialogue constructif a parfois pu fonctionner entre militants écologistes et élus des collectivités territoriales en identifiant un intérêt commun : tous les déchets que l’on parviendrait à éviter à la collecte seraient autant de déchets en moins à incinérer ou à mettre en décharge. La prévention va se développer en France grâce à différentes actions. C’est le début des années 2000, avec Francis Chalot, sur une commande du ministère de l’Écologie de l’époque, on met en place une formation-action dans cinq départements pilotes pour les aider à faire en sorte que le volet « Prévention des déchets » de leur Plan départemental d’élimination des déchets ménagers et assimilés (PDEDMA) ne contienne pas – ce qui était effectivement le cas dans quasiment tous les plans – qu’une seule incantation disant « La prévention, c’est la priorité européenne et française », sans contenir d’actions substantielles permettant d’escompter une quelconque prévention de ces déchets ! Ces départements pilotes étaient les Ardennes, les Vosges, les Deux-Sèvres, l’Hérault et le Cantal, des départements qui, comme tous les départements de France, devaient adopter des PDEDMA. Dans ces plans, il devait y avoir un volet « Prévention des déchets ». Dans la réalité, au mieux, ces documents disaient « Réduire les déchets, c’est la priorité », puis ils s’arrêtaient là. Donc l’idée c’était de dire : il faut travailler dans ces départements pilotes avec comme objectif de déboucher sur un plan d’actions qui constituera un réel volet prévention de leurs PDEDMA. Si on veut que ça marche, que cela soit un peu dynamique, on va regrouper les parties prenantes qui peuvent être des relais, des partenaires actifs contribuant à la réduction des déchets. Donc dans ces formations-actions qui se déroulaient sur trois jours – une première série de deux journées et, un peu plus tard, une journée complémentaire –, on retrouvait évidemment des fonctionnaires des services déconcentrés de l’État, des personnes issues des conseils généraux concernés, mais aussi des représentants des entreprises, des agriculteurs, des associatifs, des consommateurs, des défenseurs de la nature et de l’environnement, grosso modo à l’époque tous les gens qui siégeaient dans la commission chargée d’élaborer ces fameux PDEDMA. Et l’idée de la formation-action, c’était déjà de leur expliquer ce qu’était la prévention des déchets parce que le terme était encore un peu vague pour eux, de faire en sorte qu’ils s’approprient cette logique-là, de mettre en évidence que pour réduire les déchets il y a une coresponsabilité des producteurs et des consommateurs, et de voir ce qui pouvait être fait par ces acteurs en maillant leurs interventions pour réduire les déchets, en tenant compte des caractéristiques de leur territoire : on ne s’y prendra pas de la même façon pour réduire les déchets dans le Cantal ou en région parisienne, ce ne sont pas les mêmes activités économiques, ni les mêmes pratiques de consommation…
22L’idée c’était, d’abord, de bien cadrer le sujet parce qu’à l’époque il y avait une confusion entre prévention des déchets et valorisation matière, et qui continue d’ailleurs à perdurer et je ne suis pas sûr que l’économie circulaire va aider à y voir plus clair ! Confusion qui était d’ailleurs aussi entretenue par les industriels du recyclage qui avaient intérêt à ce que les choses soient souples, comme ça ils pouvaient jouer sur tous les tableaux ! Après, il s’agissait de les amener à comprendre qu’il fallait quand même modifier les pratiques de production et de consommation et donc travailler avec les acteurs concernés au travers d’opérations précises. À côté de ça, en 2002, j’ai quitté mon boulot de directeur de l’Union départementale des associations de défense de la nature de l’Essonne, et suivi un congé individuel de formation pour passer un master d’écologie. Durant mon stage de master, je fais un petit tour d’Europe pour identifier ce que sont à l’époque les bonnes pratiques en termes de politique territoriale de réduction des déchets, et j’écris le rapport intitulé Prévention de la production des déchets. Des exemples de politiques locales européennes, publié en 2004, au titre de la direction Déchets et sols de l’Ademe. L’objectif de ce document, qui s’adresse essentiellement aux élus et techniciens français, est simple : montrer que la prévention est déjà mise en œuvre concrètement et pratiquement dans plusieurs villes et régions d’Europe. Il faut arriver à mobiliser les collectivités locales et poser les bases d’une politique locale de prévention.
23C’est à ce moment-là qu’il y a aussi tout un enjeu de compétences à former ?
24Oui. Alors ce travail pour l’Ademe et la rencontre d’actions innovantes dans différents territoires européens vont aussi me permettre de créer mon activité de consultant en réduction des déchets et de devenir expert du sujet. Très vite, mon activité marche bien, je fais à la fois de la formation et du conseil, j’accompagne principalement des collectivités qui sont volontaires pour réduire leurs déchets mais qui ne savent pas tellement comment s’y prendre. Je vais créer et animer des formations pour l’Ademe parce qu’il y a alors tout un travail nécessaire de dé-formatage du « il n’y a que le tri sélectif dans la vie » à accomplir, notamment en direction des élus et des fonctionnaires territoriaux en charge des déchets. On observe de nombreuses résistances au changement, par exemple, de l’eau du robinet qui serait mauvaise pour la santé, ou que les couches lavables sont un retour aux pratiques des années 1950, que les autocollants « Stop pub » détruisent des emplois, que le compostage en pied d’immeuble c’est une utopie… Ou encore, qu’il n’y a pas de réparateur dans mon secteur et quand il y en a ça coûte trop cher, que consommer moins ça supprime des emplois, etc. Bref, c’est toujours le même phénomène de résistance au changement, comme on l’avait connu aux débuts du tri-recyclage !
25Comme il y a une forte demande, je suis amené aussi à pousser d’autres personnes compétentes sur le sujet pour qu’elles créent leur activité pour pouvoir répondre à un certain nombre de marchés, parce que je ne peux pas répondre seul à la demande qui émerge alors. C’est par exemple le cas de Patrick Hervier, qui s’est ensuite impliqué dans le réseau Prévention et gestion des déchets de FNE. Au départ ingénieur au ministère de la Santé, il est nommé inspecteur ICPE pour les activités déchets au début des années 2000. On va travailler ensemble dans les Deux-Sèvres sur un des premiers programmes de soutien à l’écoconsommation financé par l’Union européenne. Il s’agissait du programme IDEAL 79, dont l’objectif était de développer des pratiques de consommation pauvres en déchets, en s’appuyant notamment sur des avantages financiers pour les consommateurs achetant les produits les moins générateurs de déchets. Ce projet a été soutenu par l’Union européenne dans le cadre du fonds LIFE-Environnement.
26Il s’est traduit par de multiples actions portées par des acteurs sociaux et économiques du territoire destinées à réduire la consommation de ressources et la production le déchets : promotion du compostage, de la réutilisation de certains gravats, de la réparation des biens d’équipement, création d’un grenier industriel… Au-delà du territoire des Deux-Sèvres, progressivement, un réseau de professionnels formés et compétents pour répondre à la demande va se créer, il va prendre appui sur un réseau d’acteurs territoriaux, essentiellement en collectivités territoriales, mais aussi avec des relais associatifs.
27Quel bilan feriez-vous de cette période ?
28De cette décennie, ce qui ressort c’est bien que si l’on veut durablement réduire nos déchets, la logique doit inclure l’économie de ressources et donc entraîner de profondes modifications des pratiques de production et de consommation. Cela passe en particulier par une mobilisation de la demande, la seule à même, dans une économie de marché, à générer une modification de l’offre, tout en sachant qu’il faut nécessairement agir sur les deux plans. C’est d’ailleurs avec cette approche que j’aborde le Grenelle de l’environnement. J’ai été amené à y participer pendant l’été 2007, d’abord au groupe « Activités économiques » puisqu’à mon sens, la réduction des déchets, c’est l’économie qui est mise en question. Et puis, le gouvernement de l’époque, en catastrophe, à la demande de quelques associatifs, rajoute un « Grenelle déchets » qui est décalé dans le temps parce que les cinq groupes de travail du départ rendent leurs conclusions fin octobre et le Grenelle déchets va avoir sa table ronde finale peu de temps avant Noël 2007. Et donc, dans ce cadre-là, on négocie, quand je dis « on » c’est au titre de FNE, mais le négociateur, c’est moi.
29On négocie plusieurs choses importantes, notamment le fait qu’il y ait de l’argent pour la réduction des déchets. Cela se traduit par la création d’une TGAP, une taxe générale sur les activités polluantes pour l’incinération, qui n’existait pas auparavant, et une augmentation de cette TGAP pour la mise en décharge. L’idée est de dire : « C’est bien qu’il y ait des moyens, mais il faut que cet argent-là soit versé aux collectivités d’une manière intelligente. » D’une manière intelligente, c’est-à-dire que moins vous faites d’effort pour réduire les déchets et pour trier, plus vous payez puisque comme la TGAP porte sur l’incinération et la mise en décharge ; plus vous réduisez vos déchets, plus vous triez, moins vous avez de tonnes qui sont soumises à cette TGAP. Donc là l’idée, c’est clairement d’aider les collectivités qui ont la volonté de réduire les déchets dont elles ont la charge. C’est ainsi que l’on débouche sur des contrats de performance : plus vous vous lancez dans une politique ambitieuse en termes de réduction des déchets et de tri-recyclage, moins vous paierez de TGAP et en plus vous récupèrerez des aides financières pour notamment développer vos programmes de réduction des déchets.
30La création d’une TGAP incinération et l’augmentation de la TGAP décharge vont ainsi financer la mise en œuvre de programmes locaux de prévention des déchets (PLPD). Sur la base du volontariat, un peu moins de 500 intercommunalités françaises créent ainsi leurs PLPD. Malheureusement, cette affectation des nouveaux produits de la TGAP déchets sera limitée dans le temps par Bercy ! Depuis 2012, la réglementation oblige chaque collectivité disposant de la compétence « collecte des déchets » à créer et animer un PLPD.
31Vous évoquez la mobilisation de la demande. Comment agit-on sur la demande ? On connaît aujourd’hui les limites attachées à une politique des petits gestes dont les effets sont lents, le public atteint très partiel, et dans laquelle les consommateurs sont sur-responsabilisés, sachant aussi qu’ils n’ont pas vraiment les mêmes possibilités de coordination et de pression que les producteurs et les distributeurs, ils sont largement atomisés (d’ailleurs les économistes parlent d’« agrégation » de préférences individuelles) et le rapport de forces ou de contrepoids permis par les associations reste insuffisant face au poids et à la structuration de multinationales et des groupes industriels, y compris en termes d’activité de lobbying ou, simplement, de campagnes publicitaires que ces derniers ont, eux, les moyens de financer. Ne faudrait-il pas contraindre tout simplement les producteurs et les distributeurs ?
32Si, bien sûr, mais ce que je m’échine à dire c’est qu’il faut articuler la mobilisation des producteurs et celle des consommateurs. Sinon, dans une économie de marché cela n’a aucun sens. Par exemple, lorsqu’un grand fabricant de dentifrice décide, durant les années 1990, de supprimer l’emballage en carton de son produit, ses ventes baissent avec toutes les conséquences économiques pour l’entreprise en question. Du coup, contrainte par la demande, cette entreprise réintroduit l’emballage en carton. Aujourd’hui, on trouve plusieurs marques de dentifrice conditionné sans suremballage en carton parce que la demande a été sensibilisée au sujet. S’il est opportun de contraindre les producteurs, je reste très dubitatif sur les interdictions que des politiciens nous « vendent » comme étant la solution. Disant cela, je repense à l’interdiction des sacs plastiques dont le résultat, quelques années après cette annonce fracassante, laisse songeur ! Dans le même ordre d’idée, l’introduction dans la loi d’un délit d’obsolescence programmée a-t-il rendu nos biens d’équipements plus robustes ? Assurément non !
33En revanche, je pense que cette contrainte des producteurs doit aussi passer par des contributions financières acquittées par les metteurs sur le marché, contributions modulées en fonction de critères objectifs de durabilité ou soutenabilité de leurs produits. Ce système, que je qualifierais de REP « intégrale » (car ne se limitant pas à la seule gestion de la fin de vie) doit trouver sa lisibilité grâce à un affichage environnemental, comme cela est le cas pour les « classes énergie » des produits électriques. Mais cela ne suffit pas, car on a vu que si l’étiquette « classe énergie » avait effectivement amélioré la performance énergétique des biens mis sur le marché, leur augmentation croissante avait finalement neutralisé ce progrès. Il faut donc aussi travailler sur un changement de modèle de production et de consommation qui passera nécessairement par une réduction. Appelez cela décroissance, sobriété, frugalité… peu importe, les réalités physiques nous imposeront ce changement. L’enjeu est qu’il n’intervienne ni trop tardivement ni trop brutalement.
34Alors oui, on voit bien la nécessité de coordonner la mobilisation des acteurs de la production et ceux de la consommation. Cela passe par l’éducation, par l’information, par la sensibilisation, par l’incitation financière. Il y a plein de gains à escompter de la mise en œuvre de pratiques de consommation soutenable, notamment parce que, contrairement à une idée reçue, cela coûte moins cher à l’usage d’acquérir des produits réparables, robustes… Malheureusement, beaucoup de citoyens – manipulés en cela par le marketing, la publicité… – ne le voient pas. C’est notamment le cas pour les plus pauvres qui peuvent même ressentir une stigmatisation lorsqu’ils entendent parler d’acquérir des « produits pas neufs ». Or, ce sont ces catégories de population qui sont de fait les plus touchées par les conséquences de la mal-consommation : impacts sanitaires, surcoût à l’usage…
35Il y a donc un réel besoin, comme j’ai commencé à l’évoquer précédemment, à développer notamment en direction de ces publics des actions de sensibilisation à la consommation soutenable. Faute de quoi, on laisse les convaincus et les « sachants » entre eux et on en arrive dans certains cas à une haine des « bobos », si tant est que quelqu’un puisse définir précisément ce qu’est socialement un « bobo » ! Il y avait autrefois des cours d’économie familiale qui proposaient aux citoyens d’apprendre à se débrouiller dans leurs vies. Ces pratiques ont été « ringardisées » et ont disparu. Je ne suis pas certain que c’était une bonne idée. Disons que cette disparition a bien servi les fabricants du « prêt à jeter » et du « prêt à consommer immédiatement » parce que cela leur attirait ainsi de nouveaux clients pour acheter par exemple du hachis Parmentier en barquette surgelée, alors même que le peuple avait inventé cette recette pour accommoder les restes de viande ! Oui, il faudrait renouveler ces cursus d’économie familiale en les faisant évoluer vers des cours de consommation responsable.
36Lors du colloque du programme de recherche RELGA qui s’est tenu en septembre 2018, vous avez dit qu’avec les années 2010 les enfants de la prévention arrivaient, ils s’appelaient « économie circulaire », « zéro déchet » et « économie collaborative ». Comment analysez-vous ces énoncés et les mouvements ou initiatives qu’ils désignent ?
37Ces mouvements intègrent la réduction des déchets mais avec une approche plus globale qui comprend le tri des déchets vus bien souvent comme des ressources. Selon moi, cela mérite débat, ces mouvements présentent des avancées intéressantes mais aussi des risques ou des limites. L’« économie circulaire » contient l’économie dans son titre et c’est sûrement plus approprié, plus évocateur que « prévention des déchets » qui contient le fatalisme du mot « déchet ». Reste après à ce que les piliers de l’économie circulaire relatifs à l’évitement soient pleins et que l’économie circulaire ne se résume pas essentiellement au business du recyclage – faute de quoi l’économie circulaire deviendra alors l’économie qui tourne en rond !
38Le « zéro déchet » porte, lui, dans son titre un objectif fort, mais comme l’économie circulaire, il doit remettre en cause l’économie dominante, faute de quoi la promesse de son titre ne sera pas tenue, quand bien même on pourrait l’atteindre. En fait, dans « zéro déchet » il faudrait entendre : zéro déchet « résiduel » et pas zéro déchet dans l’absolu. Par ailleurs, le « zéro » renvoie dans mon esprit au toyotisme et ses dérivés : zéro gaspillage, zéro stock, zéro défaut… qui m’interrogent même si je pense que ce choix n’est pas conscient. Reste que ce mouvement présente le grand intérêt de mobiliser de nouvelles générations de militants, ce qui est essentiel.
39Enfin, l’économie collaborative est riche d’initiatives, mais elle porte en elle des risques de dérives sociales, comme le montrent les exemples d’Uber ou de AirBnB. Mais il y a aussi d’autres initiatives comme les repair cafés, les Disco Soupes, il y a aussi les « zones de gratuité » que l’on appelait les gratiferia au moment de la grande crise économique argentine, et qui se développent en France, dans lesquelles les gens donnent des objets. C’est intéressant parce que ce sont des initiatives autonomes.
40Et puis, dernier point qui me paraît important, je vous ai dit tout à l’heure que prévention ou réduction des déchets, ce n’était pas terrible comme terme, et qu’en réalité, ce qui était le plus politiquement intéressant dans cette démarche, c’était de se dire que les déchets sont emblématiques de nos modes de production et de consommation, c’est-à-dire de choix économiques. Ce que finalement je trouve intéressant, qui me motive en permanence, c’est de dire qu’effectivement, ce sur quoi on travaille, l’air de rien, remet en cause fondamentalement l’économie. Quand je dis « l’air de rien », c’est sans doute un moyen plus efficace de contester ainsi le modèle économique dominant que si on fait un discours très théorique de remise en cause de l’économie, des modes de redistribution, etc. Et donc, ce qui me paraît essentiel, c’est ça : plutôt que de se heurter à un mur avec un discours idéologique qui forcément va générer des oppositions frontales, le fait de prendre le sujet par la fin de tuyau et de remonter petit à petit vers l’amont, je pense que c’est quelque chose d’assez intéressant. Parce que c’est une stratégie qui est différente de la stratégie où je vais dire que je suis anticapitaliste ou anti-cela. Cela me paraît un point important que je voulais souligner en conclusion, même s’il est esquissé dans mes propos précédents.
Notes
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M.-B. Levaux et B. Genty, L’emploi dans la transition écologique, Conseil économique, social et environnemental, Paris, 2015.