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Article de revue

L’économie solidaire en Kabylie : don, réciprocité et résilience systémique

Pages 307 à 339

Notes

  • [1]
    Ce travail est une version approfondie de la communication intitulée : « Le territoire de la Kabylie : une logique de solidarité par le croisement des traditions et de la modernité », présentée au colloque international « Rouen, un berceau de l’économie solidaire ? Une approche territoriale comparée de la mutualité et de la coopération du xixe au xxe siècle », qui s’est déroulé les 2 et 3 octobre 2014 à l’université de Rouen (Maison de l’Université). Nous voulons que ce travail soit également un hommage à feu Lounes Matoub, le demi-dieu du peuple kabyle, qui a réussi à léguer une œuvre presque surdivine en faisant de toute sa vie un don de soi si généreux qu’il constitue le meilleur levier pour la réalisation des aspirations de tout son peuple vers le mieux-être en étant soi-même [Zoreli, 2016].
  • [2]
    Concernant ce point, voir, par exemple, l’article de presse rapportant le fait que, « grâce à une gestion atypique de la protection de son environnement, de la lutte contre les pollutions de tous les genres, de la gestion rationnelle des déchets, de la sensibilisation des ménages, le village Iguersafène a réussi son pari, celui d’arracher la première place dans le concours Rabah Aissat 2014, du village le plus propre […], les villageois ont décidé de s’organiser sans l’aide de quiconque, à commencer par les autorités. Ils ont de tout temps refusé l’assistanat et cela leur réussit admirablement » [Nath Oukaci, 2014, p. 17].
  • [3]
    « Dans les zones rurales, particulièrement en Kabylie […], les différentes formes de solidarité villageoise et la fierté montagnarde font qu’il était quasiment impossible de rencontrer des mendiants. C’était une grande tare et un grand déshonneur pour tout le village dont est issu le mendiant ou la mendiante. Mais, depuis quelque temps, l’on s’aperçoit malheureusement que ce phénomène a bel et bien gagné le milieu rural » [Lounès, 2007] : un indicateur de la supériorité de la logique réciprocitaire en termes de régulation relativement au marché et/ou à l’État.
  • [4]
    Pluriel de thajmaâth, qui signifie à la fois une assemblée politique qui fonctionne à la façon de l’agora grecque avec, en plus, le droit à la parole pour tous les membres du village et la prise de décision par consensus général, et un espace public de proximité qui « appartient à tout le monde. On y vient pour tenir un langage d’homme, regarder les autres en face. On y vient pour écouter les vieux et enseigner les jeunes. On y vient pour ne pas céder sa place » [Feraoun, 2011, p. 13-14].
  • [5]
    Dans la Kabylie ancienne, pour exercer une fonction religieuse, il est impératif, pour l’individu prétendant, de justifier sa filiation maraboutique. Les marabouts dans l’imaginaire collectif de cette société forment un groupe spécifique ayant une bénédiction et devant avoir une neutralité vis-à-vis des situations de conflit entre personnes, villages ou tribus. Exemptés de plusieurs tâches économiques et de toutes les activités politiques et guerrières, les marabouts dans la société kabyle ancienne sont chargés de donner une teinte religieuse aux cérémonies et de faire une intermédiation pour régler les conflits d’une façon juste.
  • [6]
    L’aumône au nom des morts commence dès le troisième jour du décès d’un proche lorsque sa famille passe voir une nécromancienne, par la bouche de laquelle celui-ci exprime des désirs de nourriture ou d’habits que les siens ne manqueront pas d’offrir en son nom aux pauvres. À ce propos, Genevois a rapporté les mots d’une femme kabyle disant que si le décédé « ne demande rien, nous lui portons de la fressure préparée avec du couscous : c’est de la viande sans os… » [1969, III, p. 54].
  • [7]
    Une multitude d’autres rites sont pratiqués dans la Kabylie ancienne pour faire que les enfants du village ne connaissent pas une quelconque frustration. Durant la fête taâchurth, « les femmes font cuire les crêpes et les distribuent aux enfants qui vont à leur quête, de porte à porte […] Personne ne les renvoie les mains vides. On leur donne, en présage de bonheur, des crêpes et des œufs. Ils quêtent ainsi jusqu’à l’heure du déjeuner : alors, enfin, ils se partagent ce qu’ils ont recueilli » [Genevois, 1969, III, p. 34] à égalité. Dans d’autres fêtes, selon les plats préparés en la circonstance, ils quêtent et partagent entre eux de la même façon d’autres produits, comme la viande. Ces rites permettent en plus d’inculquer aux enfants les valeurs d’égalité, de fraternité, d’entraide, de travail collectif et de régulation solidaire.
  • [8]
    « Les membres du comité de village Zoubga qui rappellent que leurs aïeux avaient également réservé une chambrette pour héberger leurs hôtes, notamment les marchands ambulants de jadis, et une écurie pour leurs bêtes » [Adrar, 2013].
  • [9]
    À la fin des récoltes, les familles trient à part les fruits et légumes de bonne qualité pour en faire un lot duquel on détermine une part qu’on donne aux nécessiteux pour que les divinités préservent du mal tout ce qui appartient à la famille : animal, humain, champs et récoltes.
  • [10]
    Lorsqu’un citoyen du village perd une tête de bétail par maladie, ses voisins lui donnent une compensation monétaire à parts égales. De même, si, en cognant avec sa tête, un mouton vient d’être blessé mortellement, le propriétaire accourt pour l’égorger, et ainsi il envoie de la viande à parts égales à ses voisins qui, en retour, lui paient la viande reçue, lui permettant ainsi de compenser sa perte.
  • [11]
    Un Kabyle se trouvant à l’extérieur du territoire des Kabyles désigne systématiquement l’autre Kabyle qu’il croise sous le nom d’« enfant du pays ». Cette désignation contient une charge de proximité imposant un soutien mutuel.
  • [12]
    L’objectif de francisation puis d’arabisation des institutions formelles locales est de faire de la société kabyle une société sinon assimilée, du moins soumise.
  • [13]
    Zouvga est un village de la commune d’Illilten située à près de 70 km au sud-est du chef-lieu de la wilaya de Tizi-Ouzou. Comme son nom l’indique (Zouvga est un mot kabyle qui signifie « dépotoir » ou « décharge »), le village de Zouvga, avant de devenir un espace de vie humaine, fut d’abord un espace de décharge pour déchets ménagers.
  • [14]
    Le concept d’« innovation » est emprunté au vocabulaire de l’économie orthodoxe et est chargé d’un sens qui l’inscrit dans la logique libérale. C’est pourquoi, malgré son avantage de clé d’entrée sur le réel, nous lui préférons le concept de « transformation » qui, malgré son l’inconvénient de son imprécision, permet, entre autres, de substituer le principe de propriété collective à celui de propriété individuelle et le principe de réalisation du bien-être collectif à celui de réalisation de l’objectif d’amélioration du profit des entreprises privées.
  • [15]
    « Les communes de Aït Adella, Zoubga et Taourirt Aït Atsou organisent en alternance cette manifestation estivale importante, fournissant, grâce à des dons financiers individuels, [des] repas gratuits. […] Tous les étés, les habitants de la région se retrouvent sur la montagne, partageant le même couscous. La famille M […] fait partie de ces lignées rompues à la tradition. La grand-mère, revêtant sa plus belle robe traditionnelle, de couleurs vives, rouge et jaune, ne manquerait l’événement pour rien au monde. Même au prix d’une randonnée d’une petite heure, sous la chaleur, et qui ressemble parfois plus à une séance d’escalade lorsque la piste de sable fait place aux roches saillantes à l’approche de la cime. Au terme de sa marche, elle pourra prier les saints de la montagne d’exaucer son vœu. Celui de marier son fils, encore célibataire à bientôt quarante ans […] Perpétuant les traditions, la waâda d’Azru n’Thor accueille plusieurs marabouts et vieilles femmes “saintes” qui, aux différentes étapes du pèlerinage et contre quelques billets, vous offrent la baraka jusqu’a l’année suivante » [Celine, 2006].
  • [16]
    À titre d’exemple, le budget primitif pour l’année 2014 adopté de la wilaya de Tizi-Ouzou, qui contient soixante-sept communes, est de 954 024 725 dinars algériens [Tissegouine, 2013].
  • [17]
    Nous pouvons citer l’exemple des déchets ménagers : par le passé, les déchets étaient enfouis par les familles Kabyles chacun dans un coin spécialement réservé de ses propres champs ; aujourd’hui, dans le village de Zouvga, la thajemaâth interdit cette pratique et sanctionne tout contrevenant d’une amende de 1 000 dinars.
  • [18]
    Le prix du village le plus propre a été institué par l’Assemblée populaire de la wilaya de Tizi-Ouzou pour récompenser les trois premiers villages les plus propres sélectionnés et, par cette compétition, inciter tous les villageois de la wilaya à s’inscrire dans la logique de préservation de l’environnement et du développement durable.
  • [19]
    Le village de Djebla est sis dans la commune de Beni Ksila, située à près de 70 Km au nord-ouest de la wilaya de Bejaia.
  • [20]
    Tameghra ou amenzu n tefsuth (fête du premier jour du printemps) est une fête traditionnelle organisée dans l’ensemble de l’ancienne Kabylie. Durant le premier jour du printemps, les filles et les femmes du village se rendent le matin aux champs et collectent les meilleures fleurs et plantes en vue d’en faire un repas varié dans toutes les maisons du village, constitué, entre autres, d’agheroum ou djedjig (le pain contenant des fleurs) et de seksou ou dheryis. Ce dernier, explique Farid Ahmed, président de l’association Thajemaâth n Djebla, « est un plat de couscous aux légumes cuits à la vapeur, et mélangés à Adheryis (la thapsia) après sa cuisson. Ce repas est agrémenté de viande sèche, de pommes de terre, d’œufs, cuits à l’eau ainsi que de graines de fèves, le tout cuit également à l’eau. »
  • [21]
    Durant sa cinquième édition, en 2014, l’événement a drainé 3500 visiteurs.
  • [22]
    Amusnaw est une association de la wilaya de Tizi-Ouzou qui a réalisé, entre autres, des projets d’analyse et d’encadrement des activités de tourisme solidaire en Kabylie.
  • [23]
    Pour illustration, la commune d’Azazga, qui est en même temps un chef-lieu de daïra, dispose d’un hôpital, de succursales de toutes les banques nationales et des plus grandes banques étrangères implantées en Algérie, de représentants de tous les concessionnaires automobiles et de toutes les infrastructures culturelles et sportives. La commune de Tizi-Gheniff, elle aussi un chef-lieu de daïra, ne contient pas de succursales bancaires ni de représentants des concessionnaires automobiles, et ses infrastructures socioculturelles et sportives sont très limitées et peu équipées.
  • [24]
    Sur une dizaine de maires ayant, depuis l’indépendance, présidé aux destinées de la commune de Tizi-Gheniff, un seul dispose d’un diplôme universitaire ; la majorité n’a même pas atteint le niveau de formation secondaire. Cela explique en partie le fait que cette commune a eu, en 2012-2013 et 2013-2014, le plus faible niveau de consommation du budget communal au sein de la wilaya de Tizi-Ouzou.
  • [25]
    Le wali en Algérie est le dépositaire de l’autorité de l’État dans la wilaya, plus grande subdivision administrative du pays.
  • [26]
    La conférence, intitulée « les acteurs du développement local : vers le dépassement des clivages, comment bien négocier le virage ? », a été organisée le 13 juin 2014 au foyer de jeunes de Tizi-Gheniff.
  • [27]
    À ce propos, Malek Hessas, représentant des élus du Rassemblement pour la culture et la démocratie à l’Assemblée populaire de la wilaya de Tizi-Ouzou, pendant la séance de l’APW consacrée à l’étude et à l’adoption du budget primitif de la wilaya pour l’année 2014, s’est insurgé en déclarant : « Dans la répartition des subventions aux associations chapitre 914 […], nous relevons que trois associations se sont accaparées 65 % de la subvention du BP sans présenter de programme particulier hormis leur proximité avec l’exécutif de l’APW. [On] ajoute à ceci la “ségrégation” dont sont victimes des associations actives, connues et reconnues da la société civile […], auxquelles les subventions sont interdites […] » [Tissegueouine, 2013].

Introduction

1 Après seulement deux décennies d’existence théorique, l’économie solidaire en vient à être perçue, dans les pays développés, comme une « alternative à la société salariale » [Frère, 2009, p. 31] qui promet des eldorados et finit par conduire à « des situations concrètes de drames sociaux et environnementaux » [Rouillé d’Orfeuil, 2004, p. 113]. La tentative de transfert du modèle de l’État-nation par la France vers ses « ex-colonies, sans processus de coconstruction des règles, faisant ainsi abstraction du contexte au sein duquel il a été construit » [Baron, 2007, p. 338], a échoué, laissant place à un processus d’hybridation [Le Roy, 1996, p. 91-97] des institutions calquées sur le modèle français et des coutumes locales très suivies mais officiellement déclassées.

2 Dans le contexte de l’Afrique francophone, « l’utilisation récente et encore balbutiante de la notion d’économie solidaire » [Fraise, Guérin, Laville, 2007, p. 246] est loin de signifier que cette économie y est, en tant que pratique, inexistante. En effet, le fait que son « espace d’autonomie est restreint, soit par la prédominance de solidarités familiales et communautaires plus hiérarchiques, soit par la situation politique dans laquelle l’autonomisation de la société civile vis-à-vis des pouvoirs publics reste embryonnaire » [ibid.], ne signifie pas une insuffisante maturation de l’économie solidaire dans les pays du Sud, comme le prétendent les approches universalistes. Dans le cas de la Kabylie, par exemple, pour espérer voir s’y réaliser la vigoureuse et diffuse économie solidaire, il faut tenir compte des solidarités familiales, qui ont depuis toujours cimenté les liens sociaux et alimenté les différents capitaux, et des sursauts d’honneur de la société pour réussir par elle-même des projets mieux que ne le feraient les pouvoirs publics et, dans quelques cas, malgré eux [2]. En ce sens, une économie solidaire particulière est le meilleur moyen qui puisse servir de point de départ au lancement de projets d’une autre économie en Kabylie. Ceci d’autant plus qu’en Algérie les stratégies de développement appliquées jusqu’ici, fondées sur la transposition de modèles, ont toutes conduit à l’aggravation de la crise socio-économique et identitaire, créant par là même au niveau du subconscient collectif une haine de soi au sens de Fanon [1952].

3 Deux réalités incontestables de l’économie solidaire ont déterminé notre objectif de recherche et notre méthodologie de présentation :

4 1. La diversité des pratiques de l’économie solidaire observée dans le monde montre que toute tentative d’homogénéisation conceptuelle ou méthodologique est inféconde. Cela ne signifie pas que nous plaidons pour que nous, gens du Sud, renvoyions à l’expéditeur, gens du Nord, son colis d’universaux. La devise la plus sûre sur le plan méthodologique est celle qui soutient l’idée que les « universaux ne sont pas invariants et s’actualisent différemment selon l’épaisseur historique et culturelle dans laquelle ils s’inscrivent […], et que l’accès à des universaux est médiatisé par un mode de connaissance historiquement situé » [Carvalho et Dzimira, 2000, p. 55].

5 2. Dans les ex-colonies françaises, l’économie solidaire « ne suit pas un mouvement parallèle à celui de l’économie sociale et solidaire en France ». D’où l’importance d’aller « au-delà des définitions juridico-institutionnelles proposées, dont la neutralité et le caractère figé » [Baron, 2007, p. 331] font qu’elles y reflètent peu les pratiques concrètes, en conceptualisant et en théorisant les pratiques concrètes spécifiques.

6 Ce travail, par conséquent, s’inscrit dans une préoccupation de recherche. Celle de construire, par et pour le contexte de la Kabylie, un pont, porteur de valeurs ajoutée, entre la théorie de la pratique de l’économie solidaire à élaborer, d’une part, et les pratiques de cette théorie qu’il s’agit de comprendre et de consolider [Zoreli, 2010], d’autre part. Plus précisément, en faisant nôtre le postulat que « du point de vue pratique […], le don constitue une dimension fondamentale de l’économie solidaire » [Carvalho et Dzimira, op. cit., p. 15], nous proposons de présenter une pratique de l’économie solidaire spécifique au contexte sociohistorique de la Kabylie [Zoreli, 2004], construite selon le principe de résilience territoriale au sens de Girardot [2013], c’est-à-dire par des mutations territoriales progressives vers des formes socioproductives plus solidaires et moins égoïstes, plus globales et moins économicistes, en revitalisant les invariants culturels vitaux et en intériorisant, suite à des chocs externes, des éléments substantiels universels.

7 Dans ce but, nous allons d’abord revisiter la Kabylie de la période coloniale pour restituer les activités solidaires qui s’y pratiquaient, telles qu’elles ont été décrites par les analystes et les témoins de cette période. Nous exposerons ensuite trois cas distincts d’innovation sociale par l’économie solidaire dans la Kabylie actuelle, chacun représentant une dimension analytique de l’économie solidaire en tant que concept : a) un cas de restauration d’un patrimoine architectural ; b) un cas de développement durable et ; c) un cas d’organisation de la société civile pour l’animation de l’espace public par la médiation, la communication et la revendication politique. Nous présenterons, enfin, la quintessence qu’il est possible d’extraire du territoire objet d’étude, constituant des éléments moteurs de son développement par des innovations et des transformations sociales et solidaires.

La période coloniale

8 Tous les analystes qui se sont penchés sur la société kabyle durant la période coloniale l’ont décrite solidaire et chargée d’humanisme à travers la solidarité sociale et intergénérationnelle chère à Leroux [1845] : « s’entraidant sans distinction de villages » [Masqueray, 2010, p. 30] à l’extérieur de leur région, à l’intérieur des villages, c’est « le collectivisme porté jusqu’à l’extrême » [ibid., p. 31] qui est pratiqué par ces montagnards qui apprécient « comme il convient l’avantage d’être unis […], le bonheur d’avoir des voisins qui rendent service, aident, secourent, compatissent » [Feraoun, 2011, p. 124-125]. Les règles tacites obligeant les parties « contractantes à partager la bonne et la mauvaise fortune » [Daumas, 2010, p. 59] faisaient des principes partagés par toutes les structures sociopolitiques de cette société qui, ainsi, « imposait à chacun sa solidarité, [en faisant] une des populations les plus humaines en ce monde » [Camus, 2011, p. 60 et 74].

9 Dans ce qui suit, nous allons exposer les principaux mécanismes de solidarité construits dans la Kabylie ancienne par lesquels la société a réussi à établir un état d’équilibre où, sans l’existence de l’État régulateur, la mendicité était inconnue [3].

Les rites d’égalité et de fraternité

10 Thimechret et thahmamth sont deux formes rituelles permettant de réaffirmer la sacralité des principes d’égalité et de fraternité dans les villages de la Kabylie ancienne à travers l’affrontement de la destinée commune. Thimechret, qui signifie la saignée, est un rituel organisé depuis la haute Antiquité par les thijmuyaâ[4] des villages de Kabylie durant le début de harthadhem (période des labours). La cérémonie consiste à égorger des bœufs – le nombre varie d’un village à l’autre selon le nombre d’habitants – et à répartir la viande entre tous les villageois d’une façon égale. Concrètement, on commence par programmer l’événement et déterminer la cotisation de chaque foyer pour l’occasion. Ensuite, on diffuse l’information de sorte que même les villageois qui sont hors du village, momentanément ou durablement, soient touchés. Enfin, après la collecte des cotisations, on procède à l’achat des bœufs puis à l’organisation effective de la cérémonie à la date prévue.

11 Se réalisant en moyenne une fois par an, thimechret consiste donc à faire un sacrifice de moutons ou de bœufs et à une répartition entre ses membres, en veillant scrupuleusement à ce que, dans le processus, chaque maison apporte quelque chose selon ses capacités (force de travail et/ou organisation et/ou argent). Sont exemptes de ces contributions les familles qui n’ont ni ressources suffisantes ni membres en âge de travailler. Dans le processus de répartition, chacun va obtenir la part qui lui revient parmi ses frères : répartition de la viande en portions, chacune devant contenir la même quantité de bonne et de moins bonne viande ; le nombre de portions auxquelles le représentant d’une maison a droit étant proportionnel au nombre des membres de sa famille.

12 La cérémonie thahmamth, relativement moins courante parce qu’économiquement plus coûteuse, est organisée lorsque la pluie hivernale tarde à venir. Elle consiste, en plus du sacrifice d’animaux comme dans le premier cas, à préparer sur une place publique, par les femmes du village, un repas collectif (couscous aux légumes et viande) que se partagent à égalité et fraternellement les villageois présents. Dans les deux cas, la répartition est toujours précédée de prières faites aux divinités implorant leur bénédiction et la consolidation de l’union et de la fraternité villageoises.

13 Thimechret et thahmamth remplissent trois valeurs symboliques essentielles : une valeur spirituelle en faisant une offrande aux divinités au début des labours, pour une saison fertile ; une valeur humaine par une distribution de viande ou d’un repas collectif à parts égales entre les citoyens du village, réaffirmant par là même l’attachement de la communauté aux valeurs d’égalité ; enfin, une valeur sociopolitique en faisant de thimechret ou thahmamth un moment sacré où tous les délits et écarts à l’origine de conflits ou différends entre les citoyens du village doivent être absous – explicitement pour gagner la clémence des divinités, implicitement pour le rétablissement total de la fraternité et de l’union de la communauté. En outre, thimechret et thahmamth effectuent un travail important d’humanisation de la société et de son économie : notamment, faire que les moins bien lotis du village accèdent de la même façon que les autres à la consommation de viande, au moins durant ces occasions de l’année. Ces différents aspects font de thimechret et de thahmamth des événements sacrés que personne au sein des villages organisateurs ne veut manquer, au point que les premiers recensements en Kabylie se sont fondés sur les personnes rassemblées en ces circonstances rituelles, comme en témoigne Masqueray :

14

« Ces chiffres qui sont ceux du recensement de 1866 vérifiés seulement quand on l’a pu faire au moyen des timecheret ou partages de viande » [Ould-Braham, 1996, p. 53].

Thiwizi

15 Plusieurs activités rurales nécessitaient pour leur réalisation beaucoup plus que la main-d’œuvre familiale. Étant contraints pour les mettre en place à une exécution rapide, plutôt que de recourir à une main-d’œuvre génératrice de lourdes charges, les Kabyles, sachant que chaque membre de la société, à un moment ou un autre, se trouve dans l’obligation d’y participer, ont trouvé une formule, « thiwizi », qui ne coûte pour chaque membre que le don de son temps ou de sa force de travail, en s’appuyant sur la norme qui institue la réciprocité dans les rapports d’entraide.

16 La thiwizi désigne cette espèce de coopérative qui se constitue spontanément dès qu’un besoin en main-d’œuvre supérieur aux capacités de la famille se manifeste chez un membre de la petite société, le village. Souvent, la thiwizi est activée pour la récolte des olives, le montage d’un métier à tisser, la réalisation d’une toiture de maison et la moisson. Concrètement, les membres d’un village ou d’une famille élargie, selon la nature de l’activité – il peut s’agir d’hommes ou de femmes, ou des deux –, se retrouvent pour accomplir conjointement une activité pour tous les membres à tour de rôle ; et, à chaque occasion, le bénéficiaire prend en charge la restauration collective des coopérants pendant les journées de travail réalisées à son profit.

17 Sorte d’organisation coopérative se constituant spontanément, comme il est dit, dès que la situation l’exige, et mêlant dans son fonctionnement le don et le volontariat, l’obligation et la liberté, l’engagement individuel et l’engouement collectif, désintéressés au moment de leur réalisation et intéressés par toutes les retombées positives d’une société coopérative envers ses membres, la thiwizi véhicule dans la société villageoise un grand sens politique, celui de « réaffirmer la valeur de toutes les existences, même des plus brisées, de redire l’attachement de tous à la vie de chacun » [Rigaux, 2004, p. 10]. C’est d’ailleurs ce sens politique qui a fait que la thiwizi est toujours active aujourd’hui en Kabylie : en 2016, au village Adrar Nath-Koudia de la commune d’Agherive, « grâce à la solidarité traditionnelle, une famille d’orphelins a pu bénéficier d’un toit décent […] une belle histoire de générosité humaine » [Semmar, 2016]. Cette autre page de l’histoire humanitaire en Kabylie, ces auteurs la savent écrite par la main du don. Les porteurs de ce projet se réjouissent :

18

« Ce que nous avions souhaité vient d’être réalisé sans faire recours à la baguette magique. Cette maison d’une famille orpheline […] n’est qu’une idée qui se réalise après une année et demie de travaux qui sont quasiment achevés, basés sur des dons […] Sans aucune ressource ni revenu, cette famille, pauvre et orpheline, composée d’une mère et ses trois petits enfants, se logera bientôt dans sa nouvelle maison » [ibid.].

Thimeâmarth

19 Dans chaque grand village ou constellation de villages de la Kabylie ancienne, il existe une thimeâmarth, l’équivalent d’un monastère occidental. La thimeâmarth est tenue par un chef ayant une filiation religieuse connue pour avoir accompli un certain nombre de miracles, et secondé par plusieurs subordonnés. La thimeâmarth tient lieu d’espace de formation religieuse pour les enfants de marabouts [5]. Outre la formation, la thimeâmarth est ouverte à tous les passants pour les nourrir et les héberger en cas de besoin, contribuant ainsi grandement à faire que « les tourments de la faim et le vagabondage restent ignorés des Kabyles » [Daumas, 2010, p. 75] et des étrangers qui la traversent ou s’y établissent.

20 Durant plusieurs périodes de l’année, la thimeâmarth organise des journées religieuses, avec des cérémonies de conjuration du mal, ouvertes à toute personne désirant y assister, durant lesquelles des festins sont offerts à tous les présents. C’est en ce sens que Daumas voit la thimeâmarth kabyle comme « tout ensemble une université religieuse et une auberge gratuite » [2010, p. 74] permettant aux convives de manger à leur faim. Le financement des activités de thimeâmarth se fait par les dons que font des particuliers pour écarter le mauvais œil, présenter un vœu à l’ancêtre miraculeux de la thimeâmarth, remercier ce même miraculeux pour un vœu exaucé, etc.

Le don

21 L’existence d’une agriculture et d’une industrie diversifiées et prospères n’a pas empêché la société kabyle traditionnelle de fonctionner en tant que société « collectiviste » et par le don sous toutes les formes décrites par Godbout [2000, p. 20]. Nous allons, dans ce qui suit, présenter trois formes principales de don dans cette société : l’offrande, l’hospitalité et les services.

22L’offrande — À la suite du décès d’un de ses membres [6], la famille kabyle traditionnelle mobilise l’ensemble des affaires du défunt qui sont encore utilisables pour les confier à un nécessiteux. Ce don repose sur le principe selon lequel, dans l’au-delà, le défunt ne pourra faire usage que des outils offerts par sa famille et en son nom dans la vie. Ce principe permet à un nécessiteux de bénéficier de ces outils sans que lui ou sa famille subisse la honte d’avoir été assisté ; au contraire, en contribuant à l’accomplissement de ce principe par l’acceptation du don, les bénéficiaires vont gagner en mérite et en estime.

23 Dans les jours de fête évoquant un mythe donné, la célébration implique toujours la préparation d’un repas particulier relativement raffiné. La veille de la fête, on fait déposer un grand plat des plus garnis dans un lieu de passage des villageois, et chaque passager est tenu par les croyances de prendre une bouchée, au moins, du repas destiné aux décédés de la famille donatrice ; le principe est que ces derniers bénéficieront des seules bouchées prises par les passagers. Ainsi, les pauvres n’hésiteront pas à prendre une part du repas collectif, sachant que tous les passagers vont se servir et qu’ils ne se gêneront pas pour se rassasier puisque plus en on prend et plus on est bienfaiteur envers les destinataires du repas : les décédés.

24 Dans d’autres fêtes religieuses, on fait déposer à l’aube, par un enfant de la famille et dans un endroit conventionnel, près de la nécropole du village, quelques friandises qu’un autre enfant [7] du village doit secrètement récupérer. D’après les croyances, si une famille ne dépose pas ses friandises comme les conventions le précisent, ses morts se lamenteront et leurs âmes retourneront dans leur tombe à la levée du soleil avec du chagrin au cœur et la faim au ventre.

25 Autrefois, lorsqu’une personne adulte faisait un mauvais rêve, les Kabyles anciens l’interprétaient comme le signe d’un malheur s’approchant qu’il était possible d’écarter en déposant quelque nourriture près d’un aâssas, un arbre divinisé ayant des forces bienfaitrices extraordinaires, généralement un vieux chêne ou un olivier. Ainsi, pour celui qui n’avait plus de provisions à la maison, il suffisait qu’il se rende vers l’un de ses iâassassen (pluriel d’aâessas) pour avoir quelque chose à manger. Ces traditions, il est évident, permettent aux nécessiteux de se régaler de nourriture raffinée faite sous forme de don en leur évitant l’humiliation de la recevoir en tant que nécessiteux. Mais le don, dans la Kabylie traditionnelle, est loin de se limiter aux actions en faveur des nécessiteux puisqu’il constitue ce qui est au cœur même de tout ce qui permet de « panser » la société, comme le montre l’exemple suivant. Durant la deuxième moitié des années 1950, c’était la guerre d’Algérie :

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« Said n Goute a été tué par les gens ayant pris le maquis, le soupçonnant de se préparer à devenir un informateur de l’armée coloniale, et il a laissé une veuve avec trois enfants en bas âge », raconte Dhahvia, témoin oculaire âgée de quatre-vingt-six ans. « Juste après, dit-elle, tous les hommes accoururent vers sa maison, chacun apportant à la veuve un peu de ce qu’il avait. Je me souviens, précise-t-elle, mon père (gérant d’un café maure) lui avait apporté de la viande, de la semoule et un peu d’argent. »

27 Dans d’autres circonstances, on peut noter que la quasi-totalité des terrains où se situent les sources d’eau, élément vital, et les nécropoles des villages de Kabylie ont été à l’origine des propriétés privées offertes comme don aux villages par leurs propriétaires mêmes.

28 Ainsi, le don en Kabylie ancienne apporte un argument concret en faveur de Chanial, contre Lévi-Strauss et Bourdieu. Une fois levé en effet l’« interdit […] de nature méthodologique » [Chanial, 2008, p. 14] qui voit dans le don un voile masquant « la vérité objective de la pratique et des rapports, qu’ils reposent sur l’intérêt ou le pouvoir » [ibid., p. 16], et en chaussant les lunettes du don, on observe celui-ci couler dans toutes les artères des rapports sociaux de la Kabylie traditionnelle et apparaître dans tout ce qui en fait société, c’est-à-dire « des croyances religieuses et des rituels [ainsi que des] rapports sociaux et matériels » [Godelier, 2016] qui les fondent.

29L’hospitalité — La société kabyle traditionnelle se distingue par son hospitalité. Daumas témoigne :

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« Le principe d’hospitalité s’étend même si loin dans ce lieu qu’un cheval, un mulet, égarés, y arrivant sans conducteur et par hasard, seront toujours reçus, installés et nourris jusqu’à ce qu’on vienne les réclamer » [2010, p. 74].

31 La plus haute forme d’hospitalité de la société kabyle traditionnelle est la règle tacite selon laquelle dans chaque village les citoyens prennent en charge, à tour de rôle, l’hébergement et la restauration des étrangers que les contraintes obligent à y séjourner pendant une ou plusieurs nuits. Dans certains villages, on fait d’une modeste construction appartenant au domaine communal un endroit qui sert généralement de lieu de rencontre des villageois et de dépôt de leurs instruments commun de travail, et de akham ebbagherive, maison de l’étranger. Dans ce cas, les familles, à tour de rôle, envoient la nuit tombante un membre de leur famille au akham ebbagherive voir s’il y a un étranger qui s’y trouve pour lui apporter de quoi dîner. Ainsi, les voyageurs dans la Kabylie ancienne trouvent dans chaque village le moyen d’y passer la nuit si besoin, en toute sécurité et sérénité. Il va sans dire que cette règle réciprocitaire sert en premier les villageois eux-mêmes qui faisaient des déplacements réguliers pour l’échange de biens [8].

32 Durant la période de cueillette [9], tous les pauvres du village et les étrangers de passage ont le droit d’aller dans les vergers pour cueillir des fruits ou des légumes sans que personne les inquiète, à condition qu’ils n’en emportent pas avec eux.

33Les services — Dans la Kabylie ancienne, tout un ensemble de services était rendu par le moyen des différentes structures sociales. Les services s’appuient d’abord sur la famille. La femme en état de veuvage est systématiquement prise en charge par sa famille. Lorsqu’elle est répudiée, elle regagne le domicile de ses parents qui, de droit, lui donnent une part de la propriété familiale. La solidarité familiale fait que personne ne peut tomber dans le dénuement, ceci parce que l’état d’un individu n’engage pas seulement sa personne, il influence aussi l’image de sa famille élargie. Les personnes âgées et les handicapés sont à la charge de leur famille ; les premières bénéficient en outre d’une position privilégiée dans la prise de décision.

34 Le deuxième élément d’appui pour les services est le village [10]. Quand une personne a besoin d’un soutien, les membres de son village se trouvant dans les parages sont tenus par les normes sociales d’être le premier recours.

35 La troisième structure est la région d’appartenance. Si un individu kabyle a besoin d’être pris en charge momentanément, le premier Kabyle qu’il croise commence par le prendre en charge dans l’urgence. Ensuite, il l’oriente vers un enfant du pays le plus proche de lui du point de vue de son appartenance régionale qui, par devoir moral, prend la relève. C’est ainsi que, par exemple, jusqu’à la fin des années 1980, s’est perpétuée la tradition selon laquelle lorsqu’un Kabyle se rend à l’étranger pour y travailler ou y passer des vacances le réseau des « enfants de son pays [11] » le prend en charge avec enthousiasme jusqu’à ce qu’il perçoive son premier salaire ou rentre au pays.

36 Il pourrait être tiré une conclusion hâtive considérant tous ces beaux principes comme relevant d’une société archaïque, par conséquent inadaptée à la société moderne. Or les institutions de cette société archaïque régie principalement par le don ont mieux réalisé les valeurs essentielles d’une société civilisée que des sociétés modernes régies, elles, à la même période, principalement par l’intérêt. En 1881, Émile Masqueray rapporte en effet :

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« Le Juge de Paix de Aın-Hammam me disait que le vol et le mensonge sont beaucoup moins fréquents dans sa circonscription que dans certaines communes de France » [Ouled-Braham, 1996, p. 39].

La période actuelle

38 La période coloniale a été marquée par un invariant politique consistant à vouloir substituer aux structures et institutions kabyles traditionnelles des structures et institutions françaises et arabes [12].

39 Durant la phase postcoloniale, deux grandes périodes peuvent être distinguées : la période du socialisme et la période de l’économie de marché. Ces deux périodes ont marqué profondément le contexte territorial kabyle par leur travail de nivellement, dans le premier cas selon la logique du tout État, dans le deuxième selon les principes de l’individu opportuniste. Depuis près de deux décennies, suite aux transformations sociales permises par l’éducation de la population et à la désillusion collective quant aux capacités du binôme État/marché à mettre en œuvre un développement équitable et durable, nous voyons la société kabyle faire un retour progressif aux activités solidaires.

40 Trois exemples tirés du contexte de cette société méritent d’être présentés pour montrer l’existence en son sein d’une économie solidaire spécifique en tant que pratique « totale », c’est-à-dire dans ses dimensions sociale, politique, économique et écologique.

Le village de Zouvga, d’un espace de décharge publique à un exemple de développement éthique

41 Du point de vue du développement durable par l’économie solidaire, le village dénommé Zouvga [13] représente un exemple édifiant du fait que, dans ce contexte territorial, les transformations ou les innovations sociales [14] sont l’œuvre du génie collectif. Ces dernières années, la thajemaâth du village a concrétisé des projets d’utilité collective que les autorités locales et régionales peinent à réaliser dans d’autres contextes de la région. En effet, durant les dix années passées, ce village a mis en place des techniques d’acheminement de l’eau potable de la montagne au village sur une distance de près de sept kilomètres, créé un système de ramassage des déchets, construit un centre culturel à trois étages, ainsi qu’une maison de jeunes, une école de couture, une salle d’étude, une salle de soins, une salle des fêtes, une crèche, un musée d’objets traditionnels du village, une salle d’informatique et une salle de sport, installé des toilettes publiques, restauré des fontaines, réalisé un réseau d’assainissement et aménagé une aire de jeux, des sentiers et des caniveaux. Il est important de signaler que, parallèlement, le village Zouvga organise annuellement plusieurs fêtes traditionnelles, dont la fête timechret et la fête Asensi n Uzru n T’hur[15].

42 Le fait que la totalité des agglomérations chefs-lieux de communes de la Kabylie ne possède pas de toilettes publiques et que la quasi-totalité ne dispose pas de musée d’objets traditionnels atteste que le modèle de l’économie solidaire spécifique à la Kabylie, appliqué dans un petit village de près de 1 400 habitants, permet de réaliser plus et mieux que des pouvoirs publics et des élus locaux gérant des localités de près de 22 000 habitants avec des budgets colossaux [16]. Par ailleurs, l’importance des budgets nécessaires à la réalisation et au fonctionnement de ces différents projets manifeste toute la vitalité des valeurs ancestrales lorsqu’elles sont mises au service des exigences de la vie sociale actuelle. À titre d’exemple : le coût du projet d’adduction d’eau potable est de près de 5 millions de dinars ; la réalisation du centre culturel a coûté près de 1,5 milliard de dinars ; le revêtement des ruelles du village a occasionné des dépenses de près de 2 millions de dinars rien que pour l’achat de pierres bleues ; et l’acquisition d’un engin spécialisé pour le ramassage des déchets a coûté 920 000 dinars. Concernant le budget de fonctionnement, citons, à titre indicatif, les salaires de l’infirmière du centre de santé, du conducteur de l’engin de ramassage des ordures et des employées de la garderie d’enfants, qui sont intégralement à la charge du comité de village de Zouvga fonctionnant sur la base des lois ancestrales de la thajemaâth Kabyle, actualisées [17].

43 Outre ces réalisations, le village de Zouvga s’est distingué dans la région par l’obtention, pour la troisième fois, du premier prix attribué au village le plus propre de la wilaya de Tizi-Ouzou [18] en 2013. Cet exploit s’explique, d’après les citoyens du village interrogés, par des mécanismes plutôt simples :

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« Nous avons, disent-ils, légiféré dans la thajemaâth en vue d’interdire tout acte pouvant porter atteinte à la propreté et à l’environnement écologique du village. Par la vaillance de tous les membres de la thajemaâth à l’application stricte de ces lois, les citoyens du village ont fini par intérioriser celles-ci et c’est ainsi qu’une culture nouvelle s’est installée : se comporter de sorte que le bon état de l’environnement du village soit préservé est devenu un comportement naturel pour chacun des membres de notre société villageoise. »

45 Ce village est, par conséquent, un cas instructif de la dynamique d’évolution de la structure transformatrice qu’est la thajemaâth de la Kabylie, parce qu’il nous renseigne sur :

46 – le renouvellement des accords mutuels pour un agir collectif dans le cadre de structures en transformation : aux réunions presque hebdomadaires de la thajemaâth dans sa totalité se substitue la réunion régulière de délégués, e-temmane, mandatés pour prendre en charge la concrétisation d’actions décidées en assemblée générale, thajemaâth, qui, elle, est devenue une instance délibérative ;

47 – l’adaptation des modes de financement des projets de l’union et de la fraternité en fonction de l’évolution de la société sur les plans socio-économique et politique : par le passé, la caisse de la thajemaâth était alimentée par les amendes payées par les contrevenants aux lois, par les dons (faits par des particuliers soit pour renforcer leur position symbolique et politique, soit pour remercier les divinités pour un vœu exaucé, un malheur évité ou une réussite), par les contributions des membres selon une quote-part individuelle prédéfinie par la thajemaâth suivant l’importance du projet à réaliser et, enfin, par les virements annuels des émigrés du village à la fois comme contribution aux projets réalisés et comme contrepartie de leur absence aux réunions et aux travaux de la thajemaâth. Actuellement, ce mode de financement est renforcé par la contribution matérielle des autorités locales (notamment par l’offre de matières premières et d’engins pour les travaux), les dons de personnes originaires du village ayant réussi dans les affaires ainsi que par des financements de l’État et des ONG ;

48 – la redistribution de la parole et du pouvoir de décision en tenant compte du rôle positif que peuvent jouer les jeunes, moins expérimentés mais plus instruits et, donc, plus au fait des exigences de l’heure ;

49 – le rôle des conflits qui sont à la fois bloquants (les membres sont de moins en moins portés à faire le travail de délégués parce que cela les expose de plus en plus à des critiques) et stimulants (stimulés par des rivalités entre eux, les villages kabyles limitrophes réalisent des projets quasi identiques) ;

50 – la capacité du génie collectif à réaliser des transformations sociales : la thajemaâth du village de Zouvga organise annuellement une fête du village. Cela permet aux artisans de bénéficier d’une exposition-vente de leurs produits, aux enfants du village de bénéficier d’une cérémonie de circoncision collective et au comité du village de consolider ses ressources financières avec les dons et les cotisations qui se font en la circonstance. Outre cela, ce village assure régulièrement des cours de couture et d’autres de soutien et d’alphabétisation au bénéfice de tous les villageois ;

51 – la fertilité de la combinaison de l’esprit traditionnel, subjectif, et de l’autonomie de la collectivité – toujours compter sur soi pour trouver des solutions malgré l’autre, i.e. l’élément étranger –, avec l’esprit, plutôt pragmatique, de coopération avec les autorités locales : dans ce village, l’initiative, le choix des projets et leur réalisation est l’affaire de la thajemaâth, mais on essaie toujours, dans la mesure du possible, d’obtenir au moyen d’un engagement coopératif ou de revendications quelques aides des autorités locales.

« Thajemaâth n Djebla » : une structure politique traditionnelle qui relève le défi pour restaurer un patrimoine architectural

52 Créée en 2006, Thajemaâth n Djebla est une association qui fonctionne à la façon d’un comité de village kabyle traditionnel. Les délégués sont élus parmi les membres citoyens du village Djebla [19], avec des manières de procéder hérités des ancêtres les ayant élaborées dans le temps selon une règle consensuelle de réponse aux besoins apparaissant dans la vie de tous les jours au sein du village. Pour qu’elle garde sa capacité juridique d’association, ses membres veillent aussi à ce que le comité soit en conformité avec les lois algériennes régissant les associations.

53 Suivant ses objectifs de gestion des affaires quotidiennes du village, de protection de l’environnement et des patrimoines et de développement de l’écotourisme, Thajemaâth n Djebla a concrétisé quatre grands projets :

54 – le « Gite Kabyle », un projet de restauration et d’aménagement des anciennes habitations du village Djebla, en vue d’organiser un cadre de vie favorable au développement du tourisme solidaire. Lancé en 2008, ce projet a coûté 3 800 000 dinars algériens pour sa réalisation, 5 % étant à la charge de l’assemblée du village, 15 % à celle de l’assemblée populaire de la wilaya de Bejaia, les 80 % restants étant est à la charge d’ONG II (Union européenne) ;

55 – l’organisation de la fête tameghra ou dharyis ou amenzu n tefsuth[20], un projet dont la finalité est de faire revivre les fêtes traditionnelles au cours desquelles les visiteurs [21] vont découvrir les spécificités et les produits du village. Réalisé en 2010, ce projet de 5 000 euros a été financé intégralement par un groupe d’ONG espagnoles ;

56 – la revitalisation du village de Djebla, un projet réalisé en 2011, dont l’objectif est d’équiper deux maisons traditionnelles restaurées et de réaliser une formation au tissage traditionnel au profit d’un groupe de jeunes filles du village. Ce projet de 5 000 euros a été financé par Solidaridad Internationnal et réalisé par la Thajemaâth n Djebla en partenariat avec l’association Amusnaw [22] ;

57 – une formation intitulée « Le tourisme solidaire, facteur de développement local », qui s’est déroulée les 2 et 3 mars 2011. Elle avait pour objectif de promouvoir et vulgariser les principes du tourisme solidaire et de sensibiliser les acteurs locaux de Kabylie au développement partenarial du tourisme solidaire dans leur territoire, en conformité avec les principes de la charte sur le tourisme solidaire adoptée par le réseau Agir responsable en Méditerranée pour le développement du tourisme solidaire (Aremdt). Ce projet de 5 000 euros a été financé conjointement par Aremdt et Ccfd-Terre solidaire. L’Assemblée populaire communale de Beni Ksila a apporté sa contribution en prenant en charge le transport des participants durant les travaux.

58 C’est d’un membre de la Thajemaâth n Djebla, imprégné du mouvement associatif moderne (avec ses nouveaux enjeux et ses nouvelles règles du jeu), qu’est venue l’idée de réaliser dans son village le premier projet de la Thajemaâth n Djebla, celui de la restauration du patrimoine architectural pour en faire un moyen de développement dans le cadre de la logique du tourisme solidaire. Durant la présentation de ce projet-idée par son initiateur, les membres de la Thajemaâth n Djebla ont manifesté leur scepticisme, le jugeant utopique. Toutefois, l’expérience l’ayant instruit de ce qui se fait ailleurs en la matière, notamment dans les pays du Sud, le soutien actif de partenaires potentiels et l’avantage de disposer au sein du village de maisons traditionnelles restaurables lui ont donné sa forte détermination. Grâce à ce projet « primevère », le village Djebla a pu tenir plusieurs éditions de la fête tameghra udharyis, au cours de laquelle les artisans du village font découvrir et vendent leurs produits aux visiteurs.

59 Ainsi, la qualité d’un projet initial et la coopération de partenaires nationaux s’avèrent essentielles pour créer une dynamique d’adhésion des acteurs de la société civile à les faire s’engager dans des projets d’économie solidaire.

La coordination des comités de villages de Tizi-Gheniff, une organisation faisant un espace public actif

60 La commune de Tizi-Gheniff est l’une de celles qui, depuis au moins trois décennies, souffre d’un retard de développement [23] au sein de la wilaya de Tizi-Ouzou. À cela s’ajoute le fait qu’elle se distingue par une gestion laissée aux mains d’élus peu compétents [24]. C’est donc dans un contexte de dégradation générale de la situation de la commune qu’un certain nombre d’acteurs issus d’associations, de partis politiques, de syndicats d’entreprise et du croissant rouge local, qui ont forgé leur esprit d’engagement pour et dans des projets d’intérêt général, ont décidé de se réunir dans un cadre transcendant leurs divergences idéologiques pour établir un rapport de forces face aux décideurs locaux.

61 L’idée est venue à la suite d’une discussion entre quelques membres fondateurs. Après avoir partagé l’idée de la nécessité d’agir en vue de provoquer le changement attendu par la société et, par là même, d’enclencher une dynamique d’engagement des citoyens dans des structures revendiquant la réalisation de projets d’intérêt général, ils se sont demandé comment s’y prendre pour que les choses évoluent dans le sens souhaité. L’un d’eux a suggéré de créer une structure comprenant les comités de villages, parce que seules les structures traditionnelles sont capables de mobiliser des énergies dans une société où les membres sont mus essentiellement par des principes puisés dans la tradition. Mais un autre a rappelé qu’une expérience de ce type avait déjà échoué. Le débat a été relancé, et il a permis de comprendre que l’échec venait de ce qu’on avait mis en place une structure d’unification au sein de laquelle chacun continuait à travailler dans l’intérêt de son propre village, entraînant des tensions et des tiraillements qui ont conduit à l’effondrement de la structure. Une alternative consensuelle en a découlé : créer une telle coordination en instituant des règles devant limiter les risques d’échec ; réfléchir, revendiquer et mettre en œuvre ensemble des projets au profit de tous les villages pour éviter des dissensions ; instituer une structure informelle avec un fonctionnement horizontal pour déjouer les tentatives de récupération de la structure par les pouvoirs publics et multiplier des réunions dans le milieu naturel de la thajemaâth, les espaces publics, et, enfin, susciter la prise de conscience et l’adhésion des citoyens.

62 La coordination des comités de villages de la commune de Tizi-Gheniff (CCVCTG) est ainsi constituée d’une vingtaine de membres représentant des comités de villages, qui y assistent d’une façon quasi permanente, et d’éléments de la société civile ayant des compétences chacun dans son domaine particulier et venant renforcer la structure pour des besoins particuliers. Depuis sa création en 2009, elle a organisé près d’une centaine d’assemblées générales pour discuter des problèmes à régler et des voies à suivre pour leur apporter une solution. Elle a également tenu une vingtaine de réunions avec les autorités locales (chef de daïra, wali, élus locaux et responsables des différents services publics) autour d’une plateforme de revendications prédéfinie.

63 Sa plateforme de revendications contient toutes les insuffisances constatées en matière de services publics. La CCVCTG a donc réussi à résoudre d’une façon acceptable quelques problèmes concrets jugés prioritaires par la population de la commune :

64 – en 2009, la coordination a réussi, après la fermeture des sièges de l’assemblée populaire communale et de la daïra de Tizi-Gheniff, à mettre en œuvre un projet de mise en service d’un monobloc pour l’alimentation en eau potable des villages du versant nord de la commune. Réalisé par le service hydraulique de la wilaya de Tizi-Ouzou, le projet a coûté 330 000 000 dinars algériens ;

65 – en 2012, après plusieurs réunions tenues avec les autorités de la région, entrecoupées d’un bras de fer passant par la fermeture pendant six jours des sièges de l’assemblée populaire communale et de la daïra de Tizi-Gheniff, la coordination a pu leur arracher un projet évalué à 250 000 000 dinars algériens hors taxes. Il a permis de doter de gaz de ville l’ensemble des foyers de la commune (3 000 foyers) ;

66 – en 2014, suite à une réunion tenue avec le wali [25], la coordination a obtenu la réalisation d’un projet (en phase d’étude) d’aménagement d’une zone industrielle d’une superficie de 58 hectares dans la commune de Tizi-Gheniff ;

67 – en 2014 toujours, la coordination a obtenu également la réalisation d’un projet de cinq conduites d’eau potable au profit de cinq villages de la commune.

68 Outre ces projets, la CCVCTG a réussi à apporter des améliorations à certains services publics, comme l’aménagement et la mise en œuvre d’un centre de santé et l’aménagement de fontaines publiques. Elle a également lancé des débats sur la nécessité de résoudre plusieurs autres problèmes liés à la qualité des services publics qui, malgré les efforts fournis pour les concrétiser, restent toujours en attente.

69 Dans une conférence-débat [26] organisée au niveau du chef-lieu de la commune sur les raisons pour lesquelles les différents acteurs du développement local de la commune ne parvenaient pas à dépasser la situation, dominée par des conflits bloquants, les acteurs présents ont relevé essentiellement :

70 – l’incapacité des acteurs de la société civile à dépasser leurs divergences pour construire un vrai rapport de forces ;

71 – le manque d’imagination de la part des différents acteurs locaux qui ne parviennent pas à concevoir des transformations sociales qui puissent nourrir une véritable dynamique de développement local ;

72 – l’absence de compétences de certains interlocuteurs de différents bords, qui fait que, souvent, le dialogue se transforme en monologues ;

73 – à la place de la posture de la bonne gouvernance, c’est-à-dire de l’acceptation de l’existence d’une diversité d’acteurs et de la nécessité de partager la prise de décision, les responsables locaux adoptent une posture bureaucratique conduisant à mettre en échec l’implication de l’autre par des méthodes de diversion et de confrontation.

Qu’y a-t-il à retenir de ces expériences ?

74 En s’en tenant aux avis croisés des auteurs des trois expériences étudiées, nous avons pu faire apparaître que, au-delà des spécificités liées au contexte et aux objectifs de chaque structure, les trois formes de pratiques d’économie solidaire en Kabylie partagent des éléments communs : l’apport croisé des membres de l’organisation en tant que sociétaires, de la société civile en tant que bénéficiaires, des pouvoirs publics en tant que partenaires, et des contextes et des partenaires occidentaux en tant que repères, incitateurs et financeurs. Par ailleurs, la jonction entre des valeurs ancestrales et celles des générations actuelles est un facteur régénérateur de l’idéologie et des pratiques locales.

Les membres de l’organisation en tant que sociétaires

75 Les membres des organisations, en tant que sociétaires, sont à considérer dans le contexte de la Kabylie comme étant des éléments moteurs grâce auxquels des activités relevant de l’économie solidaire se réalisent. En effet, c’est d’après les animateurs interrogés leur « bonne volonté d’aller de l’avant dans le travail de bénévolat [qui] fait avancer le travail » concret des structures de l’économie solidaire. Par ailleurs, leur « écoute et [leur effort de] prise en charge des problèmes des citoyens », pense Moh Feddakh, membre de la CCVCTG, est une autre qualité de ses membres qui donne légitimité et crédibilité à ce qu’ils font. D’un autre côté, les animateurs interrogés n’omettent pas de souligner les limites de ses membres, qui se rapportent au « manque de formation et d’expérience et [à] l’incapacité à mobiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication comme moyen d’action, [ce qui occasionne] des retards et des insuffisances » dans la réalisation des objectifs, analyse Moh Fedhakh. Cela rejoint l’idée de Parodi selon laquelle si les acteurs de l’économie solidaire

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« ne sont pas souvent reconnus par les acteurs clés de la gouvernance territoriale que sont les élus locaux et leurs services techniques, c’est sans doute parce qu’ils ne sont pas suffisamment dotés des outils intellectuels et techniques permettant de faire prendre en compte la valeur ajoutée économique et l’utilité sociale spécifique qu’ils peuvent générer » [Parodi, 2005, p. 40 et 41].

Les membres de la société civile en tant que bénéficiaires

77 L’engagement des membres de la société civile dans les activités des structures de l’économie solidaire en Kabylie, en tant que bénéficiaires des projets portés par ses structures, diverge selon la nature de celles-ci. Dans le cas de la coordination des comités de villages – un cadre d’animation de l’espace public et de sensibilisation de la société pour constituer une force revendiquant la démocratisation de la décision politique –, bien que les citoyens, selon Makhlouf Chikh, animateur de la CCVCTG, « apportent une aide lors des actions de protestation, de même qu’ils proposent des aides matérielles (moyens financiers et moyens de transport pour les déplacements) » dans le processus global allant de la réflexion à l’action, ils « se manifestent individuellement lorsqu’ils ont un problème individuel à exposer et [le reste du temps], ils sont totalement désintéressés », comptant sur la coordination qui est censée, d’après eux, s’occuper de tout.

78 En revanche, au niveau des structures associatives partant des projets socioculturels et environnementaux à l’échelle d’un village, les choses se présentent d’une façon différente. En effet, avec Thajemaâth n Djebla, qui a un caractère associatif, les citoyens, d’après Farid Ahmed, président de l’association, « lorsqu’ils font la population cible, encouragent l’action associative et s’impliquent pour sa réussite, et, dans le cas des actions qu’ils jugent négatives ou sans intérêt, ils adoptent une attitude de blocage et de sabotage ». Par contre, dans le cas du village de Zouvga, dont la structure est un comité de village fonctionnant selon des normes traditionnelles, les citoyens du village, souligne un membre actif de ce comité, « s’impliquent totalement dans toutes les activités, allant de la prise de décision en passant par la mise en œuvre des projets jusqu’au contrôle du travail accompli ».

79 En somme, la société civile, en Kabylie, joue, à un certain degré, le double rôle de contrôle et de partenariat dans la réalisation de projets d’économie solidaire, mais elle reste agie davantage par les principes de la solidarité communautaire que par la logique de l’espace public moderne. Ainsi, certains auteurs [Flahault et al., 2011, p. 25] ont raison de souligner l’importance de la responsabilité de la société civile sur le territoire – qui doit être aussi solide que celle des acteurs politiques pour éviter la déstabilisation du progrès social – et de rappeler que l’enracinement des activités de l’économie sociale et solidaire relève aussi de la responsabilité des acteurs de la société civile.

Les pouvoirs publics en tant que partenaires

80 Les pouvoirs publics ne sont pas favorables à l’implication des acteurs de l’économie solidaire et de la société civile dans la coconstruction de projets d’intérêt général ou collectif. Cela explique le grand décalage existant entre, d’une part, les attentes des acteurs de l’économie solidaire et de la société civile qui, en comparant la situation de leur territoire avec celle des territoires qui se transforment et se développent, essaient d’améliorer le quotidien des citoyens en améliorant les services collectifs, et, d’autre part, les réponses des pouvoirs publics qui, en ignorant la nature dynamique des besoins de la population, cèdent à la facilité en reproduisant ce qui se fait déjà.

81 En effet, l’économie solidaire et la société civile en Kabylie se construisent en confrontation avec les pouvoirs publics. Cela vaut surtout dans le cas des comités de village dont les membres s’insurgent contre le « non-respect des engagements pris lors des réunions de travail » par les représentants des pouvoirs publics, l’« absence d’initiatives de la part des élus locaux pour faire participer l’organisation de la société civile dans leurs commissions officielles » de travail et « l’administration [qui] considère la structure de la société civile comme un concurrent qui essaie de faire intrusion dans l’espace d’action qui lui est réservé » par la loi.

82 À l’instar des structures n’ayant pas un caractère revendicatif et politique, en l’occurrence Thajemaâth n Djebla et le comité du village Zouvga, même si des situations de tension ou de conflit avec les pouvoirs publics et les élus locaux ne sont pas signalées, ces derniers sont jugés par les animateurs des structures associatives comme manifestant une attitude « opportuniste » consistant à « se mettre en avant lors des cérémonies et festivités présentant des possibilités importantes d’amélioration de leur image », regrette Farid Ahmed, le président de l’association Djebla. Plus généralement, les élus locaux et les pouvoirs publics dans leur ensemble « ont une attitude suspecte vis-à-vis des structures de la société civile autonomes, qu’ils bloquent par des mesures bureaucratiques et par des financements affectés essentiellement aux associations qui leur sont affiliées [27] et qui font dans le cérémonial », déplore Makhlouf Chikh.

83 Cependant, aussi minime soit-elle, la contribution des pouvoirs publics au développement local solidaire montre que, lorsque les structures villageoises parviennent à s’illustrer par des projets concrets, ces pouvoirs publics se trouvent forcés de contribuer, au moins pour montrer leur implication dans les initiatives locales et ainsi sauver leur image. Avec le projet d’acheminement de l’eau potable du village de Zouvga, « la wilaya », dit Lamara, un membre de l’association sociale du village Zouvga, « a contribué avec une enveloppe de 14 millions de centimes dépensés dans le captage des quatorze sources ». De même, concernant la rémunération des chauffeurs des engins de ramassage des déchets, continue Lamara, « le village contribue en partie au paiement des salaires du chauffeur et de son assistant, mais la commune apporte sa contribution par leur prise en charge dans le cadre du filet social ». Cet effort de partenariat avec les pouvoirs publics n’est pas spécifique au village de Zouvga puisque, dans le projet de restauration du village traditionnel de Thajemaâth n Djebla, « l’aménagement des voies et accès du village en pavage de pierres a été à la charge de la municipalité et réalisé dans le cadre du plan communal de développement », certifie le porteur du projet, Farid Ahmed.

84 En conséquence, il est légitime de dire qu’en Kabylie l’économie solidaire est réduite dans son expression pratique par l’absence de ce que Parodi appelle « l’acteur public, garant de l’intérêt collectif via le concept de gouvernement et de gouvernance locaux » [2005, p. 27].

Les contextes et partenaires occidentaux comme repères, incitateurs et financeurs

85 Il est établi que la mondialisation a un impact négatif sur la situation des pays du Sud gérés selon les lois du marché et/ou la logique étatique, dans la mesure où les règles de concurrence conduisent ces pays, ayant des institutions et des entreprises peu innovantes et peu regardantes sur les questions de rationalité et de qualité, à être toujours perdantes dans les rapports d’échange internationaux.

86 Avec les villages de Kabylie, en revanche, les liens avec les contextes et les partenaires occidentaux semblent leur être bénéfiques aux moins de deux façons. D’abord, par leurs modes d’être, ces contextes sont des miroirs dans lesquels les villageois de la Kabylie voient leurs insuffisances et imaginent les actions à entreprendre pour les combler. Ensuite, par les opportunités de partenariat avec des associations, des ONG et des ambassades étrangères, les associations de Kabylie obtiennent des moyens de financement et des capacités d’expertise considérables. Lamara, de l’association du village de Zouvga, indique que « la salle pour les jeunes a été réalisée grâce à l’ambassade du Canada ». Farid Ahmed, président de l’association Thajemaâth n Djebla qui, nous l’avons dit, a réalisé l’essentiel de ses activités en partenariat avec des ONG, évoque, pour sa part, le fait que les partenaires étrangers permettent d’apprendre de nouvelles méthodes et de trouver des solutions appropriées :

87

« En 2012, on a participé, durant le Festival international du tourisme solidaire, à une caravane entre Oujda et Tiznit », dit Farid Ahmed. « Vous voyez ça », enchaîne-t-il en touchant du bout des doigts un filet incrusté dans le toit passé à la chaux d’une maison restaurée : « on a placé ces filets dans chaque trou d’aération sur tout le plafond, qui sert à dégager la fumée du foyer central, ce qu’on appelle chez nous “kanoun”. C’est une astuce marocaine pour s’assurer que ni la poussière ni les insectes n’entrent dans la maison par ces trous d’aération. »

La jonction entre les valeurs ancestrales et les générations actuelles

88 Au village de Zouvga, l’organisation de thimechret est toujours de mise et, pour les citoyens du village, il est important de la maintenir parce que, argumente l’un d’eux :

89

« C’est une tradition […] qui a toute sa place à ce moment-là, car elle crée du lien social, et est aussi un moment fort de solidarité et de partage, tout en étant festif. Le montant de la contribution de chaque famille ou de chaque participant qui le souhaite, par exemple pour bénéficier d’une part personnelle à offrir à des nécessiteux, des amis ou une personne de son choix, est fixée lors d’une réunion de l’assemblée du village. En 2010, elle était de 4 000 dinars par famille ou participant, soit 30 à 35 euros environ. »

90 Ces fêtes traditionnelles permettent de renflouer les caisses de l’association du village organisateur. En plus de leur contribution obligatoire, il y a toujours des membres qui donnent une l’waâdha (don), officiellement pour accéder à la grâce des ath rebbi (les détenteurs d’un pouvoir divin) et indirectement pour renforcer son pouvoir symbolique :

91

« Au village iguersafene », s’exclame Kamal, un membre de l’association Alma, « heureusement qu’il y a beaucoup de bienfaiteurs, des citoyens qui font des dons au profit du comité de village par tradition, mais rarement des dons aux associations, parce que ces dernières perçoivent des subventions étatiques. »

92 Souvent, en raison de cet enjeu de renforcement du pouvoir symbolique, on assiste dans les thimechret à un renchérissement dans l’offre de don, ce qui permet au comité de village organisateur de disposer des fonds nécessaires pour la réalisation de ses projets d’intérêt général. C’est le cas par exemple de la fête Asensi n Uzru n T’hour :

93

« Chaque été, plus de quinze mille personnes, selon les organisateurs, foulent le sommet d’Azru n’Thor, le “Rocher du Zénith”, rendant hommage à la montagne mystique. Les communes d’Aït Adella, de Zoubga et de Taourirt Aït Atsou organisent en alternance cette manifestation estivale importante, fournissant, grâce à des dons financiers individuels, repas gratuits et service de sécurité formé de villageois armés. La manifestation permet de réunir près de 2 millions de dinars de dons par an, dont une grande partie, qui ne sert pas l’entretien du site et la waâda suivante, va aux travaux d’utilité publique dans ces trois villages » [Celine, 2006].

94 Ce retour aux sources, qui se réalise en Kabylie depuis près de deux décennies, ne se fait pas seulement par nostalgie ou pour recréer des moments de festivités et de retrouvailles. C’est plutôt et globalement l’ancienne idéologie territoriale qui souffle à nouveau, faisant renaître avec elle le substrat économique local : festivals économiques, volontariat pour des projets d’utilité collective, renaissance d’activités artisanales. La restauration du village traditionnel à Djebla, par exemple, outre la relance des activités traditionnelles qu’elle permet, crée une dynamique de développement de tout le territoire, comme l’explique Farid Ahmed :

95

« Nous avons voulu restaurer Djebla pour faire du tourisme solidaire, pas de masse. Le tourisme solidaire s’intéresse plus à l’humain, au territoire. C’est un véritable partage de richesses, tout le territoire en profite. »

Conclusion

96 Contre la vision dominante selon laquelle tout serait perdu pour l’existence d’une solidarité spécifique en Kabylie, les cas concrets de pratique d’activités solidaires dans ce contexte sociohistorique montrent que des choses intéressantes s’y font actuellement, même si la tâche est ardue.

97 L’idéal s’est transformé en pratiques réalisables par le biais de deux éléments. D’abord, les traditions fondamentalement solidaires de Kabylie, qui mettent à la disposition des acteurs de la société civile des formes d’organisation, des valeurs et des normes qui permettent de sensibiliser facilement et de construire des projets sereinement. Dans des situations critiques, les citoyens jettent un regard jaloux vers les ancêtres qui, face à la rigueur de l’adversité et aux attaques des adversaires, ont su construire par eux-mêmes des mécanismes de solidarité ayant permis à la culture locale de traverser indemne des siècles et à la société de se maintenir dans l’harmonie par la fraternité (l’égalité) et l’union (la solidarité). Le passé ainsi scruté leur renvoie l’image d’un patrimoine institutionnel ayant fait ses preuves qui, collectivement intériorisées, ne demandent qu’à être invoquées puis convoquées pour mieux ressurgir. Ensuite, la modernité, via la mondialisation, a instruit les contextes locaux de l’échec du binôme État-marché dans le traitement des problèmes de chômage, de décohésion sociale et de perte de sens et souligné la nécessité de s’appuyer sur les patrimoines locaux pour mieux exister dans un monde constitué de territoires en interrelation dynamique, où l’on se valorise par la mise en exergue de ses spécificités et l’on se renforce par l’inscription de soi dans une logique d’attention à l’autre.

98 L’économie solidaire actuelle en Kabylie se réalise donc via un phénomène de résilience systémique, c’est-à-dire par des pratiques renouvelées de reproduction d’une partie du capital culturel ancien et d’intériorisation par adaptation à des pratiques solidaires relevant de la modernité. Ces mutations, que nous considérons comme des transformations et des innovations sociales, se font d’une façon douce, presque invisible, en réponse à des chocs positifs provoqués par la mondialisation (ONG, échanges culturels transnationaux, etc.) et des chocs négatifs provoqués par les pouvoirs publics (pratiques discriminantes travaillant le nivellement des spécificités locales et l’étranglement de l’autonomie décisionnelle).

99 Les valeurs traditionnelles de don et de réciprocité positive, comme l’waâdha et thimechret, sont tellement vivantes dans la Kabylie actuelle que l’on peut reprendre ici l’hypothèse de travail de Philippe Chanial [2009] selon laquelle, dans les différents rapports sociaux, si « tout n’est pas don […] en même temps, il n’est pas illégitime de faire le pari que les autres modalités du rapport social, qui ne sont pas du don, ne peuvent être comprises sans le don ». Et le rassurer, en quelque sorte, tant, dans ces villages de Kabylie où l’économie solidaire est vivante pour et par des transformations sociales spécifiques, son pari est bien tenu.

100 En somme, toute l’importance de ces expériences étudiées réside surtout dans le fait qu’elles réalisent une « jonction entre ces jeunes générations [actuelles] qui sont dans le faire avec les discours des plus anciens qui ont une conscience historique » [Caillé, 2016]. Elles légitiment cette conscience en même temps qu’elles lui donnent plus de précision : ces discours anciens, ce ne sont pas seulement les théories du capitalisme, du socialisme et de l’anarchisme, c’est, pour la société kabyle par exemple, son patrimoine de savoirs ancestraux, en partie incrustés dans les façons traditionnelles d’être et de faire, entre soi et avec les autres.

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  • — 2004, « Les structures socioculturelles, économiques et politiques de la Kabylie précoloniale », communication au colloque international, « La décentralisation au service du développement local », 27 et 28 novembre, Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, Algérie.

Date de mise en ligne : 05/02/2018

https://doi.org/10.3917/rdm.050.0307

Notes

  • [1]
    Ce travail est une version approfondie de la communication intitulée : « Le territoire de la Kabylie : une logique de solidarité par le croisement des traditions et de la modernité », présentée au colloque international « Rouen, un berceau de l’économie solidaire ? Une approche territoriale comparée de la mutualité et de la coopération du xixe au xxe siècle », qui s’est déroulé les 2 et 3 octobre 2014 à l’université de Rouen (Maison de l’Université). Nous voulons que ce travail soit également un hommage à feu Lounes Matoub, le demi-dieu du peuple kabyle, qui a réussi à léguer une œuvre presque surdivine en faisant de toute sa vie un don de soi si généreux qu’il constitue le meilleur levier pour la réalisation des aspirations de tout son peuple vers le mieux-être en étant soi-même [Zoreli, 2016].
  • [2]
    Concernant ce point, voir, par exemple, l’article de presse rapportant le fait que, « grâce à une gestion atypique de la protection de son environnement, de la lutte contre les pollutions de tous les genres, de la gestion rationnelle des déchets, de la sensibilisation des ménages, le village Iguersafène a réussi son pari, celui d’arracher la première place dans le concours Rabah Aissat 2014, du village le plus propre […], les villageois ont décidé de s’organiser sans l’aide de quiconque, à commencer par les autorités. Ils ont de tout temps refusé l’assistanat et cela leur réussit admirablement » [Nath Oukaci, 2014, p. 17].
  • [3]
    « Dans les zones rurales, particulièrement en Kabylie […], les différentes formes de solidarité villageoise et la fierté montagnarde font qu’il était quasiment impossible de rencontrer des mendiants. C’était une grande tare et un grand déshonneur pour tout le village dont est issu le mendiant ou la mendiante. Mais, depuis quelque temps, l’on s’aperçoit malheureusement que ce phénomène a bel et bien gagné le milieu rural » [Lounès, 2007] : un indicateur de la supériorité de la logique réciprocitaire en termes de régulation relativement au marché et/ou à l’État.
  • [4]
    Pluriel de thajmaâth, qui signifie à la fois une assemblée politique qui fonctionne à la façon de l’agora grecque avec, en plus, le droit à la parole pour tous les membres du village et la prise de décision par consensus général, et un espace public de proximité qui « appartient à tout le monde. On y vient pour tenir un langage d’homme, regarder les autres en face. On y vient pour écouter les vieux et enseigner les jeunes. On y vient pour ne pas céder sa place » [Feraoun, 2011, p. 13-14].
  • [5]
    Dans la Kabylie ancienne, pour exercer une fonction religieuse, il est impératif, pour l’individu prétendant, de justifier sa filiation maraboutique. Les marabouts dans l’imaginaire collectif de cette société forment un groupe spécifique ayant une bénédiction et devant avoir une neutralité vis-à-vis des situations de conflit entre personnes, villages ou tribus. Exemptés de plusieurs tâches économiques et de toutes les activités politiques et guerrières, les marabouts dans la société kabyle ancienne sont chargés de donner une teinte religieuse aux cérémonies et de faire une intermédiation pour régler les conflits d’une façon juste.
  • [6]
    L’aumône au nom des morts commence dès le troisième jour du décès d’un proche lorsque sa famille passe voir une nécromancienne, par la bouche de laquelle celui-ci exprime des désirs de nourriture ou d’habits que les siens ne manqueront pas d’offrir en son nom aux pauvres. À ce propos, Genevois a rapporté les mots d’une femme kabyle disant que si le décédé « ne demande rien, nous lui portons de la fressure préparée avec du couscous : c’est de la viande sans os… » [1969, III, p. 54].
  • [7]
    Une multitude d’autres rites sont pratiqués dans la Kabylie ancienne pour faire que les enfants du village ne connaissent pas une quelconque frustration. Durant la fête taâchurth, « les femmes font cuire les crêpes et les distribuent aux enfants qui vont à leur quête, de porte à porte […] Personne ne les renvoie les mains vides. On leur donne, en présage de bonheur, des crêpes et des œufs. Ils quêtent ainsi jusqu’à l’heure du déjeuner : alors, enfin, ils se partagent ce qu’ils ont recueilli » [Genevois, 1969, III, p. 34] à égalité. Dans d’autres fêtes, selon les plats préparés en la circonstance, ils quêtent et partagent entre eux de la même façon d’autres produits, comme la viande. Ces rites permettent en plus d’inculquer aux enfants les valeurs d’égalité, de fraternité, d’entraide, de travail collectif et de régulation solidaire.
  • [8]
    « Les membres du comité de village Zoubga qui rappellent que leurs aïeux avaient également réservé une chambrette pour héberger leurs hôtes, notamment les marchands ambulants de jadis, et une écurie pour leurs bêtes » [Adrar, 2013].
  • [9]
    À la fin des récoltes, les familles trient à part les fruits et légumes de bonne qualité pour en faire un lot duquel on détermine une part qu’on donne aux nécessiteux pour que les divinités préservent du mal tout ce qui appartient à la famille : animal, humain, champs et récoltes.
  • [10]
    Lorsqu’un citoyen du village perd une tête de bétail par maladie, ses voisins lui donnent une compensation monétaire à parts égales. De même, si, en cognant avec sa tête, un mouton vient d’être blessé mortellement, le propriétaire accourt pour l’égorger, et ainsi il envoie de la viande à parts égales à ses voisins qui, en retour, lui paient la viande reçue, lui permettant ainsi de compenser sa perte.
  • [11]
    Un Kabyle se trouvant à l’extérieur du territoire des Kabyles désigne systématiquement l’autre Kabyle qu’il croise sous le nom d’« enfant du pays ». Cette désignation contient une charge de proximité imposant un soutien mutuel.
  • [12]
    L’objectif de francisation puis d’arabisation des institutions formelles locales est de faire de la société kabyle une société sinon assimilée, du moins soumise.
  • [13]
    Zouvga est un village de la commune d’Illilten située à près de 70 km au sud-est du chef-lieu de la wilaya de Tizi-Ouzou. Comme son nom l’indique (Zouvga est un mot kabyle qui signifie « dépotoir » ou « décharge »), le village de Zouvga, avant de devenir un espace de vie humaine, fut d’abord un espace de décharge pour déchets ménagers.
  • [14]
    Le concept d’« innovation » est emprunté au vocabulaire de l’économie orthodoxe et est chargé d’un sens qui l’inscrit dans la logique libérale. C’est pourquoi, malgré son avantage de clé d’entrée sur le réel, nous lui préférons le concept de « transformation » qui, malgré son l’inconvénient de son imprécision, permet, entre autres, de substituer le principe de propriété collective à celui de propriété individuelle et le principe de réalisation du bien-être collectif à celui de réalisation de l’objectif d’amélioration du profit des entreprises privées.
  • [15]
    « Les communes de Aït Adella, Zoubga et Taourirt Aït Atsou organisent en alternance cette manifestation estivale importante, fournissant, grâce à des dons financiers individuels, [des] repas gratuits. […] Tous les étés, les habitants de la région se retrouvent sur la montagne, partageant le même couscous. La famille M […] fait partie de ces lignées rompues à la tradition. La grand-mère, revêtant sa plus belle robe traditionnelle, de couleurs vives, rouge et jaune, ne manquerait l’événement pour rien au monde. Même au prix d’une randonnée d’une petite heure, sous la chaleur, et qui ressemble parfois plus à une séance d’escalade lorsque la piste de sable fait place aux roches saillantes à l’approche de la cime. Au terme de sa marche, elle pourra prier les saints de la montagne d’exaucer son vœu. Celui de marier son fils, encore célibataire à bientôt quarante ans […] Perpétuant les traditions, la waâda d’Azru n’Thor accueille plusieurs marabouts et vieilles femmes “saintes” qui, aux différentes étapes du pèlerinage et contre quelques billets, vous offrent la baraka jusqu’a l’année suivante » [Celine, 2006].
  • [16]
    À titre d’exemple, le budget primitif pour l’année 2014 adopté de la wilaya de Tizi-Ouzou, qui contient soixante-sept communes, est de 954 024 725 dinars algériens [Tissegouine, 2013].
  • [17]
    Nous pouvons citer l’exemple des déchets ménagers : par le passé, les déchets étaient enfouis par les familles Kabyles chacun dans un coin spécialement réservé de ses propres champs ; aujourd’hui, dans le village de Zouvga, la thajemaâth interdit cette pratique et sanctionne tout contrevenant d’une amende de 1 000 dinars.
  • [18]
    Le prix du village le plus propre a été institué par l’Assemblée populaire de la wilaya de Tizi-Ouzou pour récompenser les trois premiers villages les plus propres sélectionnés et, par cette compétition, inciter tous les villageois de la wilaya à s’inscrire dans la logique de préservation de l’environnement et du développement durable.
  • [19]
    Le village de Djebla est sis dans la commune de Beni Ksila, située à près de 70 Km au nord-ouest de la wilaya de Bejaia.
  • [20]
    Tameghra ou amenzu n tefsuth (fête du premier jour du printemps) est une fête traditionnelle organisée dans l’ensemble de l’ancienne Kabylie. Durant le premier jour du printemps, les filles et les femmes du village se rendent le matin aux champs et collectent les meilleures fleurs et plantes en vue d’en faire un repas varié dans toutes les maisons du village, constitué, entre autres, d’agheroum ou djedjig (le pain contenant des fleurs) et de seksou ou dheryis. Ce dernier, explique Farid Ahmed, président de l’association Thajemaâth n Djebla, « est un plat de couscous aux légumes cuits à la vapeur, et mélangés à Adheryis (la thapsia) après sa cuisson. Ce repas est agrémenté de viande sèche, de pommes de terre, d’œufs, cuits à l’eau ainsi que de graines de fèves, le tout cuit également à l’eau. »
  • [21]
    Durant sa cinquième édition, en 2014, l’événement a drainé 3500 visiteurs.
  • [22]
    Amusnaw est une association de la wilaya de Tizi-Ouzou qui a réalisé, entre autres, des projets d’analyse et d’encadrement des activités de tourisme solidaire en Kabylie.
  • [23]
    Pour illustration, la commune d’Azazga, qui est en même temps un chef-lieu de daïra, dispose d’un hôpital, de succursales de toutes les banques nationales et des plus grandes banques étrangères implantées en Algérie, de représentants de tous les concessionnaires automobiles et de toutes les infrastructures culturelles et sportives. La commune de Tizi-Gheniff, elle aussi un chef-lieu de daïra, ne contient pas de succursales bancaires ni de représentants des concessionnaires automobiles, et ses infrastructures socioculturelles et sportives sont très limitées et peu équipées.
  • [24]
    Sur une dizaine de maires ayant, depuis l’indépendance, présidé aux destinées de la commune de Tizi-Gheniff, un seul dispose d’un diplôme universitaire ; la majorité n’a même pas atteint le niveau de formation secondaire. Cela explique en partie le fait que cette commune a eu, en 2012-2013 et 2013-2014, le plus faible niveau de consommation du budget communal au sein de la wilaya de Tizi-Ouzou.
  • [25]
    Le wali en Algérie est le dépositaire de l’autorité de l’État dans la wilaya, plus grande subdivision administrative du pays.
  • [26]
    La conférence, intitulée « les acteurs du développement local : vers le dépassement des clivages, comment bien négocier le virage ? », a été organisée le 13 juin 2014 au foyer de jeunes de Tizi-Gheniff.
  • [27]
    À ce propos, Malek Hessas, représentant des élus du Rassemblement pour la culture et la démocratie à l’Assemblée populaire de la wilaya de Tizi-Ouzou, pendant la séance de l’APW consacrée à l’étude et à l’adoption du budget primitif de la wilaya pour l’année 2014, s’est insurgé en déclarant : « Dans la répartition des subventions aux associations chapitre 914 […], nous relevons que trois associations se sont accaparées 65 % de la subvention du BP sans présenter de programme particulier hormis leur proximité avec l’exécutif de l’APW. [On] ajoute à ceci la “ségrégation” dont sont victimes des associations actives, connues et reconnues da la société civile […], auxquelles les subventions sont interdites […] » [Tissegueouine, 2013].

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