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Article de revue

Une défense du référendum à partir de l’exemple suisse

Pages 291 à 305

Notes

  • [1]
    On trouvera une description plus précise de ces différents mécanismes dans les textes suivants : Bevort [2011] ; Kölz [2013] ; Aubert [1983].
  • [2]
    Le tableau est cependant plus nuancé si l’on considère aussi les entités fédérées, puisque certains États des États-Unis, à commencer par la Californie et l’Oregon, connaissent eux aussi une pratique intensive du référendum (laquelle a été directement inspirée de l’expérience suisse, à la fin du xixe siècle [Goebel, 2002, p. 29-35]).
  • [3]
    Le référendum financier existe dans un certain nombre de cantons suisses alémaniques, mais il est inconnu en Suisse romande et au niveau fédéral.
  • [4]
    Parmi les exemples récents, mentionnons les initiatives de la « Marche blanche » (acceptées en 2004 et 2008), l’initiative des Alpes (acceptée en 1994), ou les initiatives successives du Groupe pour une Suisse sans armée (toujours repoussées mais qui ont eu un fort retentissement, en particulier la première, mise au vote en 1989 et qui demandait la suppression pure et simple de l’armée suisse).

1 Les référendums ont mauvaise presse depuis quelques années. Après le séisme du Brexit, le plébiscite autoritaire d’Erdogan en Turquie ou l’échec de la réforme électorale italienne, on assimile dans une même réprobation toute consultation de ce genre. Les scrutins sur la « constitution européenne » de 2005 en France et aux Pays-Bas avaient déjà suscité pareils cris, qu’avait à l’époque très précisément analysés Jacques Rancière [2005]. S’il nous semble si important de défendre cette pratique, c’est au moins pour deux raisons. La première, c’est que le référendum, pour autant que certaines conditions soient respectées, peut être une institution authentiquement démocratique. La seconde, c’est que les critiques émises à son encontre réactivent dans la plupart des cas une rhétorique antidémocratique qu’il faut à la fois mettre au jour et discuter.

2 Notre plaidoyer prendra appui sur le pays qui organise le plus grand nombre de référendums dans le monde, et sur une très grande diversité de sujets : la Suisse. Cette dernière est d’ailleurs régulièrement citée à comparaître pour alourdir le casier judiciaire du référendum. On se souvient, par exemple, de l’interdiction des minarets votée en 2009 ou de la décision de stopper l’« immigration de masse » en février 2014, qui avaient alors fait la Une des médias étrangers. Comme dans les exemples précédents, les commentaires se limitent généralement à quelques caricatures : certains dénoncent le règne sans partage du « populisme », d’autres s’inquiètent des dérives démagogiques d’un tel système, la plupart estiment qu’il serait inapplicable ailleurs, et presque tous le considèrent avec quelque inquiétude. Ces réactions font preuve la plupart du temps d’une grande ignorance quant à l’histoire de ces mécanismes référendaires, à leur fonctionnement effectif et au sens politique qu’on peut leur donner. C’est à notre sens contribuer à l’intelligence générale des référendums que de s’intéresser à ces aspects.

3 Il y a deux manières d’aborder la question des mécanismes de démocratie directe en Suisse : par une approche historique et sociologique, d’une part, et par une approche théorique, de l’autre. La première nous renseigne sur les origines et le fonctionnement effectif des instruments que les citoyens suisses ont aujourd’hui à leur disposition et permet de combattre certaines légendes tenaces qui accompagnent bien souvent la présentation du fonctionnement de la démocratie directe en Suisse. La seconde nous permet, si l’on accepte d’en isoler les éléments authentiquement démocratiques (tout en n’ignorant nullement qu’ils cohabitent avec d’autres qui ne le sont pas), d’en identifier l’un des sens possibles.

Quelques repères historiques

4 Les mécanismes de démocratie directe commencent à se mettre en place dans le second tiers du xixe siècle, d’abord au niveau cantonal. Une histoire détaillée de cette émergence reste encore à faire, mais il est toutefois possible d’identifier le rôle de mouvements populaires dans certains cantons suisses alémaniques (Zürich, Saint-Gall, Schaffhouse), via des mouvements démocratiques qui s’y développent à partir des années 1830 [Auer, 1996 ; Kölz, 2006]. Les institutions référendaires fédérales (nationales) sont quant à elles des émanations du système politique représentatif bien davantage que de revendications spécifiquement populaires. Quoique ces dernières aient leur importance pour comprendre cet avènement, ce sont pour l’essentiel des mouvements politiques constitués et, plus précisément, des partis politiques, qui président à l’introduction de mécanismes de démocratie directe au niveau fédéral, mécanismes par ailleurs moins développés qu’ils ne le sont dans la plupart des cantons, encore aujourd’hui.

5 La première Constitution suisse, rédigée et approuvée en 1848, ne comporte qu’un seul instrument de démocratie directe, que l’on nomme le « référendum obligatoire ». Il prévoit que toute modification de la Constitution doit être soumise au vote des citoyens et des cantons, et recueillir la majorité des uns et des autres. Le référendum constitutionnel n’est pas une invention suisse ; il trouve son origine aux États-Unis, dans l’État du Massachusetts où le premier d’entre eux a eu lieu en 1778 [Tuck, 2016, p. 191-192]. Il a ensuite été importé en Suisse par des chemins encore partiellement obscurs [Serdült, 2014, p. 70], en particulier parce que les rédacteurs de la première Constitution fédérale étaient peu enclins à admettre une inspiration étrangère trop envahissante.

6 De 1848 à 1874, seuls onze de ces référendums constitutionnels ont lieu au niveau national, faisant de la Suisse un système politique presque intégralement représentatif. Ce sont les catholiques conservateurs qui souhaitent la mise en place du « référendum facultatif », qui sera introduit en 1874 lors de la première révision complète de la Constitution fédérale et qui permet de mettre au vote populaire n’importe quelle loi passée par le Parlement, moyennant la récolte de la signature de 30 000 citoyens (leur nombre passera à 50 000 en 1977). Par la suite, leur alliance avec le parti socialiste tout juste constitué (celui-ci est créé en 1888) permet l’ajout de l’« initiative populaire » dans la Constitution en 1891, qui met au vote un amendement à la Constitution fédérale ayant au préalable recueilli le soutien de 50 000 citoyens (100 000 depuis 1977) [1]. Les deux instruments sont d’abord créés pour lutter contre le parti radical, majoritaire à l’Assemblée fédérale et formant un gouvernement « monocolore » jusqu’en 1891, au moment où il consent à l’élection d’un représentant du parti conservateur en son sein. En même temps, les forces politiques qui ont conduit à l’adoption de ces mécanismes dans les cantons constituaient de véritables mouvements populaires, qui forment d’ailleurs l’embryon de ce qui allait devenir plus tard le mouvement ouvrier et syndical en Suisse [Vuilleumier, 2012, p. 321-346]. Le référendum facultatif n’est pas non plus une invention suisse. Il prend exemple sur les débats constitutionnels pendant la Révolution française et, plus spécifiquement, sur les projets de constitution « girondin » et « montagnard » de 1793 qui, tous les deux, imaginent une manière d’intégrer l’« opinion publique » au processus législatif [Kölz, 2006 ; Gross, 2016].

7 Il est difficile d’ignorer cette double origine des instruments référendaires en Suisse, à la fois revendication populaire et lutte interpartisane. Quoi qu’il en soit, la démocratie directe au niveau fédéral est d’abord – mais pas exclusivement, il est important de le souligner – une création d’élites politiques soucieuses de pouvoir porter certaines questions dans une arène différente de l’espace parlementaire, dans laquelle, espèrent-elles, elles auront de meilleures chances de faire triompher leurs positions [Schattschneider, 1960].

8 Cette genèse nous permet également de constater que les référendums obligatoire et facultatif ainsi que l’initiative populaire n’ont strictement rien à voir avec les pratiques de démocratie directe que certains des cantons et communes suisses pratiquaient sous l’Ancien Régime, qu’il s’agisse des cantons à Landsgemeinde (assemblées cantonales rassemblant une fois par année tous les citoyens du canton et décidant des lois, des impôts, des traités, etc. [Möckli, 1987]) ou de la confédération des ligues grisonnes, par exemple. Ce point a longtemps suscité une discussion parmi les historiens, mais la thèse « continuiste » n’est plus guère défendue sérieusement aujourd’hui. Au xxe siècle, certains ont en effet cherché à inventer une tradition démocratique suisse plongeant dans les tréfonds du Moyen Âge, mais l’on sait maintenant qu’il s’agit d’une reconstruction à peu près intégralement fantaisiste historiquement. Cette dernière appartient en revanche à une phase déterminée du nationalisme suisse, qui met de côté les dissensions qui ont conduit à la guerre civile du Sonderbund en 1847, puis à la création de l’État fédéral l’année suivante, pour se concentrer sur une vision unitaire de la nation, transcendant les différences entre catholiques et protestants [Delaloye, 2004 ; Zimmer, 2003].

9 Il faut aussi noter que les pratiques démocratiques que certaines des communautés – qui formeront ensuite la Suisse – connaissent avant la fin du xviiie siècle appartiennent à une tradition républicaine qui s’estompera partiellement par la suite, comme partout ailleurs en Europe [Barber, 1974 ; Maissen, 2006]. Les mécanismes référendaires qui se mettent en place dans la seconde moitié du xixe siècle relèvent de toute évidence d’une tradition politique différente, qu’il reste encore à qualifier d’ailleurs mais dont on peut au moins convenir qu’elle n’appartient pas au républicanisme des xviie et xviiie siècles. Comme nous l’avons vu, l’outil référendaire tire en Suisse son inspiration de la France et des États-Unis, non des pratiques d’Ancien Régime des communautés démocratiques de Suisse centrale et orientale [Kölz, 2006, p. 676-689].

10 Le genre de participation politique impliqué dans l’un et l’autre cas est très différent, qu’il suffise de penser aux Landsgemeinden auxquelles participaient des citoyens armés, des Bürger natifs du lieu, et à l’urne électorale qui symbolise l’acte de vote dans les régimes représentatifs et qui était utilisée indifféremment pour les élections et pour les référendums en Suisse. Participation décidément publique dans le premier cas, qui justifie le vote à main levée dans l’assemblée, participation davantage privée dans le second, faisant droit à l’existence de citoyens qui sont en même temps des individus porteurs de libertés conçues au moins partiellement contre le pouvoir de la communauté ou de l’État. La rupture entre les deux modèles est d’ailleurs si évidente pour les acteurs politiques du moment que certains cantons à Landsgemeinde abandonnent cette institution en 1848 (c’est le cas de Schwytz, principal canton démocratique de Suisse centrale, et de Zoug).

11 Dresser l’histoire de la démocratie directe en Suisse commande donc d’insister sur cette rupture entre les pratiques d’Ancien Régime et les mécanismes référendaires qui apparaissent dès les années 1830. Il faut ensuite reconnaître les influences étrangères – française et américaine – qui ont conduit à l’adoption de ces derniers, et rappeler les circonstances politiques très particulières qui expliquent pourquoi ils ont pu non seulement s’établir, mais aussi perdurer, en Suisse, bien davantage que partout ailleurs dans le monde.

Démocratie directe et oligarchie

12 Nous l’avons dit, la Suisse est le pays qui utilise le plus fréquemment les mécanismes de démocratie directe au niveau national. La différence est même abyssale puisque plus de la moitié de tous les référendums d’initiative populaire qui ont lieu chaque année dans le monde se tiennent dans ce pays [Altman, 2011, p. 204-208], à tel point qu’il faut le sortir des statistiques si l’on veut éviter de les déséquilibrer complètement [Qvortrup, 2017] [2]. Cette caractéristique du régime politique suisse a bien évidemment donné lieu à de nombreuses études qui ont répété la place centrale que la démocratie directe occupe dans les équilibres politiques nationaux et cantonaux [Papadopoulos, 1998 ; Voutat, 2005 ; Kriesi, Trechsel, 2008 ; Serdült, 2014].

13 Ce n’est pourtant pas parce que la Suisse fait un usage comparativement très intense de la démocratie directe qu’elle n’est pas aussi, et devrait-on mieux dire d’abord, un régime parlementaire et « représentatif » classique. La très grande majorité des lois y sont rédigées par les différents services de l’administration fédérale et votées par le Parlement seul. Des compétences essentielles échappent totalement au contrôle populaire et appartiennent au pouvoir souverain de l’Assemblée fédérale, à commencer par le budget [3]. De nombreuses décisions importantes sont prises directement par le Conseil fédéral sans possibilité de s’y opposer. Le fonctionnement normal du pouvoir politique suisse est d’ordre « représentatif », et obéit par conséquent à un fonctionnement oligarchique – au sens étymologique du terme : le pouvoir du petit nombre – analogue à celui des autres régimes européens.

14 Le contraste entre les pratiques référendaires fédérales et cantonales est à cet égard instructif. Plusieurs cantons suisses font un usage plus intense de la démocratie directe et expérimentent depuis longtemps des outils plus variés que ceux qui existent au niveau fédéral, sans même parler des villes qui, pour certaines, organisent fréquemment des référendums. La pratique fédérale de la démocratie directe est donc assez limitée si l’on prend comme point de comparaison non pas les autres États, mais les usages de l’autolégislation et de l’autogouvernement que l’on peut observer en Suisse même. Il faut dès lors admettre que les trois mécanismes de démocratie directe existant au niveau fédéral accordent un pouvoir effectif, mais résiduel, aux citoyens.

15 Enfin, concluons cette partie en rappelant que les outils de démocratie directe sont principalement utilisés en Suisse par les forces politiques traditionnelles : partis politiques, associations patronales, syndicats, etc. Les cas où des collectifs de citoyens constitués spécifiquement pour l’occasion lancent un référendum ou une initiative et mènent la campagne politique qui les accompagne sont extrêmement rares [4]. Dans certains cas, la discussion sur une question peut être imposée à des forces politiques nationales qui, ensuite, s’en emparent.

Critiques de la démocratie directe

16 Cependant, ce pouvoir résiduel et cet usage limité que nous venons d’évoquer sont si considérables en comparaison internationale qu’ils semblent trop importants à certains. On trouve ainsi en Suisse des adversaires de la démocratie directe, au sein de la classe politique elle-même notamment, bien que leurs critiques soient rarement formulées explicitement. Le coût politique d’une critique de la démocratie directe est extrêmement élevé en Suisse, et, pour atteindre cet objectif, les acteurs recourent donc la plupart du temps à des arguments indirects, déviés, visant de supposés « excès » de la démocratie plutôt que la pratique référendaire elle-même. Le fond des arguments appartient pourtant clairement aux diverses variantes du discours antidémocratique.

17 Ils dénoncent l’incompétence de « l’homme de la rue » sur des dossiers trop complexes pour lui, en suggérant de confier à des experts ou à des professionnels la conduite des affaires politiques. Il s’agit là de la critique aristocratique classique de la démocratie, aussi vieille que cette dernière, d’ailleurs, mais qui a trouvé des traducteurs de tout temps, qu’il s’agisse des « pères fondateurs » de la Constitution des États-Unis, de la plupart des acteurs de la Révolution française, des théoriciens de la « représentation » ou des penseurs élitistes du xxe siècle [Manin, 1995 ; Dupuis-Déri, 2013 ; Wolin, 1989]. Pour les tenants de cette critique, la politique serait une science ou une technique que seule une petite minorité maîtriserait.

18 Depuis quelques années, la démocratie directe suisse a également été attaquée sur un autre registre : la défense des droits fondamentaux. De récentes décisions, sur l’interdiction des minarets ou l’expulsion des criminels étrangers, ont donné une nouvelle actualité à ces réflexions, sans même parler d’une éphémère proposition de réintroduire la peine de mort pour les criminels pédophiles, initiative lancée en 2010 mais dont la récolte des signatures n’a pas même été entamée. Cette critique repose sur l’idée qu’il y aurait des limites absolues au-delà desquelles le débat démocratique ne doit pas s’aventurer, sans préciser qui décide desdites limites ni à partir de quels principes on serait en droit de le faire.

19 Enfin, une critique technocratique est également apparue, qui insiste sur le caractère dysfonctionnel de la démocratie directe. Les référendums sont supposés ralentir l’action de l’État, la rendre parfois incohérente et souvent imprévisible, défigurer la Constitution, entraver le gouvernement, rendre les négociations internationales impossibles, etc. Cette critique est particulièrement vive lorsque des questions relevant des affaires étrangères sont soumises à référendum. Le coup d’arrêt à la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union européenne, voté de justesse en 2014, les a par exemple puissamment réactivées.

20 Non seulement ces critiques sont très exagérées en regard de l’expérience suisse, mais elles usent toutes, généralement sans le dire explicitement, du discours antidémocratique traditionnel qui s’est efforcé depuis deux mille cinq cents ans d’identifier le pouvoir du peuple au chaos [Rancière, 2005].

21 Il existe encore une quatrième critique des instruments de démocratie directe, un peu différente des précédentes, dénonçant l’« illusion » de pouvoir qu’elle conférerait au peuple. C’est un discours qui a notamment été développé par des chercheurs en sociologie ou en science politique [Meynaud, 1969-1970 ; Masnata, Masnata-Rubattel, 1978], et qui insiste sur les défauts ou les insuffisances des mécanismes de démocratie directe. Il remarque en particulier la faiblesse de la participation, l’usage quasi exclusif de ces mécanismes par les élites, la manipulation des résultats par le financement de campagnes extrêmement onéreuses, etc. Cette critique maximaliste des outils référendaires repose en réalité – sans toutefois l’admettre explicitement – sur une conception absolutiste de la démocratie, identifiant tout écart à l’idéal quasi rousseauiste d’un pouvoir intégral et sans partage du peuple à un simulacre de démocratie. Plutôt que de comparer le fonctionnement des mécanismes de démocratie directe à celui des systèmes représentatifs ou, plus généralement, à celui de régimes existants, la comparaison se fait avec une démocratie parfaite et accomplie, par rapport à laquelle on ne peut alors que constater l’écart qui la sépare de la pratique effective de la démocratie directe en Suisse.

22 Cet argument insiste également sur le caractère conservateur de la démocratie directe. Il souligne en particulier son rôle de « soupape de sécurité », reconnu dès le xixe siècle par les élites, offrant au peuple un moyen d’expression le rendant moins prompt à la révolte ou à la révolution. Dans cette conception, les institutions de la démocratie directe sont réduites à une série de concessions des élites pour mieux assurer leur pouvoir [Enckel, Tonnelier, 1990].

Revenir aux fondements de la démocratie

23 Pour répondre à ces différentes critiques, une analyse théorique doit être ajoutée aux considérations historiques et sociologiques précédentes. Il nous semble donc indispensable de rappeler que la démocratie est un système politique populiste (antiélitiste ou, pour utiliser des catégories aujourd’hui à peu près éteintes, antiaristocratique), autofondé (sans transcendance des normes, c’est-à-dire sans recours au « droit naturel », terme lui aussi obsolète bien que l’argument qui le soutenait continue à avoir une efficacité politique certaine, notamment sous la forme des « droits de l’homme ») et, au moins en partie, désordonné. En attribuant à l’exercice de la démocratie directe l’un ou l’autre de ces effets, les critiques dévoilent en réalité leurs présupposés antidémocratiques.

24 Que la démocratie soit désordonnée, on le sait depuis Aristote ou même, peut-être plus profondément, depuis les grands tragiques (que l’on songe à Eschyle ou Sophocle). Tocqueville attribuait lui aussi à l’« effervescence démocratique » un rôle tout à fait fondamental dans le fonctionnement de la démocratie américaine. Enfin, Claude Lefort a rappelé naguère que la démocratie était nécessairement « sauvage », qu’elle refusait d’être localisée et assignée à des tâches prédéterminées [Lefort, 1979, p. 23-28]. Qu’elle soit autofondée, ce sont encore les Athéniens qui nous l’indiquent par la phrase qu’ils plaçaient en tête de toutes leurs lois : « edoxe ta boulè kai to dèmo » (il a semblé bon au conseil et au peuple…), montrant bien que seules les institutions démocratiques elles-mêmes – en l’occurrence l’assemblée des citoyens – fondaient les décisions de la cité [Castoriadis, 2008]. Enfin, que la démocratie soit populiste, on peut le comprendre en se souvenant de ce qui a porté ce nom dans l’histoire politique américaine, et qui est aussi éloigné que possible du sens que le terme a acquis en français depuis quelques années [Goodwyn, 1976]. Dire que la démocratie est populiste, c’est simplement rappeler qu’elle repose à la fois sur le principe de la souveraineté populaire et sur celui de la décision majoritaire [Dahl, 1956].

25 Critiquer le populisme, l’absence de fondation ou le désordre de la démocratie, c’est dès lors critiquer la démocratie elle-même en faisant mine de n’en dénoncer que les « excès ». Car par quoi les remplacer ? Prétendre que la démocratie ne devrait pas prioritairement se préoccuper du peuple lui-même (dans son double sens de population et de populace, double sens constitutif de sa signification politique [Rancière, 1995 ; Laclau, 2005]), c’est presque énoncer une aporie. Tenter de lui trouver une fondation ultime, c’est vouloir recouvrir la béance de l’instituant, pour parler comme Castoriadis, ou vouloir nier la division originaire du social, pour utiliser les concepts de Lefort, toutes tentatives caractéristiques des régimes qui se sont toujours dressés contre la démocratie. Enfin, vouloir ordonner une pratique politique libre suppose de définir cet ordre en un lieu lui-même hors d’atteinte de cette pratique, et de le lui imposer en retour. En ce sens, la démocratie ne pourrait se déployer qu’entre certaines bornes qu’il ne lui appartiendrait pas de définir, une position caractéristique de la position libérale classique, qui s’assigne précisément comme rôle de déterminer ces bornes (c’est particulièrement clair chez Benjamin Constant par exemple).

26 La démocratie, faut-il le rappeler en mobilisant l’étymologie, c’est bien le pouvoir du peuple (le kratos du dèmos), non sa consultation périodique ou sa « représentation » par une assemblée. Tout l’enjeu théorique et politique de l’histoire de la démocratie a consisté à faire mentir ses premiers adversaires qui ont inventé ce terme en pensant forger un oxymore. La première tâche des démocrates est donc de montrer qu’une certaine forme de pouvoir, fût-il résiduel, peut bien appartenir au peuple (dans son double sens, rappelons-le).

27 Les conséquences de ce pouvoir, dont nous avons évoqué plus haut quelques exemples tirés de l’expérience suisse, appartiennent encore complètement à une pratique démocratique, y compris lorsqu’elles sont catastrophiques ou qu’elles mettent en danger son exercice même. Castoriadis rappelle à de nombreuses reprises que la démocratie est un régime « tragique » au sens fort du terme, c’est-à-dire un régime qui peut être frappé à tout moment d’hubris (de démesure), qui parfois perd le sens de ce qu’il doit faire ou ne pas faire alors qu’il peut en droit tout faire [Castoriadis, 2008, p. 126-127]. Comme le héros tragique, la démocratie peut mourir d’avoir outrepassé des limites qu’elle n’avait pas su se fixer à elle-même (et non des limites qui lui préexisteraient, des limites « naturelles » ou universelles). En ce sens, prétendre que la démocratie est défectueuse puisqu’elle peut se détruire elle-même est encore un argument qui méconnaît fondamentalement les principes de cette dernière.

Quelques leçons

28 On ne peut en même temps contester l’importance des mécanismes référendaires et en dénoncer les effets, critiquer leur irréalité et la menace mortelle qu’ils représentent, leur futilité et leur dangerosité, pour reprendre les termes de Hirschman [1991]. L’exemple suisse montre bien au contraire, d’une part, qu’une intégration poussée de ces mécanismes au système politique influence de manière significative les politiques publiques, et, d’autre part, que les cataclysmes redoutés en pareil cas ne se produisent pas. La plupart du temps, c’est même l’inverse qui est vrai, comme les décisions populaires dans le domaine de l’écologie ont pu le montrer depuis les années 1980.

29 Il n’est pas légitime non plus de reprocher aux mécanismes référendaires d’introduire de l’incertitude dans les affaires politiques et, par conséquent, d’en défaire le bon ordonnancement. Par définition, l’issue d’un référendum doit être incertaine si la consultation est sérieuse et que la question posée est importante, c’est-à-dire contestée et conflictuelle. Ne mettre au vote que les questions sur lesquelles chacun connaît à l’avance la réponse qui sortira des urnes ne relève pas d’une utilisation démocratique du référendum, mais, au contraire, d’un usage plébiscitaire de mauvais aloi.

30 Prétendre limiter l’usage du référendum à des enjeux locaux de faible importance est une autre erreur fréquente qui minimise sa dimension véritablement démocratique. Si l’on souhaite effectivement conférer du pouvoir aux citoyens, ce sont précisément les questions les plus importantes et les plus fondamentales qu’il faut commencer par poser. Ce principe démontre d’ailleurs l’absurdité consistant à s’inquiéter de la possible remise en cause des droits fondamentaux par les citoyens. Il faut répondre en deux temps à cet argument : premièrement, au niveau théorique, en rappelant que la définition même de la démocratie suppose que les citoyens puissent défaire ce qu’ils ont fait, car eux seuls sont la source de la loi et définissent de ce fait ce que sont les droits fondamentaux, et deuxièmement, au niveau pratique, en indiquant que les attaques les plus virulentes contre les droits fondamentaux dans les régimes libéraux ont toujours été le fait de gouvernements ou de parlements, et jamais de décisions référendaires [Dupuis-Déri, 2016]. Ni le Patriot Act, ni les diverses autorisations de l’usage de la torture, ni la farce consistant à prolonger indéfiniment un État d’urgence par conséquent devenu normal, n’ont été décidés lors de scrutins populaires (sans remonter à des exemples historiques plus anciens).

31 Pour être démocratique, le référendum doit être à la fois un contre-pouvoir et un pouvoir. Il doit pouvoir bloquer des décisions gouvernementales ou législatives (ce que permet le référendum facultatif en Suisse) et proposer de nouvelles dispositions contraignantes pour les autorités (c’est le rôle de l’initiative populaire). Pour qu’il le soit effectivement, il lui faut une certaine dose d’institutionnalisation, que son utilisation soit habituelle, intégrée par tous les acteurs du jeu politique, et que les citoyens puissent raisonnablement s’en emparer sans le soutien de grandes organisations. Sur ce dernier point, la situation suisse est encore infiniment perfectible, mais elle est dans le même temps beaucoup plus avancée que dans d’autres pays. Qu’elle puisse être exportée nous paraît l’évidence même, qu’elle doive l’être relève d’un débat chaque fois à refaire dans les collectivités concernées. On voit difficilement ce que lesdites collectivités auraient à y perdre d’un point de vue démocratique, ce qu’elles auraient à y gagner de ce même point de vue nous paraît en revanche suffisamment clair.

Bibliographie

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  • Vuilleumier Marc, 2012, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Édition d’en bas, Lausanne, Collège du Travail, Genève.
  • Wolin Sheldon S., 1989, The Presence of the Past. Essays on the State and the Constitution, The Johns Hopkins University Press, Baltimore.
  • Zimmer Oliver, 2003, A Contested Nation. History, Memory and Nationalism in Switzerland, 1761-1891, Cambridge University Press, Cambridge.

Notes

  • [1]
    On trouvera une description plus précise de ces différents mécanismes dans les textes suivants : Bevort [2011] ; Kölz [2013] ; Aubert [1983].
  • [2]
    Le tableau est cependant plus nuancé si l’on considère aussi les entités fédérées, puisque certains États des États-Unis, à commencer par la Californie et l’Oregon, connaissent eux aussi une pratique intensive du référendum (laquelle a été directement inspirée de l’expérience suisse, à la fin du xixe siècle [Goebel, 2002, p. 29-35]).
  • [3]
    Le référendum financier existe dans un certain nombre de cantons suisses alémaniques, mais il est inconnu en Suisse romande et au niveau fédéral.
  • [4]
    Parmi les exemples récents, mentionnons les initiatives de la « Marche blanche » (acceptées en 2004 et 2008), l’initiative des Alpes (acceptée en 1994), ou les initiatives successives du Groupe pour une Suisse sans armée (toujours repoussées mais qui ont eu un fort retentissement, en particulier la première, mise au vote en 1989 et qui demandait la suppression pure et simple de l’armée suisse).
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