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Article de revue

Le tournant libidinal du capitalisme

Pages 27 à 46

Notes

  • [1]
    On lira à ce sujet l’excellent article de Michelle Dobré et Aldo Haesler : « Rejoignez-nous au club des gagnants. La cohésion sociale dans un système de Ponzi », http://droitdecites.org.
  • [2]
    On doit à André Orléan d’en avoir donné une analyse particulièrement claire dès 1999 dans Le Pouvoir de la finance [Orléan, 1999].
  • [3]
    On peut trouver le texte en français de ces articles sur le site révisionniste www.radioislam.net.
  • [4]
    Sur l’antisémitisme de Ford, voir p. 376-387.
  • [5]
    On trouvera des éléments sur la tentation fasciste des tycoons (magnats) américains dans Pierre Abramovici, « Comment les firmes US ont travaillé pour le Reich » [2002].
  • [6]
    Cette révolution culturelle est bien décrite par David Halberstam, Les Fifties, la révolution américaine des années 50 [1995].
  • [7]
    Nous en sommes aujourd’hui bien plus loin puisque la formule de départ s’est inversée : « Le désir, on s’en occupe, tu peux demander tout ce que tu veux ; quand au travail, tu repasseras après la crise ! »
  • [8]
    Ce n’est là qu’un paradoxe apparent : l’événement dont nous allons parler est parfaitement congruent avec l’ultralibéralisme des années 1920, dont rend bien compte le grand roman de Francis Scott Fitzgerald publié en 1925 aux États-Unis, Gatsby le Magnifique, lequel a récemment fait l’objet d’une bonne adaptation cinématographique par Baz Luhrmann. Ce n’est pas un hasard si, dans ce roman, l’histoire est racontée par un employé de Wall Street qui constate la folie et la démesure propres à l’ultralibéralisme de ces années, lesquelles ont directement causé la crise de 1929. Le mot d’ordre du président d’alors, Calvin Coolidge (1923-1929), en dit long sur l’orientation ultra-libérale de ces années 1920 aux États-Unis : « Moins d’État dans les affaires et plus d’affaires dans les États ! »
  • [9]
    Edward Bernays est le fils de la sœur de Freud, Anna, et du frère de sa femme Martha.
  • [10]
    Rappelons la réplique culte du personnage de Johnny dans le film. Une fille : « Eh ! Johnny, contre quoi tu te rebelles ? » Johnny : « Qu’est-ce que t’as à proposer ? »

1929

1 Nous développerons ici l’hypothèse suivante : la crise de 1929 a été l’occasion d’une reconfiguration complète du capitalisme, laquelle a permis, à terme, l’invention d’un nouveau modèle communément appelé « société de consommation ». Autrement dit, loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés. Nous ne ferons, faute de place, qu’ébaucher une seconde hypothèse : l’autre grande crise, celle de 2008, dans laquelle nous sommes encore, est très probablement à interpréter comme le début de la fin de ce modèle.

2 Partons donc de 1929. Deux causes sont généralement avancées pour expliquer cette crise majeure. L’une a été dégagée par John Kenneth Galbraith dans La Crise économique de 1929 [Galbraith, 2008]. Le grand économiste keynésien met l’accent sur l’excès des ventes à crédit. Ce qui crée : 1) des bulles spéculatives telles que les produits à vendre deviennent de plus en plus chers ; et 2) des dettes abyssales puisque les emprunteurs ne peuvent plus rembourser leurs créanciers. La crise de 1929 fut en ce sens l’aboutissement de ce qui avait commencé dans les années 1920 avec la spéculation sur les terrains en Floride (à noter que les mêmes causes entraînèrent les mêmes effets en 2008 avec la spéculation immobilière aux États-Unis et les fameuses subprimes). L’autre cause s’imbrique dans la première : le capitalisme connaît des crises de surproduction régulières telles que les biens produits ne trouvent plus de débouchés. Rappelons que la première, la « crise de la tulipe » en 1637, est survenue dans le nord des Provinces-Unies [voir Kindleberger, 2005] l’année même où Descartes recommandait aux hommes d’« inventer une infinité d’artifices » et de se faire « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode, 1637, VIe partie).

3 Beaucoup de crises plus tard, on put établir cette loi : ceux qui ne se sont pas retirés assez vite du marché (de la tulipe, des terrains de Floride, du marché immobilier états-unien dans les années 2000…) sont les perdants. Ils ont acheté très cher ce qui allait bientôt ne plus rien valoir et sont donc, souvent, criblés de dettes qu’ils ne peuvent rembourser ; ce qui fait plonger les banques qui ont complaisamment et abusivement prêté. Au total, beaucoup de monde et de secteurs sont touchés puisque le système ne fonctionne qu’en s’élargissant toujours plus ; ce qui l’apparente quelque peu au mécanisme des pyramides dites de Ponzi qui consiste à rémunérer les investissements des anciens clients par les fonds amenés par les nouveaux entrants jusqu’au moment où les sommes que ces derniers procurent ne suffisent plus à couvrir ce qui est dû aux précédents [1].

4 Ce système ne fonctionne pas selon la sacro-sainte loi libérale de l’offre et de la demande qui suffit à régler les prix des biens marchands courants grâce à des « acteurs rationnels », mais selon une autre loi qui met en jeu des acteurs aussi « rationnels » que les fameux moutons de Panurge – c’est dire. Le cœur du système, la finance, est en quelque sorte, comme on dit en psychiatrie, « bipolaire » : il fonctionne dans l’euphorie communicative lors de la hausse et dans la crise de panique encore plus communicative lors de la baisse.

5 Voici donc un système qui se croit rationnel alors qu’il est fou en son cœur : il est pris à intervalles réguliers de crises plus ou moins amples causées par quelques hausses successives de prix sur une valeur donnée, ce qui suffit pour attirer de nouveaux acheteurs et renforcer ainsi la hausse initiale qui appellera encore de nouveaux acheteurs : les traders entrent alors en scène en faisant des promesses de profits extravagant, ce qui amplifie encore le mouvement… jusqu’à ce que cela s’effondre dans la panique. C’est ce qu’on appelle la folie mimétique (qui peut s’étudier de façon très rationnelle [2]). Dans cette folie, les acteurs s’imitent les uns les autres sans souci de la valeur réelle du bien et créent des phénomènes de contagion. Cela s’appelle la spéculation : une hausse cumulative des prix qui, ne s’étant nourrie que d’elle-même, ne peut que rencontrer bientôt sa limite catastrophique lorsqu’elle découvre qu’elle ne repose sur… rien.

6 Cette situation absurde, où un personnage marche sans problème dans le vide et… tombe quand il s’en aperçoit, fait beaucoup rire dans les dessins animés de Tex Avery. Beaucoup moins quand elle détruit la monnaie – du grec nomos, ce qui, par convention, fait loi entre nous. Ces phénomènes spéculatifs naissent de rien – un jeu de miroir entre acteurs jouant à la hausse – et emportent tout. Ceux qui s’y livrent n’ont aucune excuse : la langue commune les a prévenus, comme elle prévient d’ailleurs tout le monde, puisque spéculation vient de specula, miroir en latin. La bulle spéculative résulte d’un jeu de miroir dans la finance.

7 Si cette pathologie financière ancienne, mais centrale et récurrente, a frappé si fort en 1929, c’est en raison de l’interdépendance déjà atteinte entre les éléments du système : industries, finance, commerce international… En effet, plus le système est concentré et ses éléments interdépendants, plus les conséquences sont larges et tragiques : effondrement économique, chômage, faillites financières, propagation d’un pays à l’autre.

Ford avec Hitler

8 Mais la crise de 1929 eut aussi les conséquences politiques désastreuses que l’on sait : le chaos suscita dans le maillon faible de l’Europe, l’Allemagne aux prises avec des réparations de guerre d’un montant exorbitant, l’apparition de foules désœuvrées réclamant vengeance. Il ne manquait plus qu’un Führer vociférant pour les amener au point de surchauffe en leur désignant à l’envi des boucs émissaires bientôt promis à l’extermination. Il se créa donc cette catégorie appelée « les Juifs » : pseudo-ensemble assez imaginaire pour désigner des supposés groupes aussi incompatibles entre eux que le « judéo-bolchevisme » d’un côté et la « finance capitaliste juive » de l’autre, mais qui, au gré de la rhétorique nazie, pouvaient se trouver réunis dans le même opprobre lorsqu’il s’agissait de dénoncer le « gouvernement mondial juif » qui cherchait à s’imposer à la planète !

9 La propagande nazie fut telle que le tour de passe-passe consistant à établir l’équation « spéculateurs = Juifs » se trouva en grande partie accréditée auprès des foules allemandes. Avec les tragiques conséquences que l’on sait : chasse massive à la « vermine », extermination industrielle. Or les foules ont été trompées et se sont trompées puisque, faut-il le dire, tous les Juifs n’étaient pas des spéculateurs et tous les spéculateurs n’étaient pas juifs – tant s’en faut.

10 L’hypothèse eut cependant beaucoup d’adeptes dans le monde et notamment aux États-Unis, à commencer par un certain Henry Ford qui publia, dès les années 1930, dans le journal de sa compagnie, le Dearborn Independent, une série d’articles intitulés Le Juif international, Le plus grand problème du monde[3]. Dans ces articles largement inspirés du faux célèbre, Les Protocoles des Sages de Sion, Ford salue la salutaire « réaction de l’Allemagne contre le Juif ». Hitler en fut emballé et il se mit à vénérer Ford, en proclamant qu’« [il] ferai[t] de [son] mieux pour mettre ses théories en pratique en Allemagne, en modélisant la Volkswagen, la voiture du peuple, sur le modèle T » [Watts, 2006 [4]]. Mais ce n’est pas seulement chez Volkswagen que l’influence de Ford fut déterminante. On ne peut s’empêcher de se représenter les camps d’extermination nazis comme des complexes industriels organisés en vue de donner à la chaîne la mort à des millions d’hommes.

Après le cauchemar, le rêve

11 Les États-Unis surent cependant échapper à la tentation fasciste présente chez un certain nombre de grands patrons américains [5] en réformant profondément, par touches successives, le capitalisme. Le New Deal imposé par le président américain Franklin Delano Roosevelt fut à cet égard décisif. Cette politique interventionniste fut mise en place entre 1933 et 1938 pour réformer les marchés financiers, relancer l’économie américaine gravement touchée par le krach de 1929 (chômage de masse et faillites en chaîne) et soutenir les couches les plus pauvres de la population. Le génie de Roosevelt, seul président américain à avoir été élu pendant quatre mandats consécutifs entre 1933 et 1945 – ce qui en fait un parfait contemporain politique d’Hitler –, fut de mettre en œuvre une politique interventionniste qui permit rien de moins que l’invention ou la réinvention du rêve américain qui s’épanouira après-guerre, avec comme composantes : le cinéma hollywoodien, le pavillon de banlieue (un dénommé William Levitt se met, dans les années 1950, à construire partout ses Levitt towns faites de pavillons accessibles au grand nombre) ; la grande surface (en 1953, un certain Eugene Ferkauf achète une parcelle de terrain à pommes de terre à côté de New York et reçoit la vision d’un centre pour tout acheter au même endroit, le shopping center) ; le fast-food (les deux frères Dick et Mac McDonald inventent le fast-food à base de hamburger à San Benardino en 1940) ; la généralisation de l’automobile (grâce à Ford) ; la pilule contraceptive (inventée par Gregory Pincus en 1955) ; la prise du pouvoir totale, du matin au soir, par la télévision ; et, last but not least, la presse « libérée » : 1) le magazine Play-boy, créé en 1953 à Chicago par Hugh Hefner, dont le tirage atteindra bientôt plusieurs millions d’exemplaires, présente des photos de femmes nues – la première étant celle de Marilyn Monroe – agrémentées d’articles de grands auteurs contemporains comme Ian Fleming ou Vladimir Nabokov ; 2) les rapports Kinsey, vendus à près d’un million d’exemplaires, brisent les interdits puritains en révélant au grand public la réalité du comportement sexuel humain dans deux livres – Sexual Behavior in the Human Male paru en 1948 et Sexual Behavior in the Human Female paru en 1953 – et ouvrent un immense débat sur les sujets jusqu’alors tabous [6].

12 Le rêve américain, en tant qu’il propose de nouvelles formes de loisir, de divertissement et de consommation susceptibles d’occuper le temps libre des foules, sera appelé à devenir un modèle pour le monde entier, adaptable selon les contextes.

La schlague ou la chatouille ?

13 Si le rêve américain a si bien réussi à s’exporter dans le monde moyennant les adaptations nécessaires, c’est probablement parce que le masochisme des foules a des limites, surtout s’il doit être mis en pratique un peu trop longtemps. Plutôt que d’être menées à la schlague comme en Allemagne, elles semblent préférer être menées à la « chatouille ». Je reprends ce terme de « chatouille » de l’expression d’un des plus vifs analystes de la servitude. Étienne de La Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire (1549), repérait déjà à cette époque qu’il était possible de prendre les peuples en douceur :

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« Nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude, pour la moindre douceur qu’on leur fait goûter. C’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller si promptement, pour peu qu’on les chatouille » [La Boétie, 1922, p. 89].

15 Ce qui était alors possible à petite échelle, à l’égard de quelques courtisans, s’est, après le krach de 1929, réalisé en grand, à l’encontre de foules entières. La Boétie nommait ces objets, grâce auxquels on attrape des hommes, des « drogueries », qui ne sont rien d’autre que « les appâts de la servitude, le prix de la liberté ravie, les outils de la tyrannie » [ibid.]. Le mot est bien choisi quand on sait le pouvoir addictif que peuvent posséder ces appâts, lesquels ne marchent jamais si bien que lorsqu’ils sont régulièrement renouvelés. On commence donc par l’appât et on finit par l’addiction. Avec, entre les deux, un gavage d’objets divers. Ce qui donne trois temps dans le cycle consommatoire : « appâter, gaver et addicter » ; ce qui pourrait bien correspondre à une variante du « prendre, refuser, garder », ce symétrique négatif du don maussien dont parle Alain Caillé dans Anthropologie du don [2007, p. 263]. En somme, c’est ce qui était proscrit depuis la naissance de la philosophie – mener la vie d’un « pluvier » – qui est devenu la norme. Rappelons que le pluvier est un oiseau échassier qui, selon Platon, se caractérise de manger et de déféquer en même temps (voir Platon, Gorgias, 493d-494b).

Rétrocession de jouissance

16 Revenons à la « liberté ravie » de la Béotie. C’est là un syntagme intéressant qu’on peut entendre ainsi : pourquoi les foules furent-elles, au nom même de la démocratie, ravies… de perdre leur temps libre puisque celui-ci allait bientôt se voir de plus en plus occupé par la consommation ? Aux États-Unis d’abord, dans le monde entier ensuite.

17 Pour une raison majeure : parce que ce fut, à l’évidence, un moindre mal par rapport aux fascismes. Ce qui peut se dire autrement : en général, on préfère la « chatouille » à la schlague.

18 C’est ce que comprit parfaitement le capitalisme américain. Pourquoi ? Parce que, pour « chatouiller », il faut disposer et proposer des produits qui « font plaisir ». Or ces produits, il faut les produire. Le calcul est simple : le développement de la consommation permettra la relance de la production, de toute la production, des industries de transformation aux industries de base. Les stratèges du New Deal, c’est-à-dire les démocrates, c’est-à-dire la gauche américaine, reprirent donc à leur compte la stratégie de Ford qui, contre l’avis d’une bonne partie de Wall Street, payait mieux que les autres ses ouvriers. En les payant mieux, ils purent consommer plus. C’est ce qu’on a appelé le Welfare Capitalism.

19 Ce tournant peut être analysé comme une rétrocession de jouissance. Pour sortir de la crise, le capitaliste rationnel, soucieux de son intérêt, a été amené à se dire qu’il devait partager une partie de la jouissance qu’auparavant il confisquait en s’appropriant presque tous les fruits du travail des prolétaires. Cette confiscation de jouissance peut se déduire de ce que le sociologue américain Thorstein Veblen avait analysé, dans les années 1900, sous le nom de conspicuous consumption (consommation ostentatoire). La consommation ostentatoire est ce qui permet à l’élite sociale d’affirmer son rang en utilisant deux formes de surconsommation :

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« Lorsque, dans la vie, elle favorise le loisir, [l’élite sociale] gaspille du temps, et lorsqu’elle consomme de manière ostentatoire, elle gaspille des biens » [Veblen, 1970, p. 27].

21 Et Veblen de continuer :

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« L’abstention affichée de tout travail devient la preuve classique de l’exploit pécuniaire ; à l’inverse, étant donné que l’assiduité au travail productif est une preuve de pauvreté et de sujétion, elle devient incompatible avec une position honorable dans la société » [ibid.].

23 Les plus avisés d’entre les capitalistes ont alors compris que ce qu’ils allaient perdre d’une main en rendant un peu de la jouissance confisquée, ils pouvaient largement le regagner de l’autre. Il suffisait de créer des activités marchandes pour occuper et investir le temps de loisir rétrocédé de façon à pouvoir l’exploiter de manière industrielle. C’est l’analyse même de Marx sur la constante lutte menée par les prolétaires contre la réduction de leurs loisirs au profit du travail qui s’est trouvée bousculée dès lors qu’il est apparu aux capitalistes qu’ils pouvaient avoir grand intérêt à créer des industries… du loisir. D’autant plus qu’ils avaient trouvé la condition indispensable pour que cela marche : que ces activités promettent de combler certaines appétences pulsionnelles autrefois réprimées au sein de ces populations. Et qu’elles tiennent, autant que faire se peut, leur promesse. La question du fétichisme de la marchandise, entrevue par Marx (Le Capital, Livre I, I, I, IV), allait ainsi connaître de nouveaux et inédits développements.

24 Du coup, le loisir s’est trouvé saturé de marchandises, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de leurres qu’il s’est agi de présenter comme répondant à des besoins impérieux, autrement dit à des pulsions qu’il n’y eut plus besoin de réprimer, mais au contraire d’exalter. Le capitalisme, de répressif qu’il était, devenait libidinal. Il passait du commandement « Travaille bêtement et, pour le désir, tu repasseras ! », à une intimation incitative : « Pour peu que tu veuilles bien continuer à travailler bêtement, tu auras des récompenses, c’est-à-dire quelques chatouilles[7] ! »

25 Il est facile de montrer que c’est là un tournant important. En effet, la journée de l’individu moyen se divise grossièrement en trois parties : le temps de travail, le temps libre et le temps de repos. Or l’ancien capitalisme n’utilisait que le temps de travail ; il avait donc intérêt à ce qu’il soit le plus long possible. Il existait cependant une autre solution : pour gagner de nouveaux marchés, il suffisait d’investir le temps libre : la seule condition était que celui-ci devienne rentable. À partir de là, on pouvait diminuer le temps de travail et augmenter le temps « libre ». Investir le temps libre fut donc la mission des industries du loisir (industries du transport et du tourisme, industries dites du bien-être, industries de la communication, industries de l’image et du son…). Chacun connaît la fameuse formule de Benjamin Franklin qui résume si bien le capitalisme (« le temps, c’est de l’argent »), on la retrouve ici portée à de nouvelles conséquences : non seulement le temps de travail était de l’argent, mais le temps de loisir pouvait le devenir aussi.

26 C’est ainsi que nous sommes entrés dans la société de consommation, c’est-à-dire une société où le plaisir, les plaisirs, sont constamment exaltés par les récits publicitaires qui imprègnent depuis lors la culture contemporaine. Ce fut là une véritable révolution culturelle produite par le capitalisme rompant avec les époques précédentes où l’accent était mis non sur l’exaltation des appétences, mais sur leurs répressions (il suffit de penser au rôle des Commandements dans le grand récit monothéiste).

Le neveu de Freud

27 Un événement permet de comprendre cela. Il est apparemment anecdotique, mais en réalité de grande portée puisqu’il permettra, à terme, d’envisager une sortie de crise. Cet événement a lieu le 31 mars 1929, quelques mois avant le jeudi noir du 24 octobre. Ce qui permet de dire que, très paradoxalement, la solution à la crise de 1929 a été élaborée… quelques mois avant le déclenchement effectif de cette crise [8]. Ce dont, bien sûr, on ne s’en est pas aperçu tout de suite, de sorte que la mise en œuvre de cette solution fut longue, mais systématique lorsque fut trouvée la formule.

28 L’événement en question consiste en un défilé de jeunes femmes mannequins sur la prestigieuse 5e Avenue lors de la New York City Easter Parade (défilé de Pâques). La presse est avertie que les belles jeunes femmes allumeraient des torches of freedom. Elles allaient donc figurer des statues de la liberté ; ce qui, à New York, n’est pas anodin. Et, de fait, devant la foule de photographes et au signal convenu, elles allument, à la stupéfaction générale, leurs flambeaux de la liberté : des cigarettes. Rien ne serait plus banal aujourd’hui, mais alors, au lendemain de cet événement, on en parle partout à travers les États-Unis et dans le monde entier.

29 Refaisons donc la genèse de cet événement. Le métier des marchands de cigarettes, c’est de vendre des cigarettes. Or les marchands de cigarettes se trouvent en quelque sorte en situation de surproduction puisqu’à cette époque, une moitié de l’humanité ne fume pas : les femmes. D’un côté, il est certain à cette époque que fumer en public expose une femme à l’opprobre général ; c’est du moins ce qui se dit du côté de la culture puritaine de l’époque. De l’autre côté, il est regrettable, quand on est fabriquant de cigarettes, que la moitié de l’humanité, les femmes, n’ait pas vraiment le droit de fumer en public. Cela fait perdre beaucoup d’argent. Le commerce pourrait donc être deux fois plus important si l’autre moitié de l’humanité y était admise. Pour ce faire, il faut donc en finir avec l’idée que celles qui fument en public sont des dévergondées. Il faut par conséquent leur permettre, voire même leur enjoindre, de faire ce que font les hommes : en l’occurrence fumer. Il n’est pas bon pour l’économie générale et la richesse de la nation américaine que les femmes ne fument pas, alors qu’il y a beaucoup de capacités de production de cigarettes.

30 C’est fort de ces considérations que George Washington Hill, président de l’American Tobacco Co. (propriétaire des marques Lucky Strike, Pall Mall…), décide en 1929 de conquérir ce nouveau marché, considérable. Hill embauche un dénommé Edward Bernays, un spécialiste de ce que les Américains appellent depuis lors le Spin ; c’est-à-dire la manipulation des nouvelles, des médias, de l’opinion, des sentiments, des affects et autres éléments de la doxa.

31 Il se trouve que Bernays est le double neveu de Freud [9] ; ce qui n’est pas anodin. Bernays voudrait consulter son oncle, mais celui-ci étant trop loin, il se résout à aller voir un des disciples de ce dernier, le psychanalyste Abraham Arden Brill, l’un des premiers à exercer cette profession, alors étrange aux États-Unis, fondateur de la New York Psychoanalytic Society. Brill explique alors à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, alors les femmes, en possession de leur propre « pénis », fumeraient.

32 C’est donc ainsi que Bernays conçoit d’envoyer défiler un groupe de jeunes mannequins sur la 5e Avenue lors du fameux défilé de Pâques, le 31 mars 1929, en leur faisant allumer, devant tout le monde, ces fameuses torches of freedom. Si on parle de cet événement partout, c’est que quelque chose de neuf est venu frapper les esprits. On s’est mis à lier l’émancipation de la femme avec le fait qu’elles fument des cigarettes. Bref, l’association illusoire de la cigarette avec l’émancipation de la femme est un énorme succès et les femmes se mettent alors à fumer d’autant plus volontiers qu’elles croient avoir conquis leur liberté en dérobant aux hommes le petit phallus portatif qui était leur marque exclusive.

33 Voici donc les femmes « libérées » ; beaucoup d’ailleurs y ont cru et certaines y croient encore. Certes, elles se trouvent du même coup dépendantes du tabac, c’est-à-dire à une drogue. C’est là le prix de ladite « libération » ; ce qu’il faut noter avec beaucoup de guillemets puisqu’il s’agit évidemment d’une libération illusoire. Ce coup de la libération sera joué et rejoué : Libérez-vous, accédez aux plaisirs, sachant (ou plutôt ne sachant pas) que le prix caché à payer, c’est une nouvelle aliénation, en l’occurrence ici la dépendance au tabac. À noter que c’est le même coup qui est aujourd’hui rejoué avec l’industrie pornographique en considérable extension. Elle tient à peu près ce discours : « Libérez-vous de la morale judéo-chrétienne. » Et cela forme des porn addict (voir le film du plasticien et réalisateur britannique Steve McQueen, Shame, de 2011, avec Michael Fassbender). Et toujours et encore le même coup avec l’électronique et de l’informatique personnelles qui, moyennant portables et tablettes, créent des « hommes-constamment-connectés-qui-croient-qu’ils-sont-libres ».

Objets libidinalement formatés

34 Il est apparu après 1929 qu’il n’y avait qu’une seule solution pour sortir le capitalisme de la crise de surproduction qui risquait de l’emporter : satisfaire et non plus réprimer certaines passions. C’est pour cela qu’on peut avancer que le capitalisme n’a pu surmonter la grande crise de 1929 qu’en démocratisant la jouissance, c’est-à-dire en devenant un peu sadien sur les bords ou plutôt, compte tenu du puritanisme ambiant, crypto-sadien. Bref, je veux dire que quand les belles jeunes femmes de la 5e Avenue pompent leurs torches of freedom, bien sûr que – Magritte me pardonnera – « ceci n’est pas une pipe » mais, dans l’imaginaire, ça y ressemble fort.

35 Je pense qu’il faudrait faire du 31 mars 1929 la date de naissance de l’ère perverse-puritaine dans laquelle nous vivons depuis trois ou quatre générations. Car, depuis lors, chacun de nous est avant tout considéré comme un consommateur potentiel, c’est-à-dire comme un candidat à la libération d’une passion ou à la satisfaction d’une pulsion. À partir de là, il s’est agi de faire pour toutes les classes et les sous-classes, pour tous les groupes et les sous-groupes, pour « tous les sexes » et les sous-sexes, l’équivalent de ce qui a été fait pour les femmes en vue de les libérer définitivement du joug masculin : fumer. Il s’est agi en somme de jouer du désir de chacun dans sa valeur brute, la pulsion, pour lui apporter l’objet manufacturé supposé assurer sa satisfaction ou sa libération.

36 Répétons-le une fois encore : si Marx avait su cela, il aurait compris qu’il était peu probable que le capitalisme meure de surproduction, comme il avait voulu le croire. Il aurait compris que la crise de surproduction provoquée par l’avidité du capitaliste, qui ne veut jamais partager sa jouissance même s’il ne peut tout consommer, pouvait être l’occasion d’un redéploiement du capitalisme. Bref, si Marx avait su cela, il aurait sans doute compris que le capitalisme disposait d’une réserve fantastique : la démocratisation de la jouissance de l’objet. Processus au cours duquel une partie de la jouissance confisquée au producteur a été progressivement rétrocédée au consommateur. Mais ce n’est pas tout. Car en échange d’un relâchement dans la prolétarisation du producteur, il a été procédé à la prolétarisation du consommateur ; ce qui fut obtenu par la fourniture d’objets libidinalement formatés. Ce fut là tout le travail de ces industries qu’on appelle, depuis Adorno, les industries culturelles, chargées d’exploiter industriellement la libido des consommateurs en leur fournissant des objets d’identification et de réalisation fantasmatique multiples.

37 La démocratisation de la jouissance a donc été conçue, dans le cadre du capitalisme, comme prolétarisation du consommateur. Nous sommes ainsi passés, comme le montre parfaitement Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme [2000], d’un capitalisme essentiellement de production à un capitalisme faisant la part belle à la consommation. Nous sommes en bref passés d’un capitalisme répressif à un capitalisme libidinal.

Pin-up

38 J’ai évoqué Bernays et ses jolies dévergondées exhibant et pompant leur objet. Mais il me faut aussi parler d’un personnage culturel qui fut lui aussi inventé en 1929. Il s’agit de la pin-up créée par les dessinateurs américains George Petty et Alberto Vargas. On ne s’étonnera pas, après ce que je viens de dire, que l’un des premiers jobs offerts à cette pin-up fut de vendre des cigarettes : je renvoie le lecteur intéressé aux célèbres planches et vignettes montrant de superbes pin-up fumant aussi innocemment que perversement (voir, par exemple, celles réalisées par George Petty pour les cigarettes Old Gold).

39 Ce personnage de la pin-up n’a pas, à l’évidence, été inventé par hasard l’année même de la grande crise de 1929. Au point qu’il est un élément essentiel à la compréhension d’une époque. En d’autres termes, pour comprendre quelque chose au capitalisme libidinal dans lequel nous vivons depuis trois ou quatre générations, il faut regarder, voire même contempler une pin-up dans une de ces nombreuses situations porno soft où ce personnage s’est alors retrouvé jeté.

40 Le calendrier fait par George Petty pour les outils Rigid, après-guerre, est, à cet égard, éloquent : nous nous retrouvons dans un espace pornographique certes soft, mais cependant très osé pour l’époque, où s’accouplent des machines et outils industriels de marque Rigid (ça ne s’invente pas) avec le corps féminin devenu corps productif et jouissant. Mais pas n’importe quelle jouissance : une jouissance répétée ad libitum, encore et encore. Dans ces différents tableaux, on peut voir le point d’articulation, le point G en quelque sorte, de la série machine ou outil industriel/corps humain, moyennant un système complexe de pompes aspirantes et refoulantes, de manettes qu’on branle, bascule et redresse dans différentes positions, de tubes qui s’enfilent dans des orifices et de burettes qui lâchent de précieuses gouttes de lubrifiant. On obtient alors des tableaux joliment pervers, où l’on peut voir de superbes filles, joliment montées, y compris par des pinces à molette ou des machines à limer. Le pénis, voire le phallus, elles l’ont, en même temps qu’elles le sont. Et c’est là tout ce qu’adore le pervers qui dénie la différence sexuelle en mettant à la place de ce qui manque à la femme ce qu’on appelle le fétiche, représenté en l’occurrence par l’engin de l’ouvrier – au sens évidemment grivois que peut, par métaphore, avoir le terme d’« engin ».

41 Si cette analyse présente quelque pertinence, alors il convient d’en tirer les conséquences : il faut, séance tenante, constituer la pin-up comme objet philosophique de première importance, dans la mesure où c’est ce personnage culturel, devenu mythique, qui a véritablement sauvé le capitalisme de la crise de 1929 et, par là, changé le cours du monde. C’est la raison pour laquelle il manque à mon sens un chapitre essentiel au fameux livre de Roland Barthes écrit en 1957, Mythologie [Barthes, 1957]. Si ce chapitre reste à écrire, c’est pour le rôle qu’a joué ce personnage mythologique dans le sauvetage du capitalisme. Comme je l’ai dit, celui-ci aurait dû alors mourir, victime d’une crise majeure de surproduction. Mais la pin-up arriva et relança progressivement la machine en se montrant capable d’érotiser à outrance n’importe quel objet manufacturé que les consommateurs n’eurent plus qu’à acheter en masse, moyennant le formatage et l’exploitation industrielle de leur énergie libidinale. Le marché est ainsi devenu peu ou prou pornographe : il y avait une pin-up affriolante derrière, ou devant, chaque objet.

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42 Les militants endurcis, s’il en reste, trouveront probablement cela difficile à admettre, mais il va bien falloir qu’ils l’entendent : c’est la pin-up, avec sa cervelle de moineau, qui a sauvé le capitalisme et a donc fini par remporter la partie contre Marx et toutes les grandes têtes pensantes qui avaient condamné ce système à une mort irrémédiable. Ce personnage était donc appelé à connaître un destin hors du commun. C’est pourquoi l’invention passera ensuite au cinéma, avec celle qui deviendra la plus célèbre des pin-up, Marilyn Monroe. Elle et toutes ses sœurs étant constamment mobilisées pour vendre tout et rien : des cigarettes, des outils, du parfum, des châteaux en Espagne, des pavillons de banlieue, des voitures, des tracteurs, des poids-lourds, des voyages, des manteaux de fourrure, des dessous affriolants, du whisky, du rêve, c’est-à-dire tout et rien…

43 La pin-up, c’est l’héroïne de cette culture porno soft mais virant facilement au hard, qui s’est mis alors en place, pour faire le joint entre l’économie libidinale et l’économie marchande. La pin-up qui permet, comme je l’ai dit, de vendre un objet quelconque plus ou moins grossièrement érotisé, s’adresse aux deux sexes : l’objet dont l’homme est invité à s’emparer est le tenant lieu métonymique de la pin-up, c’est-à-dire de la femme sexuellement parfaite ; l’objet présenté par la pin-up et acheté par la femme permettra à cette femme de devenir pin-up par procuration, c’est-à-dire sexuellement désirable. La charge sexuelle est donc extrême dans les deux cas.

Rock

44 Il a fallu plusieurs années pour que ce régime se mette véritablement en place. Les grandes inventions culturelles – produits « libérateurs », pin-up – préfigurant les solutions à la crise datent de 1929. Les expérimentations, directement prises en main par un État reconstruit par Roosevelt (cf. le New Deal), remontent aux années 1930. Et la mise en place à grande échelle eut lieu dès l’immédiat après-guerre. Cette amplification correspond au déploiement de l’influence de Bernays ; pas étonnant que le magazine Life en ait fait l’un des cent Américains les plus importants du xxe siècle [Aumercier, 2007].

45 Mais ce sont sur les enfants de cette génération que les effets ont été maximaux. Il en a résulté, dans la jeunesse des années 1950-1960, une « crise de libertinisme » entrevue dès les années 1930 par Gramsci, emportant le puritanisme subsistant des années antérieures. Le signe le plus probant est que cette génération a su inventer le rock’n’roll afin de donner le coup de rein fatal, le déhanchement érotique pelvien décisif contre les attitudes straight attribuées aux inhibitions sexuelles résultant du patriarcat et de l’hétérosexualité [voir Wittig, 2001] ; dès ses premières apparitions, Elvis Presley a été surnommé « Pelvis » !

46 Si l’avènement du rock atteste d’une certitude, c’est que les remèdes à la crise de 1929, ouverte vingt ans plus tôt, ont porté leurs fruits. La révolution culturelle libérale nécessaire au redémarrage du capitalisme aura réussi non seulement à relancer l’économie, mais aussi à redéfinir complètement l’être-ensemble et l’être-soi. Le rock est en effet pensable comme la résultante culturelle d’une époque où surgissent toutes ces composantes de la société de consommation que j’ai déjà nommées plus haut, allant du cinéma hollywoodien à la presse hédoniste en passant par le shopping ou mall center, le pavillon de banlieue, les grosses voitures décapotables ou les Harley-Davidson des bikers.

47 La culture « rock » se reconnaîtra dans le personnage de « Johnny », chef d’une bande de motards, joué par Marlon Brando dans L’Équipée sauvage (film de Laslo Benedek tourné en 1953), et en fera son premier héros [10]. Ce sera aussi l’époque où naissent les bandes de jeunes qui aimeront à s’affirmer sans foi ni loi ; Leonard Bernstein aura, dans West Side Story, si bien saisi ce trait qu’il transposera dans deux bandes de New York, les Jets (américains) et les Sharks (portoricains), le Roméo et Juliette de Shakespeare.

48 On devrait beaucoup plus réfléchir, dans les sciences humaines, en plus de la pin-up, à ce personnage clé de la culture du xxe siècle, le rocker. Pour deux bonnes raisons : 1) il est le produit des révolutions dans la culture entreprises après 1929 ; et 2) il est le lieu d’où s’origine la suite. Une suite qui s’est déclinée en deux temps : le rocker (qui ne connaît que sa loi) eut bientôt un petit frère, le hippie (qui ne connaît que son plaisir) partagé entre la dissidence radicale (pacifisme, proto-écologisme, communisme utopique, artisanat contre industrie, lutte contre la propriété privée et la consommation) et l’appel à une jouissance généralisée (notamment par la drogue, soit… la plus chère et la plus addictive des marchandises). Et certains de leurs fils devinrent des yuppies (qui ne connaissent que leurs intérêts). La révolution culturelle du capitalisme accoucha donc, finalement, de ces jeunes ambitieux cyniques, obsédés par l’argent et la réussite. Soit ceux-là même qui ont pris, à partir de 1980, la direction du monde.

Grands récits répressifs vs petits récits d’incitation

49 Il faut noter enfin que cette culture de la satisfaction pulsionnelle ordinaire ne se propage pas par un grand récit - qu’il soit théologique (comme dans les religions de l’Écriture) ou politique (comme dans le grand récit fasciste du peuple supérieur ou dans le grand récit politico-religieux marxiste de rachat par le prolétariat). Autrement dit, ces grands récits qui prônaient la répression pulsionnelle en vue de la vie éternelle ou de l’avènement de la race supérieure ou des lendemains qui chantent. Cette nouvelle culture fonctionne essentiellement par la propagation incessante, grâce aux nouvelles industries culturelles, de petits récits édifiants (comme ceux des vignettes publicitaires) qui se mettent, dès lors, à envahir l’espace public. Tous ces petits récits promettent la réalisation pulsionnelle dans tous les domaines. Ces petits récits incessamment diffusés dès le plus jeune âge des individus sont relayés par un récit politique à minima : celui de la démocratie réduite à un espace ouvert à l’affirmation des égoïsmes multiples qui le traversent – la combinaison de ces deux types de récits est connue sous le nom de démocratie de marché. Cette forme sera particulièrement efficace lors des affrontements idéologiques avec le grand récit subsistant, celui du communisme : il sera facilement disqualifié comme étant une forme de propagande et d’endoctrinement qui empêche la réalisation pleine et entière des égoïsmes ; ce fut le coup sans cesse joué durant la guerre froide.

50 Je terminerai en disant que la crise commencée en 2008 correspond à une mise en crise du modèle consommatoire élaboré à partir de la crise de 1929. On arrive vraisemblablement à une fin de cycle. On ne peut plus en effet ignorer que ce modèle, qui détruit les individus en multipliant les processus d’addiction résultant du programme « appâter, gaver, addicter », qui détruit l’être-ensemble en atomisant les individus, détruit aussi la planète. On ne peut plus ignorer, même si c’est pour la jouissance des ego, qu’il ne peut fournir à toujours plus de monde toujours plus d’objets de consommation qu’en épuisant les matières premières et en polluant le monde. Bref, on commence à comprendre que le pluvier de Platon, aujourd’hui réhabilité, celui qui mange sans cesse, ne peut se gaver qu’en conchiant abondamment le monde.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • ABRAMOVICI Pierre, 2002, « Comment les firmes US ont travaillé pour le Reich », Historia, n° 669, août.
  • AUMERCIER Sandrine, 2007, « Edward L. Bernays et la propagande », Revue du Mauss semestrielle, n° 30, La Découverte, Paris.
  • BARTHES Roland, 1957, Mythologies, Seuil, Paris.
  • CAILLÉ Alain, 2007, Anthropologie du don, La Découverte, Paris.
  • GALBRAITH John Kenneth, 2008 (1955), La Crise économique de 1929, Payot, Paris.
  • HALBERSTAM David, 1995, Les Fifties, la révolution américaine des années 50, Seuil, Paris.
  • KINDLEBERGER Charles P., 2005, Histoire des crises financières, Valor, Paris.
  • LA BOÉTIE Étienne de, 1922, Discours de la servitude volontaire, Bossard, disponible sur <Wikisource>.
  • LASCH Christopher, 2000 (1979), La Culture du narcissisme, Climats, Paris.
  • ORLÉAN André, 1999, Le Pouvoir de la finance, Odile Jacob, Paris.
  • VEBLEN Thorstein, 1970 (1899), Théorie de la classe de loisir, Gallimard, Paris.
  • WATTS Steven, 2006, The People’s Tycoon : Henry Ford and the American Century, Knopf, New York.
  • WITTIG Monique, 2001 (1992), La Pensée straight, Balland, Paris.

Notes

  • [1]
    On lira à ce sujet l’excellent article de Michelle Dobré et Aldo Haesler : « Rejoignez-nous au club des gagnants. La cohésion sociale dans un système de Ponzi », http://droitdecites.org.
  • [2]
    On doit à André Orléan d’en avoir donné une analyse particulièrement claire dès 1999 dans Le Pouvoir de la finance [Orléan, 1999].
  • [3]
    On peut trouver le texte en français de ces articles sur le site révisionniste www.radioislam.net.
  • [4]
    Sur l’antisémitisme de Ford, voir p. 376-387.
  • [5]
    On trouvera des éléments sur la tentation fasciste des tycoons (magnats) américains dans Pierre Abramovici, « Comment les firmes US ont travaillé pour le Reich » [2002].
  • [6]
    Cette révolution culturelle est bien décrite par David Halberstam, Les Fifties, la révolution américaine des années 50 [1995].
  • [7]
    Nous en sommes aujourd’hui bien plus loin puisque la formule de départ s’est inversée : « Le désir, on s’en occupe, tu peux demander tout ce que tu veux ; quand au travail, tu repasseras après la crise ! »
  • [8]
    Ce n’est là qu’un paradoxe apparent : l’événement dont nous allons parler est parfaitement congruent avec l’ultralibéralisme des années 1920, dont rend bien compte le grand roman de Francis Scott Fitzgerald publié en 1925 aux États-Unis, Gatsby le Magnifique, lequel a récemment fait l’objet d’une bonne adaptation cinématographique par Baz Luhrmann. Ce n’est pas un hasard si, dans ce roman, l’histoire est racontée par un employé de Wall Street qui constate la folie et la démesure propres à l’ultralibéralisme de ces années, lesquelles ont directement causé la crise de 1929. Le mot d’ordre du président d’alors, Calvin Coolidge (1923-1929), en dit long sur l’orientation ultra-libérale de ces années 1920 aux États-Unis : « Moins d’État dans les affaires et plus d’affaires dans les États ! »
  • [9]
    Edward Bernays est le fils de la sœur de Freud, Anna, et du frère de sa femme Martha.
  • [10]
    Rappelons la réplique culte du personnage de Johnny dans le film. Une fille : « Eh ! Johnny, contre quoi tu te rebelles ? » Johnny : « Qu’est-ce que t’as à proposer ? »
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