1« Présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » : la formule célèbre de Marcel Mauss [1983, p. 161] assume un sens tout à fait littéral dans le cas du don d’organes. Et pourtant, le don d’organes semble poser un défi par rapport à la leçon de Mauss. En effet, la formule en question vient à la fin de la discussion du hau, l’esprit du don maori auquel Mauss fait appel pour expliquer l’obligation de rendre le don reçu. Mais comment rendre le don d’un organe ? Comme le dit une chercheuse citée par Jacques Godbout, « ce don d’organes est si extraordinaire qu’il ne peut pas être rendu [1] ». Dans le cas d’organes prélevés aux donateurs morts, Godbout montre que le donataire craint non seulement une dette impossible à rembourser, mais aussi et peut-être surtout une menace à sa propre identité, la famille du défunt ayant tendance à voir le greffé « comme une sorte de contenant sacré de la vie de l’un des siens » [2007, p. 176-177]. Le fait de recevoir un don si important fait naître chez le greffé un désir de donner à son tour qui se dirige alors, non pas vers la famille du donneur, « mais vers d’autres personnes ayant vécu la même expérience » [ibid., p. 153].
2Le problème ne se pose pas de manière identique dans le cas qui va nous occuper ici, où les organes greffés proviennent de donateurs vivants. Dans ce cas, il n’y a pas le même danger de devoirremplacer symboliquement un disparu. Par contre, on peut estimer la dette encore plus grande lorsque le donateur se sépare d’un organe de son vivant. Comment rendre un don aussi important ? Nous allons voir une solution qui consiste justement à diriger un nouveau don, non pas vers celui qui a déjà donné, mais vers d’autres personnes qui se trouvent dans la même situation. Mais il faut d’abord rappeler qu’une structure de ce type — où A donne à B et B donne à C — figure déjà dans l’histoire du hau commentée par Mauss.
3Supposez, dit le sage maori, que vous me donnez un certain article et que « je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement ». Ce que je reçois maintenant de lui est l’esprit (hau) de ce que j’ai reçu de vous, il faut donc que je vous rende le hau de ce que vous m’avez donné [Mauss, 1983, p. 158]. Ce qui intéresse Mauss, dans cette histoire, c’est l’échange entre les premiers deux individus où le deuxième doit rendre le hau de ce qu’il a reçu du premier. Si le récit se limitait à ces deux personnages, on aurait un échange direct entre A et B, et tout serait clair. Mais « l’intervention d’une tierce personne » laisse Mauss perplexe ; il y voit la seule « obscurité » dans l’exposition [ibid., p. 159].
4Pour éclaircir le sens du récit, Dominique Casajus propose un changement de perspective. Au lieu de se voir, à la façon moderne, comme un individu qui entre dans des transactions isolées avec d’autres individus, le sage maori se place d’emblée dans une circulation sociale plus vaste. Cette circulation est composée de flux de dons successifs auxquels il participe. Ainsi, observe Casajus, il « n’y a en fait pas de “tierce personne”, mais deux personnes qui sont, chacune à son tour, l’une en amont et l’autre en aval de B ». Du point de vue de B, chaque flux de dons « apparaît comme venant de et allant vers d’autres individus ». Pour l’individu situé au sein de l’un de ces flux, conclut Casajus, le hau traduit « l’impérieuse nécessité de ne pas interrompre ce flux dès lors qu’il est le retour d’un autre flux » [1984, p. 69-70].
5Pour les besoins de la présente discussion, nous retiendrons des analyses de Casajus l’idée que chaque donateur se place au sein d’un flux de dons qui le dépasse. Même dans l’absence d’un flux de retour, un flux de dons de ce type incarne une figure essentielle de la réciprocité : celle où les dons s’enchaînent grâce au fait que chaque donataire donne « au suivant ». Une telle réciprocité indirecte (ougénéralisée) incarne l’esprit du don tout autant que la forme directeoù l’on rend à celui de qui on a reçu. Dans les deux cas de figure, celui qui reçoit donne à son tour.
6Trop souvent, on considère que le seul vrai don est le don non réciproque. À la limite, ce don d’une pureté absolue devient, comme pour Derrida, la figure même de l’impossible. Mais la générosité spontanée ne doit pas exclure la possibilité pour le bénéficiaire de se montrer généreux à son tour. Au contraire, s’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir, il serait paradoxal — et peu généreux — de vouloir priver de ce bonheur le destinataire de notre don. Pour cette raison, on pourrait même soutenir que le don le plus achevé est le don réciproque. Nous allons voir maintenant un cas où, sans réciprocité, le don aurait été non seulement imparfait, mais impossible.
7Ron et Barb sont très amoureux l’un de l’autre. Ils seraient un couple heureux si Barb n’était pas souffrante. Ses reins fonctionnent mal. Ron, lui, a deux reins sains. Que peut-il bien faire de deux reins ? Il lui suffit d’un. Ron voudrait donner à Barb quelque chose de lui-même : il voudrait lui offrir un rein. Ce qu’il envisage, c’est un don unilatéral et non réciproque, un don parfaitement gracieux.
8Hélas, le don imaginé par Ron s’avère impossible à réaliser. Les médecins constatent une incompatibilité biologique entre le corps de Ron et celui de Barb. Le rein qu’aurait voulu donner Ron ne pourra servir à sa femme. Elle doit se mettre sur la liste d’attente comme tous les autres. Et elle risque de patienter très longtemps : il y a déjà plus de 72 000 personnes sur la liste.
9Mais il existe, au moins théoriquement, une autre possibilité. Il y a d’autres familles dans la même situation, d’autres individus qui voudraient donner des reins, d’autres qui ont besoin d’en recevoir… Il y a une forte demande, d’un côté, et une offre potentielle de l’autre, mais il n’existe pas de marché où la demande et l’offre puissent se rencontrer car la vente des organes est, à juste titre, interdite. Alors, si l’on ne peut pas recourir à l’échange marchand, pourquoi ne pas organiser un échange de dons qui dépasse le cadre d’un seul couple ou d’une seule famille, un échange de dons capable de mettre ensemble — comme le fait en d’autres circonstances le marché — toute une série d’inconnus ? Voilà le raisonnement des médecins et chercheurs américains qui ont fondé l’Alliance pourdonations couplées (Alliance for Paired Donation). Ce réseau accueille tous les patients qui ont quelqu’un prêt à les aider en faisant le don d’un rein, non pas à la personne aimée, mais à un autre patient appartenant au même réseau qui possède le profil biologique nécessaire pour le recevoir.
10C’est ainsi que, un beau mercredi du mois de juillet 2007, Barbara Bunnell devient le premier patient dans l’histoire à recevoir un rein à l’intérieur d’une chaîne de réciprocité généralisée. Après que le premier donateur, Matt Jones, offre son rein à Barb, Ron Bunnell, le mari de Barb, donnera un rein à Angela Heckman ; puis la mère d’Angela donnera un rein à quelqu’un d’autre, et ainsi de suite, dans une chaîne continue qui aidera encore sept personnes. En fait, ce n’est pas la première fois que l’on met ensemble une pluralité de donateurs et de patients couplés. Ce qui est nouveau cette fois, c’est que les échanges font partie d’une chaîne ouverte qui se prolonge dans le temps [Rees et al., 2009]. Dans les cas précédents, les échanges étaient tous définis à l’avance et les transplantations effectuées simultanément. Dans des transactions de ce type, il ne s’agit pas à proprement parler d’un échange de dons, mais plutôt d’un troc, comme le dit bien l’expression utilisée : « kidney swap ».
11La seule chose que l’on puisse troquer légalement contre un rein est un autre rein. Depuis 2007, la loi américaine reconnaît explicitement la légitimité de ces transactions. Cependant, elles ne sauraient faire l’objet d’un contrat. C’était bien pour suppléer à l’absence d’un cadre juridique contraignant que les chirurgiens veillaient à prélever le rein de chaque donateur au même moment. On estimait l’enjeu trop sérieux pour agir autrement. Les opérations étaient organisées avec autant de précautions que le paiement d’une rançon contre la libération d’un otage. Dans une situation de méfiance mutuelle, la simultanéité est l’unique solution. Autrement, comment s’assurer que personne ne triche ?
12Barbara Bunnell s’est fait greffer son nouveau rein à Phoenix, Arizona, le 18 juillet. À partir de ce moment, son mari n’avait plus aucun intérêt à céder l’un de ses propres reins. Le rein que Barb avait reçu d’un tiers, elle l’aurait gardé de toute façon. Si Ron se laissait guider par des considérations purement égoïstes, il aurait très bien pu décider de ne pas respecter son engagement. Et pourtant, huit jours après l’opération de son épouse, Ron est allé à Toledo, Ohio, pour faire le don d’un rein à une femme qu’il ne connaissait pas.
13C’est bien parce qu’il était libre de ne pas rendre le cadeau reçu par Barb que le don fait par Ron Bunnell à Angela Heckman est un vrai don. Comme les systèmes d’échange décrits par Mauss, les chaînes de donation de rein reposent sur la confiance. Les prélèvements ont encore lieu simultanément lorsque les circonstances sont favorables, mais il est rarement faisable d’organiser plus que deux ou trois opérations à la fois. Ce sont les opérations non simultanées — rendues possibles par ce qu’on appelle des donateurs « pont » — qui permettent à la chaîne de se prolonger bien au-delà des premiers participants.
14L’une de ces chaînes a fini par relier trente paires de donateurs et de récipiendaires. L’avantage d’une chaîne longue est qu’elle augmente de trente pour cent le nombre total de transplantations par rapport aux cycles limités à trois échanges [Ehrenberg, 2012]. La participation aux chaînes étendues est particulièrement utile aux patients qui manifestent un haut niveau de sensibilisation immunologique, ceux pour qui il ne suffit pas d’assurer une simple compatibilité des types sanguins. Ces cas difficiles représentent seulement dix pour cent des noms sur la liste d’attente nationale, mais ils constituent plus de la moitié des inscrits auprès de l’Alliance pour donations couplées [Postrel, 2012].
15La nécessité de faire confiance aux donateurs « pont » a été l’aspect le plus controversé de l’organisation de chaînes non simultanées. Dans un entretien avec une journaliste, le fondateur de l’Alliance, le docteur Michael A. Rees, explique pourquoi le risque lui semble minime :
« Bien que tout le monde s’en préoccupe, je pense que les probabilités que les gens trichent sont en réalité tout à fait petites. Vous avez ces individus merveilleux qui se sont porté volontaires en disant “Je t’aime tant que je suis prêt à te donner mon rein”, et puis ils découvrent qu’ils ne peuvent pas, et alors ils disent : “Eh bien, je t’aime tant que je donnerai mon rein à un étranger afin que tu puisses en recevoir un.” Ensuite, ils voient la personne aimée obtenir un rein, et ils voient leur vie transformée par le miracle d’une transplantation de rein. Comment croire qu’un individu comme ça va tricher et priver une autre famille de ce don ? Je pense que c’est très improbable, et en fait notre expérience suggère qu’il y a peu de chances que quelqu’un le fasse. »
17Au moment de l’entretien, plus de soixante-quinze personnes avaient assumé le rôle de donateur « pont » et une seule n’a pas pu respecter l’engagement — non par manque de bonne volonté maisen raison d’un diabète qu’on lui a découvert par la suite [Cosgrove, 2012]. Pourquoi les proches des donataires donnent-ils toujours à leur tour ? Pourquoi le feraient-ils s’ils n’étaient animés par ce que Mauss nomme l’esprit du don ? Finalement, le docteur Rees ne dit rien de plus. Compter sur ces individus merveilleux pour ne pas priver une autre famille du don qui a transformé leur propre vie, c’est tout simplement reconnaître la force de cet esprit et placer sa confiance en lui.
18Au départ de la première chaîne, il y a un jeune homme, Matt Jones, qui accepte de donner un rein « sans raison » : autrement dit, non pas pour sauver de la dialyse un être cher, mais seulement pour la joie d’aider des inconnus. Dans le jargon médical, un donateur comme Matt est qualifié du terme « altruiste ». Le titre est sûrement mérité. Mais ce serait une erreur de ne pas attribuer le même qualificatif à un homme comme Ron. À moins de réduire l’amour à l’égoïsme — et alors l’opposition entre égoïsme et altruisme n’aurait plus de sens —, il faut bien reconnaître la générosité du mari qui donne l’un de ses reins pour l’amour de sa femme. Et ce, même si cette générosité n’a pu s’exprimer qu’en s’inscrivant dans un cadre de réciprocité. Le don que fait Ron pour l’amour de Barb, ce même don qu’il voulait lui donner directement, il le destine à Angela en retour de celui que sa femme a reçu de Matt. Ce n’est plus un don unilatéral, mais en devient-il pour autant un don moins gracieux ? Ce serait complètement arbitraire de voir les choses ainsi. Ce n’est surtout pas la manière dont Ron les perçoit. Pour lui, le fait de se retrouver au sein d’une chaîne de réciprocité n’appauvrit en rien l’expérience du don ; au contraire, il l’enrichit. « Voilà comment je le vois », dit Ron. « Barb a eu ce don de la part de Matt, et je ne fais que passer le relais. C’est fantastique de faire partie de quelque chose de plus grand que nous » [Faherty, 2007]. Comme dans le cas du hau maori, Ron se place au sein d’un flux de dons qui le dépasse.
19Si l’insertion du don dans un cadre plus large est positive pour le donateur, elle est probablement libératrice pour le donataire. Nous avons évoqué au début du texte le problème d’une dette trop grande. Un don aussi important peut certainement renforcer un lien ; il introduit malgré tout un élément de déséquilibre. On ne peut guère se contenter de dire : « Merci pour le rein, chéri. La prochaine fois, ce sera à moi de donner un morceau de mon foie. »La présence d’un donateur en amont et un autre en aval crée un équilibre qui n’existerait pas autrement. Le fait que Barb reçoit le rein d’une tierce personne ne la rendra pas moins reconnaissante envers Ron mais pourra réduire le sentiment de dépendance qu’elle éprouve à son égard. La participation des deux conjoints à une circulation plus vaste produit un cadre englobant qui fonctionne comme médiateur de la réciprocité au sein du couple [2]. Grâce à l’intervention de ce médiateur, Ron ne donne pas directement à sa femme, il ne fait que passer le relais.
20Mais Barb contribue, elle aussi, à passer le relais. Si elle n’avait pas un mari prêt à donner un rein pour elle — et si elle n’avait pas eu besoin elle-même d’un nouveau rein —, Angela n’aurait pas eu de rein non plus. L’enchaînement de donations couplées fait de chaque patient un maillon indispensable. Cette transformation insolite du rôle des malades est peut-être le résultat le plus miraculeux du système. Les donataires reçoivent plus qu’un rein ; ils reçoivent la possibilité de contribuer à leur façon au jaillissement du flux des dons.
Bibliographie
Références bibliographiques
- ANSPACH Mark Rogin, 2002, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Seuil, Paris.
- CASAJUS Dominique, 1984, « L’énigme de la troisième personne », in GALEY Jean-Claude (dir.), Différences, valeurs, hiérarchie, Éditions de l’EHESS, Paris, p. 65-78.
- COSGROVE Jaclyn, 2012, « Paying it forward : Oklahoma woman’s kidney donation continues to help others », NewsOK, < NewsOK. com >, 30 juillet.
- EHRENBERG Rachel, 2012, « Altruistic kidney donors help many », Science News, vol. 182, n° 4, 25 août, p. 10 (disponible sur < www.sciencenews.org >).
- FAHERTY John, 2007, « Paying it forward proves lifesaver. Kidney donation chain forges blood bond between strangers », USA Today, 26 juil., p. 4A.
- GODBOUT Jacques T., 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Seuil, Paris.
- MAUSS Marcel, 1983 [1923-1924], « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF, « Quadrige », Paris.
- POSTREL Virginia, 2012, « An Economics Nobel For Saving Lives », Bloomberg, <www.bloomberg.com>, 16 octobre.
- REES Michael A. et al., 2009, « A Nonsimultaneous, Extended, Altruistic-Donor Chain », New England Journal of Medicine, vol. 360, n° 11, <http://content.nejm.org/cgi/content/full/360/11/1096>, 12 mars, p. 1096-1101.