Le convivium est un festin. Con-vivere signifie vivre ensemble, partager les vivres, partager la vie.
Une miche de pain est un mets bien modeste. Mais le pain, c’est la vie. Quand on meurt de faim, un pain est un festin…
Un don de pain
1Dans ce pays du futur qui s’appelle Panem, beaucoup de gens ont faim, surtout dans les régions les plus pauvres, comme le district Douze où habite Katniss Everdeen. Katniss a onze ans et un trou dans l’estomac. Depuis l’explosion dans les mines qui a emporté son père, trouver de quoi manger est une gageure. Derrière une boulangerie, Katniss fouille la poubelle quand la maîtresse des lieux la chasse sans ménagement. La petite fille s’éloigne de quelques pas et, désespérée, s’affaisse au pied d’un arbre.
2 Le fils de la boulangère, un garçon de son âge, a vu toute la scène. Un instant après, Katniss entend un bruit, des cris, un coup. La boulangère vient de frapper son fils et le gronder pour avoir laissé tomber deux grosses miches de pain dans le feu. « Jette-les donc au cochon, crétin ! À qui veux-tu qu’on vende du pain brûlé ? » Le garçon sort sous la pluie glaciale, une marque rouge sur sa pommette. Il arrache quelques morceaux de croûte calcinés et les jette dans l’auge. Puis, mine de rien, il lance en direction de Katniss, l’une après l’autre, les deux miches. La fille les cache sous sa chemise et s’en va à grands pas. Les pains chauds ont beau lui brûler la peau, elle les serre contre elle très fort « comme on se cramponne à la vie » [Collins, 2009, p. 35-37].
3 Malgré sa faim de loup, Katniss ne touche pas au pain avant d’arriver à la maison. Ce don précieux qu’elle vient de recevoir, elle veut le partager avec les siens. Dehors le pain est noir comme le charbon des mines, mais dedans il est frais, appétissant, bourré de raisins et de noix. Pour Katniss, sa petite sœur et sa mère, le pain sera un festin.
4 Katniss et Peeta Mellark, le gentil fils de la boulangère, sont les protagonistes de la série fortunée Hunger Games dont les deux premiers volets ont été adaptés avec un succès éclatant au cinéma. Ce n’est pas un hasard si le rapport entre les deux héros de Suzanne Collins commence par un don. D’autres dons, d’autres gestes de générosité surviennent aux moments clés du récit. Et ces gestes ne sont pas isolés, ils forment une trame de réciprocité positive qui rompt avec la logique des jeux sanglants du titre et esquisse un modèle alternatif de comportement humain. Malheureusement, le côté sensationnel de la violence — une lutte à la mort télévisée qui oppose vingt-quatre jeunes âgés de 12 à 18 ans, un garçon et une fille envoyés par chacun des douze districts — a polarisé l’attention des commentateurs, laissant dans l’ombre le modèle positif qui donne son sens à l’action du premier roman. Katniss et Peeta survivent aux Jeux sans perdre leur humanité, ils triomphent de la violence grâce à l’esprit du don.
5 Cet esprit se définit par une double opposition que Collins met en place dès la première rencontre entre Katniss et Peeta. D’un côté, le don s’oppose à la violence, de l’autre côté, au marché. Prenons la violence d’abord. Dans Hunger Games, elle n’est jamais gratuite. Celle de la mère qui frappe son fils sert à établir le caractère de Peeta et la nature du rapport qui va l’unir à la narratrice, Katniss. Pour aider la jeune fille, Peeta se montre prêt à affronter la violence d’autrui comme il le fera plus tard, dans l’arène des Jeux, face à une violence infiniment plus grande. Mais la nécessité pour Peeta de braver la violence de la boulangère ne fait pas que préfigurer la suite, elle fournit le contexte indispensable pour que le don de pain paraisse comme un vrai don — et non comme une simple aumône.
6 En effet, si Peeta avait jeté à Katniss de vieilles miches destinées à la poubelle, cela aurait suffi pour la sauver de la faim, mais le rapport entre les deux jeunes n’aurait pas été le même. Une aumône ne crée pas un lien de réciprocité qui oblige le donataire à donner à son tour. Bien au contraire, dans le cas de l’aumône, le donataire s’attend plutôt à ce que le donateur donne à nouveau. Après tout, cela lui coûte si peu ! La marque rouge sur le visage de Peeta est la preuve que son cadeau demandait un sacrifice. Il a payé de sa personne le pain offert à Katniss. C’est pourquoi elle se sent liée par une dette de reconnaissance envers lui.
7 La dette est d’autant plus grande que l’action de Peeta provoque un déclic salutaire chez la fille, qui reprend courage et se décide à utiliser l’arc laissé par son père pour chasser dans les bois afin de nourrir sa famille. Cinq ans plus tard, son habileté à tuer le gibier sera un avantage inestimable lorsqu’elle doit lutter contre la faim et les autres concurrents dans l’immense arène naturelle des Jeux. Les jeunes concurrents, des « tributs » offerts au Capitole chaque année en punition d’une ancienne révolte écrasée dans le sang, sont tirés au sort dans un rite public dont le nom évoque l’anthropologie frazérienne : la Moisson. Le jour de la loterie dans le district Douze, c’est le nom de la petite sœur de Katniss qui sort de l’urne. Dans un élan de générosité, elle se porte volontaire pour être envoyée aux Jeux à sa place. Puis le nom du garçon est annoncé : Peeta Mellark. « Oh non, pense Katniss. Pas lui » [ibid., p. 31].
8 Peeta tente de se maîtriser mais, dit-elle, « ses yeux bleus trahissent la même frayeur que celle que j’ai vue si souvent chez le gibier » [ibid., p. 32]. Pourtant, la réaction de Katniss n’est pas dominée, comme on pourrait s’y attendre, par la compassion. Peeta et elle ne sont pas amis. Depuis leur première rencontre muette, ils ne se sont jamais adressé la parole. S’il est, lui, secrètement amoureux d’elle, le sentiment n’est pas réciproque. Katniss ne songe pas un instant à se dévouer pour les yeux bleus de Peeta. Pourquoi donc est-elle si ébranlée quand ce doux garçon est choisi comme tribut masculin ? C’est qu’elle se trouve aux prises avec un dilemme redoutable. Selon les règles des Jeux, il ne peut y avoir qu’un seul vainqueur. Katniss veut gagner cette lutte à la mort, mais Peeta lui a fait le don de la vie. Elle se sent liée malgré elle par la force de ce don :
« J’ai la sensation d’avoir une dette envers lui, ce que je déteste. Peut-être que si j’avais pu le remercier, je me sentirais moins mal aujourd’hui. J’ai voulu le faire parfois, mais sans jamais trouver le bon moment. Ce moment ne se présentera plus désormais. Parce qu’on va nous lâcher dans une arène afin que nous nous y affrontions jusqu’à la mort. Je vois mal comment glisser un “merci”, là-dedans. Ça n’aura pas l’air sincère si je m’efforce en même temps de lui trancher la gorge » [ibid., p. 38].
10 On le voit, Suzanne Collins ne cherche pas à ménager ses jeunes lectrices et lecteurs. Cette citation fait comprendre la réputation sulfureuse de Hunger Games, ce présumé « théâtre de la cruauté où le chacun pour soi a mobilisé un cortège de parents inquiets aux États-Unis » [Gallot, 2012]. Mais la morale du récit ne se résume pas au chacun pour soi, tant s’en faut. Le théâtre de la cruauté imposé par le Capitole met à l’épreuve des protagonistes aux instincts fondamentalement bons, à commencer par l’héroïne qui n’hésite pas à se sacrifier pour sa sœur. Si des conditions de vie dures ont rendu forte Katniss, elle a été élevée avec amour et tendresse. La marque rouge sur le visage de Peeta la choque : « Mes parents ne nous avaient jamais battues. C’était inimaginable, pour moi » [Collins, 2009, p. 36]. Une fois dans l’arène, elle reste fidèle à ses racines. Nous verrons tout à l’heure comment la force du don l’emporte au sein même des Jeux de la violence. Mais d’abord, il faut examiner la deuxième opposition établie par Collins, celle entre l’esprit du don et l’échange marchand.
Le don contre le marché
11 Le pain, c’est la vie. Mais dans le capitalisme, le pain est une marchandise comme une autre. La vocation d’un boulanger n’est pas d’aider les gens affamés mais de gagner de l’argent pour lui-même.
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher […] et du boulanger, que nous attendons notre dîner, écrit Adam Smith, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » [Smith, 1991, p. 82].
13 Peeta ne peut agir par bienveillance qu’en sortant du cadre imposé par le capitalisme. Pour faire son don à Katniss, il doit soustraire le pain au marché. Le fait est souligné par la question rhétorique de la boulangère : « À qui veux-tu qu’on vende du pain brûlé ? » En jetant le pain dans le feu, Peeta se rebelle contre la loi de l’intérêt.
14 Si le pain incarne la vie, le feu signifie la révolte, comme en témoigne le surnom qui sera donné à Katniss — « Fille du feu » — ainsi que le titre du deuxième roman, qui raconte la naissance de la révolte dont elle devient involontairement l’icône : L’Embrasement. Le premier geste de révolte est celui accompli par Peeta tout au début de l’histoire. La marchandise qu’il consigne au feu renaît de ses cendres sous forme de don.
15 L’importance accordée au don par Collins est confirmée plus tard lorsque Peeta, blessé dans l’arène, profite d’un moment de répit pour demander à Katniss de lui raconter une belle histoire : « Parle-moi de la meilleure journée dont tu te souviennes. » La plupart des bons souvenirs de Katniss concernent des parties de chasse menées en compagnie d’un autre garçon, ce qui ne saurait réjouir Peeta. Elle choisit de raconter plutôt comment elle a utilisé l’argent obtenu en vendant sa plus grosse prise de gibier. Elle n’avait jamais eu autant de sous entre les mains. Qu’en a-t-elle fait ? Elle a acheté un grand cadeau d’anniversaire pour sa petite sœur [Collins, 2009, p. 276- 278]. Voilà encore une histoire de don, mais, cette fois, c’est Katniss qui connaît la joie de donner et la présente comme étant supérieure à toute autre. Collins ne pourrait pas indiquer plus clairement à son jeune public en quoi consiste le vrai bonheur dans la vie.
16 La meilleure journée de Katniss, c’était donc le jour d’anniversaire de sa sœur. Elle pensait acheter une étoffe pour faire une robe lorsqu’elle remarque, étendue dans une charrette, une chèvre laitière à l’épaule lacérée. Le pauvre animal ne vaut pas cher. Pour Katniss, ce serait une occasion à saisir car sa mère apothicaire pourra guérir la blessure. Hélas, l’homme qui possède la chèvre dit qu’il l’a déjà promise à la bouchère. Celle-ci arrive sur-le-champ, c’est la dame à qui Katniss vend son gibier. « Cette jeune fille lorgne sur votre chèvre », dit l’homme, qui espère sans doute en tirer un meilleur prix. Mais la dame, après avoir regardé longuement Katniss, prononce la blessure de la chèvre beaucoup plus grave que le propriétaire ne l’avait dit : « Je parie que la moitié de la carcasse sera trop abîmée pour en faire de la chair à saucisse. » Et d’ajouter : « Vous n’avez qu’à la vendre à cette jeune fille, si elle est assez bête pour en vouloir. » Puis, elle part en lançant un coup d’œil complice à Katniss, qui peut dès lors acheter l’animal pour sa sœur [ibid., p. 278-280].
17 L’argent de Katniss seul n’aurait pas suffi pour lui assurer la chèvre. Finalement, c’est la bouchère qui lui en fait cadeau. Il y a ainsi une histoire de don enchâssée dans cette histoire de don — une histoire qui nous sort à nouveau du monde marchand décrit par Smith où l’on ne peut compter sur la bienveillance du boucher ou du boulanger. À l’instar de Peeta lorsqu’il donne le pain en cadeau, cette bouchère aide Katniss au mépris de son propre intérêt. La lacération extérieure de la chèvre fonctionne ici comme la croûte brûlée du pain. À qui veux-tu qu’on vende cette chair abîmée ? En invoquant un défaut dont elle exagère l’ampleur, la bouchère se refuse à voir l’animal comme une marchandise. Katniss le transforme à son tour en don véritable, lui nouant un ruban rose autour du cou avant de le présenter à sa sœur ravie. Ce soir-là, se souvient Katniss, la petite fille a insisté pour dormir avec la chèvre, qui « lui a léché la joue, comme pour lui souhaiter bonne nuit » [ibid., p. 281].
18 Avec cet interlude heureux, Collins esquisse un contre-modèle au principe de chacun pour soi censé prévaloir aux Jeux. Pour bien enfoncer le clou, elle fait suivre le récit par un dialogue entre Katniss et Peeta qui résume en quelques lignes tout le débat entre économisme et anti-utilitarisme. Le bon Peeta s’attache au détail du ruban rose, il veut savoir si la chèvre le portait encore au lit.
« Je crois, répond Katniss. Pourquoi ?
— Pour me représenter la scène. Je vois ce qui t’a plu dans cette journée. »
20 Mais la jeune fille ne souhaite pas paraître trop sentimentale. Face à l’insistance de Peeta sur le ruban, signe frivole du statut de cadeau revêtu par la chèvre, Katniss fait comme si elle avait été motivée purement par la valeur économique d’un animal capable de produire jusqu’à quatre litres de lait par jour [1] :
« — Bah, j’ai tout de suite su que cette chèvre serait une mine d’or. »
22 Peeta ironise sur cette tentative de tout rapporter à la soif d’or :
« — Oui, bien sûr, c’est à ça que je faisais allusion. Et pas à l’immense joie que tu as faite à ta petite sœur, celle que tu aimes au point de la remplacer dans la Moisson. »
24 Le sarcasme de Peeta n’ébranle pas Katniss. Adoptant un ton supérieur, elle cherche encore à appuyer son interprétation économique :
« — La chèvre nous a rapporté plus que ce qu’elle m’a coûté. Et largement. »
26 Mais le garçon réussit à retourner l’argument dans un sens non marchand. L’animal n’aurait fait que manifester sa gratitude. S’il donnait tant à Katniss, c’est qu’il voulait la remercier de ce qu’elle avait fait pour lui :
« — C’était la moindre des choses : tu lui as sauvé la vie. J’ai l’intention de faire pareil. »
28 En rançonnant cette bête vouée à l’abattage et en faisant soigner ses blessures, Katniss lui a fait le don de la vie. La chèvre se sentait liée par la force de ce don, elle était obligée de le rendre avec intérêts. Et Peeta se retrouve maintenant dans la même position. Les soins que prodigue Katniss au garçon blessé le mettent en dette autant que la chèvre, il s’engage donc à se montrer reconnaissant lui aussi. « Je te revaudrai ça au centuple », dit-il [ibid.].
29 Cette conclusion du dialogue est essentielle. En tirant du comportement de la chèvre une leçon à appliquer au contexte présent, elle opère un court-circuit entre deux plans narratifs. Peeta avait demandé à Katniss de raconter une belle histoire afin de leur procurer un bref moment d’évasion. Le récit du cadeau fait à sa petite sœur ouvrait une parenthèse dans la narration, il s’annonçait comme le souvenir d’un passé plus heureux, opposé au monde cruel des Jeux. Mais Peeta proclame la nécessité de faire vivre les mêmes valeurs à l’intérieur de l’arène. Et c’est là le vrai enjeu du premier roman de la série. La force du don peut-elle résister au sein d’un cadre violent qui incite au chacun pour soi ?
La force du don à l’épreuve de la violence
30 Cet enjeu a échappé à de nombreux commentateurs. Quand le premier film est sorti aux États-Unis, le critique David Denby de l’hebdomadaire The New Yorker a décrit le roman comme « une guerre hobbesienne de tous contre tous » [Denby, 2012]. Rien n’est plus faux. Si le principe des Jeux est hobbesien, celui du roman est maussien. À la guerre de tous contre tous, les personnages érigés en modèles — et non seulement Katniss et Peeta — préfèrent la réciprocité du don et du contre-don.
31 Toutefois, Peeta se montre bien optimiste lorsqu’il promet de repayer Katniss au centuple. Ses blessures sont graves et il risque fort d’en mourir. Mais Peeta omet de dire comment il s’est fait blesser : en sauvant Katniss d’une attaque sauvage. En réalité, donc, c’est elle qui lui est redevable. Soigner ses blessures, c’est la moindre des choses. Avant la fin, elle va le sauver d’une attaque à son tour.
32 Ainsi, chacun est redevable à l’autre. Le vrai dilemme surgit quand il ne reste qu’eux deux. C’est l’heure de la vérité que craignait Katniss depuis le jour de la Moisson. Quand le nom du garçon des pains est sorti de l’urne, elle s’est consolée en se disant qu’il y aurait tout de même vingt-quatre concurrents : « Avec un peu de chance, quelqu’un d’autre l’éliminera avant moi » [Collins, 2009, p. 39]. Pas de chance, après vingt-deux morts, elle se retrouve face à face avec Peeta.
33 Le garçon jette son couteau et invite la fille à l’achever avec sa dernière flèche. Mais comment tuer quelqu’un qui offre sa vie pour vous ? Katniss le prie au contraire de la tuer, elle. C’est chacun contre soi, on est bien loin d’une guerre hobbesienne. Le dénouement rappelle plutôt Shakespeare. Sachant qu’il faut au moins un vainqueur aux Jeux, Katniss et Peeta menacent d’avaler du poison tous les deux. Le chantage marche, les organisateurs se voient obligés à reconnaître un couple gagnant, pour le plus grand plaisir des téléspectateurs. On pense tout de suite à Roméo et Juliette, la mort futile en moins. Mais la comparaison est trompeuse. Katniss n’est pas amoureuse de Peeta. Simplement, elle ne peut pas devenir une meurtrière et rester fidèle à elle-même.
34 Aussi claire que paraisse la leçon, elle est passée au-dessus de la tête du critique du New Yorker. « Katniss pourchasse divers enfants avec son arc et sa flèche », écrit Denby [2012] — et pourtant, se plaint-il, elle n’en tue pas assez pour rendre le scénario vraiment excitant ! En fait, le cas de Katniss est beaucoup plus grave : elle ne pourchasse jamais personne. Tout au long des Jeux, elle tue seulement quand elle se trouve en état de légitime défense. Bref, elle ne « joue pas le jeu ».
35 Les « Hunger Games » sont organisés comme un rite sacrificiel où les participants sont à la fois victimes et bourreaux. Katniss lutte pour ne pas être victime mais ne se laisse pas entraîner dans le rôle de bourreau. En faisant des concurrents envoyés par chaque district des loups les uns pour les autres, les Jeux servent à diviser les opprimés entre eux. Dans le roman Hunger Games, Katniss et quelques autres jeunes subvertissent les Jeux de l’intérieur, fournissant des modèles de résistance et de solidarité pour la révolte qui éclate dans le deuxième volet de la série [2].
36 Peeta n’est pas le seul allié de Katniss. Une fille noire de douze ans, Rue, lui montre comment échapper à une embuscade. Les deux deviennent amies et se mettent à s’entraider. Quand la petite est mortellement blessée, Katniss la prend sur ses genoux et lui chante une berceuse jusqu’à ce qu’elle ferme les yeux. Puis elle ramasse des fleurs pour recouvrir son corps. C’est le moins qu’elle puisse faire pour cette fille à qui elle doit sa vie.
37 Ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà assez pour inspirer des actes inattendus de réciprocité. Les gens du district pauvre où vivait Rue font parvenir à Katniss le cadeau qu’ils avaient prévu de donner à la fille morte : une miche de pain. Ce don est une première dans l’histoire des Jeux : jamais auparavant le peuple d’un district n’avait aidé un concurrent venu d’un autre.
38 Mais le contre-don le plus important arrive plus tard, quand Katniss vient juste de mettre les mains sur un médicament capable de guérir les blessures infectées de Peeta. Une fille plus forte saute sur elle et va la tailler en pièces lorsque Thresh, un grand garçon noir venu du même district que Rue, sauve Katniss en fracassant le crâne de l’autre fille. Il pourrait facilement tuer Katniss aussi, mais il lui explique en quelques paroles qu’il va l’épargner au nom de Rue :
« — Cette fois, rien que cette fois, je te laisse filer. Pour la petite fille. Toi et moi, on est quittes. Je ne te dois plus rien. Compris ? »
40 À la différence de Peeta, Thresh n’est pas amoureux de Katniss. Ils ne se connaissent même pas. Mais Thresh a la sensation d’avoir une dette envers elle, tout comme elle avait la sensation d’avoir une dette envers Peeta. Katniss comprend exactement ce qu’éprouve Thresh :
42 Ce n’est pas seulement par bonté que Thresh épargne Katniss, mais parce qu’il se sent lié malgré lui par une obligation de réciprocité positive.
43 Cette scène constitue un tournant. Si Thresh n’avait pas enfreint les règles du jeu pour remercier Katniss, elle serait morte avant de pouvoir donner à Peeta le médicament nécessaire pour guérir ses blessures. Ni l’un ni l’autre ne serait arrivé jusqu’à la fin. Les deux héros ne survivent à la violence de l’arène que grâce au geste généreux de Thresh. Leur victoire aux Jeux n’appartient pas à eux seuls, elle marque le triomphe de la force du don.
Références bibliographiques
- ANSPACH Mark, 2014, « Hunger Games 101 », www.imitatio.org/mimetic-theory/mark-anspach/hunger-games-101.html.
- COLLINS Suzanne, 2009, Hunger Games, trad. Guillaume Fournier, Pocket Jeunesse, Paris.
- DENBY David, 2012, « Kids at Risk », The New Yorker, 2 avril, p. 68-70.
- GALLOT Clémentine, 2012, « La faim justifie-t-elle les moyens ? », Le Monde, 14 avril, Cahier « Culture & Idées », p. 2.
- SMITHAdam, 1991 (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, t. I, trad. Germain Garnier, Garnier-Flammarion, Paris.