Notes
-
[1]
Aristote, La politique, Vrin, Paris, 1995, livre III, chap. 7, p. 198-199. (Toutes les notes sont du traducteur.)
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[2]
P. L. P. Simpson, « A Corruption of Oligarchs », dans D. Tabachnick et T. Koivukoski (dir.), On Oligarchy. Ancient Lessons for Modern Politics, University of Toronto Press, Toronto, 2011, p. 70-89.
-
[3]
Homme d’affaires américain et haut conseiller de l’actuel président des États-Unis, dont il est le gendre.
-
[4]
Système d’assurance santé géré par le gouvernement fédéral des États-Unis pour les personnes de plus de 65 ans. Peuvent également en bénéficier des personnes handicapées ou étant au stade terminal d’une maladie rénale.
-
[5]
M. Gilens et B. I. Page, « Testing Theories of American Politics. Elites, Interest Groups, and Average Citizens », Perspectives on Politics, vol. 12, n° 3, septembre 2014, p. 576, en italique dans l’original.
-
[6]
S. Wolin, Democracy Incorporated. Managed Democracy and the Specter of Inverted Totalitarianism, Princeton University Press, Princeton, 2017 [2008].
1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathias Lefèvre
2 Le gouvernement oligarchique, comme l’a souligné Aristote, est une forme déviante de gouvernement. Les oligarques n’ont que faire de la compétence, de l’intelligence, de l’honnêteté, de la rationalité, de l’abnégation ou du bien commun. Ils corrompent, déforment et démantèlent les systèmes de pouvoir pour servir leurs intérêts immédiats, dilapidant l’avenir pour un gain personnel à court terme. « Quand le détenteur unique de l’autorité, ou le petit nombre, ou la masse, gouvernent en vue de l’intérêt commun, ces constitutions sont nécessairement des constitutions correctes, tandis que les gouvernements qui ont en vue l’intérêt particulier soit d’un seul, soit du petit nombre, soit de la masse, sont des déviations des types précédents [1] », a écrit Aristote. Peter L. P. Simpson, professeur de lettres classiques à l’université de la ville de New York, qualifie ces déviations de « sophistique des oligarques [2] », signifiant par là qu’à partir du moment où le pouvoir est aux mains des oligarques, les réponses rationnelles, prudentes et réfléchies aux problèmes sociaux, économiques et politiques sont ignorées pour nourrir une avidité insatiable. Le stade final de toute civilisation est caractérisé par la sophistique des oligarques, qui ravagent la carcasse pourrissante de l’État.
3 Ces formes déviantes de gouvernement sont définies par des traits communs, pour la plupart considérés par Aristote. Les oligarques utilisent les structures de pouvoir et de décision uniquement pour leur avancement personnel.
4 Bien qu’ils parlent de démanteler l’État administratif, les oligarques augmentent en réalité les déficits ainsi que la taille et la puissance de la police et de l’armée afin de protéger leurs intérêts économiques mondiaux et de garantir un contrôle social intérieur. Les parties de l’État qui servent le bien commun disparaissent au nom de la déréglementation et de l’austérité. Celles qui soutiennent le pouvoir des oligarques s’étendent au nom de la sécurité nationale, de la croissance économique et de l’ordre.
5 Par exemple, les oligarques inscrivent leurs enfants dans des écoles privées et leur achètent leurs admissions dans des universités d’élites (c’est ainsi qu’un étudiant médiocre comme Jared Kushner [3] s’est retrouvé à Harvard, et Donald Trump, à l’université de Pennsylvanie), alors ils ne voient aucune raison de financer un enseignement public de qualité pour l’ensemble de la population. Les oligarques peuvent engager des équipes d’avocats hors de prix pour leur éviter, à eux et à leurs familles, tout ennui juridique. À leurs yeux, il n’est pas nécessaire d’accorder des aides juridictionnelles aux pauvres. Quand les oligarques ne volent pas à bord d’un jet privé, ils volent en première classe, aussi autorisent-ils les compagnies aériennes à tondre et à négliger les voyageurs en classe éco. Ils n’utilisent pas les métros, les bus ou les trains, et ils réduisent les fonds pour l’entretien et l’amélioration de ces services. Les oligarques ont des cliniques privées et des médecins privés, alors ils ne veulent pas payer pour la santé publique et Medicare [4]. Les oligarques détestent la presse qui, lorsqu’elle fonctionne, met au jour leur corruption et leurs mensonges, alors ils achètent et contrôlent les systèmes d’information et marginalisent leurs opposants, un processus qu’ils accéléreront avec l’abolition de la neutralité du Net.
6 Les oligarques ne vont pas en vacances sur les plages publiques ou dans les parcs publics. Ils possèdent leurs propres terres et domaines, où nous ne sommes pas admis. Ils ne voient aucune raison de maintenir ou de financer des parcs publics ou de protéger des terres publiques. Ils confient de telles terres à d’autres oligarques pour que ceux-ci les exploitent à leur profit. Les oligarques considèrent cyniquement les lois comme des mécanismes légalisant leurs fraudes et leurs pillages. Ils utilisent leurs lobbyistes au sein du pouvoir législatif pour rédiger des projets de loi accroissant et sauvegardant leurs richesses, par l’évitement de taxes et d’autres moyens. Les oligarques ne permettent pas des élections libres et justes. Ils utilisent le redécoupage des circonscriptions électorales et les donations de campagne pour s’assurer que d’autres oligarques soient élus et réélus. Beaucoup se présentent sans opposants.
7 Les oligarques considèrent les réglementations visant à préserver l’environnement ou à garantir la sécurité des travailleurs comme des entraves au profit et les abolissent. Les oligarques délocalisent les industries au Mexique ou en Chine pour s’enrichir et, ce faisant, appauvrissent les travailleurs américains et laissent les villes des États-Unis tomber en ruines. Les oligarques sont des philistins. Ils sont sourds et aveugles aux grandes œuvres d’art, se repaissant de spectacles vulgaires, de kitsch patriotique et de divertissements stupides. Ils méprisent les artistes et les intellectuels qui encouragent les vertus et l’autocritique antithétiques à la soif de pouvoir, d’opulence et de célébrité. Les oligarques déclenchent toujours des guerres contre la culture, l’attaquant comme étant élitiste, accessoire et immorale, et lui coupant les fonds. Les institutions et services sociaux, tels que les programmes de logements sociaux, les parcs publics, les repas pour les personnes âgées, les projets d’infrastructures, les allocations et la Sécurité sociale sont, pour les oligarques, un gaspillage d’argent. Ces services sont supprimés ou attribués à d’autres oligarques, qui les pressurent à leur avantage jusqu’à leur destruction.
8 Les oligarques, qui ne font pas leur service militaire et qui s’assurent que leurs enfants ne le fassent pas non plus, prétendent être de grands patriotes. Ils accusent leurs opposants d’être anti-américains, d’être des traîtres ou des espions. Ils utilisent le langage du patriotisme pour attiser la haine contre ces derniers et pour justifier leurs crimes. Ils voient le monde en noir et blanc – ceux qui leur sont loyaux et ceux qui représentent l’ennemi. Ils étendent ce système de croyances rétrograde aux affaires étrangères. La diplomatie est délaissée pour les menaces frustes et l’usage sans discrimination de la force, qui sont les formes de communication préférées de tous les despotes.
9 Il ne fait guère de doute que nous vivons dans un État oligarchique. Les 1 % des familles américaines les plus riches contrôlent 40 % de la richesse nationale, une statistique semblable à celle observée au niveau mondial, où 1 % de la population possède plus de la moitié de la richesse créée. Cette richesse se traduit en pouvoir politique. Les politologues Martin Gilens, de l’université de Princeton, et Benjamin Page, de l’université Northwestern, après avoir examiné les différences d’opinions selon les tranches de revenus sur une grande variété de sujets, concluent : « D’après nos résultats, aux États-Unis la majorité ne décide pas – du moins, pas au sens causal où elle déterminerait réellement les politiques adoptées. Lorsqu’une majorité de citoyens est en désaccord avec les élites économiques ou avec des groupes d’intérêts, en général elle perd. En outre, […] même lorsqu’une assez large majorité d’Américains est favorable à un changement de politique, en général elle ne l’obtient pas [5]. »
10 Les oligarques accélèrent l’effondrement social, politique, culturel et économique. Le pillage incontrôlé conduit à la rupture des systèmes. Le refus de préserver les ressources naturelles ou les moteurs économiques soutenant l’État implique que la pauvreté devient la norme et que le monde naturel devient un terrain vague toxique. Les institutions de base ne fonctionnent plus. Les infrastructures ne sont plus fiables. L’eau, l’air et le sol sont empoisonnés. La population est abandonnée sans éducation, sans formation, démunie, oppressée par des organes de sécurité intérieure et assaillie de désespoir. L’État finit par faire faillite. Les oligarques répondent à cette détérioration constante en obligeant les travailleurs à faire plus pour moins et en déclenchant des guerres autodestructrices dans une vaine tentative de restaurer un âge d’or perdu. Peu importe combien la situation se dégrade, ils s’évertuent à maintenir leurs modes de vie somptueux et hédonistes. Ils imposent plus encore aux ressources de l’État, à l’écosystème et à la population des exigences suicidaires. Ils s’enfuient du chaos imminent dans leurs résidences fermées, versions modernes de Versailles ou de la Cité interdite. Ils perdent contact avec la réalité. Finalement, ils sont renversés ou ils détruisent l’État lui-même. En Amérique, il n’existe plus aucune institution qui puisse être dite démocratique, et donc il n’existe aucun mécanisme interne pour empêcher la chute dans la barbarie.
11 « Le rôle politique du pouvoir de l’entreprise, la corruption des processus politiques et représentatifs par l’industrie du lobbying, l’expansion du pouvoir exécutif au mépris des restrictions constitutionnelles et la dégradation du dialogue politique encouragée par les médias sont les bases du système et non des excroissances [6] », note le philosophe Sheldon Wolin dans Democracy Incorporated. « Le système demeurerait en place même si le Parti démocrate atteignait une majorité ; et si cela advenait, le système imposerait de sévères limites à des changements indésirables, comme semble l’anticiper la timidité des propositions de réformes actuelles des démocrates. En dernière analyse, la stabilité et le conservatisme tant loués du système américain ne doivent rien à de nobles idéaux et tout au fait irréfutable qu’il est imprégné de corruption et inondé de financements provenant principalement de riches donateurs et d’entreprises. Quand un million de dollars minimum sont requis de la part des candidats à la Maison-Blanche et des juges élus, et quand il est attendu du démobilisé qu’il chante le patriotisme et du citoyen ordinaire qu’il le serve, affirmer, à une telle époque, que la politique-telle-que-nous-la-connaissons peut miraculeusement remédier aux maux qui sont essentiels à son existence même est un acte de mauvaise foi. »
12 Plus le règne des oligarques durera, plus notre situation s’aggravera, en particulier parce que les oligarques refusent de faire face au changement climatique, la plus grande crise existentielle que connaît l’humanité. Les oligarques disposent de nombreux mécanismes pour nous contrôler, dont la surveillance globale. Ils ne reculeront devant rien pour maintenir la sophistique de leur domination. L’histoire ne se répète sans doute pas, mais elle résonne. Et si nous ne reconnaissons pas ces échos et ne nous révoltons pas, nous serons rassemblés dans les abattoirs que les tyrannies installent au terme de leur existence.
Notes
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[1]
Aristote, La politique, Vrin, Paris, 1995, livre III, chap. 7, p. 198-199. (Toutes les notes sont du traducteur.)
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[2]
P. L. P. Simpson, « A Corruption of Oligarchs », dans D. Tabachnick et T. Koivukoski (dir.), On Oligarchy. Ancient Lessons for Modern Politics, University of Toronto Press, Toronto, 2011, p. 70-89.
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[3]
Homme d’affaires américain et haut conseiller de l’actuel président des États-Unis, dont il est le gendre.
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[4]
Système d’assurance santé géré par le gouvernement fédéral des États-Unis pour les personnes de plus de 65 ans. Peuvent également en bénéficier des personnes handicapées ou étant au stade terminal d’une maladie rénale.
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[5]
M. Gilens et B. I. Page, « Testing Theories of American Politics. Elites, Interest Groups, and Average Citizens », Perspectives on Politics, vol. 12, n° 3, septembre 2014, p. 576, en italique dans l’original.
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[6]
S. Wolin, Democracy Incorporated. Managed Democracy and the Specter of Inverted Totalitarianism, Princeton University Press, Princeton, 2017 [2008].