Couverture de RDM_032

Article de revue

Du care

Pages 243 à 265

Notes

  • [1]
    Ce texte est un extrait du chapitre IV de l’ouvrage classique de Joan C. Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, Routldedge, New York, 1993. Il est ici repris d’après la traduction de l’édition française à paraître en janvier 2009 aux éditions La Découverte sous le titre Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Nous remercions l’éditeur de son aimable autorisation.
  • [2]
    Le terme de care a souvent été soumis à une analyse de langage ordinaire ; cf. par exemple J. Blustein [1991], N. Noddings [1984] et S. Ruddick [1989].
  • [3]
    Nel Noddings considère par conséquent le care comme « une tentative de rencontrer l’autre moralement » [1984, p. 5]. Sara Ruddick a décrit le care comme « une désignation générale englobant de nombreuses pratiques – soins infirmiers, soins domestiques, soins aux personnes âgées par exemple – dont chacune est une activité de soin parce qu’elle inclut, comme le font les soins maternels, parmi les objectifs qui la définissent, d’assurer la sécurité et le bien-être de ceux qui en sont l’objet » [1990, p. 237]. S’il est vrai que Michel Foucault a consacré le troisième volume de son histoire de la sexualité au Souci de soi [1997], il utilise le terme d’une manière quelque peu inhabituelle. Il a affirmé que ce qui semblait être le plus égotiste était, en fait, médié et créé socialement. Son opinion n’annule pas ce que j’ai avancé : le care est toujours dirigé vers l’extérieur, même lorsqu’il consiste à rendre le soi conforme à des normes socialement instituées.
  • [4]
    De nombreux collègues m’ont pressée d’envisager le care comme faisant partie d’une éthique de l’environnement ou de l’écoféminisme. D’une manière générale, je crois que les préoccupations de l’écoféminisme font partie du care, mais je n’en ai pas exploré ici les implications. Cf. I. Diamond et G. F. Orenstein (sous la dir. de) [1990], M. Kheel [1991].
  • [5]
    En effet, Nel Noddings [1984] en vient à affirmer que la sollicitude est dévoyée chaque fois qu’elle intervient au-delà d’une relation duelle. Elle a accordé par la suite qu’il peut exister des chaînes de relations de sollicitude dyadiques, où A se soucie de B, qui se soucie de C, etc. – cf. Noddings [1990, p. 120-126].
  • [6]
    Pour une critique de ces analyses dyadiques du soin, voir la critique faite par Peggy Mun [1991, p. 163] de « la métaphore de la relation mère-enfant comme couple ayant un attachement romantique ».
  • [7]
    T. S. Weisner et R. Gallimore [1977, p. 169-190] signalent que, dans une étude portant sur 186 sociétés non industrialisées, ils n’en ont trouvé que cinq où les mères étaient les protectrices exclusives de leurs enfants.
  • [8]
    Il serait bien entendu possible de donner à certaines de ces activités une finalité de soin ; la thérapie par la danse, par exemple, est à la fois créative et constitue une tentative d’engager une activité thérapeutique. Cette conception du soin est en un certain sens aristotélicienne, c’est-à-dire qu’elle est définie par sa fin, celle du soin. Je ne pense pas que l’existence d’activités qui tentent d’accomplir plusieurs fins, comme la thérapie par la danse, enlève de l’utilité à la définition ; elle souligne simplement que les activités humaines ont souvent des fins complexes. Ces exemples mixtes se situent encore dans le champ de cette définition ; cependant, relever que des objectifs contradictoires existent au sein de l’activité permettrait de mieux réfléchir sur celle-ci. Je pense que l’analyse du care qui va être exposée pourra contribuer à clarifier certaines des questions relatives à ces cas mixtes.
  • [9]
    Lorsque les troupes américaines ont été envoyées en Somalie, des responsables militaires de haut rang se sont plaints que la qualité des troupes expédiées pour accomplir une mission humanitaire serait compromise si elles avaient à intervenir comme forces combattantes [Gellman, 1992, A34].
  • [10]
    Cf. S. Ruddick [1990].
  • [11]
    En fait, l’inverse est plus généralement le cas : lorsque Timothy Diamond [1991] interrogeait des aides-soignantes, elles se plaignaient souvent de leur salaire, mais considéraient leur travail comme une activité importante de soin.
  • [12]
    Cf. M. Mayerhoff [1971], J. Blustein [1991]. P. Benner et J. Wrubel [1989] soulignent, dans une certaine mesure, de quelle manière le soin affecte les professionnels de santé en tant que personnes.
  • [13]
    Cf. N. Folbre [1992].
  • [14]
    Cf. entre autres A. MacIntyre [1984].
  • [15]
    Cf. S. Ruddick [1989, p. 13. Me conformant à l’usage qu’en fait S. Ruddick, je rejette celle qui est proposée par N. Nodding ; S. Ruddick estime que le care présente une sorte de rationalité pratique, alors que N. Noddings [1984] considère le soin comme « essentiellement non rationnel ».
  • [16]
    Dans le cadre de cette analyse, une manière de réfléchir à ce conflit est de l’envisager comme un conflit relatif à qui « se charge de ». Les personnes handicapées, par exemple, peuvent « se charger de » leurs besoins comme être réceptrices de soins ; elles peuvent espérer que les dispensateurs respecteront leurs souhaits. Il est probable, d’autre part, que les dispensateurs de soins pensent qu’ils sont les mieux placés pour déterminer à quels besoins de soin il devrait être répondu. Cf. S. J. Weir [1992].
  • [17]
    Que le maternage joue un rôle central dans notre compréhension de la sollicitude ressort des travaux de S. Ruddick [1989,1990] ainsi que de ceux de N. Noddings [1984]. P. Benner et J. Wrubel [1989, p. 408] décrivent aussi la « parentalité » et la « garde d’enfants » comme des pratiques spécifiques de soin.
  • [18]
    Cf. M. Foucault [1997].
  • [19]
    Cf. N. Noddings [1984], J. Blustein [1991], P. Benner et J. Wrubel [1989], S. White [1991] ; et aussi J. Ross Boyer et J. Lindemann Nelson [1985]. À cet égard, les auteurs contemporains semblent suivre, au moins en partie, l’exemple de Martin Heidegger, qui a abondamment développé la notion de Sorge, qu’il vaut mieux comprendre comme « souci » que comme care. Ce n’est évidemment pas le moment ni le lieu de s’engager dans une explication ou une critique complète de la philosophie de Heidegger, encore que les différentes dimensions selon lesquelles je proposerai cette critique s’éclaireront dans cette section. Je suis reconnaissante à Susan Buck Morse, Stephen Erickson et Patricia Benner de m’avoir suggéré de prendre en considération la pensée de Heidegger.
  • [20]
    Pour de telles descriptions, cf. S. Ruddick [1989], P. Benner et J. Wrubel [1989]. Ma critique de la pensée du care comme émotion n’est pas une critique de l’analyse de P. Benner et J. Wrubel. Selon eux, la sollicitude implique que l’on « remarque », que l’on « porte attention », mais elle implique aussi des pratiques d’identification. Sur le plan philosophique, leur pensée du care part de l’idée heideggérienne que l’on est engagé dans un processus actif, mais pas à partir d’un individu autonome, motivé à prendre soin et pour lequel la sollicitude est analogue à tout autre projet. Cette conception du care comme relatif à une attitude est celle que je cherche à écarter.
  • [21]
    Cf. J. Norgren [1982].
  • [22]
    Cf. N. L. Marshall, R. C. Barnett, G. K. Baruch et J. H. Pleck [1991].
  • [23]
    Cf. P. McIntosh [1988].
  • [24]
    Cf. par exemple S. Colen [1986].
  • [25]
    Cf. entre autres P. E. Slater [1968].
  • [26]
    Cf. parmi d’autres N. Chodorow [1978] et C. Gilligan [1982]. Sur les concepts de la pensée occidentale qui proviennent de la théorie des relations d’objet, cf. par exemple N. J. Hirschmann [1992].
  • [27]
    Cf. en particulier H. Kohut [1978].
  • [28]
    Cette analyse peut éclairer une autre lecture de la relation du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel.
  • [29]
    « Je promène ma petite fille de deux ans en chariot dans un supermarché de l’Eastchester en 1967 et une petite fille blanche passant par là dans le chariot de sa mère crie, toute excitée : “Oh regarde, maman, un bébé-bonne !” Et votre mère vous fait taire, mais elle ne vous corrige pas. Quinze ans après, lors d’une conférence sur le racisme, vous pouvez encore trouver cette histoire amusante. Mais j’entends à vos rires qu’ils sont remplis d’épouvante et de malaise » [Lorde, 1984, p. 126].
  • [30]
    Cf. N. Fraser [1989].

1[…] Le care (la « sollicitude » et/ou le « soin ») est un mot commun profondément inscrit dans notre langage quotidien [2]. Au niveau le plus général, la sollicitude connote une forme d’engagement ; la manière la plus simple de le démontrer est d’envisager sa forme négative : « je ne m’en soucie pas » (I don’t care). Mais le type d’engagement connoté par la sollicitude n’est pas de même sorte que celui qui caractérise une personne mue par ses intérêts. Dire « je ne m’en préoccupe pas » n’est pas l’équivalent d’être indifférent. Un « intérêt » peut prendre la qualité d’un attribut, d’une possession, comme de ce qui engage notre attention. Au contraire, dire « nous nous préoccupons de la faim » implique davantage que le fait que nous y prenions de l’intérêt. La sollicitude semble comporter deux aspects supplémentaires. Premièrement, elle implique de tendre vers quelque chose d’autre que soi : elle n’est ni autoréférente ni autocentrée [3]. Deuxièmement, elle suggère implicitement qu’elle va conduire à entreprendre une action. De quelqu’un qui dirait « je me soucie de la faim dans le monde », mais qui ne ferait rien pour la soulager, nous penserions qu’il ne sait pas de quoi il parle en affirmant s’en soucier. Sémantiquement, la sollicitude est indissociable de la notion de charge [Noddings, 1984] ; se soucier de quelqu’un ou de quelque chose implique davantage qu’une simple envie ou un intérêt passager, mais bien plutôt l’acquiescement à une forme de prise en charge.

Le care, définition

2Plutôt que de soumettre à discussion les multiples utilisations du terme de care (« sollicitude/soin »), je proposerai cette définition élaborée par Berenice Fischer et moi-même : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » [Fischer et Tronto, 1991, p. 40].

3Notons, tout d’abord, plusieurs caractéristiques de cette définition du care. Premièrement, elle ne se limite pas aux interactions que les humains ont avec les autres. Nous y incluons la possibilité que le soin s’applique non seulement aux autres, mais aussi à des objets et à l’environnement [4]. Deuxièmement, nous ne présumons pas que le soin est une relation duelle ou interindividuelle. La sollicitude est trop souvent décrite et définie comme une relation nécessaire entre deux individus, le plus souvent entre une mère et son enfant [5]. Comme d’autres l’ont noté, cette conception dyadique conduit à romancer la relation mère-enfant, de sorte qu’elle devient dans le discours occidental contemporain l’équivalent d’un couple romantique [6]. Une telle conception présuppose également que le soin est naturellement individuel, alors qu’en fait peu de sociétés au monde ont pensé l’éducation des enfants – probablement l’une des formes paradigmatiques de la sollicitude – comme relevant de la seule responsabilité de la mère biologique [7]. En retenant cette hypothèse d’une sollicitude de forme dyadique, la plupart des auteurs contemporains rejettent dès le départ les différentes manières dont le care peut fonctionner socialement et politiquement dans une culture donnée. Troisièmement, nous insistons sur le fait que l’activité de soin est dans une large mesure définie culturellement et présente donc des variations selon les cultures. Quatrièmement, nous considérons le soin comme actif. Le care peut caractériser une activité singulière ou décrire un processus. À cet égard, il n’est pas simplement une préoccupation intellectuelle, ou un trait de caractère, mais un souci porté à la vie engageant l’activité d’êtres humains dans les processus de la vie quotidienne. Le care est à la fois une pratique et une disposition.

4Le champ du care est immense. En fait, lorsque nous commençons à y réfléchir ainsi, il absorbe une grande part de l’activité humaine. Néanmoins, toute activité humaine ne renvoie pas au care. Pour délimiter son domaine, il pourrait être utile de recourir à l’idée aristotélicienne des « fins emboîtées » : si le care peut produire du plaisir et que des activités créatrices peuvent être entreprises avec une fin orientée vers le soin, nous pouvons reconnaître le care lorsqu’une pratique a pour but le maintien, la perpétuation ou la réparation du monde. L’un des moyens nous permettant de commencer à comprendre les limites du care consiste à noter ce qu’il n’est pas. Parmi les activités de la vie qui d’une manière générale ne relèvent pas du care, nous pouvons probablement inclure ce qui suit : la recherche du plaisir, l’activité créatrice, la production, la destruction. Jouer, accomplir un désir, mettre sur le marché un nouveau produit ou créer une œuvre d’art ne relève pas du care[8].

5Cependant, ce point s’avère plus complexe : certaines activités sont, tout à la fois, partiellement orientées vers le care et partiellement dirigées vers une autre fin. La protection représente ce type d’activité. En parlant de protection, je me réfère à ce qui permet d’éviter les irruptions extraordinaires de violence ou d’autres formes de perturbation dans notre vie quotidienne. Il pourrait sembler, à première vue, que la protection ait pour but le maintien et la perpétuation du monde et qu’elle concorde donc avec la définition du care. Certaines formes de protection en font, à l’évidence, partie. Ainsi, les rituels régulièrement accomplis pour parer les menaces de violence semblent faire partie du soin. Certaines activités de police sont susceptibles d’être considérées comme relevant du care et d’autres non. Si l’armée existe pour préserver la vie des citoyens, on pourrait également soutenir qu’elle réalise à un tel point cette fin par des moyens de destruction qu’il est difficile de concevoir son activité comme se rapportant au care[9]. La protection diffère aussi, et de plusieurs manières, de la plupart des actes de soin auxquels nous réfléchirons dans ce livre. Mais surtout, et bien qu’on puisse dire qu’à l’instar du soin la protection implique d’assumer une charge pour les autres, elle engage de fait une conception des relations entre un individu – ou un groupe – et les autres très différente de celle qu’envisage le care. Le soin semble impliquer que ce qui fonde l’action est la saisie des préoccupations et des besoins des autres. La protection présuppose les intentions malfaisantes et les menaces auxquelles autrui est susceptible d’exposer le sujet ou le groupe et elle exige une réponse à ce danger potentiel. La protection peut aussi devenir intéressée, se transformant en ce que Judith Hicks Stiehm [1983,1989] appelle « le racket de la protection », où le besoin de protection se renforce de lui-même (ayant créé une armée et des ennemis, ces ennemis créent une armée ; quelle qu’ait été l’orientation initiale de la menace, le besoin de « protection » a désormais pris consistance de lui-même). D’autre part, dans le care, la perspective de prendre les besoins des autres comme point de départ de ce qui doit être fait apparaît décisive [10]. En outre, tandis que le care implique une forme de relation active, la protection ne doit pas nécessairement se poursuivre dans le temps. Aussi, d’une manière générale, j’exclurai les idées relatives à la protection de ce qui se rapporte principalement au care, tout en reconnaissant que certains aspects de la protection se situent dans ce domaine.

6Nous pourrions naturellement proposer des descriptions similaires d’activités de production, de jeu, etc., constituant pour partie des activités de care. Souvent, ces autres activités peuvent être effectuées en vue d’un objectif de soin. De plus, il est possible que ce que nous pourrions décrire comme un « travail de soin » s’accomplisse sans disposition au soin : il arrive qu’une personne chargée de la surveillance des signes vitaux chez les patients d’une maison de retraite ne conçoive ce travail que comme un emploi ordinaire [11]. D’une manière générale, j’utiliserai donc le terme de care dans un sens plus restrictif, pour ne m’y référer que lorsque l’activité et la disposition sont toutes deux présentes.

7Pour rendre cette analyse plus concrète et comprendre toutes les dimensions nécessaires du care, permettez-moi de proposer une description plus précise des phases du care que Berenice Fischer et moi-même avons identifiées.

Les quatre phases du care

8Nous avons noté qu’en tant que processus actif, le care comporte quatre phases, analytiquement distinctes mais intimement liées. Ce sont les suivantes : se soucier de, se charger de, accorder des soins et recevoir des soins. Décrivons, l’une après l’autre, chacune de ces quatre phases.

9Se soucier de (caring about). – Le care implique en premier lieu la reconnaissance de sa nécessité. Il implique donc de constater l’existence d’un besoin et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. « Se soucier de » implique fréquemment d’assumer la position d’une autre personne ou d’un autre groupe pour identifier le besoin. Reconnaître que les personnes atteintes du sida pourraient avoir des problèmes de mobilité crée un besoin : comment pourront-elles se nourrir, faire leurs courses ? « Se soucier de » est façonné culturellement et individuellement : certains ignorent les mendiants qui demandent de l’argent ; les images d’enfants affamés présentées dans les journaux télévisés peuvent nous conduire à envisager une contribution à une organisation humanitaire internationale. Aux États-Unis, nous pensons fréquemment « se soucier de » en des termes fondamentalement individualistes : plusieurs universitaires ont soutenu que ce dont nous nous soucions définit ce que nous sommes en tant que personnes et en tant qu’individus singuliers [12]. Néanmoins, nous pouvons également décrire « se soucier de » à un niveau social et politique et décrire l’approche adoptée par la société à l’égard des sans-abri, par exemple, en termes de care.

10Se charger de (taking care of). – « Se charger de » constitue l’étape suivante du processus du care, qui implique d’assumer une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié et de déterminer la nature de la réponse à lui apporter. Au lieu de se contenter de se centrer sur les besoins d’une autre personne, « se charger de » implique de reconnaître que l’on peut agir pour traiter ces besoins non satisfaits. Si l’on pense que rien ne peut être fait relativement à un problème, alors il n’est pas de manière appropriée de « se charger de ». Si nous croyons qu’il est très malheureux que les enfants du tiers monde meurent de faim, mais que toute nourriture envoyée là-bas sera volée, il ne sert à rien d’envoyer de l’argent pour acheter de la nourriture ; nous avons alors suggéré que ce besoin ne peut être satisfait et qu’aucune forme de prise en charge ne peut intervenir. « Se charger de » implique certaines conceptions de l’agir et de la responsabilité dans le processus du soin. Ayant reconnu les besoins des personnes atteintes du sida, un certain nombre d’organisations de service sont apparues, telles le Gay Men’s Health Crisis, le Project Open Hand et le Shanti Project. Visiblement, la prise en charge des besoins des personnes affectées par le sida va au-delà de la démarche consistant à se rendre à la porte de quelqu’un, à frapper et à offrir un repas chaud. Il faut trouver une source régulière d’approvisionnement en nourriture, coordonner les bénévoles et trouver des fonds. Toutes ces tâches font partie du « se charger de ».

11Accorder des soins (care giving). – Accorder des soins suppose la rencontre directe des besoins de care. Ce qui implique un travail matériel et exige presque toujours de ceux qui donnent des soins qu’ils viennent au contact des objets du care. La distribution de nourriture dans les camps en Somalie, l’arrivée de bénévoles culturellement adaptés aux malades du sida qui apportent des repas ou lavent leur linge sont des exemples du soin. Il en est de même d’exemples qui se présentent plus spontanément à l’esprit : l’infirmière administrant des médicaments, celle ou celui qui répare un objet détérioré, la mère qui parle à son enfant des événements de la journée, la voisine qui aide son amie à se coiffer, etc.

12Il serait possible de concevoir le don d’argent comme une des formes sous lesquelles s’accorde le soin, encore que cette forme de don n’y aboutisse habituellement qu’en permettant la réalisation par quelqu’un d’autre du travail de soin nécessaire. Si je donne de l’argent dans la rue à un sans-abri, elle ou il devra convertir cet argent en autre chose qui répondra à un besoin. À cet égard, procurer de l’argent correspond davantage à une forme de « se charger de » qu’à une forme du soin. La raison qui conduit à insister sur cette distinction est importante. L’argent n’apporte pas de solution aux besoins humains, même s’il procure les ressources grâce auxquelles ils peuvent être satisfaits. Cependant, comme les économistes féministes l’ont depuis longtemps noté, une charge de travail importante est nécessaire pour convertir un chèque, ou toute autre forme de ressource monétaire, en satisfaction des besoins humains [13]. Qu’aux États-Unis nous établissions trop rapidement une équivalence entre proposer de l’argent et satisfaire les besoins indique la sous-évaluation de la manière dont on accorde des soins dans notre société.

13Recevoir des soins (care receiving). – La dernière phase du care correspond à la reconnaissance de ce que l’objet de la sollicitude réagit au soin qu’il reçoit. Par exemple, le piano qui a été réaccordé sonne de nouveau agréablement, le patient se sent mieux ou les enfants affamés semblent en meilleure santé après avoir été nourris. Il est important d’inclure la réception du soin parmi les éléments du processus parce que c’est la seule manière de savoir si une réponse au besoin de soin a été apportée. Jusqu’à ce point de notre description, nous avons supposé que la définition du besoin de soin, postulée dans la première phase du care par celui ou ceux qui « se soucient » d’un besoin, était juste. Mais les perceptions des besoins peuvent être fausses. Même si la perception d’un besoin est correcte, la manière dont les dispensateurs de soin choisissent de le satisfaire peut être à l’origine de nouveaux problèmes. Une personne à mobilité réduite peut préférer se nourrir elle-même même s’il est plus rapide pour le bénévole qui s’est présenté avec un repas chaud de le faire. Quelle évaluation du besoin le plus pressant – le besoin pour le bénévole d’arriver chez le client suivant ou le besoin pour le destinataire du repas de préserver sa dignité – est-elle préférable ? Quelle analyse des besoins des enfants dans les écoles pourvues de ressources insuffisantes orientera la manière dont elles dépensent leurs fonds ou le budget dont elles disposeront, etc. ? Faute de s’assurer que l’objet dont il a été pris soin réagit à la sollicitude dont il a bénéficié, nous pouvons rester dans l’ignorance de ces dilemmes et perdre la capacité d’évaluer l’adéquation du soin proposé.

L’adéquation du soin

14Ayant décrit le care, il sera utile de garder à l’esprit plusieurs autres aspects plus critiques du soin adéquat.

15La pratique. – La meilleure manière de penser le care est sans doute de l’envisager comme pratique. La notion de pratique est complexe ; c’est une alternative aux conceptions du care comme principe ou émotion. Désigner le care comme une pratique implique qu’il est à la fois pensée et action, que l’une et l’autre sont étroitement liées et orientées vers une certaine fin. L’activité et sa fin établissent les limites de ce qui apparaît comme bien fondé dans le cadre de la pratique. La notion de pratique est décrite par un certain nombre de spécialistes contemporains de philosophie morale [14] et provient en définitive de Ludwig Wittgenstein. Parmi les féministes contemporaines, Sara Ruddick a insisté pour que nous comprenions le care comme une pratique, en tant que forme de la rationalité pratique [15].

16Par quelle sorte de fin la pratique du care est-elle guidée ? Je suggère que les quatre phases du care peuvent servir de schéma idéal pour décrire un acte de care intégré, c’est-à-dire bien accompli. Les perturbations susceptibles d’intervenir dans ce processus sont utiles à analyser. Proposer une manière intégrée, holistique, de répondre aux besoins concrets constitue l’idéal du care.

17Le conflit. – Néanmoins, le fait que le care puisse être un processus bien intégré ne devrait pas distraire notre attention de ce qu’il implique le conflit. S’il existe idéalement un lien non problématique entre « se soucier de », « se charger de », « accorder des soins » et « recevoir des soins », il est en réalité vraisemblable que des conflits existent dans chacune de ces phases et entre celles-ci. Les infirmières peuvent avoir leurs propres idées sur les besoins des patients ; elles peuvent, en effet, « se soucier » davantage d’un patient que le médecin du service. Il est cependant peu fréquent que leur statut professionnel leur attribue le pouvoir de rectifier le jugement du médecin ; c’est le médecin qui « prend soin » du patient, même si l’infirmière, dispensatrice du soin, remarque des choses que le médecin ne voit pas ou ne considère pas comme importantes. Souvent, dans les bureaucraties, ceux qui déterminent de quelle manière il sera pourvu aux besoins sont très éloignés des conditions effectives de distribution et de réception du soin et, en conséquence, ils peuvent ne pas proposer des soins de qualité.

18Le care est lourd de conflits de bien d’autres manières. Les dispensateurs de soins estiment fréquemment que leur besoin de s’occuper d’eux-mêmes entre en conflit avec la sollicitude qu’ils doivent accorder aux autres, ou qu’ils sont responsables de la prise en charge d’un certain nombre d’autres personnes ou d’autres choses dont les besoins sont en conflit les uns avec les autres. La manière dont un dispensateur de soins arbitre ces conflits va évidemment affecter la qualité du care. Les récepteurs pourraient avoir sur leurs besoins des idées différentes de celles des dispensateurs. Les récepteurs peuvent souhaiter orienter les soins qu’ils reçoivent plutôt que d’en être les simples récepteurs passifs [16].

19Les aspects particuliers et universels du care. – Sur le plan conceptuel, le care est à la fois particulier et universel. L’interprétation de ce qu’est le care adéquat varie selon les cultures. L’idée que le « maternage » est l’acte paradigmatique du soin, par exemple, fait partie de notre construction culturelle du care adéquat [17]. Celle-ci peut également varier selon les différents groupes d’une société tels qu’ils se distinguent par affinités, par classe, par caste, par genre, etc. Ces interprétations culturelles du « bon soin » servent de marqueurs des groupes de classe, de caste et de genre [18].

20Cependant, en dépit du fait que sa signification varie d’une société à une autre et d’un groupe social à un autre, le care est un aspect universel de la vie humaine. Tous les humains ont besoin d’être l’objet d’attention, même si le degré d’attention que les autres doivent offrir dépend non seulement de différences culturellement construites, mais aussi de différences biologiques impliquant que les enfants des humains ne sont pas capables de prendre soin d’eux-mêmes et qu’il faut se charger des humains malades, des infirmes et des morts. Une fois encore, le care n’est pas universel au regard de n’importe quel besoin spécifique, mais tous les humains ont des besoins et les autres doivent les aider à y répondre.

21Les ressources. – De bons soins exigent également différentes sortes de ressources. Afin que la description du care comme pratique n’induise pas en erreur, il faut rappeler que le care repose sur la disposition des ressources adéquates : des biens matériels, du temps et des compétences. Les ressources nécessaires à un care adéquat sont d’une manière générale plus rares que ne le souhaiteraient ceux qui sont engagés dans les activités de soin ; l’une des questions politiques les plus importantes à envisager est de déterminer quels besoins de soin reçoivent quelles ressources. Là encore, la question des ressources se complique du fait de l’existence de conflits dans le care, de conceptions culturelles variables du bon care ou du care adéquat, et de la rareté des ressources matérielles ou autres.

22Le care comme critère. – Enfin, le care, en tant que concept, nous propose un critère nous permettant de juger de son adéquation. Une des manières pour commencer à en juger est d’envisager le degré d’intégration du processus. Le défaut d’intégration devrait attirer notre attention sur l’existence possible d’un problème dans le soin. Étant donné la probabilité des conflits, de la limitation des ressources, de la segmentation du processus du care, l’idéal d’une intégration sera rarement atteint ; il peut cependant nous être utile sur le plan analytique, lorsque nous essayons de déterminer si le care est proposé dans de bonnes conditions. […]

La marginalisation du care

Comment le care est contenu : le care comme fragilité

23Le travail du soin est dévalorisé ; la sollicitude l’est également conceptuellement, car elle est reliée à la sphère privée, à l’émotion et à la nécessité. Puisque notre société considère la réussite publique, la rationalité et l’autonomie comme des qualités louables, le care est dévalorisé dans la mesure même où il incarne les qualités opposées.

24Le care comme disposition par opposition au care comme pratique. – Nombre des auteurs qui ont écrit sur le care l’ont décrit comme une attitude ou une disposition [19]. Jeffrey Blustein parle même d’un « soin de second ordre », d’un souci du soin. Indépendamment de tous les actes particuliers de soin, affirme-t-il [1991, p. 61-62], « se soucier du soin, c’est se préoccuper de sa propre capacité à s’intéresser vraiment aux choses et aux personnes d’une manière générale, à s’investir et à se consacrer personnellement à une chose (ou à quelqu’un) ou à une autre […]. La personne qui se soucie du soin […] est émotionnellement investie en tant que personne bienveillante, c’est-à-dire une personne qui s’intéresse et se consacre à des choses, des activités et des personnes qui font partie de son univers ».

25Pour J. Blustein, mais aussi pour d’autres auteurs, le soin ne se rapporte pas tant aux activités de soin qu’à l’investissement émotionnel consenti pour être en mesure de soigner. Les problèmes que pose cette manière d’envisager le care devraient, dès lors, être évidents. Ne penser le care qu’en termes de disposition nous permet de le penser comme étant du ressort de l’individu. Dès lors, l’idéal du care que se forge tout individu correspond à la vision du monde qui est déjà la sienne. Cette perspective autorise la romantisation et la sentimentalisation du care, et permet les divisions du processus de care précédemment décrites.

26Comme S. Ruddick [1989, p. 132-133] l’a suggéré, la meilleure manière d’éviter une idéalisation du care est de le penser en termes de pratique. Le penser comme pratique, avec tous les éléments qui le composent nécessairement, nous oblige à prendre en compte tout le contexte du care. Nous ne pouvons ignorer les besoins réels de toutes les parties prenantes : nous devons prendre en considération les préoccupations du destinataire comme les compétences du dispensateur et le rôle de ceux qui « se chargent de ».

27Penser le care comme pratique, plutôt que comme disposition, change considérablement le degré de facilité avec lequel le care est contenu. En tant que disposition ou émotion, il est facile de faire de la sollicitude un objet sentimental ou privé. Lorsque nous nous replions sur la division traditionnelle des genres, nous apportons notre soutien à la construction idéologique selon laquelle les femmes sont plus émotives que les hommes et les hommes plus rationnels que les femmes.

28Puisque les femmes sont considérées comme plus affectives que les hommes, elles ont plus d’aptitudes pour le soin ; le « soin » des hommes se limite à la réussite de leurs projets rationnels (dont l’un consiste à prendre soin de leur famille). Cette idéologie renforce donc les rôles traditionnels de genre et l’association entre femmes et soins. Ce qui est perdu de vue dans cette association, c’est la réalité de la complexité du care et le fait qu’il est inextricablement lié à tous les aspects de la vie en général. Ce qui en résulte, c’est une division des sphères qui sert à confiner les femmes et ceux à qui sont laissées les tâches de soin.

29Je n’affirme pas que le care n’a rien à voir avec les dispositions et les émotions ; j’affirme plutôt que ces dimensions n’en constituent qu’un aspect. Faute de comprendre aussi le care dans un sens plus riche, c’est-à-dire comme pratique [20], nous courons le risque de sentimentaliser le care et d’en limiter la portée pour notre réflexion.

30Le care comme activité privée. – Outre son association à l’émotionnel, par opposition au rationnel, le care est également dévalorisé par son association connexe à la sphère privée. Dans notre culture, le care est habituellement conçu comme relevant, dans l’idéal, d’une préoccupation privée. On suppose que la sollicitude doit être offerte dans le cadre de la famille : les institutions publiques ou le marché n’interviennent que lorsque la famille ne parvient pas à proposer une forme de care. Selon cette idéologie, les mères devraient par exemple prendre soin de leurs enfants ; le recours à des équipements de garde est considéré comme un choix de substitution. Que la garde des enfants doive être considérée comme une activité privée constitue l’une des résistances majeures à la mise en place d’une politique plus officielle de prise en charge des jeunes enfants aux États-Unis [21].

31Le caractère privé de la prestation de care impose aux femmes une charge considérable. Susan Faludi [1991, p. 36] signale que, malgré la sagesse conventionnelle qui voudrait que les femmes seules soient malheureuses, les charges liées à la condition conjugale aboutissent à ce que les femmes mariées soient plus souvent déprimées et en moins bonne santé que les femmes seules. Ce résultat prend toute sa signification lorsque nous réalisons que les femmes sont supposées prendre soin de tous ceux qui composent leur famille. Les femmes mariées souffrent du fait que l’on attend d’elles qu’elles prennent soin de leur mari alors qu’aucune disposition particulière n’est adoptée pour qu’elles soient destinataires de soin. Au moins les femmes seules savent-elles qu’elles doivent prendre soin d’elles-mêmes (et/ou des autres membres de leur famille), et il est peu vraisemblable que la demande de soins que les autres leur adressent, aussi grande soit-elle, les empêche de prendre soin d’elles-mêmes.

32Les femmes qui travaillent en dehors de leur foyer dans des emplois qui leur demandent de délivrer des soins et qui font face chez elles à de lourdes charges de soin sont souvent défavorablement affectées par leur situation. Si nous admettons que, fréquemment, les prestataires de soins ne disposent pas des ressources adéquates pour accomplir leurs propres tâches de soin, il est facile de se rendre compte à quel point le care constitue toujours une charge dans notre culture [22]. Cependant, l’idée que la sollicitude et les difficultés que les femmes rencontrent comme dispensatrices de soins doivent rester d’ordre privé vient encore davantage soutenir cette perception du care comme n’étant pas un problème social, mais celui d’individus particuliers.

33Le dédain à l’égard des destinataires du soin. – Pour aggraver les choses, les destinataires de soins sont considérés comme relativement désarmés. Au niveau le plus général, faire une demande revient à avoir un besoin ; lorsque nous nous envisageons comme des adultes autonomes, indépendants, il est très difficile de reconnaître que nous sommes aussi dans le besoin. Une partie des raisons pour lesquelles nous préférons méconnaître les formes routinières du care en tant que tel est de préserver l’image que nous avons de nous-mêmes comme n’étant pas soumis au besoin. L’état de besoin étant conçu comme une menace pour notre autonomie, ceux qui ont davantage de besoins que nous-mêmes nous paraissent moins autonomes et donc comme disposant de moins de pouvoirs et de capacités. Il en résulte qu’une des manières dont nous interprétons socialement la situation de ceux qui ont besoin du care est de les considérer comme pitoyables, parce qu’ils demandent de l’aide. De plus, une fois les destinataires du soin devenus pitoyables du fait de cette représentation, il devient plus difficile aux autres de reconnaître leurs besoins en tant que tels. Cette construction contribue de plus à établir une distance entre les besoins des « vrais nécessiteux » et les personnes ordinaires qui présument de leur propre absence de besoins. Les membres du mouvement pour les droits des handicapés ont depuis longtemps constaté à quel point il est difficile d’amener les citoyens censément valides à les envisager comme des personnes méritant, à l’égal des autres, dignité et respect.

34Le care comme irresponsabilité privilégiée. – Il est une dernière conséquence du caractère déséquilibré des rôles et des obligations de soin dans notre culture. À ceux qui sont relativement privilégiés, ces privilèges garantissent la possibilité d’ignorer tout simplement certaines formes d’épreuves auxquelles ils ne sont pas confrontés ; je suggère que nous appelions cette forme de privilège l’« irresponsabilité privilégiée » [Tronto, 1990].

35Rappelons que, logiquement, pour accepter la responsabilité d’un problème qui requiert la sollicitude, pour « se charger de », on doit tout d’abord identifier le problème, c’est-à-dire s’en soucier et le reconnaître. Ainsi, notre analyse des phases du care expose le mécanisme par lequel l’ignorance sert à éviter aux individus relativement privilégiés de remarquer les besoins des autres.

36De façon générale, ceux qui ont la responsabilité de « s’occuper » d’un problème et peut-être d’engager des dépenses pour y répondre n’estiment pas nécessaire de superviser l’interaction entre dispensateurs et destinataires des soins. Si les destinataires s’estiment mécontents, ils ne peuvent pas se plaindre à ceux qui n’ont pas fourni directement le soin parce que ce n’est pas de la responsabilité de ces derniers. Cette répartition des responsabilités privilégie ceux qui ont pour excuse de ne pas avoir à apporter de care ; les privilégiés sont donc dispensés de répondre directement aux processus concrets du care et de faire face aux besoins fondamentaux.

37Le racisme, par exemple, se perpétue parce que les personnes bénéficiant du « privilège d’une peau blanche » profitent d’un système qui leur accorde davantage d’opportunités [23]. Mais les bénéficiaires de ce privilège n’ont pas besoin de le reconnaître et, en ne pensant pas aux besoins des personnes de couleur, ils peuvent ignorer l’existence de ce privilège de la peau blanche. De plus, ils ne s’estiment nullement responsables de l’existence persistante du racisme, car ils croient ne pas avoir de préjugés. Et puisque les privilégiés n’ont pas besoin d’assumer de responsabilités, du fait soit de leurs propres privilèges, soit de l’absence de privilèges des autres, le problème peut persister sans que quiconque ait délibérément refusé d’en assumer la responsabilité.

38Ainsi, l’autre aspect de l’incidence de la distribution du care sur le maintien des privilèges est qu’il est presque impossible de discuter de cette distribution dans ces termes. Nous pourrions imaginer une personne appartenant à la classe moyenne aisée disant : « Je paie ma bonne au tarif normal. » N’est pas admis dans cette situation le fait que la bonne puisse ne pas être en mesure de répondre aux besoins de sa propre famille avec ce salaire et doive se débrouiller pour faire assurer la garde de son propre enfant lorsqu’elle en garde d’autres [24]. Parce que nous n’examinons pas la totalité des besoins de soin dans un cadre unique, il n’existe aucune façon de faire en sorte que les privilégiés qui ignoreraient les besoins des autres pour satisfaire les leurs changent leur manière de considérer le monde.

39J’ai dépeint le care comme un élément marginal dans notre société. Un point de vue critique pourrait sûrement affirmer que ma lecture est fausse : par exemple, nous accordons une grande importance aux mères. J’ai cependant suggéré que même les aspects de la sollicitude valorisés dans notre société voient leur valeur entachée par leur association à des valeurs sociales de moindre importance : l’émotion, le foyer privé et ceux qui sont relativement faibles. Le care a un statut médiocre dans notre société, sauf lorsqu’il est honoré dans ses formes émotionnelles et privées.

Les promesses du care : son pouvoir

40Lorsque l’organisation du care dans notre société est examinée d’un point de vue critique, de multiples positions de pouvoir et d’assujettissement peuvent être mises au jour. Le care apparaît comme la préoccupation de ceux qui ont le moins de pouvoir ou d’importance dans la société. Je soutiens, dans cette section finale, que c’est, ironie de l’histoire, le pouvoir réel considérable du care qui rend son confinement nécessaire.

41Le care est utilisé par les puissants pour manifester leur pouvoir et le préserver, comme c’est le cas lorsque les dirigeants font appel à d’autres pour effectuer le travail de soin autour d’eux afin de disposer de davantage de temps pour « diriger ». Mais le care est également l’un des « pouvoirs des faibles » [Janeway, 1981] et la place du soin dans la société doit aussi rendre compte de la manière dont le care constitue une puissance.

42En désignant le care comme un pouvoir des faibles, nous pointons le fait que les dispensateurs de soins apportent un soutien essentiel à la vie. Sans soin, les enfants ne deviendraient pas adultes, les hommes n’auraient pas d’enfants qui héritent de leur fortune, etc. Il en résulte qu’une sorte de ressentiment accompagne souvent la non-reconnaissance de l’importance du care. La tradition occidentale est riche d’histoires de mères qui essaient d’obtenir la dévotion de leurs enfants en récompense de leurs propres efforts, même si leurs maris n’ont pas reconnu leur contribution [25].

43La puissance du care se révèle également considérable d’une autre façon, si nous prenons au sérieux les arguments des psycho-logues des relations d’objet. Ces derniers ont avancé que les liens primaires établis entre l’enfant et la personne qui la première leur donne des soins forgent la manière dont les personnes continuent d’interagir avec les autres tout au long de leur vie. Les théoriciennes féministes, en particulier, ont largement fait appel à la théorie des relations d’objet pour décrire les différences de développement entre les filles et les garçons et expliquer comment certains concepts centraux de la pensée occidentale prennent sens à partir de ces expériences différenciées selon les sexes [26].

44Un aspect mis en lumière par la psychologie des relations d’objet est la rage ressentie par les enfants lorsqu’ils sont confrontés à leur impuissance à l’égard de ceux qui prennent soin d’eux [27]. La nécessité de recevoir du soin persistant tout au long de la vie de chacun d’entre nous, il n’est peut-être pas surprenant que ceux qui sont le plus souvent dispensateurs de soins soient perçus comme « autres » et traités avec mépris [28]. Je suggère ici qu’en un sens la colère et la crainte à l’égard des dispensateurs de soins se transforment en une aversion générale à l’égard de ceux qui proposent le care. L’universalité du sentiment de rage des enfants explique le besoin universel qu’ont les cultures de médier l’hostilité ressentie par les humains à l’égard de leurs besoins, en particulier de leurs besoins matériels. Ironie de l’histoire, le pouvoir du care et des dispensateurs de soins rend essentielle la dévalorisation du care par la société.

45L’« altérité » résulte, de plusieurs façons, d’une incapacité à reconnaître la sollicitude. En premier lieu, puisque nous souhaitons être autonomes, toute forme de dépendance est traitée comme une insigne faiblesse. Ces « autres » qui ont besoin de soin sont alors réduits à un statut d’objet : « la fracture du lit C » n’est plus une personne pour le soignant. Les « mères prises en charge par les services sociaux » sont perçues comme des paresseuses car dépendantes, et la seule explication que l’on donne de leur situation est le « choix » qu’elles auraient fait de ce mode de vie. D’autre part, la crainte d’être rendus dépendants en recevant des soins appelle une action préventive qui rende les soignants « autres » de manière à ce que, lorsque nous recevons le care, celui-ci n’affecte pas le sentiment que nous avons de notre propre autonomie. Les puissants sont réticents à admettre leur dépendance à l’égard de ceux qui prennent soin d’eux. Traiter le care comme une activité dérisoire et sans grande d’importance contribue à maintenir la position des puissants par rapport à ces derniers. Les mécanismes de ce rejet sont subtils ; et ils sont, bien entendu, filtrés par les structures existantes du sexisme et du racisme [29].

46Le care est à la fois une construction culturelle complexe et le travail tangible du soin. C’est un moyen pour que des questions très abstraites relatives à la satisfaction des besoins reviennent au niveau prosaïque où l’on se demande comment ces besoins sont effectivement satisfaits. C’est une manière de voir comment s’incarnent nos idées abstraites sur le pouvoir et les relations humaines. En pensant les institutions sociales et politiques du point de vue de ce concept marginal et fragmentaire, nous voyons comment les structures sociales modèlent nos valeurs et nos pratiques. De nombreux théoriciens de la société ont commencé à parler de l’importance que pourrait avoir le recours à un langage politique permettant de relier nos aspirations politiques et sociales les plus générales aux conséquences et aux effets de nos pratiques effectives [30]. Le vocabulaire du care est un mécanisme de cette sorte et, de mon point de vue, celui qui offre les possibilités les plus grandes de transformation de la pensée sociale et politique, en particulier de la façon que nous avons de traiter les « autres ».

47Le care nous imposant de réfléchir concrètement aux besoins réels des personnes et d’évaluer de quelle façon il peut leur être répondu, il introduit un certain nombre de questions sur ce que nous valorisons dans la vie quotidienne. La société devrait-elle être organisée d’une manière qui contribue à maintenir certaines formes de privilèges, avant que les besoins les plus élémentaires des autres soient satisfaits ? Ces questions, posées sous une forme brute, nous aident davantage à nous rapprocher de la solution des problèmes fondamentaux relatifs à la justice que la poursuite de discussions abstraites sur la signification de cette dernière.

48Pourtant, le care ne peut être ainsi utile qu’à la condition de modifier le contexte dans lequel nous y réfléchissons. J’ai montré dans ce chapitre comment le care est actuellement marginalisé et rendu trivial. Pour le penser différemment, il nous faut le situer autrement : comme un concept moral et politique intégral.

49 (Traduit par Hervé Maury)

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  • WHITE S. K., 1991, Political Theory and Postmodernism, Cambridge University Press, Cambridge.

Notes

  • [1]
    Ce texte est un extrait du chapitre IV de l’ouvrage classique de Joan C. Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, Routldedge, New York, 1993. Il est ici repris d’après la traduction de l’édition française à paraître en janvier 2009 aux éditions La Découverte sous le titre Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Nous remercions l’éditeur de son aimable autorisation.
  • [2]
    Le terme de care a souvent été soumis à une analyse de langage ordinaire ; cf. par exemple J. Blustein [1991], N. Noddings [1984] et S. Ruddick [1989].
  • [3]
    Nel Noddings considère par conséquent le care comme « une tentative de rencontrer l’autre moralement » [1984, p. 5]. Sara Ruddick a décrit le care comme « une désignation générale englobant de nombreuses pratiques – soins infirmiers, soins domestiques, soins aux personnes âgées par exemple – dont chacune est une activité de soin parce qu’elle inclut, comme le font les soins maternels, parmi les objectifs qui la définissent, d’assurer la sécurité et le bien-être de ceux qui en sont l’objet » [1990, p. 237]. S’il est vrai que Michel Foucault a consacré le troisième volume de son histoire de la sexualité au Souci de soi [1997], il utilise le terme d’une manière quelque peu inhabituelle. Il a affirmé que ce qui semblait être le plus égotiste était, en fait, médié et créé socialement. Son opinion n’annule pas ce que j’ai avancé : le care est toujours dirigé vers l’extérieur, même lorsqu’il consiste à rendre le soi conforme à des normes socialement instituées.
  • [4]
    De nombreux collègues m’ont pressée d’envisager le care comme faisant partie d’une éthique de l’environnement ou de l’écoféminisme. D’une manière générale, je crois que les préoccupations de l’écoféminisme font partie du care, mais je n’en ai pas exploré ici les implications. Cf. I. Diamond et G. F. Orenstein (sous la dir. de) [1990], M. Kheel [1991].
  • [5]
    En effet, Nel Noddings [1984] en vient à affirmer que la sollicitude est dévoyée chaque fois qu’elle intervient au-delà d’une relation duelle. Elle a accordé par la suite qu’il peut exister des chaînes de relations de sollicitude dyadiques, où A se soucie de B, qui se soucie de C, etc. – cf. Noddings [1990, p. 120-126].
  • [6]
    Pour une critique de ces analyses dyadiques du soin, voir la critique faite par Peggy Mun [1991, p. 163] de « la métaphore de la relation mère-enfant comme couple ayant un attachement romantique ».
  • [7]
    T. S. Weisner et R. Gallimore [1977, p. 169-190] signalent que, dans une étude portant sur 186 sociétés non industrialisées, ils n’en ont trouvé que cinq où les mères étaient les protectrices exclusives de leurs enfants.
  • [8]
    Il serait bien entendu possible de donner à certaines de ces activités une finalité de soin ; la thérapie par la danse, par exemple, est à la fois créative et constitue une tentative d’engager une activité thérapeutique. Cette conception du soin est en un certain sens aristotélicienne, c’est-à-dire qu’elle est définie par sa fin, celle du soin. Je ne pense pas que l’existence d’activités qui tentent d’accomplir plusieurs fins, comme la thérapie par la danse, enlève de l’utilité à la définition ; elle souligne simplement que les activités humaines ont souvent des fins complexes. Ces exemples mixtes se situent encore dans le champ de cette définition ; cependant, relever que des objectifs contradictoires existent au sein de l’activité permettrait de mieux réfléchir sur celle-ci. Je pense que l’analyse du care qui va être exposée pourra contribuer à clarifier certaines des questions relatives à ces cas mixtes.
  • [9]
    Lorsque les troupes américaines ont été envoyées en Somalie, des responsables militaires de haut rang se sont plaints que la qualité des troupes expédiées pour accomplir une mission humanitaire serait compromise si elles avaient à intervenir comme forces combattantes [Gellman, 1992, A34].
  • [10]
    Cf. S. Ruddick [1990].
  • [11]
    En fait, l’inverse est plus généralement le cas : lorsque Timothy Diamond [1991] interrogeait des aides-soignantes, elles se plaignaient souvent de leur salaire, mais considéraient leur travail comme une activité importante de soin.
  • [12]
    Cf. M. Mayerhoff [1971], J. Blustein [1991]. P. Benner et J. Wrubel [1989] soulignent, dans une certaine mesure, de quelle manière le soin affecte les professionnels de santé en tant que personnes.
  • [13]
    Cf. N. Folbre [1992].
  • [14]
    Cf. entre autres A. MacIntyre [1984].
  • [15]
    Cf. S. Ruddick [1989, p. 13. Me conformant à l’usage qu’en fait S. Ruddick, je rejette celle qui est proposée par N. Nodding ; S. Ruddick estime que le care présente une sorte de rationalité pratique, alors que N. Noddings [1984] considère le soin comme « essentiellement non rationnel ».
  • [16]
    Dans le cadre de cette analyse, une manière de réfléchir à ce conflit est de l’envisager comme un conflit relatif à qui « se charge de ». Les personnes handicapées, par exemple, peuvent « se charger de » leurs besoins comme être réceptrices de soins ; elles peuvent espérer que les dispensateurs respecteront leurs souhaits. Il est probable, d’autre part, que les dispensateurs de soins pensent qu’ils sont les mieux placés pour déterminer à quels besoins de soin il devrait être répondu. Cf. S. J. Weir [1992].
  • [17]
    Que le maternage joue un rôle central dans notre compréhension de la sollicitude ressort des travaux de S. Ruddick [1989,1990] ainsi que de ceux de N. Noddings [1984]. P. Benner et J. Wrubel [1989, p. 408] décrivent aussi la « parentalité » et la « garde d’enfants » comme des pratiques spécifiques de soin.
  • [18]
    Cf. M. Foucault [1997].
  • [19]
    Cf. N. Noddings [1984], J. Blustein [1991], P. Benner et J. Wrubel [1989], S. White [1991] ; et aussi J. Ross Boyer et J. Lindemann Nelson [1985]. À cet égard, les auteurs contemporains semblent suivre, au moins en partie, l’exemple de Martin Heidegger, qui a abondamment développé la notion de Sorge, qu’il vaut mieux comprendre comme « souci » que comme care. Ce n’est évidemment pas le moment ni le lieu de s’engager dans une explication ou une critique complète de la philosophie de Heidegger, encore que les différentes dimensions selon lesquelles je proposerai cette critique s’éclaireront dans cette section. Je suis reconnaissante à Susan Buck Morse, Stephen Erickson et Patricia Benner de m’avoir suggéré de prendre en considération la pensée de Heidegger.
  • [20]
    Pour de telles descriptions, cf. S. Ruddick [1989], P. Benner et J. Wrubel [1989]. Ma critique de la pensée du care comme émotion n’est pas une critique de l’analyse de P. Benner et J. Wrubel. Selon eux, la sollicitude implique que l’on « remarque », que l’on « porte attention », mais elle implique aussi des pratiques d’identification. Sur le plan philosophique, leur pensée du care part de l’idée heideggérienne que l’on est engagé dans un processus actif, mais pas à partir d’un individu autonome, motivé à prendre soin et pour lequel la sollicitude est analogue à tout autre projet. Cette conception du care comme relatif à une attitude est celle que je cherche à écarter.
  • [21]
    Cf. J. Norgren [1982].
  • [22]
    Cf. N. L. Marshall, R. C. Barnett, G. K. Baruch et J. H. Pleck [1991].
  • [23]
    Cf. P. McIntosh [1988].
  • [24]
    Cf. par exemple S. Colen [1986].
  • [25]
    Cf. entre autres P. E. Slater [1968].
  • [26]
    Cf. parmi d’autres N. Chodorow [1978] et C. Gilligan [1982]. Sur les concepts de la pensée occidentale qui proviennent de la théorie des relations d’objet, cf. par exemple N. J. Hirschmann [1992].
  • [27]
    Cf. en particulier H. Kohut [1978].
  • [28]
    Cette analyse peut éclairer une autre lecture de la relation du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel.
  • [29]
    « Je promène ma petite fille de deux ans en chariot dans un supermarché de l’Eastchester en 1967 et une petite fille blanche passant par là dans le chariot de sa mère crie, toute excitée : “Oh regarde, maman, un bébé-bonne !” Et votre mère vous fait taire, mais elle ne vous corrige pas. Quinze ans après, lors d’une conférence sur le racisme, vous pouvez encore trouver cette histoire amusante. Mais j’entends à vos rires qu’ils sont remplis d’épouvante et de malaise » [Lorde, 1984, p. 126].
  • [30]
    Cf. N. Fraser [1989].
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