Notes
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[1]
Rappelons que si Noël n’est pas le seul rite familial, il constitue cependant le rite familial par excellence, celui qui est le plus unanimement partagé. Rosenthal et Marshall [1988] montrent ainsi que le rite de Noël est un rite partagé par 95 % des personnes interrogées par les auteurs, loin devant les vacances qui ne rassemblent que 36 % d’entre elles.
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[2]
Nous appuierons certaines de nos réflexions sur une étude empirique reposant sur quarante et un micro-récits. À la différence des récits de vie, les microrécits portent sur des situations et pratiques de consommation spécifiques. En ce cas, il a été demandé aux répondants de rédiger un microrécit sur Noël, décrivant ce que la fête de Noël représente pour eux aux niveaux : de la préparation ; de son déroulement ; de la façon de la vivre ; des émotions procurées. Les données restituées vont de quelques lignes à plusieurs pages. Les individus sont principalement répartis en deux cohortes générationnelles : pour les jeunes adultes, une cohorte de vingt-huit personnes (âge médian de 24 ans) ; pour la génération des parents, une cohorte de treize personnes (âge médian 48 ans).
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[3]
Voir le lien bien connu entre saint Nicolas et le père Noël de Coca Cola. Précisons néanmoins, avec Natalie Zemon Davis, que cette question de la présence du marchand est depuis plus longtemps débattue : « Jusqu’au XVIIe siècle, on trouve des complaintes catholiques s’élevant contre les fêtes de célébration et de réciprocité païennes ou saturnales au cours des douze jours de Noël » [Zemon Davis, 2003, p. 42].
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[4]
Pour d’autres dimensions concernant le Père Noël et son origine socioculturelle, on peut se référer à l’article de Claude Lévi-Strauss [1952]. Par exemple : « Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. » Plus loin : « En fait, le personnage moderne de Santa Claus ou du Père Noël résulte de la fusion syncrétique de plusieurs personnages : Abbé de Liesse, évêque-enfant élu sous l’invocation de saint Nicolas, saint Nicolas même, à la fête duquel remontent directement les croyances relatives aux bas, aux souliers et aux cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre ; la saint Nicolas a lieu le 6 décembre ; les évêques-enfants étaient élus le jour des saints Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre » [ibid., p. 1584].
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[5]
Dans leur étude sur des sites anti-Noël (de type Christmas resistance ou Christmas sucks correspondant à plus d’un million d’entrées), Mikkonen, Moisander et Firat [2011] montrent que le simple fait de s’exprimer constitue un acte de résistance, même si ces actes de résistance par le langage ne sont pas nécessairement suivis d’effets : nombre d’individus, malgré la détestation de Noël qu’ils manifestent, ne se soustraient pas au rite qu’ils ont en aversion. Le rite d’intégration semble trop puissant : s’il donne la liberté de dire que l’on est contre, il oblige néanmoins à participer…
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[6]
Par des sites dédiés comme vendre-ses-cadeaux.fr ou revente-cadeaux.com ou des sites généralistes comme priceminister.com ou rueducommerce.com. Voir www.priceminister.com/blog/qui-sont-ces-francais-qui-revendent-leurs-cadeaux-de-noel-10186.
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[7]
Il est bien évident que d’autres études et données pourraient venir préciser la conception même de la famille – et donc des perceptions de Noël – au regard de la position occupée dans l’espace social.
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[8]
Plus de 700 000 vendus pendant la période de Noël de 2011, soit une croissance de 4 % pour un chiffre d’affaires de 65 millions d’euros : www.e-marketing.fr/Thematique/Tendances-1000/Consommation-10000/Breves/Les-coffrets-cadeaux-champions-des-ventes-a-Noel--37491.htm.
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[9]
Comme Claude Lévi-Strauss nous le rappelle : « Pendant la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé et ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives » [Lévi-Strauss, op. cit., p. 1585].
1 En dépit du déclin de son caractère religieux, Noël n’est pas devenu une simple fête. Il renvoie toujours au sacré. Sa sacralisation est désormais centrée sur la famille célébrant sa pérennité et déterminant ses frontières [1]. Il s’inscrit dans les mémoires par la mise en place d’une multiritualisation dont les fondements sont à rechercher du côté du don et de ses différentes facettes. Pour reprendre les termes de Martyne Perrot :
« Noël restaure ainsi, bon gré mal gré, chaque fin d’année, la place de chacun dans son propre réseau de parenté. Le temps passant, chacun va d’ailleurs occuper toutes les positions : enfant, parent et grand-parent… » [Perrot, 2000, p. 133].
3 Dans le cadre d’une lecture socioculturelle de la consommation [Arnould et Thompson, 2005] et en s’appuyant sur une étude qualitative [2], cet article propose de revenir sur la place de la consommation lors de ces passages entre le sacré et le profane et, par là, d’interroger les relations familiales à l’aune des rites de consommation qui se jouent au moment de Noël. C’est en effet par ce « millefeuille rituel » que la famille est finalement consacrée, année après année. Noël constitue, en ce sens, un exemple presque idéal-typique de la place qu’occupent le don dans notre consommation et la consommation dans notre société, bousculant et mêlant sans cesse les frontières entre le sacré et le religieux, le profane et le marchand. Y sont présentes toutes les sphères du don (primaire, secondaire, symbolique), toutes les notions portées par l’oblatif (intérêt vs désintérêt, obligation vs liberté) et toutes les questions sur le fonctionnement de cette économie morale (altruisme et bienveillance ou égoïsme et domination) ! Ce travail peut ainsi permettre de mesurer le pouvoir heuristique du paradigme du don. Pouvoir dont nous montrerons, en fin de parcours, qu’il peut jouer à double sens. Il nous permet de voir à la fois les liens qui se font : « les instants fugitifs où la société prend », pour reprendre la formule de Mauss ; et ceux qui se défont ou se liquéfient, pour reprendre la métaphore de Zygmunt Bauman. Soit, in fine, les évolutions mêmes des formes de liens sociaux tels qu’ils sont définis et institués par notre société de consommation.
Noël : du religieux au sacré
4 Si les origines de cette fête sont parfois assimilées au religieux (notamment par les catholiques), il semble pourtant, suivant le célèbre article de Claude Lévi-Strauss [1952], qu’il faille élargir cette conception. Noël est, depuis ses origines, une fête qui s’inscrit dans le sacré de nombreux peuples. Suivant l’anthropologue français, Noël cristallise tout un ensemble de traductions de rites, de mythes, de personnages que l’on retrouve à des périodes et dans des sociétés éloignées, donnant à cette fête moderne « ses caractères archaïsants ». Comme souvent, la dimension moderne d’un phénomène « se borne à recomposer de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais complètement oubliée […] De très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens » [ibid., p. 1576]. Ainsi, avant même d’être une fête religieuse, la période de Noël était associée aux fêtes du solstice d’hiver, appelées les Saturnales, faisant de décembre cette période où la nuit gagne sur le jour et, symboliquement, la mort sur la vie.
5 Bien que païennes, ces fêtes étaient donc déjà considérées comme sacrées, en rapport avec le rythme social de l’organisation calendaire. Et Lévi-Strauss de rappeler que l’on « a de bonnes raisons de supposer que l’Église a fixé la date de la Nativité au 25 décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendaient sur sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 24. En fait, depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, les « fêtes de décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord, la décoration des édifices avec des plantes vertes ; ensuite, les cadeaux échangés, ou donnés aux enfants ; la gaîté et les festins ; enfin, la fraternisation entre les riches et les pauvres, les maîtres et les serviteurs » [ibid., p. 1585].
6 Ce n’est qu’ensuite, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, que la fête de Noël présente des traits qui l’éloignent de la religion tant elle est progressivement réappropriée par la sphère marchande et commerciale [3]. C’est ce passage que relève Claude Lévi-Strauss dans l’épisode du Père Noël supplicié (brûlé en 1951 par des chrétiens regroupés sur le parvis de la Cathédrale de Dijon).
« Le Père Noël, symbole de l’irréligion, quel paradoxe ! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition » [ibid., p. 1575].
8 Ce troisième temps, marqué par une profanation marchande, peut être, pour partie, considéré comme le résultat d’une influence américaine sur la société française. Reprenant Clouscard (1981- 2012) et rappelant que 90 % de l’aide américaine s’est faite sous forme de don, il s’agirait là d’un des « contre-dons » que notre culture française a dû faire au plan Marshall. Lévi-Strauss, lui, parle plutôt d’une diffusion par stimulation (stimulation diffusion) :
« L’usage importé n’est pas assimilé, il joue plutôt le rôle de catalyseur ; c’est-à-dire qu’il suscite, par sa seule présence, l’apparition d’un usage analogue qui était déjà présent à l’état potentiel dans le milieu secondaire » [ibid., p. 1578].
10 Au final, Noël, comme beaucoup d’autres aspects de la consommation, laisse apparaître un jeu entre le sacré (religieux) et le profane (marchand) [Belk, 1989]. D’un côté, on assiste à une profanation marchande d’un temps social normalement religieux, participant au passage du religieux à l’agnostique. D’un autre côté, après le déplacement du religieux, on perçoit des déplacements du sacré, comme le note Philippe Robert-Demontrond [2007] au point d’analyser Noël comme une nouvelle forme de sacralisation : celle de la famille. Ce double jeu, consistant finalement à l’émergence d’un sacré en dehors du religieux, renforce le processus de sécularisation.
11 Pour accompagner cette sacralisation, plusieurs rites sont institués. En s’appuyant sur la périodicité et la dimension calendaire de cette fête, on se rapproche de la terminologie de Turner [1982] et de ce qu’il nomme « rite de saisonnalité ». Ceci confère à ce rite les caractéristiques d’inversion entre la structure et l’antistructure que propose l’anthropologue britannique. La période de Noël serait, dans ses débordements, ses excès, un moment d’antistructure, de désordre, qui renforcerait in fine la structure et l’ordre de la société. C’est dans un même sens, extra-ordinaire, qu’il est possible de mobiliser la notion d’« effervescence collective » d’Émile Durkheim [1912, p. 553] : ces moments d’expériences de communion « dans une même pensée et dans une même action », sentiment collectif où s’expriment les formes de solidarité dans une fusion émotionnelle. On peut également faire référence aux notions de « rite de restauration » ou de « rite de renouvellement » proposées par Eliade [1956]. En effet, pour de nombreuses familles, Noël semble être une opportunité pour se réunir, s’organiser. Ne dit-on pas, comme le rappelle Perrot, « faire Noël » ?
12 La consécration familiale, portée par Noël, s’opère ainsi par l’accumulation de microrites. Si Noël est susceptible d’être une fête vécue par le plus grand nombre, à l’égard de laquelle chacun peut porter un jugement ou une appréciation, c’est peut-être en raison du fait que cette fête possède une unicité symbolique dans une diversité formelle. L’unicité symbolique renvoie à l’hypothèse du renouvellement et de la restauration évoquée précédemment et l’ensemble des rites a donc pour sens la sacralisation de la communauté qui s’y affaire. La diversité de forme, quant à elle, renvoie aux multiples possibilités dont disposent les familles pour modaliser, s’approprier les rites en prenant appui sur la labilité des différentes potentialités sociales et culturelles de la consommation.
Le potlatch et la dimension politico-symbolique de Noël
13 Noël, c’est avant tout la mise en œuvre d’un gigantesque potlatch. C’est en ces termes que le présente Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté. Martyne Perrot en reprend l’analyse :
« Pendant un mois chaque année, toutes les classes sociales s’appliquent avec une sorte d’ardeur sacrée (…) impliquant des millions d’individus, et au terme duquel bien des budgets familiaux se trouvent confrontés à de durables déséquilibres » [Perrot, 2000, p. 127].
15 Tout se fait dans l’excès : des fastes, décorations et vitrines, aux quantités et valeurs des cadeaux échangés, en passant par les mets et les longs repas proposés regorgeant de surplus caloriques. Dans cette sorte de course, il convient de se surpasser les uns les autres en générosité. Bel exemple de « part maudite » de la dépense au sens de Georges Bataille où, dans un mouvement général de dilapidation ou d’« exsudation », « on assiste à une sorte de détournement de l’argent hors du circuit de l’accumulation. Ce qui importe c’est la dépense, sa mise en spectacle » [Bataille, 1967, p. 28].
16 On est ici proche également du Don du rien de Jean Duvignaud, dont Alain Caillé, dans sa préface rappelle qu’il met l’accent sur « le plaisir, l’ardeur intrinsèque au gaspillage et à la dilapidation ». Comme dans le Don du rien, il ne suffit pas d’avoir les moyens pour dilapider. Et chaque année, de s’interroger sur ces « gens de peu » qui donnent autant, faisant de lourds sacrifices financiers aussi bien pour les repas que pour les cadeaux des enfants afin de participer eux aussi à ce moment festif collectif. Avec Douglas et Isherwood [1979], on pourra y voir la puissance et la force intégratrice de la consommation, au moins aussi importante que celle de la production. Enfin, toujours avec Jean Duvignaud [2007], au-delà d’une nouvelle preuve de la domination de, ou de l’aliénation à la société de consommation, on pourrait y voir un jeu auquel se livrent les individus au moment de Noël, où, par réaction saisonnière, « ils jouent passionnément leur dénégation d’un monde ordonné par l’économie de marché ».
Le marketing : metteur en scène du potlatch
17 Du côté marchand et du point de vue du marketing, ce temps de sacrifices, cette mise en jeu passe par une abondance de dépenses de communication qui participent à la ritualisation en proposant tous les éléments scénographiques du potlatch. Les entreprises et les marques, à travers le gigantisme des rayons et des vitrines, des répétitions et du martellement publicitaire, rivalisent à coup de mise sur le marché des produits susceptibles d’être offerts à cette occasion (25 % des parfums, 60 % des jouets, 30 % du chocolat, etc.). Ces dépenses publicitaires et de communication (dont on rappelle qu’il est quasiment impossible de calculer un précis retour sur investissement) renforcent cette part de don par une ambiance générale dédiée aux cadeaux, à la dépense et à la gratuité.
18 Dans les grands magasins parisiens c’est près de 20 % du budget marketing de l’année qui est alloué aux fêtes, avec le travail d’une année entière consacré à la préparation des vitrines, qui attireront 100000 visiteurs par jours au Printemps et 250 000 aux Galeries La Fayette. Les enseignes de supermarché rivalisent quant à elles avec des catalogues et des rayons jouets toujours plus impressionnants, des rayons alimentaires toujours plus imposants. Cette mise en expérience de la sphère commerciale sur les lieux de vente participe grandement à l’annonce des festivités et, finalement, à la fabrique de ce gigantesque potlatch. Dès la mi-novembre, on commence à sentir Noël :
20 Les différents éléments scénographiques concernant à la fois le décor urbain et/ou professionnel, la décoration extérieure de la maison et la décoration intérieure, participent à la création d’une ambiance – ce qu’ont très bien compris les développeurs de ces nouveaux marchés. Participant à l’édification d’un esprit, d’une magie ou d’une féerie, l’ambiance peut être complètement englobante et, dans une certaine mesure, immersive. Pour certaines personnes, il n’y a pas de limites ni frontières, et l’esprit de Noël imprègne tous les aspects de la vie, qu’elle soit publique ou privée :
« Nous avons aussi partagé un moment vécu quelques jours avant le Réveillon. Nous sommes tombés, sur le chemin menant au cinéma, sur une maison aux décorations de Noël qui mérite sa place dans un journal local, voire les informations télévisées locales. On se demandait, à la limite, s’il n’était pas possible de la visiter ! » (microrécit, 25).
« La mise en place du sapin au cœur du foyer reste pour moi l’élément essentiel dans la préparation de Noël… Mon plaisir de préparation se tourne vers les yeux de ma fille de deux ans dans l’optique de lui donner durant ces quelques semaines de la magie et une ambiance particulière, qu’elle attendra tous les ans » (microrécit, 20).
22 Il faut peut-être voir les marketeurs comme des mages qui organisent l’esprit de Noël en lui allouant un côté mystérieux. Ils sont à cette période, encore plus que le reste de l’année, ces travailleurs du marché chargés de la « magicalité » de la consommation. Ils sont dans la fabrique du mythe et du rite (par exemple avec la création du Père Noël lui-même). Et il n’est alors pas si surprenant que les critiques qui leur sont adressées soient du même acabit que celles qui ont pu, en leur temps, être adressées aux magiciens. Par exemple, quand la démythification apparaît trop simple ou que l’iconographie marchande est trop présente, on reproche au « magicien » de dévoiler trop facilement ses techniques et de nous faire sortir de l’illusion :
« Même si Noël est une fête familiale, elle n’en reste pas moins une énorme fête commerciale, et une période propice au commerce. Le mythe et la tradition de Noël sont entretenus et alimentés par les professionnels de la grande distribution. En bref tout le monde se fait “plaisir”, aussi bien les distributeurs que les consommateurs » (microrécit, 18).
24 Durant Noël et ces fêtes de fin d’année, la consommation deviendrait ainsi l’un des « lieux » de la transmutation de la valeur ; un de ces moments d’effervescence sociale. Comme le proposent Rémy, Robert-Demontrond et Rolland [2014] dans une lecture de Durkheim, c’est en ce sens que l’on peut situer les entreprises d’euphorisation des procédures commerciales (dont le marketing expérientiel serait une émanation et que l’on retrouve depuis 1852 avec Le Bon Marché de Boucicaut) et prendre les grandes surfaces comme des lieux de célébration de l’objet consommé. Ces regroupements marchands des marques et des enseignes se rapprochent alors des définitions du religieux totémique défini par Durkheim [1912, p. 312] : ces effervescences qui font sortir les individus de ce quotidien « qu’ils traînent languissamment », agrégeant les aspirations individuelles dans ce sentiment collectif, ce glutinum mundi dont parle Michel Maffesoli.
Repas de Noël : la cène familiale
25 La présence de rites de don (ou d’échange) ne fait pas seulement référence aux cadeaux, que nous aborderons dans la partie suivante. Pour reprendre Mauss :
« Ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est plus qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent » [Mauss, 1950, 151].
27 Pour la plupart des familles, Noël se structure autour d’un repas qu’il est possible d’analyser , avec Erving Goffman, comme une mise en scène rituelle. Sont répertoriés ici tous les contours du rite tels qu’ils sont définis en Consumer Research dans l’article séminal de Rook [1985]. Ce dernier précise que le rite répond à quatre conditions. Il doit tout d’abord mobiliser des accessoires ou des éléments scénographiques, ce que Rook appelle les « artefacts ». Ensuite, il repose sur un script, c’est-à-dire une séquence dans l’organisation des événements lors de la mise en place du rite. Il faut également une performance de rôle, pour les participants, qui caractérise l’action ou l’activité de chacun dans le cadre du script. Enfin, il est indispensable qu’il y ait un public qualifié. Autant d’éléments présents dans l’organisation et la mise en scène du repas de Noël.
28 Cette monstration familiale agit en effet comme une offre ou un don de soi d’abord pour chacun des participants. Les membres de la famille se préparent tous à jouer un rôle qui, par bien des points, est apparenté au scénario défini et vécu d’année en année. Se met en place une sorte d’attente collective de ce qui va et doit se passer au moment de Noël, ce que relèvent, par exemple, les entrées de nouveaux membres lors d’élargissements ou de recompositions familiales.
« Comme tous les ans, nous avons préparé un bon repas en petit comité le dimanche soir. Nous étions donc seulement trois : ma mère, ma sœur et moi. (…) Le lendemain, nous nous sommes rendus chez ma tante pour fêter Noël avec la famille de ma mère. J’étais un peu déçu car mes cousins des Alpes n’étaient pas présents mais j’ai profité de voir tout le reste de ma famille » (microrécit, 13).
« Cette année, mon ami est venu passer le Réveillon avec nous et, l’année prochaine, ce sera mon tour de passer le Réveillon avec sa famille » (microrécit, 12).
30 Autour de ce repas, la performance de rôle se réalise essentiellement dans la préparation et l’organisation. La complexité sociale de la préparation du repas s’est considérablement développée depuis ces dernières années, en rapport avec les émissions diffusant la culture culinaire et l’art de dresser une table. Dans notre échantillon, on notera que ces tâches sont les moins partagées. Dans la majorité des cas, c’est la mère de famille qui reçoit qui est chargée de la préparation du repas. Elle peut cependant être assistée par une sœur ou une fille. Ces activités sont donc largement dévolues aux femmes. Celles-ci donnent de leur personne en déployant des efforts considérables pour la préparation, qui ne se limite pas à sa confection [Godbout et Caillé, 1992]. Le repas est conçu bien à l’avance, et parfois se structure selon une tradition familiale parfaitement normée. Il est ainsi conçu comme un don à destination de l’ensemble des convives, c’est-à-dire les autres membres de la famille :
« La préparation de Noël est ce qui a le plus d’importance pour moi. C’est, je pense, pour moi, le moment le plus important dans toute la fête de Noël. J’aime faire la cuisine et j’aime l’idée de retrouver ma famille autour de plats que je leur aurai préparés et dont ils se régalent » (microrécit, 34).
« Chaque famille apporte une partie du repas, les répartitions se font à l’avance par téléphone. Deux amènent les entrées, foie gras, saumon et huîtres, une autre le fromage, celle qui invite fait le plat de résistance et ma grand-mère nous fait tous les ans sa fameuse bûche… » (microrécit, 5).
32 Ces repas, évoqués par la totalité des personnes interrogées, sont souvent longs et marqués par l’abondance et l’exceptionnalité. Cette longueur semble liée à la nécessité de garder les individus autour de la table afin de favoriser ou de laisser libre cours aux échanges entre les membres de la famille. Avec les cadeaux, c’est un autre moment fort de Noël et une autre forme de partage. Les aliments y ont quelque chose de « spécial ». Comme la fête de Thanksgiving aux États-Unis [Wallendorf et Arnould, 1991], l’abondance est synonyme de prodigalité et de générosité. Il faut signifier aux membres de la famille l’importance de leur présence. En fonction des milieux sociaux, plus que l’abondance, ce qui peut caractériser le repas, c’est le caractère exceptionnel des mets présentés. Si certains sont susceptibles d’être consommés à d’autres périodes de l’année, dans tous les cas de figure, les aliments et les boissons de Noël ne seront jamais consommés ensemble à une quelconque autre occasion de l’année. Ces mets abondants et exceptionnels n’ont pour vocation que de se réunir autour de la table dans un moment d’échange, de partage, de communion, de bonne humeur et de joie entre les convives :
« Chez nous Noël… ça se mange. Je me réjouis à l’avance du plaisir que je vais prendre et aussi, je l’espère, donner. (…) Nous dressons avec soin une belle table et nous sentons frémir l’esprit de Noël qui chasse la grisaille » (microrécit, 17).
Au centre de Noël : des rites d’échange
34 L’échange de cadeaux est un moment fort de Noël. Ce thème, très abordé en Consumer research [Belk, 1979 ; Sherry, 1983 ; Belk et Coon, 1993], constitue une sorte de contre-poids à l’univers marchand et à la centralité de l’échange économique. En élargissant le spectre des travaux qui ont tendance à se centrer sur les interactions dyadiques, on passe, dans notre étude, à la notion de système de prestation totale dont le potlatch ou la kula sont des formes archétypales. La kula agit verticalement et horizontalement, selon des règles liées aux cultures, notamment familiales : verticalement entre les grands-parents, parents et petits-enfants ; horizontalement entre les mêmes niveaux de parenté (frères et sœurs ou cousins par exemple). Sans entrer dans le détail de la présentation des règles, qui ont été étudiées ailleurs [voir Perrot, 2000], on peut, avec Caplow, [1984] s’arrêter sur ces quelques « règles sans signification visible » : sorte de langage partagé par les membres de la communauté familiale (voir encadré ci-après). Dans leur cycle de vie, les individus passeront du stade d’enfant à celui de grands-parent ; c’est donc ce dernier qui (re) donne le plus, notamment à ses petits-enfants. Les autres dons peuvent également se croiser, et on ne redonne pas forcément à la même personne (par exemple, des cadeaux faits aux neveux et nièces en retour de cadeaux faits entre frères et sœurs) le même type de cadeau pour des valeurs équivalentes en fonction de l’affinité des relations…
Noël : espace d’apprentissage familial des cultures d’échange
- l’importance des cadeaux est liée au degré d’intimité avec le réseau de parenté ;
- la distance avec l’équivalence apparaît notamment entre les générations. L’équivalence plutôt entre collègues et entre adultes ;
- On reçoit pendant sa jeunesse et l’on rend plus tard ;
- les femmes reçoivent plus, notamment les mères de famille ;
- les cadeaux peuvent refléter des tensions (selon la valeur ou le type de cadeau) ;
- les cadeaux peuvent refléter une recherche de prestige (par exemple deux belles-sœurs qui rivalisent dans une surenchère, notamment lors de la réception) ;
- l’argent peut être un cadeau sous condition (d’âge par exemple) et/ou il peut être « déguisé » (accompagné d’un texte) ;
- le papier cadeau joue un rôle, celui de convertir, transformer la marchandise en cadeau par un phénomène de démarchandisation…
35 Toutes ces règles d’échange implicites viennent nourrir le common knowledge sur lequel vont se fonder les représentations et pratiques familiales, favorisant le non-dit et la symbolique du don. Cette intégration des règles se fait dès le plus jeune âge, ce qui permet peut-être d’expliquer la place centrale donnée à l’enfant dans les rites de Noël, à qui on demande de faire une liste en lui apprenant à « jouer » avec l’univers marchand. Pascale Ezan et Claire Roederer [2006] montrent, par exemple, ce qui se joue autour de la liste que les enfants font au Père Noël, signifiant sans doute l’importance et le rôle du moment et de la forme de la demande de don. Avec cette liste, on retrouve d’ailleurs une des analyses de Claude Lévi-Strauss, qui rapproche le comportement des enfants durant Noël des autres marchandages ayant lieu durant cette période :
« Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés » [1952, p. 1581].
37 C’est dans cette même perspective que, avec Jacques Godbout et Alain Caillé [1992], il est possible d’analyser l’un des aspects du Père Noël [4] qui « fait en sorte que les parents s’assurent de ne rien recevoir en retour […] qu’ils garantissent la spontanéité de leur générosité ». D’une certaine manière, le Père Noël préserve pour les enfants la part magique du don initial par un lien avec les ancêtres : « le lien avec le passé, dans le temps » qui « unit aussi les enfants à l’espace, au reste de l’univers » [ibid., p. 66].
38 Au regard du script du rite, on peut observer que, lors de la préparation des festivités, la recherche des cadeaux à offrir est sans conteste la phase dans laquelle s’investissent le plus les individus ; Sherry [1983] l’appelle la phase de gestation de l’échange par le don. Cette recherche de cadeaux peut être longue (certains peuvent s’y prendre à l’avance), pénible mais aussi excitante et joyeuse. Les sentiments sont parfois mélangés :
« Tout le mois de décembre est consacré à cette fête et aux cadeaux à acheter. Nous aidons ma mère à choisir certains cadeaux » (microrécit, 14).
40 La difficulté est de trouver un cadeau pour chacun, dans le souci de faire plaisir et dans un cadre budgétaire souvent contraint. L’aspect le plus fondamental de cette épreuve rituelle est de provoquer chez l’autre du contentement, de trouver dans son regard une reconnaissance :
« Les cadeaux… un joyeux casse-tête qui me remplit de joie : secrets, questions discrètes, cachotteries, et cachettes ! L’impression de se retrouver en enfance ! Chercher ce qui fera plaisir, qui surprendra, qui étonnera, qui comblera n’est pas une mince affaire. Je me sens une lourde responsabilité quand il faut choisir pour quelqu’un qu’on aime, je n’aimerais pas décevoir » (microrécit, 33).
42 À bien des égards, le choix des cadeaux apparaît bien plus important que l’échange des cadeaux (« c’est le geste qui compte »). Curieux des cadeaux que l’on va recevoir, on peut être surtout curieux de voir l’effet provoqué par les cadeaux offerts. Cette curiosité semble être liée à l’implication dans l’achat et aux efforts fournis pour les acquérir. La performance de rôle est alors surtout contemplative :
44 Les cadeaux cristallisent donc l’échange symbolique entre les membres de la famille. Ils caractérisent en fait une manière de sceller le lien entre les membres. En ce sens, les cadeaux servent de support au déploiement du rite – la seconde phase de l’échange par le don chez Sherry [1983] – lors de la « séance de l’échange des cadeaux » (qui peut se faire à l’apéritif, à la fin du repas, à une heure précise ou même le lendemain matin). L’intérêt pour autrui rencontre alors, dans un même temps social, un intérêt pour soi :
« Et, rituel habituel, l’ouverture des cadeaux : mon moment préféré parce que j’aime bien voir si mes proches sont contents de leurs cadeaux, et puis, tant qu’à faire, j’aime bien découvrir les miens aussi » (microrécit, 19).
« Le rituel de Noël consiste en la distribution des cadeaux à minuit tapante, et ce, depuis qu’on est tout petits » (microrécit, 39).
46 Au niveau individuel, les déséquilibres en termes de moyens financiers peuvent être vécus comme une frustration ; la quête d’une certaine équivalence et ou le rejet d’une situation d’asymétrie lors du contre-don peuvent être source de sentiments négatifs (notamment de domination ; Marcoux [2009]). En déclenchant une culpabilité ou en engendrant des obligations, l’échange des cadeaux peut être empreint d’une certaine violence symbolique [Godbout et Caillé, 1992], ce que relèvent également plusieurs travaux en Consumer Research autour du « côté obscur du don » [Sherry, McGrath et Levy, 1993] :
« Je lui ai acheté un cadeau bon marché et j’avoue avoir culpabilisé car je craignais qu’il ne lui plaise pas mais aussi que le cadeau qu’elle désirait m’offrir valait beaucoup plus que le mien. Ce fut aussi des cadeaux à bas prix pour mes autres proches. Je savais que cela faisait un peu égoïste de ma part, mais, en même temps, je me disais que ce n’était pas la valeur du cadeau qui comptait mais le symbole qui lui était lié » (microrécit, 38).
48 Ce difficile équilibre entre le réel et le symbolique amène des interrogations et/ou des regrets concernant le caractère factice de cet échange de cadeau. Sont notamment discutés le peu d’attention accordée au choix du cadeau, ainsi que son caractère contraint et obligatoire. D’une certaine manière, c’est ce mélange de liberté et d’obligation d’offrir qui est une des sources des tensions présentes au moment de Noël :
« Il n’existe pas de Noël où l’on ne m’a pas offert un cadeau qui ne me plaisait pas. Ce n’est pas que je sois très difficile, mais je pense que certaines personnes ne prennent pas le temps de chercher ce qui fait vraiment plaisir ou ce dont la personne a besoin. Dans ces cas-là, mieux vaut s’abstenir de faire un cadeau, mais voyez-vous c’est en quelque sorte la RÈGLE : le cadeau est finalement quasi obligatoire et je trouve ça bête. Si le cadeau n’est pas offert par envie, il ne vaut rien » (microrécit, 18).
50 Que ce soit pour le repas ou pour les cadeaux, il y a, pour chacun, une sorte d’attente. C’est sans doute cette même notion d’attente qui avait attiré l’attention de Mauss [1981, p. 117] : « Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous à tel et tel résultat ; c’est cela la forme essentielle de la communauté […] “je m’attends”, c’est la définition même de tout acte de nature collective. » C’est cette attente qui est intégrée dans le cycle « donner, recevoir et rendre ». Dans le partage de cette attente, on se rapproche d’un rite d’intégration qui permet, par la maîtrise scénographique et scénaristique, de définir les frontières de la famille. Tous les ingrédients cristallisant la prégnance du don dans le rite d’intégration sont là : l’intérêt pour soi mêlé à l’intérêt pour autrui, la liberté mélangée à l’obligation.
Nouvelles manières de « faire Noël » et désacralisation de la famille
51 Alors que l’examen des émotions positives associées au rite de Noël montre que, dans l’ensemble, la magie reste prédominante, la présence de tensions, sources d’un certain nombre d’émotions négatives, peut favoriser l’apparition de nouvelles pratiques d’échange/don. Pour reprendre et paraphraser Michel de Certeau [1980], c’est dans la créativité de nouvelles « manières de faire Noël » que le consommateur invente et produit de la culture – ici familiale. Dans nos microrécits, on trouvera notamment : à l’échelle individuelle, des actions limitant la valeur des cadeaux ou restreignant le nombre des destinataires ; à l’échelle familiale, l’édification de règles comme le tirage au sort des cadeaux, ou des cadeaux uniquement fabriqués soi-même, etc. :
« Dans ma famille, on ne se fait pas de cadeaux au-delà de seize ans et on ne s’en porte pas plus mal. On est heureux de se revoir, de partager. Alors que dans ma belle-famille : il y a toujours eu beaucoup de cadeaux plus ou moins réussis d’ailleurs. J’ai horreur du cadeau qu’on achète sans implication, le truc qui restera au fond d’un placard » (microrécit, 14).
53 Au-delà de ces pratiques d’appropriation et de bricolage, il n’y a pas, pour l’instant, d’institutionnalisation très nette de manifestations d’une résistance à cette consommation [Roux, 2007] ; les états de tension engendrés ne sont pas de nature à engager l’individu dans des comportements collectifs [5]. C’est à cette absence d’une réelle transgression que peut s’apprécier véritablement le caractère sacré du rite de Noël. Pour Caillois [1950], il est des rites qui ne se transgressent pas. Le sacré réside dans « la chose, l’être ou l’idée à quoi l’homme suspend toute sa conduite, ce qu’il n’accepte pas de mettre en discussion, […], ce qu’il ne renierait, ni ne trahirait à aucun prix » [ibid., p. 170-171]. Ici, malgré les reproches adressés à la fête de Noël, du fait notamment de son caractère parfois perçu comme outrancièrement commercial, les individus ne se soustraient pas à la pratique du rite. Et ce rite de Noël non transgressé continue à présenter toutes les caractéristiques du sacré.
54 Cette absence de potentialité réellement transgressive n’est pas sans conséquence sur ce qui est échangé ni sur la valeur de lien qui se noue. Traditionnellement, comme support à la création et à la sacralisation de cette valeur de lien, on trouvera : des rituels, des pèlerinages (la recherche de cadeaux), l’attribution de vertus magiques à des objets (processus de quintessence). Autant d’éléments qui font que le don de cadeaux devient une transmission d’objets alors inaliénables et porteurs de sens. La sacralisation de ces objets, reflets de la famille et porteur de son esprit (le hau) suppose nécessairement la séparation entre le profane et le sacré afin de préserver la pureté du sacré et d’éviter la souillure du profane/ marchand [Douglas, 1967]. À partir du moment où se posent des questions sur la famille sacrée, où les achats sont de moins investis, moins chargés d’émotions et d’affects (de cette force du hau), les objets perdent de leur valeur de lien en conservant a contrario une sorte de souillure marchande. Ils peuvent alors d’autant plus facilement être remarchandisés sur des sites dédiés de revente de cadeaux. Sites qui sont autant de contre-rites ou rites de marchandisation [6]. On peut donc voir dans ces nouvelles pratiques de consommation, marquées par une diminution de la valeur de lien des objets échangés et par la modification des modalités des échanges, une certaine transformation et un certain délitement de la structure familiale.
55 C’est sans doute en cela que Noël et les critiques qui lui sont associées parlent de la famille contemporaine. Par une sorte d’effet miroir, il semble que la marchandisation et la facticité que l’on reproche à cette fête soient du même ordre que les reproches touchant à l’institution familiale elle-même. L’augmentation des recompositions familiales et la complexité croissante de ses structures favorisent les tensions et les difficultés à participer à ce rite, que l’on peut désormais vivre comme une « obligation familiale ». Sortie des systèmes de parenté parfaitement codifiés [Lévi-Strauss, 1967], la famille devient une question de choix par affinités et non plus seulement un système lignager [Segalen, 1996 [7]]. En cherchant à rester « libres ensemble », selon la formule de François de Singly, la famille devient relationnelle et conduit à « cette oscillation entre le besoin de liens d’interdépendance et la dénégation de ce besoin » qui « crée une tension des familles contemporaines », favorisant la quête d’un compromis qui « prend la forme idéale d’un “je” au sein d’un “nous” peu pesant » [de Singly, 2005, p. 92].
56 Dans la réponse à cette tension entre le nous et le je, on pourrait expliquer l’essor, ces dernières années, du marché des coffrets-cadeaux [8]. Avec ces coffrets « faciles à acheter, faciles à offrir », comme l’énonce la publicité, comprenant des « bons pour », l’acheteur réduit ses tensions liées à la recherche de cadeaux et permet au receveur de personnaliser lui-même le cadeau… En ce sens, une nouvelle fois, le marché vient prendre en charge une modification et un affaiblissement des liens. Le rite de la consommation, perméable aux liens liquides, aide et favorise la liquéfaction du lien social. Autrement dit, par un contournement et une appropriation du registre du don, le marché retrouve une de ses fonctions sociales : permettre l’émancipation de certaines contraintes de l’économie morale [voir Fontaine, 2013].
57 L’individu éprouve le souci de s’inscrire dans une histoire qui le singularise et l’assimile à un lignage en lui conférant sa propre identité. Année après année, la famille, jamais vraiment la même, est recréée, retravaillée avant d’être éventuellement revitalisée au moment de Noël (organisation des repas en plusieurs jours, choix des invitations, famille et belle/famille, etc.). L’appartenance et la structuration de la famille devenant multiples, ses membres sont obligés de se placer et/ou de se partager entre plusieurs cercles familiaux. Le fait de se prêter plusieurs fois au rite au sein de configurations familiales différentes (par exemple avec plusieurs repas de Noël) traduit les différences qui peuvent exister entre les familles et exacerbe les tensions auxquelles est soumis l’individu. Ainsi, alors que l’entité familiale, de par son caractère organique, assure une fonction de médiation entre l’individu et les autres membres de la famille, il arrive que pour éviter ces tensions de recomposition les individus se centrent finalement sur le plus petit dénominateur familial commun : le couple et les enfants. Plus que jamais, on peut donc parler de Noël comme d’un rite d’intégration au sens de Pierre Bourdieu [1982], consistant moins à faire passage qu’à définir et négocier les frontières, les lignes de partage, ici familiales : réaliser la différence entre ceux qui en sont et les autres [9].
58 En guise de conclusion, la question que nous pourrions poser est celle de savoir si ces dernières modifications familiales n’indiquent pas un nouveau changement de sacralité de Noël. C’est la question que pose Dell deChant [2002] en soulignant que Noël redevient une fête religieuse. Quittant une religiosité transcendante pour des formes plus immanentes, il souligne que c’est désormais l’ensemble de la société de consommation et de sa culture qui prend une dimension religieuse, à laquelle sont associés divers rituels et divers mythes, au premier rang desquels on trouve la célébration de Noël dans une sorte de lutte entre le Christ et le Père Noël. Dans la société contemporaine, les histoires sacrées sont celles véhiculées par la consommation, au travers des marques et de la publicité. La liturgie de la consommation constitue une manière pour les consommateurs de vivre leur intégration dans le social, et ne pas consommer reviendrait à s’exclure socialement [Douglas et Isherwood, 1979]. En cela, pour Dell deChant, Noël constitue l’acmé (post) moderne d’une religion de type animiste, au fondement et au cœur même de la culture de la société de consommation.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- ZEMON DAVIS Natalie, 2003, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, Seuil, Paris.
Notes
-
[1]
Rappelons que si Noël n’est pas le seul rite familial, il constitue cependant le rite familial par excellence, celui qui est le plus unanimement partagé. Rosenthal et Marshall [1988] montrent ainsi que le rite de Noël est un rite partagé par 95 % des personnes interrogées par les auteurs, loin devant les vacances qui ne rassemblent que 36 % d’entre elles.
-
[2]
Nous appuierons certaines de nos réflexions sur une étude empirique reposant sur quarante et un micro-récits. À la différence des récits de vie, les microrécits portent sur des situations et pratiques de consommation spécifiques. En ce cas, il a été demandé aux répondants de rédiger un microrécit sur Noël, décrivant ce que la fête de Noël représente pour eux aux niveaux : de la préparation ; de son déroulement ; de la façon de la vivre ; des émotions procurées. Les données restituées vont de quelques lignes à plusieurs pages. Les individus sont principalement répartis en deux cohortes générationnelles : pour les jeunes adultes, une cohorte de vingt-huit personnes (âge médian de 24 ans) ; pour la génération des parents, une cohorte de treize personnes (âge médian 48 ans).
-
[3]
Voir le lien bien connu entre saint Nicolas et le père Noël de Coca Cola. Précisons néanmoins, avec Natalie Zemon Davis, que cette question de la présence du marchand est depuis plus longtemps débattue : « Jusqu’au XVIIe siècle, on trouve des complaintes catholiques s’élevant contre les fêtes de célébration et de réciprocité païennes ou saturnales au cours des douze jours de Noël » [Zemon Davis, 2003, p. 42].
-
[4]
Pour d’autres dimensions concernant le Père Noël et son origine socioculturelle, on peut se référer à l’article de Claude Lévi-Strauss [1952]. Par exemple : « Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. » Plus loin : « En fait, le personnage moderne de Santa Claus ou du Père Noël résulte de la fusion syncrétique de plusieurs personnages : Abbé de Liesse, évêque-enfant élu sous l’invocation de saint Nicolas, saint Nicolas même, à la fête duquel remontent directement les croyances relatives aux bas, aux souliers et aux cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre ; la saint Nicolas a lieu le 6 décembre ; les évêques-enfants étaient élus le jour des saints Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre » [ibid., p. 1584].
-
[5]
Dans leur étude sur des sites anti-Noël (de type Christmas resistance ou Christmas sucks correspondant à plus d’un million d’entrées), Mikkonen, Moisander et Firat [2011] montrent que le simple fait de s’exprimer constitue un acte de résistance, même si ces actes de résistance par le langage ne sont pas nécessairement suivis d’effets : nombre d’individus, malgré la détestation de Noël qu’ils manifestent, ne se soustraient pas au rite qu’ils ont en aversion. Le rite d’intégration semble trop puissant : s’il donne la liberté de dire que l’on est contre, il oblige néanmoins à participer…
-
[6]
Par des sites dédiés comme vendre-ses-cadeaux.fr ou revente-cadeaux.com ou des sites généralistes comme priceminister.com ou rueducommerce.com. Voir www.priceminister.com/blog/qui-sont-ces-francais-qui-revendent-leurs-cadeaux-de-noel-10186.
-
[7]
Il est bien évident que d’autres études et données pourraient venir préciser la conception même de la famille – et donc des perceptions de Noël – au regard de la position occupée dans l’espace social.
-
[8]
Plus de 700 000 vendus pendant la période de Noël de 2011, soit une croissance de 4 % pour un chiffre d’affaires de 65 millions d’euros : www.e-marketing.fr/Thematique/Tendances-1000/Consommation-10000/Breves/Les-coffrets-cadeaux-champions-des-ventes-a-Noel--37491.htm.
-
[9]
Comme Claude Lévi-Strauss nous le rappelle : « Pendant la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé et ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives » [Lévi-Strauss, op. cit., p. 1585].