Notes
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[1]
Jean-Louis Laville est professeur du CNAM, coordinateur pour l’Europe du Karl Polanyi Institute for Political Economy et chercheur au LISE (CNRS-CNAM). Il a publié récemment : Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, 2007 (co-dirigé avec A.D. Cattani) ; L’économie solidaire, une perspective internationale, Paris, Hachette-Littératures, 2007 (dir.) ; La gouvernance des associations, Toulouse, Erès, 2008 (co-dirigé avec C. Hoarau) ; Politique de l’association, Paris, Seuil, 2010.
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[2]
Au cours du XIXe siècle, l’association a fait polémique. Des positions contradictoires ont été émises à son sujet. Ainsi, l’interprétation libérale l’a vue comme un rempart moral confortant l’ordre social par l’amour du travail, la persévérance, la sobriété et la vertu d’autorité des tutelles. À l’autre extrême, l’interprétation libertaire l’a perçue comme une marche vers une civilisation plus avancée où l’entraide remplace l’immixtion gouvernementale. Pour ces deux interprétations, voir [Gauchet, 2007]. Pour une synthèse sur les différentes conceptions de l’association au XIXe siècle en France, se reporter à [Ferraton, 2007].
-
[3]
Possibiliste au sens d’Hirschman [1971 ; 1986].
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[4]
Pour une histoire de l’associationnisme en France, voir [Chanial, Laville, 2005 : 47-74].
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[5]
Les extraits des textes de Fouillée et Duguit mentionnés dans ce paragraphe sont cités par Rosanvallon [2004 : 265-275].
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[6]
Sur l’actualité de Gurvitch, cf. Gardin [2007].
-
[7]
Le Velly [2004 ; 2006] a montré, en s’appuyant sur Max Weber, que l’analyse des marchés dans « la nouvelle sociologie économique » peut avoir pour contrepartie une euphémisation de la force du marché et de la clôture progressive qu’elle induit sur une économie moderne appréhendée comme rationnelle et capitaliste, avec une délégitimation conséquente des formes non marchandes.
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[8]
Ce que défend aussi Renault [2004 : 218-219].
-
[9]
Il est indispensable de lire, à ce sujet, le texte de Mauss [1997 : 537-566].
-
[10]
Alain Caillé [2007], reprenant Durkheim et Weber, montre les difficultés inhérentes à la notion de neutralité axiologique telle qu’elle est usuellement perçue par ces deux auteurs et perceptible en fait chez eux, à mille lieues des affirmations péremptoires en la matière des tenants de l’académisme.
Introduction
1 Cette contribution se propose de souligner l’incomplétude du débat politique et économique qui, depuis un siècle, repose sur l’opposition et la complémentarité de l’État et du marché. Pour relever les défis du XXIe siècle, il est nécessaire d’intégrer à la réflexion un troisième pôle, celui de la société civile en particulier à travers l’associationnisme que l’œuvre de Mauss nous aide à penser.
2 L’associationnisme peut être abordé comme le projet de démocratisation de la société mené à partir d’actions collectives, libres et volontaires, ayant pour but la lutte pour l’égalité. Très souvent, l’associationnisme a été appréhendé en tant qu’effervescence collective, dont la Commune de Paris, la République Catalane ou la Révolte Hongroise sont des manifestations emblématiques. Mais l’associationnisme n’est pas que surgissement vite oublié, il est aussi porteur d’une volonté d’inscription dans la durée par la construction d’institutions à orientation économique, pour reprendre la terminologie wébérienne.
3 Des débats passionnés [2] ont d’ailleurs marqué le XIXe siècle à son sujet. Mais ils ont ensuite été délaissés pendant le XXe siècle et cet abandon handicape la pensée de la démocratie. C’est pourquoi, face aux incertitudes démocratiques contemporaines, il importe de retrouver la référence à l’associationnisme dont la spécificité réside dans la capacité à alimenter une recherche d’approfondissement de la démocratie par un ensemble de pratiques citoyennes. Selon cette orientation, l’association n’est pas seulement pensée, elle est expérimentée. Elle n’est pas seulement dépendante du capitalisme, elle intervient dans la définition des catégories économiques et politiques. De ce point de vue, l’apport de Mauss peut être synthétisé autour de quatre points-clés combinant sociologie critique et possibiliste [3]. Pour ce qui est de la dimension critique, Mauss invite à penser contre l’association comme système et contre l’étatisme. Pour ce qui est de la dimension possibiliste, il se prononce pour l’institutionnalisme et pour le changement social démocratique.
Contre l’association comme système
4 Face aux fausses oppositions entre république et démocratie, l’associationnisme défend l’idée que la démocratie républicaine n’est pas seulement « une forme de gouvernement », elle est une « forme d’organisation de la société tout entière » ou « un état social fondé sur la liberté de chacun et la solidarité de tous » [Bourgeois, 2007 : 19 et 21] dans lequel l’égalité de dignité peut être concrètement éprouvée et défendue. Retrouver la mémoire de ses fondements anthropologiques comme de ses itinéraires historiques est donc précieux pour comprendre les enjeux de l’associationnisme. En l’occurrence, le rappel des faits situe la pertinence de l’associationnisme, il permet de questionner le récit dominant de son échec. Fortement investi par le mouvement ouvrier naissant, il a subi un coup d’arrêt [4]. Le reflux des associations solidaires, dans la seconde moitié du XIXe siècle, est habituellement attribué à leurs insuffisances mais cette interprétation, souvent reprise comme une évidence, est inexacte. L’associationnisme a été laminé par la répression et l’ostracisme. Toutefois, reconnaître l’hostilité à son encontre ne doit pas conduire à éluder qu’il a été parallèlement affaibli par une croyance exagérée en son pouvoir de transformation. L’histoire nous livre une leçon qu’il importe de comprendre afin d’en tirer des enseignements pour l’avenir.
5 Au XIXe siècle, les premières invocations de l’association se teintent de mystique. Dans une théologie politique qui est à « la recherche de l’unité perdue » [Blais, 2007 : 74-106], l’association est convertie en mode d’organisation idéal qui porte l’espoir d’une réconciliation par la coïncidence entre liberté de tous et de chacun. Succédant au temps de l’individualisme égoïste, prophétise Leroux, adviendra le régime de l’Association. Cette nouvelle religion est indissociable d’un organicisme. Selon Saint-Simon, « nous sommes tous des corps organisés » et le projet de changement est à concevoir « en considérant comme phénomènes physiologiques nos relations sociales » [Saint-Simon, 1802, cité par Blais, 2007 : 50]. Le pouvoir qu’il confère aux industriels et aux experts témoigne par ailleurs d’une propension à rabattre le politique sur l’économique. La délibération politique est aussi exclue par la sociologie positiviste qui se réclame de la biologie. Avec Comte, elle entretient le fantasme fusionnel d’une société indivise résultant de l’application de principes scientifiques. La métaphore de l’interdépendance des organes dans le corps est de plus en plus mobilisée et l’association se confond avec une nécessité. Duguit se fonde sur un constat qu’il estime objectif, le fait que la société soit une totalité soumise au « gigantesque mouvement associationniste ». Il en déduit que les responsables politiques doivent respecter ces lois de « sociologie scientifique et accélérer ce mouvement par des biais juridiques qui consolident la solidarité ». Il s’accorde en cela avec Fouillée pour penser que la Révolution, en s’attaquant aux hiérarchies de l’Ancien Régime, « se laissa entraîner jusqu’à détruire le principe d’association. Ce fut sa seule faute » [5]. Cependant, par ailleurs, leurs appréciations divergent. Si Fouillée tente la synthèse de l’organique et du contractuel en avançant l’idée d’organisme contractuel et en insistant sur l’intentionnalité émanant d’individualités sociales moralement constituées, Duguit, pour sa part, s’en remet à l’action de l’État conforme à la science. La conception de Duguit, qui gagne en audience avec le temps, illustre bien le risque d’un surinvestissement de l’association dans la perspective d’une société réconciliée. L’organicisme, qui considère les relations sociales comme des phénomènes physiologiques, et le positivisme, pour lequel la société rationnelle doit résulter de l’application des principes scientifiques, font de l’association l’expression d’un progrès qui serait pour certains le retour à une unité perdue, une communauté originelle.
6 Le gouffre entre les réalisations associationnistes et l’espoir placé en elles devient alors béant. Il induit une invalidation de ces pratiques sociales alors que c’est la visée d’un système fondé sur la seule Association qui pose problème. À cet égard, Mauss abandonne vite l’idée d’une société qui serait régie par un principe unique. La domination d’un seul principe, même associatif, lui paraît non souhaitable. À ses yeux, l’association vaut comme modérateur de l’individu et de l’État pour autant qu’elle puisse s’autolimiter. Toute croyance en « une pacification de la société sous l’empire d’un principe totalisateur unique » est illusoire et il convient d’opter pour « une société régie par une pluralité plus ou moins conflictuelle de principes économiques », une « mixture » de marché, d’État et d’associationnisme [Dzimira, 2007 : 214].
Contre l’étatisme
7 Pourtant, cette pensée d’un équilibre entre principes ne s’est pas imposée. Les déceptions engendrées par une attente trop forte vis-à-vis des associations font le lit de l’étatisme qui s’installe logiquement et enferme les associations dans un rôle subordonné. Les espoirs investis dans l’association se reportent sur l’État. Ce dernier fait émerger le social comme catégorie séparée à partir de la dépolitisation de la question économique. Corollaire, il rejette dans l’ombre les actions associatives. L’État providence, qui améliore grandement les protections collectives et fonde la solidarité en droit, isole en contrepartie l’action des pouvoirs publics et indexe la solidarité sur les performances de l’économie marchande.
8 Plus précisément, l’étatisme révèle ce que Mauss appelle un « fétichisme politique », c’est-à-dire une croyance excessive en la capacité transformatrice de la loi. Or, toujours selon Mauss, la loi s’est avérée impuissante quand elle n’était pas supportée par les mœurs ou ne se modelait pas sur des pratiques sociales suffisamment fortes. En ce sens, « la loi ne crée pas, elle sanctionne », elle peut « rehausser » [Mauss, 1997 : 550-552] des pratiques sociales, elle ne peut pas inventer un monde social. Le mythe de la Grande Association, dont Proudhon se méfiait déjà, a finalement desservi les pratiques associationnistes. La volonté d’émancipation qui les sous-tendait a été intriquée avec un objectivisme dévalorisant les efforts présents d’action collective pour leur préférer les projets généraux d’une société parfaite à venir. Au final, l’associationnisme originel a trouvé sa force dans de multiples expériences d’auto-organisation, mais sa faiblesse a résidé dans sa référence conceptuelle à une harmonie universelle qui a marqué la pensée progressiste. L’écart entre l’ampleur de l’attente et la modestie des avancées a alors engendré une désillusion vis-à-vis de l’association, l’État la relayant pour réincarner l’idéal fraternitaire.
9 La première actualité de Mauss réside ainsi dans sa résistance à un étatisme qui s’est diffusé tant dans la social-démocratie que dans le bolchevisme. Il nous aide à saisir, derrière l’opposition structurante au XXe siècle entre réforme et révolution, un accord implicite sur l’étatisme, l’État étant devenu le rempart contre l’expansion du capitalisme marchand, seul susceptible de le cantonner ou de le supprimer.
10 Le déclin de l’associationnisme est donc partie liée avec l’orientation productiviste qu’a prise l’idéologie progressiste. Logiquement, l’effritement de celle-ci coïncide avec des questionnements qui réintroduisent la thématique longtemps oubliée de l’associationnisme. En effet, si les premières mises en garde contre les impacts négatifs de la croissance industrielle ont été prononcées dès le XIXe siècle, l’idéologie du progrès, confortée par l’amélioration constatable des conditions de vie, les a longtemps fait oublier. Les années 1970 témoignent sur ce plan de la perception du franchissement d’un seuil : en matière de production comme de consommation, « plus » ce n’est pas forcément « mieux ». La mise en évidence des « dégâts du progrès » [Cfdt, 1977] dans le quotidien des travailleurs s’accompagne d’une réflexion sur les effets pervers du modèle de développement productiviste qui a porté l’expansion industrielle.
11 Pourtant, malgré les mises en garde, les politiques suivies dans les années 1980 et 1990 alimentent ces effets pervers. Dans le capitalisme financiarisé, les dirigeants accordent la priorité à la création de valeur pour l’actionnaire au détriment des négociations collectives entre capital et travail. Rappelons, pour mémoire, qu’entre 1988 et 2008 l’indice de la Bourse de Paris a progressé de 120 % et le salaire de 15 % à prix constants. Les exigences de gains à court terme amplifient les problèmes de moyen et long terme. L’impératif de rentabilité maximale auquel sont ainsi soumises les activités économiques entretient « l’exploitation intensive des ressources non renouvelables, seules capables d’assurer une croissance soutenue » et « l’exploitation dépassant les rythmes de renouvellement naturel des ressources renouvelables » [Van Griethuysen et alii, 2003 : 26], ce qui accentue la destruction de l’environnement. Au total, depuis quelques décennies, dégradations sociales et écologiques s’entretiennent mutuellement. Face à cette situation d’une gravité sans précédent, la solution ne peut venir d’une moralisation du capitalisme qui laisse inchangées ses structures du pouvoir. L’amendement à la marge d’un système prédateur qui entretient une fuite en avant et ignore la question des limites serait dérisoire. Tout en respectant l’économie de marché, il s’agit d’établir une nouvelle alliance entre les pouvoirs publics et la société civile contre la démesure du capital [ce que prône Beck, 2003].
Pour l’institutionnalisme
12 Cette exigence a deux implications. Première implication : la force instituante de la solidarité est à réhabiliter ; après une social-démocratie qui a parié sur la seule redistribution publique pour protéger la société, il importe de retrouver la complémentarité des deux formes de solidarité démocratique, l’une fondée sur les droits, l’autre sur le lien civil [Théret, 1999]. Seconde implication : le capitalisme ne peut être régulé que si l’économie de marché est à la fois respectée et complétée par la légitimation d’autres principes économiques. Détaillons quelque peu ces deux aspects intriqués d’une redéfinition du social et de l’économique comme de leurs rapports.
13 Sur la solidarité d’abord. Comme le remarque Habermas, la crise de l’État providence ne peut être résolue que par « un rapport transformé entre, d’une part les espaces publics autonomes, et, de l’autre les sphères d’action régulées à travers l’argent et le pouvoir administratif » [1990 : 158], ce qui signifie une influence assumée de part et d’autre entre associations et pouvoirs publics, tenant compte du fait que dans l’histoire, comme dans l’actualité, ces deux entités ne sont ni séparables ni substituables. Il est évident qu’un développement des associations ne peut advenir sans un soutien public en faveur de l’esprit de responsabilité civique, pour reprendre les termes du programme de nouvelle citoyenneté proposé par Barber [1997] ; les politiques publiques ont à intégrer des politiques de l’espace public pour favoriser les opportunités de rassemblements citoyens autour d’enjeux de société. Quant au service public, il doit admettre « une forme de prestation de service plus participative et décentralisée qui laisse place à l’entraide mutuelle et aux initiatives locales. La socialisation spontanée doit être complétée par une socialisation stimulée par l’État, c’est-à-dire « la transformation démocratique de services étatiques au niveau local ou le transfert d’autorité et de ressources à des associations », selon Walzer [1988 : 20-21]. En ce sens, « seul un État solidaire pourra renforcer et épauler une société solidaire et réciproquement » [Chanial, 2001 : 288-289]. Gurvitch va dans ce sens quand il plaide pour un droit social qui protège les formes d’auto-organisation de la société œuvrant pour la justice [1932] [6].
14 Venons-en à l’économie. La réhabilitation de l’associationnisme n’est pas concevable sans remise en cause du principal message idéologique du néolibéralisme, à savoir que seule l’économie de marché est productrice de richesses et d’emplois. Résister au « sophisme économiciste » [Polanyi, 2007 : 15] suppose de ne pas renvoyer tout autre principe économique que l’intérêt à l’archaïsme et de ne pas affubler toute critique de l’intérêt d’une connotation moralisatrice [7]. Il s’agit, sans contester la légitimité de l’économie de marché, de déconstruire le réductionnisme qui interprète toute forme économique à partir du seul intérêt matériel. Dans ce but, l’inscription de l’économie de marché dans des normes sociales et écologiques est à relier avec l’essor d’économies publique et associative [8] comme avec leur mutualisation. La pluralité économique devient dès lors le gage de la préservation d’une société humaine.
15 Cependant, il ne servirait à rien d’en appeler à une telle perspective si aucun espace de réalisation ne s’ouvrait à elle. Or, un regain associationniste est empiriquement constatable. Il se manifeste en particulier par un engagement solidaire renouvelé dans des activités attestant de l’introduction de comportements solidaires dans les actes économiques les plus courants (créations de nouveaux services et modes d’échanges, production, commerce, consommation, épargne…). Ces actions évoquent encore l’actualité de Mauss qui, dans la conclusion de l’Essai sur le don, insiste sur la construction d’institutions susceptibles de préserver l’existence concrète de dynamiques solidaires effectives, ce qu’il confirme dans ses Écrits politiques.
16 Par sa démarche institutionnaliste, Mauss montre que la persistance du don dans la socialité primaire des sociétés contemporaines suppose qu’existent des configurations institutionnelles qui attestent du couplage entre l’esprit du don et le souci d’égalité, caractéristiques de la solidarité démocratique. Le don existe dans toutes les organisations, mais dans certaines, comme les entreprises, la structure institutionnelle ne permet guère son identification, quelles que soient les propensions des acteurs. Le rôle irremplaçable de l’associationnisme tient donc à ce qu’il concrétise une création institutionnelle fondée sur la solidarité démocratique et ayant une dimension économique, contredisant l’assimilation dominante entre économie et marché comme la croyance en une toute-puissance du capitalisme. En conséquence, écrit Mauss : « Il n’y a pas de sociétés exclusivement capitalistes… Il n’y a que des sociétés qui ont un régime ou plutôt — ce qui est encore plus compliqué — des systèmes de régime plus ou moins arbitrairement définis par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions ». Il n’existe pas un mode unique d’organisation de l’économie qui serait l’expression d’un ordre naturel, mais un ensemble de formes de production et de répartition qui coexistent. Les représentations individuelles induisent des actions et pratiques sociales que les institutions normalisent par la politique, traçant le cadre dans lequel les pratiques peuvent se déployer et influant en retour sur les représentations. Les institutions sont changeantes parce que ce sont des conventions sociales qui à la fois expriment et délimitent le champ des possibles ; leur étude peut permettre d’acquérir « la conscience précise des faits et l’appréhension, sinon la certitude, de leurs lois », elle aide aussi à se détacher de cette « métaphysique » dont sont imprégnés les mots en « -isme » comme capitalisme. Affirmer l’existence d’une société capitaliste revient à admettre une homogénéité au sein du système économique alors qu’il se compose en réalité de « mécanismes institutionnels contradictoires, irréductibles les uns aux autres ». Pour rendre compte de l’état des rapports de force, il est plus rigoureux d’évoquer une dominante capitaliste, ce qui présente l’avantage de ne pas occulter la présence d’autres formes et logiques socioéconomiques.
17 Si l’on prolonge Mauss, le déclin du programme institutionnel identifié par Dubet peut être interprété comme une mise en évidence des limites de l’étatisme qui induit non un effacement des institutions mais des reconfigurations pouvant correspondre à la construction d’institutions solidaires moins centralisées, susceptibles d’étayer les comportements individuels. La mise en rapport des situations passée et présente permet alors de situer la portée et les limites de l’associationnisme dans cette perspective.
Pour un changement social démocratique
18 Passer du constat à un projet de changement implique de poser la question des institutions qui sont en mesure d’assurer la pluralisation de l’économie pour l’inscrire dans un cadre démocratique. Mauss esquisse les fondements théoriques d’une approche plurielle de l’économie, mais il amorce aussi une réflexion sur le changement social qui ne se satisfait pas de l’évocation rituelle d’un renversement du système. Après l’effacement du socialisme associationniste, la critique du capitalisme qui a prévalu a méprisé les résistances et les luttes empruntant des voies économiques. Trop ténues pour s’opposer au capitalisme, elles servaient en fin de compte ses intérêts. Elles détournaient des tâches prioritaires de la révolution. C’est cette appréhension « bolchevique » du changement, contre laquelle s’insurge Mauss [9]. Pour lui, la véritable transformation ne peut être recherchée qu’à partir d’inventions institutionnelles ancrées dans des pratiques sociales ; elles peuvent indiquer les voies d’une réinscription de l’économie dans des normes démocratiques en évitant un volontarisme politique qui débouche sur l’autoritarisme. La réflexion sur la conciliation entre égalité et liberté, qui demeure le point nodal de la démocratie dans une société complexe, selon Polanyi [2008], ne peut progresser que par la prise en compte des réactions émanant de la société. Il s’agit de s’appuyer sur des pratiques pour informer sur leur existence, les étudier et les renforcer, autrement dit de partir du « mouvement économique réel » et non pas d’un projet de réforme sociale plaqué sur la réalité. L’associationnisme ne peut donc être étudié par la seule histoire des idées, il exige une approche imbriquée des idées et des pratiques.
19 Cette ouverture sur des possibles démocratiques réfute deux postures sociologiques symétriques : une sociologie qui avalise l’ordre existant en négligeant les forces instituantes promotrices d’une plus grande justice d’une part, une sociologie focalisée sur la critique qui s’arroge le monopole de la lucidité d’autre part. En effet, la première aborde les associations uniquement comme des organisations dans lesquelles l’analyse des stratégies d’acteurs occupe toute la place au détriment de la reconnaissance de l’expression politique comme de la dimension publique et institutionnelle de l’action collective. Quant à la seconde, elle fait preuve d’un étatisme affiché ou implicite quand elle dénonce le monde associatif comme un service public au rabais. Dans les deux cas, les représentations des participants ne peuvent être que des leurres masquant la vérité des rapports d’intérêt ou de domination. Corollaire, dans ces sociologies du soupçon, les chercheurs attentifs à l’associationnisme ne peuvent qu’avoir été abusés par une trop grande confiance accordée aux propos des indigènes. On retrouve comme l’écho de l’apostrophe concernant la notion de hau adressée par Lévi-Strauss à Mauss : « Ne sommes-nous pas devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l’ethnologue se laisse mystifier par l’indigène ? ». Question vite assortie d’une préconisation : « Après avoir dégagé la conception indigène, il fallait la réduire par une critique objective qui permette d’atteindre la réalité sous-jacente » [Lévi-Strauss, 1950 : XXXIII-XXXIX].
20 À l’inverse de cette prétention scientifique au dévoilement du sens, nombre de nouvelles sociologies [Corcuff, 2007] mettent l’accent sur la réflexivité et la motivation des sujets. Leurs auteurs refusent le panoptique savant qui serait seul en mesure de repérer les lois de structure par un dispositif d’observation des faits sociaux pour se revendiquer, à la suite de Mauss, comme savants et politiques [Dzimira, 2007].
21 Dans cette lignée, la pensée de l’associationnisme suppose une interrogation épistémologique et méthodologique sur les rapports entre chercheurs et acteurs. Loin de la vulgate dominante [10], il importe avec Mauss de poursuivre l’appréciation sociologique du bolchevisme comme indiqué plus haut, mais il est également primordial de ne pas succomber à ce qui pourrait être qualifié, pour faire image, de léninisme sociologique. Une place doit être laissée à la critique de la sociologie critique pour retrouver une perspective de changement social démocratique [Boltanski, 2009].
Conclusion
22 Indéniablement, la crise du néolibéralisme venant après l’effondrement de l’Union soviétique et l’épuisement de la social-démocratie confère à l’associationnisme une actualité nouvelle. Les initiatives solidaires qui en témoignent doivent toutefois être envisagées en ayant à l’esprit les enseignements de l’histoire évoqués ci-dessus. Leur pertinence est conditionnée par le fait qu’elles ne soient ni méprisées, ni portées aux nues, mais qu’elles s’intègrent dans une conception élargie de l’action publique. Il est décisif, eu égard à l’histoire, de préserver l’associationnisme de toute idéalisation, il n’a pas vocation à être la matrice d’un système totalisant et sa réussite suppose des interactions coopératives et conflictuelles avec l’État et le marché.
23 Cette nécessité affirmée par Mauss de la mise en débat des interprétations données aux expériences associationnistes est aujourd’hui reprise avec force par des sociologues comme de Sousa Santos. Selon ce dernier, les intégrer à l’analyse, c’est éviter de retomber dans le scientisme et de reconduire un étatisme éculé. C’est faire un choix épistémologique qu’il estime impérieux aujourd’hui, celui de sciences sociales ouvertes aux émergences, qui ne condamnent pas les expériences au motif de leurs insuffisances mais au contraire sont attentives à leurs potentialités. Elles redonnent en effet la priorité à l’action citoyenne au détriment du déterminisme économique qui a trop longtemps dominé les approches du changement social.
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Notes
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[1]
Jean-Louis Laville est professeur du CNAM, coordinateur pour l’Europe du Karl Polanyi Institute for Political Economy et chercheur au LISE (CNRS-CNAM). Il a publié récemment : Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, 2007 (co-dirigé avec A.D. Cattani) ; L’économie solidaire, une perspective internationale, Paris, Hachette-Littératures, 2007 (dir.) ; La gouvernance des associations, Toulouse, Erès, 2008 (co-dirigé avec C. Hoarau) ; Politique de l’association, Paris, Seuil, 2010.
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[2]
Au cours du XIXe siècle, l’association a fait polémique. Des positions contradictoires ont été émises à son sujet. Ainsi, l’interprétation libérale l’a vue comme un rempart moral confortant l’ordre social par l’amour du travail, la persévérance, la sobriété et la vertu d’autorité des tutelles. À l’autre extrême, l’interprétation libertaire l’a perçue comme une marche vers une civilisation plus avancée où l’entraide remplace l’immixtion gouvernementale. Pour ces deux interprétations, voir [Gauchet, 2007]. Pour une synthèse sur les différentes conceptions de l’association au XIXe siècle en France, se reporter à [Ferraton, 2007].
-
[3]
Possibiliste au sens d’Hirschman [1971 ; 1986].
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[4]
Pour une histoire de l’associationnisme en France, voir [Chanial, Laville, 2005 : 47-74].
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[5]
Les extraits des textes de Fouillée et Duguit mentionnés dans ce paragraphe sont cités par Rosanvallon [2004 : 265-275].
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[6]
Sur l’actualité de Gurvitch, cf. Gardin [2007].
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[7]
Le Velly [2004 ; 2006] a montré, en s’appuyant sur Max Weber, que l’analyse des marchés dans « la nouvelle sociologie économique » peut avoir pour contrepartie une euphémisation de la force du marché et de la clôture progressive qu’elle induit sur une économie moderne appréhendée comme rationnelle et capitaliste, avec une délégitimation conséquente des formes non marchandes.
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[8]
Ce que défend aussi Renault [2004 : 218-219].
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[9]
Il est indispensable de lire, à ce sujet, le texte de Mauss [1997 : 537-566].
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[10]
Alain Caillé [2007], reprenant Durkheim et Weber, montre les difficultés inhérentes à la notion de neutralité axiologique telle qu’elle est usuellement perçue par ces deux auteurs et perceptible en fait chez eux, à mille lieues des affirmations péremptoires en la matière des tenants de l’académisme.