Couverture de RDM_055

Article de revue

Quelle place pour le marché ?

Pages 411 à 425

Notes

  • [1]
    Latouche [2019].
  • [2]
    J’ai développé ce point dans Ce qui circule entre nous [Godbout, 2007, p. 31-38].

Jacques T. Godbout écrivait en 2019 une recension du dernier livre de Serge Latouche, La Décroissance et le Sacré, à laquelle celui-ci avait répondu. S’est ensuivie une correspondance entre les deux hommes que nous reproduisons ci-après (Ndlr.).

Comment réenchanter le monde. À propos de La Décroissance et le Sacré[1] (Jacques T. Godbout)

1Auteur prolifique, Serge Latouche dénonce depuis plusieurs décennies la « religion » de la croissance, liée à la foi dans le progrès. Dès les premières pages de ce dernier livre, il réaffirme l’idée d’une « substitution de la religion économique à la religion traditionnelle » (p. 8). Mais il ne s’était pas encore attaqué directement à cette sacralisation de l’économie. C’est ce qu’il fait dans cet ouvrage, de manière plutôt inattendue, en discutant les écrits des deux derniers papes sur le sujet.

2Après avoir développé l’idée, dans une première partie assez courte, que le paradigme de la croissance possède toutes les caractéristiques d’une religion, il analyse deux encycliques. Assez expéditif avec Benoît XVI (« ce qui frappe dans le texte de l’encyclique est la prédominance de la doxa économique sur la doxa évangélique », p. 57), il est beaucoup plus positif pour le pape François qu’il considère pratiquement comme un décroissantiste. Cette deuxième encyclique représente pour l’auteur une rupture par rapport à la tradition séculaire – voire millénaire – de l’Église catholique ; elle constitue une « critique radicale des effets destructeurs du productivisme » (p. 77), représentant un « changement radical dans l’attitude de l’Église de Rome » (p. 79). Toutefois, en dépit de toutes ses qualités, Latouche la trouve finalement ambiguë et affirme qu’elle ne va pas « au bout de la rupture nécessaire avec l’économie » (p. 94, et suiv.). Dans le dernier chapitre, il affronte directement (et courageusement…) la question principale du livre : la décroissance est-elle une religion ? La lecture de cet ouvrage très stimulant et original m’a conduit à poser deux questions dans le prolongement de ces réflexions.

Désacraliser quoi ? Le marché ou la croissance ?

3La critique du modèle néolibéral, comme toujours chez Latouche, est radicale et semble souvent s’attaquer autant au marché qu’à la croissance. Or l’individu moderne, en adoptant le modèle de la croissance, n’est pas attaché seulement à la croissance. Il valorise tout autant, et peut-être de plus en plus, les autres éléments essentiels de ce modèle. Dans la théorie des choix rationnels sur lequel repose le marché, il y a cette idée que chacun sait ce qui est bon pour lui et qu’on n’a pas à lui imposer nos valeurs. L’idée de préférence, au centre du modèle néoclassique, n’est pas que négative. Cette idée est née comme alternative à la hiérarchie imposée et contient un principe de base d’autonomie et de liberté que la gauche classique a toujours eu la mauvaise grâce de ne pas vouloir reconnaître, comme l’a si bien montré George Orwell [2]. Dans ce sens le marché est un ingrédient important de l’autonomie que l’individu ne voudra pas facilement sacrifier (p. 114). Sans doute, lorsqu’il parle de « l’idéologie du marché comme mythe » (p. 106), l’auteur pense-t-il plus au marché autorégulé de Polanyi plutôt qu’à toute transaction marchande. Mais la distinction n’est pas claire. Elle est pourtant importante car si nous souhaitons que l’humanité devienne décroissantiste, il ne faut pas lui demander de renoncer à tout ce que le marché lui a apporté mais seulement au paradigme de la croissance, ce qui est déjà tellement énorme. C’est le self regulating market – pas le marché en soi – qui a conduit à la croissance comme valeur absolue, et c’est ce qu’il faut condamner : cet emballement de la circulation des choses se comportant comme une cellule cancéreuse qui prolifère en échappant au code génétique de la personne.

4Comment réintégrer cet électron libre qu’est l’Homo œconomicus dans le fonctionnement normal de la société ? Une chose est certaine : tant que nous jetterons le bébé de la libération marchande avec l’eau du bain de la croissance, la décroissance sera difficilement acceptée. Désacraliser le marché, certes, mais ne pas rejeter tout ce qui n’est pas nécessairement lié au modèle de la croissance, et bien établir la différence. Il est déjà tellement difficile de convaincre tout citoyen de ne pas paniquer à l’annonce d’une croissance faible du PIB. Pourquoi lui demander en plus de sacrifier les avantages légitimes que lui a procurés ce modèle ?

5Latouche semble condamner autant l’économie que la croissance, économie ayant tendance souvent à s’identifier au marché. Cette attaque sans nuance ne tient pas compte du caractère libérateur du marché. L’individu moderne, de plus en plus, veut bien remettre en question le modèle de la croissance illimitée. Mais renoncera-t-il aussi facilement à la liberté acquise par cette idée que le client a raison ? Doit-on lui demander en même temps de renoncer aux autres éléments de ce modèle qu’il valorise ?

Resacraliser quoi ?

6Certes, il faut désacraliser la croissance. Mais par quoi la remplacer ? Dans son dernier chapitre, l’auteur s’attaque avec lucidité au problème le plus difficile : comment réenchanter le monde une fois débarrassé de la religion de la croissance ? La décroissance ne donne pas un sens à la vie. Elle ne permet pas de mobiliser l’énergie nécessaire pour changer de paradigme. Les humains ont besoin de mythes, même s’ils n’y croient pas (Vernant). Latouche lance plusieurs pistes intéressantes, dont celle de l’animisme. Mais il me semble négliger un ingrédient essentiel à toute vision positive de la décroissance : le don. Pour attaquer frontalement le paradigme de la croissance, il faut cesser de considérer la nature comme une simple ressource à exploiter et reconnaître tout ce qu’elle nous apporte, qui est infiniment plus important que ce que nous lui arrachons en l’exploitant. Autrement dit, il faut établir un rapport de don avec la nature, se percevoir comme un receveur qui doit donner à son tour, ce qui permet, comme l’écrit Mauss, de « sortir de soi » et de reconnaître « cette vérité que notre vrai moi ne réside pas dans notre seule personne, dans le phénomène que nous sommes, mais bien en tout ce qui vit. Au contraire, de savoir que notre être en soi, c’est ce qui vit, et non simplement notre propre personne, cela répand notre intérêt sur tous les êtres vivants, et notre cœur s’en trouve agrandi » [Schopenhauer, 1966, p. 470]. C’est la face positive de l’idée de décroissance, essentielle pour y infuser une âme. Cette transformation de notre rapport à la Nature, vision toujours présente dans de nombreuses sociétés, pourra être à la base d’une nouvelle sacralisation, de nouveaux mythes qui remplaceront le paradigme de la croissance. Le don est un ingrédient essentiel à cette « sorte de conversion de masse » (p. 110) que l’auteur appelle de ses vœux.

7L’auteur se questionne en terminant : « Les expériences qui durent… ont une dimension quasi religieuse. » Que serait une religion de la décroissance ? L’auteur souhaite une « transcendance immanente » (p. 121). La plupart des sociétés communiquaient avec la nature par toutes sortes de formes de transe. L’homme occidental a inventé la transe-sans-danse… Peut-être faut-il remettre en question la distinction sujet-objet et revenir à une forme d’animisme, propose Latouche, laquelle se définit par cette absence de distinction. Retour à la pensée archaïque ? On peut en douter lorsqu’on constate que des physiciens de la théorie des quanta comme Niels Bohr remettent en question cette distinction [Feuer, 2005, p. 366 et suiv.]. Dans les sociétés de croissance, les artistes sont les derniers témoins de cette relation de don avec la nature, comme le souligne l’auteur en terminant sa réflexion.

8Tout en faisant l’éloge de l’encyclique du pape François, Latouche lui reproche, ultimement, « d’en rester dans un registre incantatoire » (p. 71) lorsqu’il arrive aux solutions. Ne pourrait-on pas adresser la même critique à l’auteur ? La dernière phrase du livre parle de « gestion démocratique du sens », de « vigilance des citoyens »… (p. 123). Comment réenchanter le monde une fois débarrassé de la religion de la croissance ? Question essentielle à laquelle le « mécréant » Serge Latouche s’attaque courageusement et honnêtement dans un de ses meilleurs livres. Mais le chemin pour y répondre passe par le don. Seul le don peut mettre un frein à cette tendance à tout transformer en marchandise. La vision du monde et de l’homme fondée sur le don se situe à l’opposé du modèle dominant dans notre rapport à la Nature. Nous définissant comme receveur, elle consiste « simplement » à reconnaître ce que la Nature nous donne et affirme que la production économique doit être soumise aux exigences de la Nature, et non l’inverse. Cette vision du monde progresse actuellement, en partie grâce aux ouvrages de Serge Latouche.

Réponse à la critique de Jacques T. Godbout (Serge Latouche)

9Je n’ai pas de vrais désaccords, je pense, avec les réserves formulées par Jacques Godbout dans sa belle recension de mon livre ; en tout cas, je les comprends tout à fait. Il convient d’abord de dissiper un malentendu à propos du titre. Comme très souvent, les éditeurs cherchent pour des raisons commerciales à imposer un titre accrocheur. En l’occurrence, mon éditrice a pris le titre de la conclusion primitive pour en faire celui de l’ouvrage. Ce faisant, ladite conclusion est devenue le dernier chapitre avec un intitulé différent : La décroissance est-elle une religion ? Il en résulte que lecteur qui s’attendrait à trouver un véritable traité sur la manière de réenchanter le monde ne peut être que frustré puisque la conclusion évoque seulement quelques pistes pour répondre à cette vaste et difficile question. Cela dit, Jacques Godbout ne s’en est pas trop ému et a compris qu’il s’agissait comme l’indique le sous-titre d’essais sur la décroissance et la spiritualité.

10Cela étant, il soulève deux réserves, la première à propos du marché et la seconde à propos du don. Sur ces deux questions, je pense intéressant d’apporter quelques précisions.

La question du marché

11Si je dis que je n’ai pas de vrai désaccord avec Jacques Godbout, c’est qu’il précise qu’il est attaché à la liberté vraie ou illusoire que les rapports de marché donnent aux individus mais qu’il rejette le tout marché du néolibéralisme. Dans une correspondance particulière, il me fait part de son étonnement sur mon absence de désaccord et me rappelle qu’en 2007 je l’avais accusé d’être un défenseur du marché dans son livre Ce qui circule entre nous, ce qui l’avait affecté et que j’avais totalement oublié. Je me suis donc replongé dans ce livre que, par ailleurs, j’avais trouvé excellent et dont, incidemment, j’ai repris un extrait important que je cite dans le livre recensé. J’ai vite retrouvé, comme on le verra par la suite, les passages incriminés.

12Cette question renvoie d’ailleurs à un plus vaste débat qui a été soulevé en particulier dans les discussions avec Claude Lefort dont Jacques Godbout se revendique explicitement dans l’ouvrage précité. Que convient-il de conserver du libéralisme quand on veut rompre avec le totalitarisme inversé de la société de marché ? Le problème a été rendu encore plus sensible avec les thèses radicales de notre ami Jean-Claude Michéa, pour qui le libéralisme forme un tout et qui insiste sur l’impossibilité de séparer le libéralisme politique du libéralisme économique ou du libéralisme culturel. Curieusement, Godbout écrit en conclusion de son livre (p. 371) : « Répétons-le en terminant : nous ne croyons pas souhaitable de remplacer le paradigme néolibéral dominant. » À prendre à la lettre, une telle déclaration, contraire à ce qu’il dit dans la recension, l’exclurait non seulement du projet des objecteurs de croissance, mais même de celui des convivialistes et rendrait toute discussion inutile. Sans doute ne faut-il donc pas attacher trop d’importance à la formulation et nous retiendrons seulement la position affichée dans la recension : « C’est le self regulating market – pas le marché en soi – qui a conduit à la croissance comme valeur absolue, et c’est ce qu’il faut condamner : cet emballement de la circulation des choses se comportant comme une cellule cancéreuse qui prolifère en échappant au code génétique de la personne. »

13Cette question m’a beaucoup préoccupé et je l’ai abordée à plusieurs reprises ces dernières années. La société de croissance fondée sur l’économie capitaliste et l’idéologie libérale cherche à transformer chacun de nous en Homo œconomicus, Homo consumans, Homo laborans… en nous libérant de tous les liens sociaux. La perversion du libéralisme est de faire de nous des esclaves (de la publicité, des médias, des modes) sous les apparences d’une totale liberté sans contenu, c’est pourquoi on a pu parler de « totalitarisme inversé ». Notre servitude programmée est consentie, voire désirée. Fort heureusement, le formatage du cerveau humain ne réussit jamais totalement car l’homme n’est pas une machine et il y a toujours de la résistance et de la dissidence qui se nichent à côté de la soumission.

14Toutefois, il me paraît clair qu’une société qui a été formatée ainsi par un individualisme quasi totalitaire, ne pourra jamais plus retourner dans le moule d’une société/communauté holiste comme l’étaient les sociétés traditionnelles. Pour le meilleur ou pour le pire, en même temps que la liberté du commerce, nous avons expérimenté une forme de liberté subjective (la liberté des modernes de Benjamin Constant) à laquelle il nous est impossible de renoncer volontairement. « Une société moderne, écrit Godbout (p. 351), où il serait toujours nécessaire de passer par le lien primaire pour accéder aux biens serait invivable. L’individu moderne a une telle habitude de l’accès à une infinité de biens avec un minimum de liens (le rapport marchand monétaire et le rapport bureaucratique et professionnel) qu’il pourrait difficilement le supporter. » À la formulation près, ma position n’est pas vraiment différente. C’est pourquoi la démocratie radicale, plus ou moins inspirée des thèses de Cornélius Castoriadis et que la décroissance ou d’autres projets alternatifs se proposent d’inventer, ne peut plus se fonder sur la philia, au sens où l’entendaient Platon et Aristote et qui renvoie à la « liberté des anciens » de Constant. Ivan Illich, de son côté, en était parfaitement conscient, et c’est aussi pour cela qu’il proposait le concept de « convivialité », forme light pourrait-on dire, de l’impossible philia. C’est en tout cas ainsi que je l’ai compris et repris dans mes propositions pour construire une décroissance conviviale. Et je pense que c’est aussi cela le fondement du projet des convivialistes.

15Et le marché ? Le marché a effectivement un rôle à jouer dans cette affaire puisque l’échange marchand met en rapport des individus qui se rencontrent pour une opération limitée qui se situe en dehors de liens structurés par la dimension holiste du social, la socialité primaire dont parle Jacques Godbout dans la citation précédente. Il me semble que ce à quoi il est légitimement attaché est la préservation de cette liberté de l’échange. Pouvoir acheter et vendre librement, donc choisir, avec des inconnus qui sont intéressés eux aussi par cette même liberté. Le désaccord de 2007 portait sur la déclaration suivante de la page 93 du livre : « Le marché demeure la moins mauvaise façon d’atteindre le bien de l’usager. Il faut absolument être disciple de Popper ici et constater que le modèle marchand l’emporte parce que, dans ce contexte de la rupture producteur-usager, toutes les autres solutions se sont avérées pires. » La référence à l’ouvrage pervers de l’idéologue Popper avait eu sur moi l’effet d’un chiffon rouge agité sous les yeux d’un taureau…

16En revanche, dans la recension de 2019, Godbout précise qu’il rejette le « marché catallactique », dénoncé par Polanyi, ce que j’appelle l’« omnimarchandisation du monde » ou encore la « société de marché » (ce qui est un peu contradictoire avec l’adhésion au paradigme néolibéral évoquée précédemment). Cette position est aussi la mienne et l’a toujours été. Au moins depuis mon article fondamental dans ma démarche, Marché et marchés de 1994, repris dans mon livre L’Autre Afrique entre don et marché de 1998 que Godbout n’ignore pas et cite favorablement dans une note de la page 286. Seulement, les marchés avec un « m » minuscule, étudiés aussi par le même Polanyi dans son autre livre, Commerce et marché dans les premiers empires, sont très antérieurs à la modernité et à l’émergence d’une société individualiste. Certes, les places de marché ont toujours été des lieux où se déploie une certaine liberté dont témoignent, par exemple, les foires médiévales. On sort totalement ou partiellement des pesanteurs et des contraintes du carcan de l’encadrement holiste – qu’il soit tribal ou royal – puisque ces places se situent en marge de l’espace contrôlé par l’autorité, dans un no man’s land, ou dans une zone franche. Ce n’est pas par hasard que les mots « foire », « bazar » ou « souk » sont utilisés métaphoriquement pour désigner des lieux de désordre, voire de débauche… Il est à noter que ces marchés transforment les biens et les services qui s’y échangent en marchandises, mais la marchandise n’impose sa loi ni dans la production, ni dans la structuration de l’espace social et le formatage des membres du corps social. L’échange marchand à travers le marchandage et le rapport de clientèle n’exclut pas de ce fait l’esprit du don (en positif ou en négatif), comme l’illustre l’achat du fameux mouton par Panurge dans le Quart Livre de Rabelais.

17Je n’ai jamais songé à exclure ces marchés-là, les marchés avec un petit « m », dans les projets de reconstruction sociétale de la décroissance. La rupture avec l’économie de marché/société de marché voire la sortie de l’économie n’impliquent en rien le rejet des marchés qui sont d’ailleurs bien antérieurs à l’invention de l’économie. Toutefois, il semble dans les remarques de Godbout que son attachement à la liberté du marché va plus loin que la seule existence de marchés dans une société qui ne serait plus marchande. La liberté de choix dans cette société alternative postcroissance peut y paraître en effet fort limitée par rapport à ses attentes. Toutefois, il est clair qu’une société postindividualiste connaîtrait des marchés qui ne fonctionneraient pas tout à fait comme les marchés berbères ou les marchés subsahariens étudiés dans le livre précité de Karl Polanyi et Arensberg. Le jeu de la loi de l’offre et de la demande y serait d’autant plus fort que nous n’avons plus de coutume pour la limiter. Cela suffit-il à satisfaire ce que veut conserver Godbout ? Je n’en suis pas vraiment sûr, mais je ne vois pas bien ce que serait une sorte d’entre-deux entre Marché et marchés. Il écrit que la distinction entre le mythe du Marché autorégulé que je critique et le marché que je ne sacrifierai peut-être pas n’est pas claire. Elle n’est pas explicite, en effet, dans le livre, mais dans l’article de 1994, en revanche, elle me paraît très claire au contraire. Et là, je renvoie alors la balle dans son camp, c’est sa position qui ne m’apparaît pas claire. Il lui appartient de préciser ce que serait ce « marché-en-soi », cet espace marchand plus marchand que les marchés mais moins que le Marché. Je pense, avec Karl Polanyi me semble-t-il, que la démarchandisation de ces trois marchandises fictives que sont la terre, le travail et la monnaie – en liaison avec la nécessaire décolonisation de l’imaginaire – engagerait une transformation inverse et abolirait le Marché (donc la société et l’économie de marché) au profit d’une société non marchande avec des marchés. Si, en pratique, on peut concevoir des situations hybrides ou transitoires, je ne vois pas d’espace théorique pour une organisation intermédiaire.

Sur le don

18Jacques Godbout, dans sa recension, m’accuse de « négliger un ingrédient essentiel à toute vision positive de la décroissance : le don ». Il a incontestablement raison à s’en tenir à la lettre du livre. Le chapitre incriminé qui n’était que l’esquisse de solutions évoquées en conclusion de l’ouvrage ne fait effectivement pas explicitement référence au don. Toutefois, sans faire, comme l’ami Caillé, du don le paradigme alternatif et l’alpha et l’oméga tant d’une compréhension de la réalité sociale que de toute solution concrète alternative, non seulement je ne le néglige pas mais je l’ai intégré dans mon logiciel depuis la parution de L’Esprit du don, livre qui m’a énormément influencé. L’esprit du don, aujourd’hui, constitue pour moi un ingrédient essentiel dans ma cuisine de la société d’abondance frugale et de prospérité sans croissance. Cela est abondamment illustré avec le chapitre III, « Esprit du don, économie de la félicité et décroissance », de mon livre de 2010, Sortir de la société de consommation. J’adhère totalement à ce qu’écrit Jacques Godbout et à la très belle citation de Schopenhauer qu’il a dénichée :

19

Pour attaquer frontalement le paradigme de la croissance, il faut cesser de considérer la nature comme une simple ressource à exploiter et reconnaître tout ce qu’elle nous apporte, qui est infiniment plus important que ce que nous lui arrachons en l’exploitant. Autrement dit il faut établir un rapport de don avec la nature, se percevoir comme un receveur qui doit donner à son tour, ce qui permet, comme l’écrit Mauss, de « sortir de soi » et de reconnaître, « cette vérité que notre vrai moi ne réside pas dans notre seule personne, dans le phénomène que nous sommes, mais bien en tout ce qui vit. Au contraire, de savoir que notre être en soi, c’est ce qui vit, et non simplement notre propre personne, cela répand notre intérêt sur tous les êtres vivants, et notre cœur s’en trouve agrandi ».
[Schopenhauer, 1966, p. 470]

20Dans un prochain livre, L’Abondance frugale comme art de vivre. Bonheur, gastronomie et décroissance, la question est reprise à nouveaux frais. Le passage qui suit explicite bien ma position : « Un élément complémentaire important pour sortir des apories du dépassement de la modernité est la convivialité. De même qu’elle s’attaque au recyclage des déchets matériels, la décroissance se doit de s’intéresser à la réhabilitation des déchus. Si le meilleur déchet est celui qui n’est pas produit, le meilleur déchu est celui que la société n’engendre pas. Une société décente ou conviviale ne devrait pas produire d’exclus. »

21La convivialité dont Ivan Illich emprunte le terme au grand gastronome français du xviiie siècle, Brillat-Savarin (Physiologie du goût. Méditations de gastronomie transcendante), vise précisément à retisser le lien social détricoté par l’« horreur économique » (Rimbaud). La convivialité réintroduit l’esprit du don dans le commerce social à côté de la loi de la jungle et renoue ainsi avec la philia (l’amitié) aristotélicienne, tout en retenant l’esprit de l’agapè chrétien [Bruni, 2010]. Ce souci rejoint tout à fait l’intuition de Marcel Mauss qui, dans son article de 1924, Appréciation sociologique du bolchevisme, plaide, « au risque de paraître vieux jeu et diseur de lieux communs », à revenir « aux vieux concepts grecs et latins de caritas, que nous traduisons aujourd’hui si mal par charité, de philia, de koinomia, de cette “amitié” nécessaire, de cette “communauté” qui sont la délicate essence de la cité » [Chanial, 2009, p. 35].

22Il importe aussi de conjurer la rivalité mimétique et l’envie destructrice qui menacent toute société démocratique. Dans la société moderne, en effet, la justice à laquelle est confié le soin de régler les conflits est à la fois nécessaire et improbable. Nécessaire pour éviter que la guerre de tous contre tous que provoquerait sans cela la disparition des liens traditionnels ne dégénère en massacre généralisé. Improbable car elle suppose l’égalité, elle-même impossible, et un monde commun détruit par le fantasme de la liberté sans limites. C’est pourquoi l’esprit du don et sa grâce sont nécessaires à une société d’après la croissance pour qu’elle soit conviviale. Une justice purement formelle, en effet, même quand elle fonctionne bien – ce qui est rare –, règle les conflits entre les individus mais enferme les atomes sociaux dans le désert de leur solitude sans porter remède aux situations de misère matérielle et morale qui découlent en particulier des antagonismes de classes. La convivialité, forme atténuée de la philia, permettrait la compatibilité d’un individualisme authentique auquel il nous est impossible de renoncer et la solidarité nécessaire à l’existence d’une communauté.

23Ainsi la messe est dite… Il ne me reste qu’à remercier Jacques Godbout pour sa lecture amicale et attentive de mon essai qui permet d’aller plus avant dans l’élucidation de ces questions délicates.

Correspondance

24Cher Serge,

25J’ai lu ton texte que j’apprécie beaucoup et qui me fait grand plaisir. Je veux seulement apporter une précision à propos de ce commentaire qui m’avait affecté et que tu as en effet oublié puisque ce n’est pas la référence à Popper que tu m’avais reprochée, mais bien celle que tu cites de nouveau : « Répétons-le en terminant : nous ne croyons pas souhaitable de remplacer le paradigme néolibéral dominant. » Cette phrase, comme tu dis, tu l’avais prise à la lettre, comme si je pouvais souhaiter que le modèle néolibéral soit encore dominant. Je réalise que la formulation est maladroite, mais le contexte me semble bien indiquer que ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Voici où s’insère cette phrase :

26

Mais le don n’est pas tout : il n’est pas juste, il n’est pas toujours souhaitable, il n’est pas toujours moral. C’est pourquoi, répétons-le en terminant : nous ne croyons pas souhaitable de remplacer le paradigme néolibéral dominant. Nous ne souhaitons pas non plus que tous les rapports sociaux soient régis par le don. Si une société ne fonctionnait qu’au don, elle disparaîtrait vite de la carte, de se faire avoir par tous ceux qui exploiteraient cette attitude, mais aussi d’épuisement de ses membres, car toute société se dote d’un ensemble de mécanismes pour fonctionner en partie de manière plus ou moins automatique et pour assurer la circulation des choses entre ses membres. Nous voulons seulement que le don prenne la place qui lui revient, à côté d’autres modèles.

27Cela signifie donc que je ne crois pas que le don doive tout dominer comme le marché essaie de le faire, que le don n’est pas tout, comme le marché essaie d’être tout.

28La même idée était déjà dans L’Esprit du don, par exemple dans ce qui suit :

29

Le don existe et il constitue un système important. Mais nous ne prétendons pas qu’il est le seul, ni qu’on peut tout expliquer par le don. Alors que les utilitaristes cherchent à tout réduire à l’intérêt, nous ne nions pas l’intérêt et ne cherchons pas à tout inclure dans le don. L’intérêt, le pouvoir, la sexualité – ces trois clés de l’explication moderne – existent et sont importants. Le don n’est ni bon ni mauvais en soi, ni partout souhaitable. Tout dépend du contexte de la relation qui lui donne un sens. Le marché peut être préférable. On a par exemple aucun intérêt à accepter un don de quelqu’un dont on veut demeurer indépendant. Le marché est une invention sociale unique, et l’État aussi. Le don reposant plus sur la confiance que le marché, il est plus risqué, plus dangereux, et il affecte plus profondément la personne lorsque les règles ne sont pas respectées, lorsqu’on se fait avoir. Inversement, à l’autre extrême, le danger du don tient dans le poids de l’obligation qui se transforme en contrainte. Enfants qui fuient leurs parents, don trop lourd, don-poison, cadeau empoisonné. L’individu moderne demeure méfiant, souvent avec raison.

30Je sais bien que tu as beaucoup de réticences à parler positivement du marché, avec raison en un sens. Mais ma sensibilité différente sur ce sujet vient de ce que j’ai beaucoup étudié les aspects négatifs de la relation de domination professionnelle dans les organismes publics. Vu de là, la relation marchande apparaissait souvent plus positive.

31Je suis donc ravi que ce malentendu ait été dissipé plus d’une décennie plus tard…

32Amitiés,

33Jacques T. Godbout

34*
* *

35Cher Jacques,

36J’avais bien relu la fameuse phrase sur le paradigme néolibéral avec son contexte, mais cela n’en change pas le sens pour moi et je pense pour la plupart des lecteurs du MAUSS. La formulation est plus que maladroite car elle induit le lecteur en erreur sur ta pensée avec laquelle je suis tout à fait d’accord, telle que tu l’explicites, adroitement cette fois, dans ta lettre.

37Oui, il est heureux que nous ayons eu l’occasion de dissiper ce malentendu.

38Amitiés,

39Serge

40*
* *

41Cher Serge,

42Plus que maladroite ! OK, j’accepte ton verdict… ça devrait être corrigé. Malheureusement, il n’y a pas de réédition en vue…

43Tout est bien qui finit bien. Ou peut-être qui commence, car la question que notre échange pose, finalement, et que tu me poses, c’est : Que devrait être le rôle du marché dans une société maussienne, convivialiste ? J’y accorde probablement un rôle plus important que toi, mais je n’ai vraiment pas de réponse précise. Je n’ai sûrement pas réfléchi assez à cette question. Je sais seulement qu’une société moderne sans échange marchand serait une société totalitaire, bureaucratique, philanthropique, et que le marché est souvent une sorte de soupape pour échapper à la fois au totalitarisme étatique et aussi au « totalitarisme » du don, du receveur sans pouvoir sur le donneur. Trade not aid, ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre puisque je cite souvent cette phrase de toi : « Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdent leur âme. »

44Mais le MAUSS a-t-il vraiment creusé la question ? La piste polanyienne est essentielle, et sûrement un bon point de départ, une bonne base. Nous nous sommes souvent appuyés sur Polanyi mais on pourrait sûrement aller plus loin. Tu es d’ailleurs peut-être allé beaucoup plus loin.

45Amitiés,

46Jacques

47*
* *

48Cher Jacques,

49Merci de ton message. Oui, j’ai repris à l’occasion le slogan Trade not aid pour critiquer la nocivité de l’aide au tiers-monde comme forme d’impérialisme et d’occidentalisation du monde. Cela étant, il faut toujours contextualiser. Nos constructions théoriques abstraites, que ce soit le « paradigme du don » ou celui du Marché, sont utiles, mais la réalité historique concrète n’y correspond jamais. Il n’y a ni une essence éternelle du don, ni même du Marché, en dépit des efforts des propagandistes pour en faire des prophéties autoréalisatrices. Comme toi, je suis autant contre le totalitarisme du don que contre le totalitarisme du marché.

50Amitiés,

51Serge

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Brillat-Savarin Jean A., 1848, Physiologie du goût. Méditations de gastronomie transcendante, Gabriel de Gonet, Paris.
  • Bruni Luigino, 2010, L’Ethos del mercato. Un’introduzione ai fondamenti antropologici e relazionali dell’economia, Bruno Mondadori, Milan-Turin.
  • Godbout Jacques T., 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Seuil, « La couleur des idées », Paris.
  • — avec la collaboration d’Alain Caillé, 2000 (1992), L’Esprit du don, La Découverte, Paris.
  • Chanial Philippe, 2009 La Délicate essence du socialisme. L’association, l’individu et la République, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • Feuer Lewis S., 2005, Einstein et le conflit des générations, Broché, Paris.
  • Latouche Serge, 1994, « Marché et marchés », Cahiers de sciences humaines vol. 30, n° l-2, Paris.
  • — 1998, L’Autre Afrique. Entre don et marché, Albin Michel, Paris.
  • — 2010, Sortir de la société de consommation, Les Liens qui libèrent, Paris.
  • — 2020 (à paraître), L’Abondance frugale comme art de vivre. Bonheur, gastronomie et décroissance.
  • Polanyi Karl, Arensberg Conrad M., 2017, Commerce et marché dans les premiers empires. Sur la diversité des économies, Le Bord de l’eau, Lormont.
  • Schopenhauer Arthur, 1966, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris.

Notes

  • [1]
    Latouche [2019].
  • [2]
    J’ai développé ce point dans Ce qui circule entre nous [Godbout, 2007, p. 31-38].
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