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Article de revue

Éléments pour une anthropologie politique de l'hospitalité

Pages 267 à 284

Notes

  • [1]
    Nous nous inspirons ici de ce qu’écrit Marcel Hénaff à propos du don : « L’échange de dons résout la tension entre la nécessité de la rencontre – exigence de la nature – et l’indécidabilité des réponses – exigence de la liberté » [Hénaff, 2002, 187].
  • [2]
    Une fois posées ces grandes catégories, les rites, dans la pratique, peuvent se recouvrir en partie ou se combiner avec d’autres, la tripartition peut se répéter à chaque étape ; c’est à chaque fois à l’anthropologue de démêler les performances.
  • [3]
    Par exemple, si l’on offre tout de suite de l’eau à l’étranger, comme chez certains Arabes nomades du Maroc, c’est en fait pour mieux contrôler l’étranger : « S’il devait voler ou mal se conduire, la boisson ferait grossir ses genoux de telle façon qu’il ne puisse plus s’échapper », in Westermarck [1906, p. 152-156 (nous traduisons)].
  • [4]
    Ce statut imposé sera l’occasion de problématiser, lorsque nous arriverons à la troisième étape du rite de passage, le problème de l’inégalité constitutive du rituel d’hospitalité. En effet, les trois étapes du rite de passage décrivent selon nous les différents barreaux de l’échelle hiérarchique, allant du plus bas (l’outsider qui ne mérite pas plus que la mort) au plus haut (statut quasi divin qui mérite tous les honneurs) en permutant chaque fois les rôles dominants et dominés selon une logique que nous qualifions avec Louis Dumont de hiérarchie renversée.
  • [5]
    Comme nous l’a rappelé Marcel Hénaff, Homère narre un épisode similaire quand Nausicaa accueille Ulysse. En effet, au chant VI de l’Odyssée, après avoir imploré l’hospitalité de la princesse, Ulysse se nettoie dans l’eau du fleuve, s’enduit d’huile parfumée et s’habille des vêtements donnés par les servantes, pour apparaître alors dans toute sa grâce et se voir offrir nourriture et boisson.
  • [6]
    Ce rapport est plus largement documenté et analysé, notamment par les travaux d’Yves Schemeil [1998 ; 2004]. Si très souvent hospitalité et commensalité sont simplement confondues selon une logique de la métonymie – puisque l’hospitalité consiste à offrir à manger, alors manger ensemble est la forme concrète de l’hospitalité –, c’est que l’on confond l’hospitalité instituante de la relation politique que nous avons décrite, et l’hospitalité comme simple bien à échanger.
  • [7]
    Voir également les récits de l’étranger-roi, fondateur de la communauté, dans Sahlins [2008].
  • [8]
    Dans les termes de Gluckman [1962], l’hospitalité cérémonielle légitime le rôle d’invité et lui attribue le comportement approprié. Dans ceux de Weber [2007, p. 50-51], inspirés par Henry S. Maine, elle est un contrat-fonction permettant la fraternisation par transformation qualitative de l’être (de sa situation juridique et de son habitus social).
  • [9]
    Cela peut être le mieux illustré par la protection inconditionnelle de l’invité, qu’on comprend voué au temps court dans les cas les plus extrêmes : ainsi de l’histoire jordanienne, rapportée par Christine Jungen [2009, p. 117], d’un homme accueillant sans le savoir l’assassin de son fils ; il finit par l’apprendre mais demeure dans l’obligation de respecter les trois jours de protection qu’il doit à son invité.
  • [10]
    Nous retrouvons là ce que Marcel Hénaff [2012] appelle la « dissymétrie alternée », à savoir ce mouvement perpétuel de la réciprocité permis par un déséquilibre inhérent à l’échange du type « chacun son tour ».
  • [11]
    C’est également l’analyse que propose Fredrik Barth [1995, p. 213] ou Karl Polanyi [2008 ; 2011].

1 L’hospitalité ne semble pas faire partie du vocabulaire politique. Pratique privée, vertu oubliée teintée de religiosité, voire nom de l’industrie touristique dans les pays anglo-saxons, il est rare qu’on y voit un enjeu digne de la chose publique. Et pourtant, il arrive qu’elle tienne lieu d’institution politique, quand c’est par la relation qu’elle noue avec les étrangers qu’on délimite et légitime la communauté. Il est même possible, à condition d’une analyse patiente, d’y voir une des conditions de l’existence politique d’un groupe humain lorsqu’elle convertit la rencontre nécessaire avec d’autres en relation qualifiée, ritualisée, voire juridicisée. Ainsi, en s’appuyant sur les manifestations cérémonielles de l’hospitalité, nous chercherons à montrer que celle-ci est une pratique politique par excellence qui rend explicite la façon dont une communauté se lie, s’expose ou se ferme aux étrangers. Parfois subsumée sous le don d’une part (du côté de l’anthropologie), la migration d’autre part (du côté de la science politique), nous appelons à ce que l’hospitalité soit prise au sérieux en proposant ces quelques éléments d’anthropologie politique. Il ne s’agira pas simplement de décrire les pratiques d’hospitalité, sans doute aussi nombreuses et variées qu’il y a de communautés, mais d’analyser des types de relation qui s’instaurent avec ces pratiques.

2 Comment avoir recours à l’anthropologie de l’hospitalité pour la pensée politique ? Comment se défaire du « respect superstitieux des cloisonnements disciplinaires » [Dumont, 1983, p. 22] ? Avant tout en ne cherchant dans l’hospitalité ni une forme prépolitique ou présociale – la « tribu » considérée comme une formation sociale antérieure –, ni une vertu naturelle oubliée – la « tribu » considérée comme une formation sociale spontanée. En effet, c’est là la double erreur qui a souvent été faite à propos de l’hospitalité. Dans ces deux cas, on insiste sur la différence entre les mœurs généreuses anciennes et le commerce moderne, entre la gratuité désintéressée et la monétarisation des rapports humains. Dans le premier, on fait une généalogie de l’échange, dans le second, on actualise le mythe du bon sauvage, comme en témoigne une grande partie de la littérature des Lumières sur la question.

3 Cette manière de ne considérer l’hospitalité qu’à partir d’un ancien reconstruit ou d’un exotique imaginé repose sur deux énigmes auxquelles seule l’enquête anthropologique semble pouvoir apporter des éléments de réponse. La première concerne la place accordée à l’étranger : pourquoi les récits et les pratiques d’hospitalité mettent-ils en scène la sacralité de l’étranger, à qui il s’agit de tout donner, alors même qu’il est en temps normal considéré comme moralement inférieur aux membres du groupe ? La seconde énigme pose la question de la réciprocité engagée et donc de la valeur accordée à l’étranger : quel lien premier doit-il être instauré avec l’étranger et quel sens de la communauté cela implique-t-il ?

4 L’enjeu, pour cette étude, est ainsi de rendre compte de pratiques rituelles pour comprendre le fonctionnement d’une institution politique. Nous pensons ainsi qu’une mise en regard de ces pratiques informe sur l’organisation axiologique – la place de la hiérarchie entre membres et avec des étrangers, le rapport entre paix et égalité, le sens de l’appartenance et de la réciprocité – d’un certain type de sociétés (« hiérarchiques », pour reprendre la grande typologie de Dumont), et produit ainsi un effet de perspective en plaçant au premier plan ce qui nous paraît le plus lointain. Pour analyser l’hospitalité et ses modalités politiques, nous allons donc suivre les questions suivantes. Comment le fait de la rencontre avec des étrangers se transforme-t-il en problème politique nécessitant du rituel ? Quel rapport d’égalité (ou d’inégalité) est dessiné dans ses pratiques cérémonielles, et dans quel but ? Par suite, quelle définition anthropologique peut-on tirer de telles pratiques et quelles en sont les conséquences d’un point de vue politique et moral ?

Éléments de définition

5 L’hospitalité rituelle semble obéir à un mot d’ordre relativement simple : il ne faut pas traiter l’étranger à la légère. Il s’agit d’un impératif de prudence dicté par deux éléments contradictoires : la certitude de la rencontre d’une part (il y a des étrangers), l’incertitude des intentions d’autre part (on ne sait pas qui sont et que veulent les étrangers) [1]. L’hospitalité est ici rituelle ; elle est relative au ré-ordonnancement d’un social mis au défi de la nouveauté, de l’exception, certes contrôlée, mais littéralement extra-ordinaire. Nous employons « rite », « rituel » ou « cérémoniel » comme des quasi-synonymes pour désigner un ensemble de pratiques identifiables et réitérables par ses participants pour encadrer (temps-espace-acteurs) une situation. Une situation est un événement jugé suffisamment problématique par une société pour nécessiter un script défini de l’action [voir Douglas, 2005, p. 81].

6 L’étranger peut être vécu sur différents modes tels la différence (à comprendre), l’anomalie (à corriger), le danger (à éliminer), le nouveau venu (à initier), l’ennemi (à combattre), le voyageur (à protéger), l’invité (à accueillir), plus globalement le tabou (à éviter ou contrôler), le mystère (à démystifier ou à respecter), l’étrange (à familiariser) etc. La diversité de ces qualifications implique une diversité d’hospitalités, toutes relatives aux acteurs étudiés ; et bien souvent, différents modes coexistent et changent au long du rite. Comme le rappelait Claude Lévi-Strauss, il n’y a donc rien de comparable à notre « distinction, si tranchée dans nos esprits, entre les concitoyens et l’étranger : de l’étranger au concitoyen, on passe par toute une série d’intermédiaires » [Lévi-Strauss, 1949, p. 143]. L’étranger devrait donc se comprendre plus généralement comme une propriété particulière, éventuellement attribuée à un individu mais aussi à d’autres entités non-humaines. L’entité dont l’identité reste incertaine nécessite d’être qualifiée car cette incertitude semble problématique dans des sociétés de petite échelle. L’hospitalité nomme ainsi cette expérience qui va des épreuves de reconnaissance et de transformation (les rites de passage par exemple) à la détermination des statuts (invité, ennemi, membre potentiel, etc.).

7 Quand les étrangers ne sont pas a priori des ennemis – donc évités ou tués –, les procédures d’accueil peuvent se mettre en place. Ces procédures sont souvent identifiées aux rites de passage, tel qu’Arnold Van Gennep les a formalisés [Van Gennep, 1981 ; Gluckman, 1962]. En effet, le rite de passage est un terme générique pour désigner différents types de rites qui organisent un changement d’état – Victor Turner a parlé de « ritualisation des transitions sociales » [Turner, 1969, p. 96]. Passer de l’enfance à l’âge adulte, de la vie à la mort ou d’un territoire à un autre, ce sont là des moments critiques parce qu’ils supposent la traversée d’un temps transitionnel considéré comme incertain et donc dangereux. Il faut rappeler que cette transition est d’abord pensée par Van Gennep sur le modèle spatial de la bande ou de la marche frontalière : pour passer d’un lieu à un autre, il faut traverser une frontière, passage assurant la séparation du monde d’où l’on vient (la frontière extérieure), la mise en marge (la bande frontalière qui neutralise le danger que l’on porte), puis l’éventuelle entrée (la frontière intérieure). L’auteur propose ainsi une tripartition bien connue : les rites préliminaires (séparation, purification), les rites liminaires (marge, attente), les rites postliminaires (incorporation, partage) [2]. Louis Dumont insiste sur la fonction de gestion cosmologique du temps en tant que cadre de l’expérience : le rite de passage « régularise l’écoulement de la durée en une série d’états stables, comme des biefs qui communiqueraient par des écluses rituelles » [Dumont, 1966, p. 247].

8 Un des sens de l’hospitalité comme rite de passage serait donc de contenir le danger perçu par le passage de la frontière, danger incarné par l’étranger lui-même. Plus précisément, d’une part l’hospitalité peut impliquer la séparation entre l’étranger autorisé et l’étranger non autorisé, et d’autre part le contrôle de la transgression peut n’être qu’un moyen de contrôler l’étranger lui-même [3]. Plutôt qu’une ouverture à la venue d’un être dont on craint les représailles, l’hospitalité concerne d’abord l’ordre social menacé par un élément extérieur qu’il s’agira de garder sous contrôle. C’est pourquoi le respect du rituel est entièrement indexé sur l’« obéissance » de l’étranger ; pour cela, l’hospitalité impose une identité d’invité, et endigue son étrangeté. « Je ne fus jamais autorisé à m’évader de mon statut d’hôte », témoigne Julian Pitt-Rivers. Il ajoute : l’hospitalité s’« érigeait en barrière statutaire permettant aux dirigeants de la société locale de se protéger de la menace représentée par mon étrangeté » [Pitt-Rivers, 1983, p. 166] [4]. Il faut alors s’interroger sur le rôle exact de cette « barrière statutaire », et s’étonner avec l’anthropologue Edward Westermarck de la manière dont elle fonctionne :

9

« Il est très surprenant que le même étranger, qui n’a généralement aucune espèce de droits, soit accueilli avec tous les honneurs quand il vient en tant qu’invité. La meilleure place lui est assignée ; la meilleure nourriture dont dispose l’hôte lui est proposée ; il a priorité [précédence] sur tous les membres du foyer […]. Qu’un étranger […], traité comme un être inférieur ou un ennemi, susceptible d’être volé et tué en toute impunité, puisse, en tant qu’invité, jouir de privilèges extraordinaires, voilà certainement un des plus curieux contrastes qui se présente à celui qui étudie les idées morales du genre humain » [Westermarck, 1906, p. 152-156].

10 Cette soudaine « priorité » de l’étranger dont témoigne la très large majorité de la littérature anthropologique traitant de l’hospitalité est ce qui nourrit le plus la fascination. Pour la comprendre, nous en proposons une lecture politique : l’hypothèse que nous allons formuler est que l’hospitalité rituelle procède d’une hiérarchie renversée œuvrant à la double tâche de rendre possible la sociabilité intergroupe tout en préservant l’intégrité intra-groupe. Pour l’étayer, examinons les trois étapes de l’hospitalité comme rite de passage.

Convertir la rencontre en relation : l’hospitalité comme rite de passage

La séparation

11 Avant de faire de l’étranger un invité, il faut déjà lui donner l’occasion de s’approcher. Les rites de séparation peuvent prendre la forme de rites de purification permettant de se défaire des dangers contractés à l’extérieur. Passages par le feu ou par l’eau, l’accueil prophylactique se destine aussi bien au nouveau venu qu’au membre revenu après un voyage. Chez les Wayana (région des Guyanes) par exemple, il faut « s’immerger dans l’eau de la rivière, se laver, se peigner, ôter son pagne, en remettre un sec », « par quoi est signifié le fait que les arrivants quittent leur état antérieur de voyageurs » [Schoepf, 1988, p. 101-102] [5]. Si l’on prend au sérieux cette idée de séparation par la purification, il est probable que nous ayons affaire à une logique de séparation des « états de pureté », telle que Dumont la formule à propos des castes indiennes. Celui-ci ajoute que l’opposition entre le pur et l’impur « sous-tend la hiérarchie, qui est supériorité du pur sur l’impur » [Dumont, 1966, p. 64 et 74]. Cela a des conséquences considérables sur les relations de commensalité (la question « peut-on manger avec un étranger ? » est déterminante, nous y reviendrons), mais il est pour l’instant simplement question du premier contact, d’entrer dans un cercle de familiarité.

La marge : les cas de l’attente et des pleurs

12 La deuxième étape – la marge – est peut être mieux exprimée par le temps que par l’espace. L’attente du visiteur, par exemple, est souvent repérée par les anthropologues : patience de la liminarité, documentée notamment par Daniel Schoepf chez les Wayana, temps de la prudence chez les Yorubas (Afrique de l’Ouest) qui craignent « que si des étrangers étaient admis de jour, le démon entrerait derrière eux » [Frazer, 1911, p. 103], témoignage de politesse durant « parfois plus d’une heure » pour laisser « le nouveau venu arriver tranquillement et discrètement » d’après Pierre Clastres chez les Guayakis [1972, p. 63]. Cette deuxième étape de l’hospitalité est réflexive, elle marque la gravité du moment, l’entrée dans un temps de l’exception qui mérite, comme l’étranger lui-même, un certain égard.

13 Un autre cas illustrant l’idée même du temps et de la gravité dans l’étape liminale de l’hospitalité nous est proposé par Clastres évoquant les « salutations larmoyantes » ou « pleurs de bienvenue » : « Chez de nombreuses tribus, on salue un étranger rencontré pour la première fois ou un membre du groupe absent depuis longtemps par ces pleurs de bienvenue » [Clastres, 1972, p. 33]. Évoqué par Marcel Mauss [1969], détaillé par Daniel Radcliffe-Brown [1922, p. 239], ce rituel est déjà documenté par Jean de Léry au XVIe siècle chez les Tupinambas (Amazonie) [1580, chap. XVIII]. Ce rituel est d’un intérêt capital pour saisir le sens de l’hospitalité comme fondement de la sociabilité intra-groupe. L’idée générale que propose Radcliffe-Brown est que le rituel des pleurs est une expression de solidarité servant à renouveler les relations lorsqu’elles ont été coupées, affaiblies ou qu’elles se sont transformées (retrouvailles amicales, paix, deuil, mariage, initiations) [Radcliffe-Brown, 1922, p. 245]. Qu’il faille échanger les sentiments d’hostilité pour des sentiments d’amitié lors d’une cérémonie de paix, prendre acte des changements d’allégeance et de statut lors d’un mariage, ou réamorcer les liens avec quelqu’un qui revient (nous dirions que l’étranger est considéré comme un « re-venant » plutôt qu’un « nouveau venu »), les pleurs font office de liant social.

14 Greg Urban [1998] a proposé une relecture des salutations larmoyantes, en insistant moins sur le rôle du deuil de la relation brisée que sur l’incitation à la sociabilité. Pour cela, il associe, comme Mauss avant lui, les salutations larmoyantes à son pendant articulé, le « dialogue cérémoniel », qu’il étudie à partir de différents cas ethnographiques chez des peuples indiens d’Amérique du Sud. Le dialogue cérémoniel accompagne l’accueil des étrangers, les rencontres entre les chefs de village ou les confrontations guerrières. Il se présente sous la forme d’un dialogue hautement stylisé, qui peut parfois être chanté ou hurlé, impliquant deux « interprètes » dans des cycles d’échanges de paroles plus ou moins longs. L’enjeu est la coordination de ces paroles, servant ainsi de modèle à toute forme de coordination et donc de sociabilité.

15 Le plus important, à notre sens, est la manière dont Urban dresse ses idéaux-types de relation à l’étranger. Dans un premier article sur le dialogue, l’auteur détaille la façon dont les formes de dialogue témoignent de modes de solidarité : le partage de la tradition quand seul un acquiescement est nécessaire, la complémentarité qui se trouvera réitérée dans l’échange de biens quand le dialogue est construit par l’apport de chacun des interlocuteurs, l’équilibre de la force quand le dialogue est fait de défis de paroles et d’interruptions [Urban, 1986, p. 383]. Néanmoins, on comprend aisément que pour que de tels dialogues cérémoniels aient lieu, il faut dans tous les cas une grande connaissance de la coutume, voire un entraînement spécifique. C’est pourquoi Urban change l’échelle de ses idéaux-types quand il agence le dialogue et les larmes : là où le dialogue a lieu pour accueillir l’étranger, celui-ci est en fait suffisamment proche pour maîtriser le rituel, prendre part activement à l’échange et donc être reconnu comme un partenaire à part entière. Là où seuls les larmes accueillent l’étranger, celui-ci est passif, il est un spectateur qui « entend malgré lui » (overhearer) les pleurs, qui est accueilli dans la plainte du « soi » (ego) mais n’a pas le statut d’inter-locuteur (alter ego).

16 Nous disions que les « salutations larmoyantes » accueillaient l’étranger, en tant qu’il était un « re-venant » plutôt qu’un « nouveau venu » : l’hospitalité dans ce cas se modèle sur les retrouvailles. Alors que canaliser le danger de l’étranger, c’est l’incorporer, le dialogue postule un étranger autonome, véritablement complémentaire :

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« Autoriser l’autre dans le moi, c’est précisément l’inverse de l’avoir toujours inaccessible. Cela représente un moyen pratique de dépasser l’idée d’un deuil potentiel associé au passage d’une frontière. Par contraste, le dialogue cérémoniel, utilisé comme un dispositif de frontière, reflète une attitude différente vis-à-vis de la frontière. Plutôt que de convertir le deuil en solidarité par l’incorporation de l’autre, il semble convertir l’inimitié contre l’autre en solidarité, par l’assomption de la différence [separateness] de l’autre, et par l’affirmation du désir de l’entendre […]. Le dialogue cérémoniel semble reconnaître l’intentionnalité de l’autre. Il met en relation deux moi distincts en régentant leurs interactions » [Urban, 1988, p. 398].

18 Larmes ou discours, ces deux rituels d’accueil offrent donc l’occasion de constituer des idéaux-types de rituels d’accueil et d’en tirer des morphologies de sociabilité, l’acte inaugural des larmes ou du dialogue constituant l’énonciation d’un modèle ou d’un type de la relation à l’étranger. Se précise donc ici l’enjeu d’une anthropologie politique de l’hospitalité : les rituels d’hospitalité sont autant d’indices de l’articulation de la relation à l’étranger, de la perception de frontières et de l’ordonnancement de la vie sociale. L’hospitalité est à la fois l’inauguration d’un lien social (même s’il devait être interprété comme ayant déjà eu lieu, l’étranger pouvant n’être qu’un re-venant), et la loi même du lien social énoncée ou pratiquée publiquement. Si Clastres a raison en disant du rituel en général qu’il convertit l’ordre naturel en ordre culturel, alors le sens du rituel de l’hospitalité est de convertir la nécessité naturelle de la rencontre, soit l’invariant anthropologique de la vie humaine en communautés séparées, en situation politique déterminant la relation entre identité et altérité et distribuant l’appartenance [Clastres, 1972, p. 26].

L’intégration : le cas de la commensalité

19 La troisième étape – l’intégration – est sans doute la plus complexe, et il est difficile de rendre compte de la multiplicité des statuts que peut acquérir un étranger une fois accueilli. Mais les anthropologues nous suggèrent d’aborder la question en envisageant le rapport entre hospitalité et commensalité [6]. La question simple à laquelle l’institution de la commensalité est censée répondre est la suivante : en connaissant l’incertitude quasi ontologique de l’étranger, et mesurant l’importance de la nourriture dans les dénominations de pur et d’impur, peut-on partager un repas avec lui ? Pour nous, la question est d’évaluer son rôle dans un rituel d’hospitalité : en est-elle l’amorce, la réalisation ou la confirmation ? Si on ne mange qu’avec un égal, cela signifie-t-il que l’hospitalité fait de l’étranger un invité puis un égal ?

20 D’un point de vue purement factuel, partager un repas pose, comme l’hospitalité, la question du contact : avant toute considération sur le don ou l’échange de nourriture, et en mettant de côté la question de l’équité du partage et de la mise en commun ou non des denrées, la commensalité est un moment pendant lequel on s’autorise à partager un espace et une substance pacifiquement. Cela implique la possibilité du contact physique, donc une certaine équivalence des « états de pureté ». Cela est évidemment très important pour la question du rapport à l’étranger, dont on a vu que la hiérarchie des valeurs de pureté et d’impureté pouvaient articuler la hiérarchie des membres et des non-membres. La commensalité est donc postérieure à l’hospitalité car elle suppose une moindre distance physique et une confiance déjà assurée. C’est pourquoi elle relève ici de l’intégration, moment souvent festif de célébration avec l’étranger convenablement invité.

21 Ainsi, chez les Wayana que nous avons déjà évoqués, une détermination des qualités masculines et féminines des aliments permet de signifier l’intégration aux étrangers. Le « goûter du visiteur », constitué uniquement d’éléments féminins (manioc et sauce) est offert par les femmes aux étrangers masculins. Or ces galettes doivent être associées par le visiteur avec de la viande (masculin). La complémentarité des aliments reflète et légitime la relation entre membres et invités. Manger avec l’étranger, c’est signifier publiquement son accueil par la symbolisation de la complémentarité accomplie :

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« À travers le rite du repas d’accueil, les visiteurs mâles se voient signifier qu’ils sont virtuellement habilités à contracter une alliance matrimoniale avec les femmes de la communauté visitée, en d’autres termes qu’ils ont qualité à devenir des gendres, des maris […] L’intégration suggérée par le rituel est donc clairement identifiable à une intégration de droit dans le village d’accueil » [Schoepf, 1998, p. 105].

23 Néanmoins, il faut s’interroger sur un problème logique contenu dans les deux propositions contradictoires suivantes : (1) on ne mange qu’avec un étranger « autorisé » (un invité), (2) le repas en commun signifie qu’il est autorisé. Comment peut-il être à la fois invité et encore à inviter ? La réponse la plus simple se trouve dans les termes mêmes de ce statut : l’invitation. C’est en fait l’annonce de la commensalité, l’invitation publique à manger, qui fait office d’hospitalité, l’acte en lui-même venant signer l’intégration. L’accueil, l’invitation et la commensalité, ce sont elles qui forment ce contrat social – celui qui se passe avec l’étranger, pour reprendre l’idée de Marshall Sahlins [1976, p. 221 sqq.]. La commensalité a valeur de signature du pacte d’hospitalité, elle vient confirmer l’annonce publique de l’accueil. En ce sens, elle présentifie, ou phénoménalise, l’hospitalité.

La distribution de l’appartenance : les enjeux politiques

24 La question restée en filigrane concerne la place exacte de l’étranger ; même s’il se trouve à la même « table » que ses hôtes, est-il pour autant un égal ? Deux propositions s’opposent : la première voit dans le fait de manger ensemble l’assomption de l’égalité, puisqu’il semble improbable de partager avec celui qui ne mériterait rien puisqu’il est inférieur. La seconde, que nous défendons, considère que l’hospitalité conditionnant la commensalité ne vaut pas une reconnaissance égalitaire. S’il y a reconnaissance d’une altérité acceptable, il n’y a pas équivalence du semblable. Au mieux s’agit-il de ce que nous nommerons une égalité différée, reposant non pas sur l’identité mais sur la permutabilité. Nous avançons quatre éléments pour étayer notre thèse : (1) le statut de l’invité, qui s’inscrit comme une hiérarchie inversée, ou qui le soumet à un protecteur ; (2) le contrat de paix, au fondement de l’hospitalité, incompatible avec la rivalité de l’égalité ; (3) la morale du don qui implique un échange de l’hospitalité, donc une réciprocité d’inégalités pouvant tendre vers une égalité « différée » ; (4) le double standard de la morale qui fait varier les impératifs de réciprocité selon l’appartenance.

Le statut de l’invité

25 Avec Westermarck, nous nous étonnions du traitement si différent d’un étranger et d’un invité ; le premier peut être tué sur le champ, le second a droit aux meilleurs égards, ayant précédence sur les membres accueillants. Pendant le laps de temps qui va de l’invitation aux rituels de sortie, l’invité est celui à qui l’on doit, donc celui à qui l’on donne, alors qu’il est par définition celui qui n’a pas donné avant (il est un nouveau venu). Tout se passe comme si l’on suspendait pour un temps la réciprocité généralisée (équitable) ou négative (méfiante, hostile) qui prévaut dans les relations aux étrangers pour une réciprocité positive inutilement altruiste : l’invité pourrait être traité comme un égal et simplement bénéficier pour un temps du traitement accordé aux autres membres. Mais non, l’étonnement provient du fait qu’il bénéficie de beaucoup plus. Nous avons par ailleurs avancé l’idée, d’après l’exemple de l’étranger re-venant, que l’étranger pouvait être considéré comme un élément complémentaire à l’identité, l’altérité étant une catégorie constitutive de la communauté : l’étranger et le natif forment un assemblage cosmologique, à la manière du ciel et de la terre, l’étranger joue pour la société ce que le mariage exogame joue pour la famille [7].

26 D’après cette complémentarité, nous pouvons dire que l’étranger est un ensemble considéré dans le tout qu’est la communauté. Selon la logique dumontienne que nous adoptons, cet ensemble est hiérarchisé au tout. Les sociétés traditionnelles ne nient pas l’étranger, elles le subordonnent radicalement. Sauf lors d’un rituel d’hospitalité. L’hypothèse est donc la suivante : l’hospitalité est un cas de hiérarchie renversée, soit l’inversion de l’asymétrie contenue dans la hiérarchie. Le passage de la frontière, lieu du « changement de niveau », retourne la relation pour la rendre parfaitement saillante et relative au tout de la communauté qui englobe l’étranger. L’étranger est supérieur en fait à ce niveau pour mieux marquer son infériorité de principe à tous les autres. La communauté devant l’étranger n’est pas l’équivalent de deux individus se faisant face, séparés comme deux monades, mais une structure hiérarchique ordonnée par la communauté. La place donnée à l’étranger est à la fois assignée – enjeu de pouvoir – mais supérieure – enjeu de hiérarchie.

27 Dumont écrit, à propos du texte de Pierre Bourdieu sur la maison kabyle : « Nous sommes avertis, en franchissant le seuil, que nous sommes passés d’un niveau de la vie à un autre. » Il ajoute un élément qui s’avère très important pour la suite de notre propos :

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« Pour ce qui est des formes pratiques d’intégration, la plupart de celles qui viennent à l’esprit ou bien assemblent des agents égaux, identiques en principe, comme la coopération, ou bien renvoient à un tout et sont implicitement hiérarchiques, comme la division du travail. Seul le conflit se qualifie […] comme intégrateur. Il faut donc dire, en gros, qu’il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon l’Autre : la hiérarchie ou le conflit » [Dumont, 1983, p. 260-261].

29 L’hospitalité résout donc le dilemme d’une rencontre qui ne peut pas mener à l’intégration (il faudrait qu’il y ait mariage par exemple), en octroyant à l’étranger un statut trop important pour n’être pas temporaire. Pour asseoir un rapport entre le « natif » et l’« étranger » sans que ni le conflit ni l’intégration en soient l’issue nécessaire, la communauté hiérarchise ce rapport et la rend légitime par l’hospitalité [8].

Le contrat de paix

30 L’idée est couramment admise : l’hospitalité cérémonielle est un moment pacifique. Même si une épreuve violente peut en être la première étape (échange de coups par exemple), l’accord de confiance réciproque passe par l’accueil ou la commensalité. Il faut « savoir poser les lances », comme l’écrit Mauss, l’hospitalité faisant figure de « cas d’alliance », de « promesse de paix ». La définition de l’hospitalité par Nietzsche [1970, IV § 379] – « paralyser chez l’étranger l’élément hostile. Dès que l’on ne considère plus l’étranger d’abord comme un ennemi, l’hospitalité régresse » – se révèle être une intuition anthropologique parfaite : l’hospitalité est un antidote à la guerre mais elle repose sur son même présupposé, la méfiance. Autrement dit, l’hospitalité n’est pas la suspension de la méfiance, mais sa gestion pacifique. Mais plus qu’un traité de paix, il s’agit d’une relation qui doit être dénuée du risque même de conflit, de désaccord ou d’antagonisme.

31 C’est aussi la raison pour laquelle l’hospitalité ne peut être que temporaire : la position privilégiée de l’invité et la négation du différend ne peuvent durer qu’un temps. Encore une fois, ce n’est pas un signe de confiance mais bien de gestion pacifique de la méfiance. Cette logique de la bienséance (avec des invités, « on n’aborde pas les sujets qui fâchent ») est d’autant plus développée qu’elle opère dans un contexte généralement hostile, où l’honneur et l’affront prévalent. Et plus l’hospitalité est radicale, plus la tenue, la déférence et l’endiguement du conflit sont de rigueur, et ce dans un temps court [9].

32 Comme le résume Pitt-Rivers, la loi de l’hospitalité « impose un ordre en se réclamant du sacré, fait l’inconnu connaissable et met à la place du conflit la réciprocité de l’honneur » [1983, p. 168]. Protection et déférence pour l’invitant, tenue et gratitude pour l’invité, l’ensemble est maintenu par la paix et l’honneur qui organisent le rituel. Mais finalement, cela n’est possible que si la rivalité est écartée ; et la rivalité est par définition la compétition pour une même chose ou une même personne (gloire, honneur, femmes, etc.), dont la condition est l’égalité des rivaux (si les rivaux sont inégaux, la rivalité ne se pose pas, la compétition est inutile puisque les concurrents sont déjà départagés). L’hospitalité cérémonielle repose donc sur une « prohibition de l’égalité » (Pitt-Rivers) pouvant prendre la forme d’une hiérarchie inversée.

La morale du don

33 En revanche, il peut y avoir compétition lorsque l’on rend une hospitalité donnée : la réciprocité de l’hospitalité peut rétablir l’égalité. Comme la logique du don et contre-don, le contrat de paix repose sur l’attente d’une hospitalité rendue qui met l’invité dans une position de débiteur à long terme. Comme l’écrit Mauss à propos de la kula trobriandaise :

34

La règle est de partir sans rien avoir à échanger, même sans rien avoir à donner, fût-ce en échange d’une nourriture, qu’on refuse même de demander. On affecte de ne faire que recevoir. C’est quand la tribu visiteuse hospitalisera, l’an d’après, la flotte de la tribu visitée, que les cadeaux seront rendus avec usure [Mauss, 1991, p. 177].

35 Cette réciprocité est impossible pendant l’hospitalité même, puisque celle-ci suppose une relation unidirectionnelle d’invitant à invité. S’il faut préciser que don et contre-don s’espacent dans le temps, les différenciant par là d’un simple échange ou troc, il est inutile de le faire pour l’hospitalité, puisqu’entre une hospitalité donnée et une hospitalité contre-donnée, il y a nécessairement éloignement spatial (déplacement chez celui qui était l’invité) et temporel. Dans ces cas d’hospitalités réciproques (pas forcément symétriques néanmoins, comme le confond Pitt-Rivers), il y a une réciprocité de la hiérarchie, donc une forme d’égalité. Invitant puis invité, invité puis invitant, cette égalité n’est pas fondée sur l’équivalence des acteurs mais sur la permutabilité de la relation [10]. En somme, l’hospitalité devient égalitaire à l’horizon de sa réciprocité.

Le double standard de la morale

36 Dans un régime d’ordres sociaux rigides, l’appartenance est la caractéristique principale pour définir les relations : relever du même ensemble assure la continuité de la réciprocité, tandis qu’avec l’étranger, le retour est incertain. Si cela peut donner lieu, on l’a vu, à un altruisme rituel, il n’empêche que les frontières marquent l’inégalité constitutive de la relation entre les membres et les étrangers. Avec les membres, la réciprocité est relative à la relation de longue durée : le souvenir des échanges passés et la perspective des échanges futurs impliquent une réciprocité honnête, voire surérogatoire à certains égards. À l’inverse, la réciprocité avec les non-membres est temporaire et n’est fondée sur aucune communalité ; il est donc permis de n’ériger une morale de l’échange que sur l’intérêt égoïste (la « réciprocité négative »).

37 C’est donc bien un double standard de la morale qui prévaut dans la relation à l’étranger : « Un acte donné n’est pas mauvais ou bon en soi, mais seulement en fonction de qui est l’Autre », écrit Sahlins à propos des Siuai (îles Salomon) [1976, p. 254]. Altruisme à l’intérieur, ruse ou force à l’extérieur, la réciprocité varie selon les degrés d’appartenance. Ce principe discriminant est au fondement même du sens de la communauté, car il permet de faire coïncider la frontière territoriale et la frontière axiologique en légitimant l’une par l’autre. Par ailleurs, c’est sans doute là une explication des fonctions marchandes des règles de l’hospitalité : parce que c’est avec les étrangers que l’on commerce, il est nécessaire de leur attribuer une place qui ne soit ni intérieure (ils ne deviendront pas membres), ni extérieure (il y a des interactions récurrentes). Les étrangers deviennent ceux avec qui l’on commerce, à l’inverse des membres à qui l’on donne[11].

Conclusion

38 Ce double standard n’est évidemment pas limité aux sociétés hiérarchiques. Il semble bien au contraire être une constante anthropologique constituant un problème politique dès lors que l’asymétrie de la relation à l’étranger s’estompe – dans nos sociétés démocratiques et libérales notamment, quand l’universalité de l’Homme empêche la légitimation de degrés statutaires. Il semble clair que l’enjeu de l’hospitalité moderne réside précisément dans la mise en question de la légitimité de ce double standard. Il ne s’agit pas nécessairement de nier que l’on puisse avoir des responsabilités particulières vis-à-vis de ses proches, et non vis-à-vis des étrangers, mais plutôt d’interroger la légitimité des frontières de nos communautés. Cela correspond à une dispute propre à la théorie politique à propos de l’articulation entre les valeurs libérales et leur réalisation institutionnelle dans l’État-nation. La difficulté à se défaire d’un nationalisme méthodologique exclusif, à savoir d’une naturalisation des frontières contingentes de l’État-nation, pousse à l’association contradictoire de deux ordres de la moralité, l’une universelle, l’autre particulière [Wimmer, Glick Schiller, 2003 ; Carens, 2007].

39 En cela, l’hospitalité n’apparaît pas seulement comme l’ancêtre de l’aide mutuelle, comme le suggère Michael Walzer [1997, p. 63-64] ; elle n’est pas non plus réductible à un commandement religieux ou à un impératif éthique. En étudiant ses modalités politiques dans le cadre de sociétés traditionnelles – hiérarchie inversée, gestion pacifique de la méfiance, inauguration et énonciation d’un type de lien social, distribution de l’appartenance, assomption de l’altérité, détermination du statut de l’étranger, contrat –, on en comprend la force instituante. La négligence dont elle a fait part dans la littérature anthropologique et politique témoigne peut-être de la difficulté à penser ce que Paul Ricœur nomme le problème de « l’autoconstitution et celui, corrélatif, de l’autolimitation » [1995, p. 137] ; par là, il entendait le problème premier de toute communauté politique, celui de la légitimation de ses frontières, de sa constitution en tant que communauté distincte et maîtresse d’elle-même. Or la théorie politique seule ne peut que rester impuissante à capturer cet enjeu fuyant. Autrement dit, la détermination et l’explicitation de ce qui est « commun » dans la communauté – qu’elle soit hiérarchique ou égalitaire – demeure nécessairement une enquête à mener de manière interdisciplinaire. Nous avons ainsi tenté de montrer que la compréhension de la constitution de la communauté, par différenciation et communication avec d’autres – ce que Fredrik Barth a pu appeler « l’entretien des frontières » –, est rendue possible par une anthropologie politique de l’hospitalité.

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 19/11/2012

https://doi.org/10.3917/rdm.040.0267

Notes

  • [1]
    Nous nous inspirons ici de ce qu’écrit Marcel Hénaff à propos du don : « L’échange de dons résout la tension entre la nécessité de la rencontre – exigence de la nature – et l’indécidabilité des réponses – exigence de la liberté » [Hénaff, 2002, 187].
  • [2]
    Une fois posées ces grandes catégories, les rites, dans la pratique, peuvent se recouvrir en partie ou se combiner avec d’autres, la tripartition peut se répéter à chaque étape ; c’est à chaque fois à l’anthropologue de démêler les performances.
  • [3]
    Par exemple, si l’on offre tout de suite de l’eau à l’étranger, comme chez certains Arabes nomades du Maroc, c’est en fait pour mieux contrôler l’étranger : « S’il devait voler ou mal se conduire, la boisson ferait grossir ses genoux de telle façon qu’il ne puisse plus s’échapper », in Westermarck [1906, p. 152-156 (nous traduisons)].
  • [4]
    Ce statut imposé sera l’occasion de problématiser, lorsque nous arriverons à la troisième étape du rite de passage, le problème de l’inégalité constitutive du rituel d’hospitalité. En effet, les trois étapes du rite de passage décrivent selon nous les différents barreaux de l’échelle hiérarchique, allant du plus bas (l’outsider qui ne mérite pas plus que la mort) au plus haut (statut quasi divin qui mérite tous les honneurs) en permutant chaque fois les rôles dominants et dominés selon une logique que nous qualifions avec Louis Dumont de hiérarchie renversée.
  • [5]
    Comme nous l’a rappelé Marcel Hénaff, Homère narre un épisode similaire quand Nausicaa accueille Ulysse. En effet, au chant VI de l’Odyssée, après avoir imploré l’hospitalité de la princesse, Ulysse se nettoie dans l’eau du fleuve, s’enduit d’huile parfumée et s’habille des vêtements donnés par les servantes, pour apparaître alors dans toute sa grâce et se voir offrir nourriture et boisson.
  • [6]
    Ce rapport est plus largement documenté et analysé, notamment par les travaux d’Yves Schemeil [1998 ; 2004]. Si très souvent hospitalité et commensalité sont simplement confondues selon une logique de la métonymie – puisque l’hospitalité consiste à offrir à manger, alors manger ensemble est la forme concrète de l’hospitalité –, c’est que l’on confond l’hospitalité instituante de la relation politique que nous avons décrite, et l’hospitalité comme simple bien à échanger.
  • [7]
    Voir également les récits de l’étranger-roi, fondateur de la communauté, dans Sahlins [2008].
  • [8]
    Dans les termes de Gluckman [1962], l’hospitalité cérémonielle légitime le rôle d’invité et lui attribue le comportement approprié. Dans ceux de Weber [2007, p. 50-51], inspirés par Henry S. Maine, elle est un contrat-fonction permettant la fraternisation par transformation qualitative de l’être (de sa situation juridique et de son habitus social).
  • [9]
    Cela peut être le mieux illustré par la protection inconditionnelle de l’invité, qu’on comprend voué au temps court dans les cas les plus extrêmes : ainsi de l’histoire jordanienne, rapportée par Christine Jungen [2009, p. 117], d’un homme accueillant sans le savoir l’assassin de son fils ; il finit par l’apprendre mais demeure dans l’obligation de respecter les trois jours de protection qu’il doit à son invité.
  • [10]
    Nous retrouvons là ce que Marcel Hénaff [2012] appelle la « dissymétrie alternée », à savoir ce mouvement perpétuel de la réciprocité permis par un déséquilibre inhérent à l’échange du type « chacun son tour ».
  • [11]
    C’est également l’analyse que propose Fredrik Barth [1995, p. 213] ou Karl Polanyi [2008 ; 2011].

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